Petite histoire de la
Compagnie de Navigation Mixte
Cinquième
et dernière partie : 1963-1969
Bernard Bernadac
De janvier à février 1963,
le Kairouan effectua cinq voyages pour transporter des juifs de
Casablanca à Naples d'où, après passage dans un camp,
ils furent acheminés en Israël.
Pendant toute l'année 1963, les navires de la Compagnie effectuèrent
un trafic intensif sur l'Algérie : transports de " rapatriés
", de troupes, d'armement et de matériel et, à la fin
de l'année, les Français d'Algérie et les troupes
avaient terminé l'évacuation de l'Algérie.
Le nouveau pays essaya de s'organiser tant bien que mal et les conditions
d'exploitation des lignes maritimes devinrent déficitaires pour
les compagnies : l''Algérie n'avait plus, ou si peu, d'échanges
commerciaux et surtout de " passagers " avec la France. La Compagnie
de Navigation Mixte fut alors obligée de modifier ses services
et de prendre certaines mesures pour remédier à cette situation
préoccupante.
Ainsi au mois de novembre plusieurs décisions importantes furent
prises après que l'El-Djezair, le Djebel-Dira et le Tafna,
qui avaient été affrétés par le ministère
des Armées, furent rendus à la Compagnie :
- Le Tafna fut affrété pour une période de
six mois à la Compagnie Paquet;
- Le Touggourt
fut également affrété pour une période de
six mois à la Compagnie Paquet pour effectuer la ligne Marseille-Casablanca
qui n'avait pas subi les conséquences du conflit algérien;
- Le mois précédent l'excellent El Mansour (le "
Vainqueur " en arabe) était lui aussi la victime directe du
conflit algérien.
La Compagnie dut se résoudre au mois d'octobre 1963 par suite de
la baisse du trafic à abandonner, l'hiver, les lignes de Port-Vendres.
Acheté par la Marine nationale qui voulait le transformer en bâtiment
base, il quitta définitivement Marseille le 31 octobre à
destination de Brest où il fut modifié et rebaptisé
Maine.
Le Maine prévu à l'origine pour assurer le transport
du personnel et du matériel entre Papeete et Mururoa, servit d'hôtel
flottant à 250 techniciens civils faisant partie du personnel employé
aux essais nucléaires dans le Pacifique alternativement à
Mururoa et à Fangataufa où il resta jusqu'en 1974.
Le 7 janvier 1974, le navire fut condamné et le 3 avril, coulé
au canon par l'aviso Doudart-de-Lagrée. Le 7 février
1964, le Tafna, vendu aux Messageries Maritimes pour devenir stationnaire
à Tahiti, était rebaptisé Marania.
En 1964, le service Baléares - Alicante-Alger, commun à
la Compagnie Générale Transatlantique et à la Compagnie
de Navigation Mixte, fut assuré par le Ville-d'Alger de
la Transat.
Au mois de juin 1964 la Compagnie Paquet rendait le Touggourt à
la Compagnie et affrétait le Tell pour sa ligne sur le Maroc
pendant les trois mois d'été. Toujours au mois de juin le
Président-de-Cazalet fut affrété par la Compagnie
Générale Transatlantique afin d'effectuer un service sur
Marseille, Ajaccio, Bastia et Nice. Enfin le Relizane fut affrété
à la fin du mois de juin à la Compagnie Générale
Transatlantique pour effectuer la ligne de Corse.
Il ne restait alors en juillet que quatre navires qui naviguaient régulièrement
pour la Compagnie : le Kairouan, l'El-Djezaïr, le Touggourt et
le Blida. L'El-Mansour et le Tafna avaient été vendus
et le Président-de-Cazalet, le Djebel-Dira, le Tell, le Canigou,
le Relizane et l'Edjelé étaient affrétés
par d'autres compagnies.
En décembre 1964, le Canigou fut affrété coque
nue par la Compagnie Générale Transatlantique sur la ligne
hebdomadaire MarseilleAjaccio-Bougie en remplacement du Fort-Duquesne.
Le 29 décembre 1964, le Blida arriva pour la première
fois à Marseille sous les couleurs de la Compagnie Nationale Algérienne
de Navigation à laquelle il avait été loué.
Le Djebel-Dira fut affrété par la Compagnie Paquet
en avril et mai 1965.
Pendant l'hiver 1965, le Touggourt fut affrété par
la Compagnie Paquet pour assurer les rotations du Tadla alors indisponible,
pour le transport de primeurs du Maroc. Toujours en 1965 le Canigou
fut affrété quelque temps par le gouvernement algérien.
La situation en Algérie était au point mort, mais la Compagnie
ne cherchait pas à tourner ses vues vers d'autres pays, vers d'autres
mers ou vers d'autres formes d'exploitation de ses paquebots, comme les
croisières par exemple.
Au contraire, elle fit étudier un projet de construction d'un car-ferry
pour le transport de passagers, voitures et marchandises sur l'Afrique
du Nord. Était-ce bien raisonnable d'envisager un nouveau navire
alors qu'il n'y avait pratiquement plus de passagers sur l'Algérie?
moins que ce ne fût qu'un leurre pour masquer les liquidations progressives
de la flotte ?
Les fruits et les légumes ainsi que les primeurs avaient pratiquement
disparu en Algérie. Le trafic s'effectua alors surtout dans le
sens France-Algérie. Les navires transportèrent essentiellement
des produits finis, matériel agricole, automobiles, tissus et vêtements,
ainsi que diverses denrées de première nécessité.
Mais l'Algérie, en dehors de son vin, n'exportait plus que quelques
maigres primeurs et quelques agrumes.
L'été cependant le trafic " passagers " augmentait
lentement chaque année avec un tourisme rare, mais surtout avec
les ressortissants algériens travaillant à l'étranger
et qui regagnaient leur pays pour les vacances.
La Compagnie fut à nouveau obligée de vendre ou de faire
affréter ses navires : en avril 1966, le Canigou fut vendu
à la Compagnie Tunisienne de Navigation et rebaptisé Sousse.
En mai 1966 le cargo Tell fut cédé au groupe anglais
Ross afin d'être transformé en navire-usine pour la pêche.
Il fut rebaptisé Ross Keletchelkis.
En janvier 1967 le Président-deCazalet fut affrété
par la Compagnie Générale Transatlantique pour remplacer
le Ville-de-Tunis qui avait été vendu.
Le 18 avril 1967 le nouveau car- ferry de la Compagnie effectua son premier
voyage Marseille-Tunis. Ce navire fut baptisé du nom d'Avenir.
C'était un navire de 6920 tonneaux de jauge brute équipé
pour transporter 940 passagers et 1298 tonnes de fret.
L'Avenir entra en service sur la ligne de Tunisie le 18 avril 1967.
En mai 1967, le Président-de-Cazalet fut loué coque
nue à la Compagnie Transatlantique pour remplacer définitivement
le Ville-de-Tunis. Il fut rebaptisé Méditerranée.
L'année suivante il fut vendu à la Transat qui l'affréta
quelque temps à la Compagnie Générale Transméditerranéenne.
Le bilan d'exploitation de la Compagnie de Navigation Mixte en cette année
1967 ne fut pas très encourageant. Le rapport présenté
le 19 juillet à l'assemblée générale soulignait
les difficultés rencontrées en 1967 sur le plan de l'exploitation
de sa flotte.
La situation du trafic avec l'Afrique du Nord ne s'améliora pas
en 1968, et le trafic fut déficitaire pour la Compagnie. Sa flotte
réduite était encore trop importante et la Mixte dut se
résoudre à prendre d'autres mesures.
Le contrat de location du pétrolier Edjelé étant
arrivé à expiration, celui-ci fut vendu en janvier 1968
à un armement panaméen qui le rebaptisa Petrolasa.
La partie de la flotte composée du car-ferry Avenir et des
deux cargos Relizane et Blida fut cédée à
la Compagnie Générale Transméditerranéerme,
créée le 19 mars 1969 dans le cadre des opérations
d'apport-fusion réalisées en juillet 1969 par la Transat
du Midi et par la Compagnie de Navigation Mixte pour constituer dans la
proportion de 65 % pour la Transat et 35 % pour la Mixte, la Compagnie
Générale Transméditerranéenne. L'économie
de cette opération permettait à la Mixte de se dégager
d'une exploitation maritime méditerranéenne déficitaire.
Dans l'année qui suivit, la Mixte vendit à la Transat les
actions de la Transméditerranéenne qu'elle avait reçues
en rémunération de ses apports. Avec le prix de cette vente
complété par ses fonds propres et les actifs dont elle était
propriétaire, elle entreprenait une politique de développement
et de reconversion; ayant gardé ses nombreuses filiales, elle devint
une importante société de " holding ".
Que devinrent alors les navires qui n'avaient pas été transférés
à la Compagnie Générale Transméditerranéenne
?
Le Kairouan fut affrété coque nue à la Compagnie
Générale Transméditerranéenne le 1er juillet
1969. Le 7 mars 1973 la charte-partie fut renouvelée une dernière
fois pour une période de six mois au prix de 900 000 F et le 30
septembre 1973, c'était le terme du contrat d'affrètement.
L'âge du navire et ses caractéristiques ne permettaient pas
d'envisager son renouvellement. Cependant, malgré son âge
avancé et son manque d'entretien le Kairouan n'avait rien
perdu de sa vitesse ni de son élégance. Âgé
de 31 ans il fut finalement vendu en novembre 1973 à des chantiers
de démolition espagnols pour la somme de 2 845 619,82 F.
Le Djebel-Dira fut désarmé à Marseille en
septembre 1969. Il resta amarré le long de la grande jetée
jusqu'en août 1970. II fut alors vendu à la compagnie grecque
Spyros Billinis qui le rebaptisa Phoenix et le fit transformer
pour effectuer des croisières.
Le Djebel-Dira quitta une dernière
fois Marseille le 4 septembre 1970.
Le Touggourt fut désarmé en juillet 1969 le long
de la grande jetée de Marseille en couple avec l'El Djezaïr
jusqu'en octobre 1969, date à laquelle il fut vendu à la
S.A.M.A.N (Société Anonyme Monégasque d'Armement
et de Navigation) qui le rebaptisa Valdor.
L'El-Djezaïr désarmé également le long
de la grande jetée de Marseille en décembre 1969, fut vendu
à une compagnie anglaise installée à Malte. En janvier
1970 il quittait Marseille pour Malte où il devait être transformé
en paquebot de croisières pour le compte de la Sovereign Cruises
SA, à Malte. Cette même compagnie avait déjà
fait réparer à Toulon le Galaxy Queen, lequel était
parti sans payer la facture.
Rebaptisé du nom de Floriana, l'El Djezaïr resta
quelques mois à Malte puis se rendit à Bilbao jusqu'en janvier
1972, mois durant lequel il fut vendu sans avoir été transformé.
Le 29 janvier 1972, remorqué par l'Abeille 12, il fut conduit
au Pirée vers son nouveau propriétaire Piccadily S.S., compagnie
de Chypre. Il conserva son nom.
On ne sait pas s'il navigua sous son nouveau pavillon mais, en 1973, on
le retrouvait sous les couleurs de l'Allied Finance SA. en Grèce.
Il fut vendu en juin de la même année à des chantiers
de démolition espagnols. Il quitta le Pirée en remorque
le 23 juin 1973 et arriva le 5 juillet 1973 à Valencia où
furent entrepris les travaux de démolition.
Aujourd'hui, on peut dresser un bref bilan de l'activité de la
Compagnie de Navigation Mixte pendant la période de 119 ans durant
laquelle elle exerça son activité d'armateur en Méditerranée.
Cette Compagnie se développa de façon régulière
grâce à une gestion
saine et éclairée, exercée par des personnes qui
" y croyaient " et qui n'avaient pas froid aux yeux. Quelques
essais infructueux du côté des lignes au long cours démontrèrent
à plusieurs reprises que la vocation de la Compagnie était
essentiellement méditerranéenne. Des hommes tels que Louis
Arnaud, les frères Touache qui créèrent la Compagnie,
ainsi que des hommes comme Théodore Mante, Gustave Gravier, Édouard
de Cazalet et bien d'autres, marquèrent leur époque par
des résultats étonnants et une prospérité
croissante de la Compagnie. Cette bonne gestion obligea l'Etat à
lui accorder des subventions et lui permit de rivaliser avec succès
avec les grandes compagnies de navigation comme la Transat et la S.G.T.M
avant la dernière guerre.
Le bel essor de cet armement fut stoppé à deux reprises
par les deux guerres mondiales mangeuses d'hommes et de navires, mais
à chaque fois un homme de caractère, ayant le sens des affaires,
se trouva là pour relever avec éclat la Compagnie à
genoux et l'amener de nouveau aux plus hauts niveaux de rentabilité.
Mais ces résultats eux-mêmes n'avaient été
atteints que grâce aux améliorations continues de tous les
rouages complexes d'une compagnie de navigation. Mentionnons tout particulièrement
l'amélioration de base que constituaient la modernisation de la
flotte et l'adaptation de l'outil de travail que le navire représentait
pour l'armateur.
Il était difficile de chiffrer soit l'augmentation des recettes
soit la diminution des dépenses que pouvait entraîner un
navire bien approprié à sa ligne.
Une autre amélioration fondamentale était celle des lignes
elles-mêmes : sans entrer dans les détails des horaires et
des trafics, mentionnons que tels services déficitaires étaient
deven u s largement bénéficiaires du fait, par exemple,
qu'ils avaient pu être convenablement assurés avec deux cargos
quand, autrefois, avec des rotations plus lentes, il fallait trois navires
pour une recette de même ordre.
Grâce à ces efforts assurément méritoires faits
pendant toute son existence, la Compagnie avait prospéré
dans tous les domaines.
La Compagnie de Navigation Mixte née de la conquête de l'Algérie,
mourut si l'on peut dire avec elle.
Après la guerre d'Algérie plusieurs facteurs amenèrent
la direction de la Mixte à abandonner progressivement l'exploitation
des navires pour fonder une société de holding :
- Primo, après la guerre d'Algérie le climat politique ainsi
que l'exode des Européens avaient amené une suppression
presque totale du trafic " passagers ";
- Secundo, la situation agricole de l'Algérie après l'indépendance
ne permettait plus à ce pays d'exporter des primeurs et des fruits
et légumes en qualité et quantité suffisantes;
- Tertio, le nombre des navires de la Compagnie était devenu trop
important pour ce trafic réduit;
- Quarto, certaines unités d'un âge avancé n'avaient
pas eu de remplaçants prévus : 7 navires sur 13 avaient
20 ans ou plus et il ne restait que 2 cargos récents de moins de
10 ans, 3 de 10 ans ou plus et un car- ferry flambant neuf.
On ne peut que regretter que la Compagnie de Navigation Mixte n'ait pas
poursuivi la politique maritime qu'elle avait appliquée auparavant
avec succès. Pendant le développement du conflit algérien
elle n'avait pas tenté de rechercher de nouveaux débouchés
pour les navires vers d'autres pays ou d'autres mers ou encore d'autres
activités maritimes.
En dehors de l'Avenir (navire qui portait bien mal son nom...),
aucune étude de car-ferries ou de petits cargos ou encore de transformation
des paquebots existants en navires de croisières ne fut faite pour
reconstituer ou modifier une flotte, afin de l'adapter aux nouvelles conditions
sur l'Afrique du Nord ou à des lignes autres que celles de la Méditerranée.
Dès lors il était clair que les ambitions de la Compagnie
de Navigation Mixte n'étaient plus dirigées vers une exploitation
maritime. La Compagnie allait devenir un groupe financier à part
entière.
Ainsi se terminait, le 1er juillet 1969, la grande aventure maritime méditerranéenne
de la Compagnie de Navigation Mixte (Compagnie Touache).
(Les reproductions d'affiches ayant servi à illustrer ces articles
sont extraites de Algérie en affiches, Copagic-Éditions
Baconnier, 2004.)
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