-Alger, souvenirs d'enfance
...dans les années 1930...
empruntés à M. Henri BATTEAU
(note du site : quelques inexactitudes..)
transmis par Serge Allès
mise sur site le 5-05-2004

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-------Très souvent, surtout aux beaux jours, Maman venait nous chercher tous deux, mon frère et moi, à la porte de l'école et nous partions en ville pour aller attendre mon père à la sortie de son travail. Selon l'humeur, ou la météo du jour, nous allions à pied, en descendant par le Champ de Manoeuvres et la rue Sadi Carnot. Parfois, nous prenions l'autobus au terminus du " Pathé " à cent mètres de l'hôpital Mustapha.

-------Cet autobus portait le numéro 26, et aux alentours de cette année 1930, l'année du Centenaire, les véhicules étaient absolument semblables aux autobus parisiens, avec une plate-forme arrière à l'air libre, par laquelle s'opérait la montée des voyageurs - une marche et une chaîne de sécurité - tout à fait comme à Paris.

-------Ces autobus appartenaient à la Compagnie des T.A. - Tramways Algérois. Ils étaient peints en vert. Les tramways, eux, comportaient une motrice fermée et une remorque du type " baladeuse ", c'est-à-dire ouverte à tous les vents, avec un marchepied qui courait tout au long de la voiture, ce qui permettait de monter en n'importe quel point et de s'asseoir directement sur les sièges de bois vernis dont les dossiers, par un simple mouvement de bascule, pouvaient être disposés dans l'un ou l'autre sens de la marche de sorte que jamais personne ne tournait le dos à la direction prise par le convoi.

-------Les T.A. desservaient un itinéraire bien précis. Partant de la Colonne Voirol, c'est-à-dire tout en haut de Mustapha Supérieur, aux portes de Birmandreïs, ils empruntaient l'interminable rue Michelet, par le Palais du Gouverneur, le Parc de Galand et la partie haute du boulevard Victor Hugo, débouchaient, au niveau des Facultés, sur le plein centre de la ville, à hauteur de cette splendide Grand'Poste en style mauresque, laquelle faisait face au boulevard Laferrière qui s'élevait en pente rapide vers le Monument aux Morts, avec, à sa droite la " Dépêche Algérienne ".

-------Passé la Poste, le train obliquait sur sa gauche pour emprunter la prestigieuse rue d'Isly, coeur véritable de la partie européenne de la ville. Longue d'un bon kilomètre, la rue d'Isly était bordée de commerces de luxe et de Grands Magasins - les Galeries de France - le Bon Marché - la Librairie Baconnier - l'agence de voyages " At water Tourist Agency " et les Pakistanais " Promul Brothers " qui vendaient des tapis et dont le magasin exhalait des odeurs d'encens et de parfums d'Orient.

-------Cette rue d'Isly changeait de nom dans sa dernière partie. Elle s'appelait alors rue Dumont d'Urville. Elle s'apparentait à une sorte de rampe plongeant sur la Place de l'Opéra, juste derrière le Square Bresson. A partir de là notre fidèle T.A. se faufilait dans la rue Bab Azoun, une rue étroite, à arcades, dont la description mériterait à elle seule un chapitre spécial.

-------Au sortir de cette rue, on se trouvait sur l'un des côtés de la Place du Gouvernement. En poursuivant, et en laissant à gauche une petite rue en pente qui menait à la Cathédrale - la rue du Divan, on atteignait la rue Bab el Oued où s'engageait donc notre tramway pour se diriger vers ce célèbre faubourg, non sans être passé près du Lycée d'Alger.

-------Le terminus se situait à la Place de Bab el Oued, d'où l'on pouvait trouver un vieil autobus brinquebalant qui montait à Notre-Dame d'Afrique.

-------J'ai gardé le souvenir de cités d'habitations populaires d'où montaient une rumeur permanente, des odeurs de cuisine et, par-dessus tout, les accords d'un phonographe diffusant généreusement la scie du moment : " Ramona ". Je me demande si jamais chanson connut à Alger un tel succès que cette romance américaine aux accents ibériques (sans doute ce qui explique l'engouement des habitants de Bab el Oued).

-------Voilà donc pour les T.A. qui avaient également développé deux ou trois lignes d'autobus, dont celle dont j'ai parlé, plus un minibus qui avait son terminus à la Redoute.

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-------La seconde compagnie de tramways égalait la première en importance et, dans le partage de la ville auquel il avait été procédé, lui était échu un itinéraire qui longeait la mer. Il s'agissait de ce que tout le monde appelait les C.F.R.A. c'est-à-dire les Chemins de Fer sur Route Algériens.

-------Si l'on voulait prendre la route à l'une de ses extrémités, on pouvait, par exemple, partir des " Deux Moulins ", au-delà de Saint Eugène et de la Pointe Pescade, c'est-à-dire à l'ouest d'Alger. Partant de là on traversait bien entendu tout ce faubourg de Saint Eugène, à vrai dire une sorte de village étalé le long du littoral, étroitement contenu entre la mer et la colline de Notre Dame d'Afrique. Ça et là d'ailleurs, au hasard des virages, on apercevait en levant la tête la coupole de la Basilique plantée au bord de son mamelon, d'où elle semblait vouloir s'élancer vers le grand large.

-------Au sortir de Saint Eugène, on débouchait sur Bab el Oued côté mer, avec le stade de Saint Eugène où s'illustrait le " Gallia Club " alors en pleine gloire, puis les Bains Matarès où toute une partie de la jeunesse algéroise allait se tremper et s'exhiber sur une plage minuscule, la rue Borély la Sapie, et puis le tramway empruntait une courbe à droite qui allait l'emmener en passant devant la Chambre de Commerce, à la place du Gouvernement, mais de l'autre côté des rues Bab Azoun et Bab el Oued. Longeant le mur de la Grande Mosquée on trouvait aussi, à droite, la plus symbolique des mosquées, la Djema Djedid, avec sa coupole blanche telle qu'elle apparaît sur toutes les vues d'ensemble d'Alger prises du haut du Front de Mer.

-------On se trouvait là à cent mètres d'un lieu marqué par un drame qui nous avait fortement impressionnés. Il s'agissait de " la catastrophe de la rue des Consuls ". Un vieil immeuble s'était effondré ensevelissant tous ses occupants. Les obsèques des victimes avaient été suivies par toute une population algéroise frappée d'horreur.

-------Mais revenons à notre C.F.R.A. Du siège que l'on occupait on pouvait jeter un coup d'œil sur la statue du Duc d'Aumale lequel, du haut de son cheval de bronze servait surtout de point de rencontre aux gens qui se donnaient rendez-vous en ville.

-------Quelques voitures à l'arrêt, car la Place du Gouvernement servait aussi de terminus intermédiaire aux convois qui n'allaient pas jusqu'à Saint Eugène et Deux Moulins. Cette Place du Gouvernement voyait défiler, si l'on peut dire car l'allure dans l'ensemble était plutôt nonchalante, des passants les plus divers, Européens allant à leurs affaires ou flânant en attendant l'heure de l'anisette, indigènes en lourds burnous, ou plus légèrement vêtus de gandourahs flottantes. Les petits cireurs, les " yaouleds " avec leurs boîtes de bois équipées d'une courroie, se jetaient sur le promeneur dont l'apparence pouvait laisser supposer qu'il allait succomber à leur offre par cette invite : " ciri, M'sieu ".

-------À la compagnie des C.F.R.A. les lourdes motrices étaient plus larges que celles des T.A. et les remorques étaient parfois fermées à mi-hauteur, l'accès se faisant par des plates-formes à chaque extrémité. Cette compagnie peignait ses voitures en rouge brun et la destination était affichée au front du véhicule de tête. On lisait ainsi : " Maison Carrée " ou " Marabout " ou " Ruisseau ", etc …

-------À partir de la Place du Gouvernement, la voie empruntait cette majestueuse artère qui portait les noms de Bd de la République, puis Bd Carnot, mais que tout le monde à Alger appelait le " Front de Mer ". Sorte de boulevard suspendu, construit sur les locaux en arcades, le Front de Mer surplombe le Port à quelques 25 mètres de haut et ne comporte donc qu'une seule façade d'immeubles. Là encore, des arcades ; une enfilade de hautes arcades abritant le trottoir et offrant aux passants une bienfaisante zone de fraîcheur dans la fournaise de l'été algérois ou un abri providentiel les jours de trombes d'eau ou même de simples ondées.

-------Jalonné par les dégagements que présentent à son départ la Place du Gouvernement et, plus loin, le Square Bresson bordé d'une haute rangée de palmiers, Le Front de Mer offre au promeneur le panorama, l'un des plus beaux du monde, de cette rade d'Alger, presque totalement fermée par la bande du Cap Matifou que l'on aperçoit juste en face.

-------Et pour celui qui arrive par la mer, l'alignement de ces deux kilomètres d'arcades sous des immeubles, tous identiques, de style Second Empire, présente une façade qui n'a d'égale en France que la Baie des Anges à Nice. Encore celle-ci se trouve-t-elle au niveau de la mer, alors qu'à Alger la promenade est en surélévation. Impossible donc au voyageur, surtout s'il est assis dans la remorque ouverte à tous les vents, de ne pas s'extasier sur le site ou d'arrêter son regard sur les navires à quai, parfois de grands paquebots de croisières amarrés au bout du môle de la Transat.

-------À l'autre bout, virage à droite à angle droit. C'est la très courte rue Vaysse, au coin de laquelle on avait construit le bâtiment alors tout neuf de l'Hôtel Aletti (Casino Municipal).

-------Après quelques méandres le parcours se poursuivait tout au long de la rue Sadi Carnot, une importante artère, tout en longueur, mi-commerçante, mi-populaire où se mêlait une population composite en partie indigène. Ca et là, des rues perpendiculaires, tout au début, à gauche, notamment la rue Clauzel et son pittoresque marché dont j'avais fais la connaissance le lendemain de notre arrivée de France. J'y avais vu pour la première fois des fruits et des légumes inconnus de moi : courgettes, aubergines, nèfles, figues fraîches, kakis, grenades : tous produits dont la vente n'avait pas encore atteint le Nord de la France d'où nous venions.

--------À son extrémité, du moins dans le sens que j'ai choisi pour cette déambulation ferroviaire, la rue Sadi Carnot venait border le Champs de Manœuvres, lequel comme son nom l'indiquait était un ancien terrain d'évolution des troupes à l'exercice. On y avait depuis construit des " habitations à bon marché " comme on disait alors (ancêtres de nos actuels H.L.M.). Mais il subsistait encore une vaste esplanade où venaient parfois s'installer des fêtes foraines ou des cirques ambulants (dont le célèbre Zavatta).

-------Sur la droite, dans le sens emprunté, à l'angle de l'avenue Margueritte, la caserne des Chasseurs d'Afrique (le 5ème) d'où s'élevaient parfois des sonneries de trompettes et où l'on apercevait en passant les petits chevaux au pansage, battant de leurs fers les pavés ronds de la cour.

-------Et puis on atteignait alors la rue de Lyon. On était aux frontières de Belcourt, le faubourg populaire pendant de Bab el Oued, mais à l'est et habité d'avantage par des européens d'origine italienne, tandis que Bab el Oued était essentiellement espagnol. Je devais apprendre plus tard qu'Albert Camus y avait passé son enfance ; je l'y ai peut-être croisé …

-------Cette rue de Lyon était, elle aussi, à son départ tout au moins, une rue à arcades où elle était alors jalonnée de quelques " Bars des Amis " d'où émanaient de forts effluves d'anisette, et sur le seuil desquels se tenaient des hommes désœuvrés qui portaient alors de lourdes casquettes à visières carrées. C'était la mode populaire vers les années 29-30.

-------Si l'on s'écartait un peu à droite, juste au coude que fait la rue de Lyon avant de s'enfoncer dans Belcourt, on trouvait l'église Saint Bonaventure, ma paroisse, où je fis ma première communion.

-------Ce faubourg de Belcourt s'articulait sur cette interminable rue de Lyon, ce genre de voie que l'on trouve au sortir des grandes villes avant d'atteindre la campagne. La campagne, on ne la trouvait pas vraiment mais les constructions se raréfiaient et on longeait des zones envahies de cactus et d'aloès.

-------Notre vaillant C.F.R.A. et sa lourde et bruyante motrice atteignaient alors le " Jardin d'Essai ", la merveille botanique de la ville. Une large allée, majestueuse, s'ouvrait une fois passées les grilles d'entrée et elle allait buter à l'autre bout sur le bord de mer : la mer que l'on apercevait en décor de fond . Là se trouvaient toutes les essences des arbres d'Afrique et une très grande variété de plantes exotiques. Mais l'allée principale, bordée de ces palmiers, conférait à l'ensemble une beauté grandiose dont le promeneur s'extasiait.

-------Là encore, la découverte du Jardin d'Essai dans les jours qui avaient suivi notre débarquement n'avait pas peu contribué à me faire sentir combien je me trouvais plongé dans ce monde colonial jusqu'alors évoqué pour moi par le cinéma ou la lecture, mais qui devenait soudain la réalité de ma vie de tous les jours. L'imagination est particulièrement fertile entre dix et treize ans (exactement les années que je passais en Algérie).

-------Après le Jardin d'Essai on gagnait Hussein Dey, encore un grand village, tout en longueur, avec, parallèlement, une route en construction dont un tronçon était alors achevé : la Route Moutonnière qui longeait la plage et que nous empruntions parfois pour aller nous baigner, un peu plus loin, à Nouvel Ambert que l'on gagnait après avoir traversé un petit terrain d'aviation militaire où l'on pouvait encore voir, sous les hangars, des biplans vert-kaki aux cocardes tricolores : des Caudrons rescapés de la guerre de 14.

-------À Hussein Dey, la caserne du " 10ème … ? " Génie où nous étions allés rendre visite au Sergent Bordenave avec lequel nous avions noué connaissance sur le bateau, (une " aventure " tellement mémorable que l'on se sentait en complicité indéfectible avec ceux qui l'avait partagée).

-------Le terminus du C.F.R.A. était Maison Carrée, un gros village sur l'Oued el Harrach où se tenait chaque semaine un marché important (en partie aux bestiaux, notamment aux moutons) et où des petits restaurants réputés servaient aux algérois de passage la traditionnelle " loubia ", plat de haricots en grains à la sauce pimentée, spécialité culinaire de Maison Carrée.

-------Les C.F.R.A. desservaient également une ligne qui allait à Kouba, sur les hauteurs d'Alger.

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-------La troisième société de transports s'appelait les T.M.S. (Tramways et Messageries du Sahel) - le Sahel d'Alger étant la ligne de collines entre le littoral et la plaine de la Mitidja.

-------Apparemment la plus pauvre des compagnies, les T.M.S., exploitaient une ligne qui partait, si mes souvenirs sont exacts, des abords du Marché de la Lyre pour s'élever par les tournants Rovigo sur les hauteurs de la Kasbah et, après être passée devant la Caserne d'Orléans (où était cantonné le 8ème zouave) et le Pavillon du Coup d'Eventail, d'où l'on apercevait au cœur des pins un énorme obélisque, la colonne du Fort l'Empereur, se dirigeait en traversant les Tagarins, vers El Biar qui était la destination principale de la ligne, certaines voitures poussant, si ma mémoire est bonne, jusqu'à Chateauneuf et Ben Aknoun.

-------Le matériel était vétuste, de vieilles motrices ouvertes à tous les vents, peintes en jaune, et des remorques baladeuses de même couleur. Traditionnellement, dans la première partie du parcours, les petits arabes couraient derrière le convoi pour s'accrocher aux tampons de la remorque et se faire ainsi véhiculer le plus loin possible. Parfois le receveur les chassait en recourant à des injures gutturales dont la langue arabe a le secret.

-------Outre ces trois compagnies, il existait aussi un service de petits autobus dont l'un, comme je l'ai déjà dit, desservait le quartier de la Redoute alors en pleine expansion.

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-------Si j'ai commencé à consigner ces quelques souvenirs d'enfance par un inventaire des moyens de transports urbains d'Alger, c'est que c'était la meilleure façon pour moi de retrouver un fil conducteur dans un enchevêtrement de réminiscences qui demandent à être mises en ordre. Et puis, il faut aussi dire qu'à cette époque où on roulait peu en voiture, surtout pas nous dans la famille qui n'en avions pas, les transports en commun étaient le seul moyen de se déplacer et l'itinéraire des souvenirs coïncide presque toujours avec le parcours des tramways.

-------Cependant je ne dois pas oublier les interminables déambulations pédestres que je fis à travers cette ville avec mon père, grand marcheur devant Allah, qui me traînait partout où son insatiable curiosité avait décidé de le mener. Piéton infatigable, touriste dans l'âme, mon père ne se sentait sans doute jamais si heureux que lorsqu'il arpentait les rues de cette envoûtante cité qu'il ne se lassait pas de découvrir. Il m'amenait presque toujours, notamment le dimanche matin. Souvent mon frère, quoique plus jeune, nous accompagnait.

-------Et je nous revois, gagnant fourbus mais ravis le rendez-vous que nous avions avec Maman, place du Gouvernement.