Le Ruisseau, quartier d'Alger
Racontez-nous
par Eva Rasetti-Fournier
AEA , n°86, 87 , 88 septembre , décembre 2004, mars 2005(autorisation écrite)

paru aussi dans "l'Algérianiste" n°111, de septembre 2005
mise sur site le 9-11-2004...augmentée le 22-1-2011

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-------Je suis née au RUISSEAU, banlieue Est d'ALGER, mon Père aussi.
-------JIl a suivi les cours de l'école de garçons de la rue Mirabeau (directeur Monsieur SCHEFFER), je suis allée à l'école maternelle puis à l'école de filles de cette même rue (directrice Melle CHARTIER).
-------JC'est en 1880 que ma famille paternelle s'est installée dans ce quartier. Mes grands parents s'étaient mariés au Champ de Manoeuvres en l'église Saint Bonaventure le 8 Novembre 1879. Au RUISSEAU, ils ont eu onze enfants, sept ont atteint l'âge adulte (4 garçons et 3 filles).
-------JEn 1930, six ans après ma naissance le RUISSEAU est encore un village où tout le monde se connaît, situé entre le Jardin d'Essai et KOUBA dans le sens Ouest/Est et entre HUSSEIN-DEY et le Ravin de la Femme Sauvage dans le sens Nord-Sud deux grandes rues s'y croisent, la rue de Lyon qui naît au Champ de Manœuvre et la rue Polignac qui arrive d'Hussein-Dey.
-------JQui se souvient encore des vieux C.F.R.A. bruyants mais si pratiques : une motrice, deux jardinières ou wagons tels étaient ces trams. Les jardinières avaient bien un toit pour abriter du soleil mais à mi hauteur rien n'était protégé, lorsqu'il pleuvait les places assises se vidaient et les passagers se tassaient loin des bords pour échapper à l'averse.
-------JLorsque le tram arrivait la motrice était dételée, wattman et receveur descendaient pour basculer le trolley et grâce aux aiguillages le convoi pouvait repartir vers ALGER. Les rails allaient jusqu'à KOUBA, à certaines heures de tram délesté d'une ou deux jardinières s'y rendait. Les trams se sont modernisés un peu avant 1939, leurs manceuvres en furent simplifiées. Remplacés par des bus, ils disparurent au printemps 1957. J'ai entendu raconter que bien avant la grande guerre les trams étaient tirés par des chevaux.
-------JRue Polignac se trouvait l'Imprimerie des billets de la BANQUE DE L'ALGERIE, face aux abattoirs de la ville d'ALGER qui eux dépendaient d' HUSSEIN-DEY. Je revois, y
arrivant des troupeaux de moutons, menés par des bergers.
-------JTout près de la BANQUE de L'ALGERIE, la paroisse Sainte Monique, Saint Jean Bosco qui a été ouverte au culte après 1921. L'église n'est qu'un grand local tout simple ; grâce à la générosité d'Industriels et de Paroissiens elle a été dotée d'une cloche aux environs de 1937. La cloche porte le nom de ses deux marraines Marthe et Elisabeth. Elle n'a jamais été dans un clocher mais était suspendue à un échafaudage de bois ( Ramenée en France Marthe Elisabeth a été attribuée à la paroisse Saint Pierre du Gros Caillou Paris (7ème). Confirmée le 16 mai 1993 elle a pour nom Constance.). C'est en organisant chaque année une kermesse que les paroissiens ont fait construire le presbytère où logèrent le Père LECOQ, sa maman et sa sceur, ils étaient bretons et la maman du Père LECOQ était restée fidèle à sa coiffe régionale. Plus tard, toujours grâce aux résultats des kermesses, fut commencée l'église qui devait remplacer le premier bâtiment, seule la nef fut achevée et consacrée.
-------JUn peu plus loin le chemin Vauban coupe la rue Polignac. À ce croisement la Société ALFRED BORGEAUD & Fils qui commercialise lièges et peaux. Chemin Vauban on trouve en allant vers l'Est une ou deux tanneries, à l'opposé une tonnellerie.
-------JJ'ai aussi en mémoire une voie sans issue où était un lavoir public, elle passait derrières les écoles. En 1930 la classe de C.E.1 donne sur ce lavoir, des femmes y font leur lessive...
-------JAu carrefour des rues de Lyon et Polignac une maison à un étage, derrière cette maison, une grande et large cour avec des hangars ; dans l'un, deux énormes locomobiles marchant à la vapeur, sous leur chaudière elles ont chacune un très gros treuil où s'enroule un câble de fort diamètre. Tout comme la maison et la cour elles appartiennent à mon père et à ses frères. Dans la cour se trouvent les deux charrues à bascule et les trois roulottes (dortoir, cantine, réparation) qu'utilise l'entreprise quand de Mai à Octobre hommes et matériel s'en vont pour effectuer à la demande des agriculteurs, labours et défoncements dans un rayon de 50 à 60 kms autour d'ALGER.
Toujours dans cette cour, un forgeron et un plombier, ce sont des artisans qui travaillent durement. Je n'oublie pas les deux grands mûriers qui attirent les écoliers en quête de leur feuillage pour nourrir les vers à soie que l'enseignant leur fait étudier à l'école.
-------JFrappée d'alignement, la maison fut démolie en 1946 ou 1947. Mon père, ses frères, ses sœurs et quelques uns de leurs descendants y étaient nés. Avant sa démolition, en plus des propriétaires, trois locataires occupaient des locaux donnant sur la rue de Lyon et le Ravin de la Femme sauvage :
-------J- Tout en bas, la gargote de MEZIANE ; il fallait descendre une marche pour y pénétrer, la cuisine se faisait sous l'oeil du client, sur le comptoir de faïences disjointes on voyait de grands plats en émail remplis de sardines frites rangées en étoile ou de poivrons frits, des bols et des cuvettes, émaillés aussi, remplis de couscous et de sauce (marga) avec légumes, pois chiches, quelques morceaux de viande de mouton. Certains jours s'alignaient des têtes de moutons grillées (bouzeloufs).
-------J- Au-dessus un café maure tenu par BEN KARA, on n'y sert pas d'alcool, on boit du thé, du café, de la limonade, on joue aux dominos, seuls les hommes le fréquentent.
-------J- A côté une petite épicerie est tenue par YOUSSEF.
Sur le même plan que le café maure et l'épicerie et s'ouvrant sur la cour un logement (deux pièces et une cuisine) où je vis avec mes parents de 1926 à 1929. Audessus vivent les trois frères de mon père avec leur famille.
-------JEn allant vers le Ravin de la Femme sauvage mais un peu en retrait les Etablissements BATHÉLÉMY BLANC : c'est une fonderie robinetterie dont les activités se sont élargies : on y fabrique des pompes pour le traitement des vignes et des arbres fruitiers, plus tard le matériel nécessaire au conditionnement des agrumes et des pommes.
-------JPar le Ravin de la Femme sauvage passaient les taxis grand tourisme menant, vers BLIDA et le RUISSEAU DES SINGES, les touristes de l'époque, la plupart anglo-saxons. Ces voyageurs, hommes et femmes dont le bateau de croisière avait fait escale à ALGER étaient généralement vêtus de blanc et portaient large chapeau, parfois même casque colonial.
Un des angles du carrefour fut aménagé en place publique. J'ai connu à cet emplacement une vieille maison à un étage, au rez de chaussée il y avait quelques modestes boutiques (certaines s'éclairaient encore à la lampe à pétrole).
-------JD'autres hangars abritent une fabrique de cristaux de soude utilisés pour les gros nettoyages. Ces cristaux sont aussi broyés en une fine poussière puis moulés en boules de la taille d'une balle de tennis et emballés en papillote, on appelle cela des " boules de neige " elles sont utilisées pour la lessive. Le travail de moulage et d'emballage est effectué par des femmes européennes.
-------JElle fut démolie avant 1930. Pendant des années on verra sur cet emplacement des joueurs de boules, de temps en temps un petit cirque y montera son chapiteau, sans oublier la fête annuelle avec ses baraques foraines, ses manèges, pas encore d'autos tamponneuses mais des tonneaux ou bacs tamponneurs retenus par une chaîne au centre de la piste et bien sûr le bal (on danse sur la terre). La fête qui dure du samedi au dimanche commence par une retraite aux flambeaux qu'accompagne la fanfare.
-------JAprès 1930, rue de Lyon, direction ALGER, le quartier change. Sur la droite à la place d'un ancien bâtiment qui abritait une forge d'où sortirent les grilles d'un grand lycée, s'élève un immeuble de 5 ou 6 étages. Tout à côté se construisent les premières H.B.M. (habitations à bon marché), les Anciens craignent de perdre leur tranquillité en voyant arriver ces nouveaux voisins (on doit y reloger les habitants du quartier de la marine qui est en voie de démolition).
-------JA la rentrée, les écoles sont saturées, plus de 50 élèves par classe et ça se passe bien cependant. On entreprend alors la construction des écoles de la rue de la Corderie près desquelles vont s'élever de nouveaux immeubles des H.L.M. (habitations à loyer modéré).
-------JH.B.M. et H.L.M. ont ainsi pris la place d'anciens jardins maraîchers. En face se trouve la grande villa du docteur BOURKAIB, un autre médecin, le docteur ROFFO est installé rue Polignac, quelques années après mais toujours avant 1939 le docteur LEVY ouvrira son cabinet.
-------JAprès les H.B.M. l'ECOLE PRATIQUE DE COMMERCE ET D'INDUSTRIE, elle n'est fréquentée que par des garçons (note du site : non, paraît-il, il y eut des filles à partir de 1953), c'est un internat, il y a aussi des externes.
-------JJouxtant l'Ecole Pratique, LEBON qui deviendra ELECTRICITE & GAZ d'ALGERIE (E.G.A.), ses tas de charbon et de coke, son pont transbordeur et surtout ses gazomètres ; le pays n'a pas encore découvert ses richesses pétrolières et c'est par distillation de la houille qu'on obtient le gaz distribué et utilisé en ville.
-------JAprès E.G.A., la rue Hélène Boucher, elle mène vers d'autres immeubles et un dispensaire tenu par des religieuses, mitoyens du JARDIN D'ESSAI, le Stade Municipal et les piscines, municipales elles aussi.
-------JFace à la grande entrée du JARDIN D'ESSAI, le Musée National des Beaux Arts, un peu plus haut la villa ABD EL TIF, en revenant vers l'Est l'Institut Pasteur et à flan de colline le quartier Montfleury.
-------JDe 1929 à 1963 mes parents vont habiter rue Montfleury : c'est un ensemble de villas (on ne dit pas pavillon) et de petits
immeubles dont les propriétaires ou locataires sont de toutes confessions, de part et d'autre et il n'y a pas d'animosité. Les hommes sont des artisans, des commerçants, travaillent en usine, dans des bureaux ou dans des Administrations ; peu de femmes ont une activité extérieure, ce sont des mères au foyer. Les enfants sont nombreux chez les Musulmanes qui demandent aux autres femmes comment elles font pour limiter les naissances.
-------JDe la villa où nous demeurons nous avons vue sur une partie du stade, des piscines et du quart nord-est du Jardin d'Essai. Nous apercevons la pointe du môle du port de l'Agha et la Méditerranée...
-------JLes travaux du Stade Municipal ont commencé en 1929 ou 1930 à l'emplacement de jardins maraîchers. Il était à la fois stade et vélodrome, il a servi à de nombreuses réunions qui n'étaient pas toujours sportives.
-------JEn 1936, s'y rassemblaient de multiples manifestants
-------J- les uns drapeaux rouges en tête levaient le poing, chantaient l'International et certains d'entre eux scandaient " les serviettes partout " l'URSS était loin et " soviets " ils ne connaissaient pas ; - les autres levaient la main et on entendaient le Chant du Départ et la Marseillaise.
-------JEn 1939, grande démonstration de gymnastique rythmique par les écoles d'Alger pour le 150ème anniversaire de la Révolution Française.
-------JAucun parking n'avait été prévu près ou autour du stade. Les jours de grands matchs, quand s'affrontaient GALLIA, R.U.A., MOULOUDIA et j'en oublie, les véhicules se garaient n'importe où et n'importe comment au grand dam des riverains.

à suivre)
-------Dans les écoles de garçons les petits Musulmans sont nombreux, chez les filles, à partir du C.M. 1 les petites Musulmanes disparaissent, les parents les gardent à la maison, elles ne sortent plus seules et sont voilées.
-------Il y a un cinéma au RUISSEAU, le STELLA, il est dans la rue menant aux écoles, rue où longtemps s'installa le marché quotidien avec ses étals de poissons, de volailles, de fruits, de légumes, il y a un petit marché couvert où se trouvent charcuterie et épiceries. Dans cette même rue, une laiterie, on entend meugler les vaches logées dans le bâtiment arrière où se trouve aussi, mais donnant sur une ruelle, un maréchal-ferrant.
-------Rue Polignac, des petits commerces, des boutiques plutôt:
-------- une épicerie où les enfants aiment bien aller, on y vend des bonbons de toutes sortes (il n'y a pas encore de chewing-gum),
-------- un bazar, celui de Madame Louis (on dit la mère Louis), logique puisque quel que soit l'âge du client, elle accueille toujours par un :" bonjour mon fils ou ma fille." La mère Louis vend des fournitures scolaires, de la mercerie et peut-être même un peu de bonneterie. Entre 13 heures et 13 heures 30 elle se tient assise à droite de la boutique et, derrière son comptoir, ayant à portée de mains, cahiers divers, crayons, gommes, plumes, bâtons de craie (1 sou le bâton de craie blanche, 2 sous le bâton de craie de couleur).
-------A cette heure là, il ne faut pas qu'une écolière en panne de fil rouge pour la maquette (abécédaire sur canevas) du cours de couture vienne lui demander un écheveau de fil, la réponse tombe: "non, pas maintenant ma fille, reviens ce soir" pourquoi? Parce qu'il lui aurait fallu se lever, faire le tour du comptoir pour atteindre le côté mercerie, c'était dur... combien pesait-elle? Sûrement beaucoup.
-------- une matelassière, elle se rend à domicile pour refaire les matelas de laine ou de crin mais elle travaille aussi dans sa cour et on l'y voit manoeuvrant avec vigueur la cardeuse dont les griffes redonnent volume à la laine pendant que sèchent les toiles fraîchement lavées.
-------D'autres commerces:
-------une mercerie bonneterie plus importante,
-------plusieurs coiffeurs pour hommes, un salon de coiffure pour femmes ouvrira en 1930 ou 1932;
-------- deux ou trois boulangeries (les boulangers sont presque toujours d'origine espagnole) on les entend parler leur langue avec des clients de même origine;
-------- des boucheries tenues par des musulmans, les carcasses des boeufs et des moutons restent pendues à des crochets et à terre il y a de la sciure pour éponger le sang qui s'égoutte, cependant ils ont de grands réfrigérateurs fermés par de grosses portes de bois. - des épiceries nombreuses et parmi elles, celles des Mozabites (on dit les Moutchous).

-------Comment décrire ces épiceries mozabites bien ordonnées tout en paraissant fouillis? Au milieu un grand comptoir dont la partie haute vitrée abrite beurre et fromages, en contrebas de cette vitrine, ouvertes mais abritées des mouches par une plaque de verre quelques boîtes de gâteaux secs vendus au détail, un peu plus bas, au sol s'alignent les sacs de couscous, de semoule, de riz, de légumes secs.
-------Au fond du magasin, sortant de la cloison qui le sépare de l'arrière-boutique deux ou trois robinets sous lesquels le mozabite place les mesures de 1/2 ou 1/4 de litre pour verser dans la bouteille du client l'huile d'olives ou d'arachides demandée.
-------Sucre en poudre et sucre en morceaux sont vendus au détail mais il y a aussi des boîtes et des pains de sucre sur des étagères; il en est de même pour le sel, le café en grains, vert ou torréfié. A la demande, le café torréfié peut être moulu sur place dans un gros moulin actionné à la main.
-------Sur d'autres rayons on trouve des gros cubes de savon de Marseille, des bouteilles d'eau de javel, des boîtes de lait condensé, de confitures, de légumes divers, de poissons (sardines et thon). A terre des petits barils de harengs secs et d'anchois au sel voisinent avec de la morue sèche et salée sur une planche.
-------Ces commerces sont un kaléidoscope de couleurs et d'odeurs.
------Le mozabite est vêtu d'une blouse grise type cache-poussière et porte sur la tête une calotte blanche. Pour emballer la marchandise vendue au détail il utilise du papier gris; il reçoit avec le sourire mais dès l'entrée le client est prévenu: au-dessus de la caisse un écriteau : AU COMPTANT TOUJOURS CONTENT, A CRÉDIT PAS UN RADIS Très commerçant il n'oublie pas si la cliente est accompagnée d'un enfant de lui donner bonbon ou image et même beaucoup plus tard, pendant les évènements, une mini auto réclame en plastic.
-------Quotidiens locaux (L'ÉCHO, LA DÉPÊCHE, ALGER RÉPUBLICAIN) et quelques petits journaux sont vendus dans des bureaux de tabacs tenus par des commerçants de toutes confessions.
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Des pharmacies il y en eut une, puis deux, puis trois; je revois une droguerie, une quincaillerie et 4 ou 5 cafés européens où on sert des boissons alcoolisées.
-------Rue de Lyon se trouve une poterie, l'argile est livrée en gros parallélépipèdes qui sont transformés en pots de tuiles. En allant sur KOUBA une autre poterie beaucoup plus grande a sur place sa carrière d'argile.
-------Au fil des années le quartier se modifie, évolue. Septembre 1939, mobilisation générale, la France entre en guerre, tous les hommes en âge de l'être sont appelés sous les drapeaux même ceux qui l'ont été en 1914/1918. En 1940 certains regagnent leur foyer, nombreux sont prisonniers en Allemagne, d'autres hélas ne reviendront plus.
-------Par la radio nous sommes au courant de ce qui se passe en France: bombardements, débâcle, exode, sans tenir compte de nos mobilisés, nous y avons presque tous de la famille et les lettres se font rares.
-------Quand en 1940 l'Italie entre dans les hostilités, à ALGER on creuse des tranchées dans les terrains vagues afin que les civils puissent trouver abri en cas de bombardements.
En deux fois, en plein jour, les sirènes retentissent, nous ne voyons et n'entendons rien, une heure après elles retentissent à nouveau pour signaler la fin d'alerte.
-------JUIN 1940, la guerre ne modifie par les dates d'examen, les candidats sont informés que les épreuves ne se dérouleront pas à ALGER même, mais en périphérie et on leur communique le nom des lieux où ils doivent se rendre pour composer.
-------C'est dans une école maternelle au VIEUX KOUBA que je passe le brevet. Tables et sièges ne sont pas à nos tailles et nous mettons nos jambes entre les rangées. Pour l'épreuve d'histoire-géographie un seul mot,, L'ALSACE sans grandes connaissances on pouvait faire du texte.
-------De 1940 à 1942, toute la population participe à des quêtes, à des kermesses pour venir en aide (Secours National) à nos compatriotes de Métropole qui ont beaucoup souffert et beaucoup perdu.
-------Il n'y a plus d'essence donc plus de circulation, on commence à voir des gazogènes et on roule à vélo. On peut sortir d'ALGER et aller sur les plages ou en campagne mais une épidémie (typhus ou typhoïde) se déclare, il faut un laissez-passer pour sortir de la ville. Nous sommes une dizaine de jeunes entre 15 et 20 ans et projetons d'aller à vélo, nous baigner à ALGER-PLAGE; les Gendarmes nous arrêtent à FORT DE L'EAU, nous sommes obligés de faire demi-tour, nous n'avons pas l'autorisation nécessaire.

COMMENT VIVAIT-ON AU RUISSEAU AVANT 1939 ?

-------En, 1930, le soir on entendait grenouilles et crapauds dans les jardins maraîchers. Il y avait peu de circulation, les rues étaient éclairées au gaz, les ordures ménagères ramassées à dos-d'âne, les barres de glace livrées sur des chariots tirés par des chevaux.
-------Les réfrigérateurs étaient rares pour ne pas dire inexistants, certains avaient une glacière et pour beaucoup d'autres il n'y avait que la gargoulette qui tenait l'eau au frais sans oublier les bouteilles entourées de linge humide et placées à l'ombre dans un espace où filait un petit courant d'air.
-------Les boulangers acceptaient, contre quelques sous, de faire cuire plats et pâtisseries, pour Pâques: mounas, montécaos et pour l'Aïd Kebir les plateaux de petits gâteaux que les gamines portaient sur leur tête.
-------Les femmes de toutes confessions et de toutes origines étaient très sensibles aux coutumes correspondant aux évènements familiaux (naissance, baptême, mariage) et elles n'oubliaient pas de s'offrir les pâtisseries traditionnelles.
Les " roumis " râlaient lorsque la nuit ils étaient réveillés par les youyous des femmes et les coups de fusil célébrant les mariages.
-------Mais il faut aussi parler des enterrements qui n'étaient suivis que par les hommes chez les musulmans, des hommes européens suivaient le cortège lorsqu'ils connaissaient le défunt ou sa famille et réciproquement les musulmans en faisaient autant.
-------Lorsque la sécheresse régnait dans les terres on voyait passer rue de Lyon des groupes d'hommes se rendant au cimetière du Marabout, ils portaient des drapeaux colorés et chantaient en s'accompagnant de tambours larges et plats à une peau pour implorer la pluie.
-------Que voyait-on encore dans les rues de ce quartier, comme dans tous les autres d'ailleurs...
-------- GALOUFA avec son grand fouet à lacet, il capturait les chiens errants et les enfermait dans des cages grillagées fixées sur le plateau d'un petit véhicule.
-------- Le Marchand d'Habits, il parcourait les rues avec un sac de jute sur l'épaule en criant : "zabi... zabi... ", il achetait à tous des vêtements qui n'allaient ou ne convenaient plus et les revendaient. C'était la terreur des enfants menacés par leur mère: ,"si tu n'es pas sage, je te donne au marchand d'habits et il te mettra dans son sac ".
-------- Les marchands de glace : gaufrettes ou cornets à la vanille, au chocolat, à la pistache.
-------- Les marchands de " zoublis " attirant les clients avec un claquoir.
-------- Les marchands de " calentita " (flan sucré à la farine de pois chiche).
-------- Les " Baba Salem " vêtus de loques, des peaux de bêtes pendues à la ceinture, ils dansaient et chantaient en agitant et faisant résonner des grosses castagnettes métalliques.(à suivre)

(SUITE DU N°87. PAR EVA RASETTI-FOURNIER)

-------Dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942 vers 22 ou 23 heures, on perçoit venant de la mer des coups sourds, mon père parle de combat naval. Les coups sont plus proches, j'ouvre une fenêtre et vois sortir du port de l'Agha un bateau de guerre, il est pris sous les feux des projecteurs de la côte et tente de se dissimuler dans un nuage de fumée, tout à coup de la terre et du bateau arrivent et partent des projectiles incandescents, des obus bien sûr, l'un d'eux s'abat et explose sur un mur du stade municipal. Pour plus de sécurité nous nous replions au rez de chaussée, les lampadaires des rues ne sont pas éteints, les sirènes d'alerte n'ont pas retenti, je ne verrai pas où le bateau s'enfuit...
-------Dans la rue les habitants en tenue de nuit, ayant souvent des enfants endormis dans leurs bras, s'inquiètent. Depuis quelques mois un chantier est ouvert au pied de la colline, nous savons qu'on creuse un abri mais les travaux ne sont pas terminés et l'entrée est barricadée. Des costauds un peu inconscients arrachent planches et madriers, de nombreuses personnes s'engouffrent dans ce souterrain qui n'est ni éclairé ni ventilé. Dehors c'est calme, on n'entend plus rien, c'est à ce moment que les sirènes retentissent.
-------Par la radio nous apprenons que ce sont les alliés qui débarquent.
-------Les jours suivants la baie est envahie de bateaux de toutes sortes, nous restons dans notre quartier. Deux ou trois jours plus tard, passent quelques éléments blindés de reconnaissance puis arrive la troupe. Au Ruisseau nous avons des Anglais, des Ecossais en kilt ce qui amusent beaucoup les gamins (yaouleds) qui s'accroupissent pour voir ce qu'il y a sous les jupes de ces hommes. Passent aussi des Australiens avec leur grand chapeau, des Néo-Zélandais, des Canadiens.
-------Quoique nous soyons habitués aux cartes d'alimentation depuis un ou deux ans, le ravitaillement pose problème surtout pour le pain dans les familles nombreuses. Nous avons droit aux premiers bombardements aériens, l'abri souterrain rapidement et sommairement aménagé n'est pas suffisant, la population se débrouille (A la grâce de Dieu ou Inch'Allah).
-------Les avions allemands sont au-dessus de nos têtes quand l'alerte est donnée, ils piquent en vrombissant, c'est stressant. Des bateaux qui mouillent dans la baie d'Alger partent de longs câbles retenant d'énormes ballons ovales, ces câbles sont un piège pour les avions qui essaient d'atteindre les navires.
-------Nous restons chez nous ou tentons d'aller à l'abri où l'on suffoque. C'est en faisant ce déplacement que nous verrons un navire, atteint par une bombe, se partager en deux et couler.
-------La D.C.A. (Défense Contre Avions) à terre ou sur mer ne cesse de tirer, c'est un vacarme terrifiant, les éclats d'obus pleuvent partout. Tout près de chez nous une jeune fille se rendant à l'abri est tuée par un de ces éclats.
Les bombardements nocturnes sont spectaculaires, quoique les lumières de la ville soient éteintes on voit presque comme en plein jour; il y a les projecteurs qui balaient le ciel à la recherche des avions, les bombes éclairantes lâchées par les avions pour distinguer leur cible (les navires surtout) sans oublier les trajectoires des obus de D.C.A.
-------Les alliés se sont installés dans les écoles et ont réquisitionné pas mal de logements dont les occupants étaient partis se réfugier à la campagne.
-------L'ECOLE DE COMMERCE & D'INDUSTRIE est occupée par la R.A.F. (ROYAL AIR FORCE) et dans une villa réquisitionnée, très proche de chez nous, s'installe le général qui est à la tête de cette unité. Le quartier est très animé, les gamins courent derrière les soldats pour avoir des cigarettes, des bonbons, du chewing-gum. Stade Municipal et piscines sont occupés par les hommes de la R.A.F. et leur
matériel.
-------Durant quelques jours, beaucoup de remue-ménage dans la villa de notre nouveau voisin le général anglais, dans la cuisine les ordonnances semblent préparer un festin. Nous n'avons pas éclairci le mystère, mais, quelques jours après, la radio nous apprend que WISTON CHURCHILL en déplacement a fait escale à ALGER et qu'il a été reçu et a dîné avec un de ses amis, important officier de la R.A.F.
Bombardements et fausses alertes se succèdent. Tous les soirs, rue de Lyon, à intervalles réguliers prennent place des camions fumigènes anglais qui fonctionnent au moment des alertes, la fumée fait tousser.

-------La nuit les rues ne sont pas éclairées, il y a un couvre-feu.
-------Aux civils, ordre a été donné de camoufler toutes les ouvertures des habitations afin que nulle lumière ne soit visible de l'extérieur. Des réservistes Français (Défense Passive) rappellent à l'ordre les contrevenants.
Dans le même temps l'Ecole de Commerce et d'Industrie occupée par l'armée est toujours largement éclairée, elle le reste pendant les alertes et les bombardements. Elle ne sera jamais atteinte, ni même ratée ou visée, heureusement car à côté sont l'usine à gaz et ses gazomètres. Tous les hommes en âge d'être mobilisés ont été rappelés et ceux, qui compte tenu des conditions d'armistice n'avaient pas fait leur service militaire et avaient été envoyés en chantier de jeunesse (classes 40-41-42 et 43) reçoivent une formation accélérée avant de rejoindre le front.
-------Les allemands et les italiens sont en Tunisie, le front est relativement proche, les français d'Algérie y sont et plus tard ce sont ces français qui, aux côtés des Alliés débarqueront en Italie, en Corse, en Provence.
-------Toutes les écoles ou presque sont réquisitionnées pour abriter les armées alliées. Début 1943 quelques écoles rouvrent.
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-------J'enseigne en C.P. clans une petite école privée et nous redoutons les alertes. Les américains font un effort pour le ravitaille-ment des civils, les enfants ont droit le matin à un petit déjeuner dans un local social, j'y retrouve mes élèves et les ramène à l'école mais, pour ce, il faut traverser la rue Polignac où le trafic est intense; c'est une épreuve.
-------Dans les boulangeries, toujours avec tickets, nous trouvons du pain d'une blancheur extraordinaire, surtout comparé au pain que l'on nous vendait jusque là et où entrait disait-on de la farine de caroubes. Accident, fait de guerre ou sabotage ? entre Mai et Juin 1943 un train saute en gare de Maison-Carrée, nous entendons l'explosion mais n'allons pas voir les dégâts, on parle d'un grand nombre de victimes. Puis c'est un bateau chargé de munitions qui saute dans le port. A vol d'oiseau nous nous trouvons à peu près à 3 kms, le souffle arrache le rideau métallique du garage, les vitres volent en éclat, certaines fenêtres sont arrachées ; nous ne sommes pas les seuls, en ville c'est pire. Les dockers et ceux qui travaillent près du port disent que la jetée où se trouvait le navire a été arrachée sur 200 mètres, une personne travaillant boulevard Baudin et dont le bureau donne sur le port nous dit avoir vu passer des camions de victimes (Presse et radio seront muets à ce sujet). Quelque temps après, du port de l'Agha s'élève une épaisse fumée qui commence à irriter les gorges, nous apercevons deux remorqueurs tirant hors du port un bateau qui flambe, des bateaux pompe l'entourent et tentent d'éteindre l'incendie, ça se calme le bateau est ramené au port puis ressorti et échoué dans la baie un peu avant l'hippodrome du Caroubier... De la route Moutonnière on le verra s'enfoncer et disparaître lentement.
-------En Tunisie les combats sont terminés, nous avons enfin des nouvelles de notre famille. Agriculteurs ils sont restés chez eux dans la plaine de la Medjerda, coincés dans le no man's land qui séparait les belligérants, ils ont vécu des heures difficiles.

-------Le 28 août 1962 j'ai traversé une dernière fois " mon quartier ", le taxi qui nous menait au port pour embarquer sur le " KAIROUAN est venu nous chercher rue Montfleury, il a emprunté la rue de Lyon, la rue Polignac, j'ai jeté un dernier regard sur la maison où je suis née, mes yeux étaient humides.
-------Assis sur mes genoux, mon fils âgé de trois ans se réjouissait de partir en bateau.
-------II y a une dizaine d'années ses activités l'ont fait passer à ALGER, il s'est fait conduire rue Montfleury afin de tenter de reconnaître le cadre de sa petite enfance.

À SUIVRE...