Petite histoire de la
Compagnie de Navigation Mixte
Bernard Bernadac
Louis Arnaud,
agent maritime à Marseille et ses associés, les frères
Touache, Auguste et Félix, fondèrent la Société
Louis Arnaud, Touache frères & Compagnie en décembre
1850, à Marseille où la navigation à vapeur avait
été introduite en 1818 par des navires battant pavillon
sarde. Le siège de la compagnie fut installé au 12 rue du
Jeune Anacharsis et transféré en 1853 au n° 1 de la
très célèbre Canebière.
Le but de cette entreprise était la mise en oeuvre de services
commerciaux entre Marseille et l'Algérie, nouvellement acquise
à la France, grâce à une flotte à voile équipée
de machines auxiliaires, d'où la création du mot "
Mixte ", impliquant voile et vapeur.
Le nom de Compagnie de Navigation Mixte ne fut donné que plus tard,
en 1858.
Première partie
: les débuts
La Société Louis Arnaud, Touache frères
& Compagnie souscrivit la plus grande partie de ses capitaux auprès
des milieux commerciaux de Lyon. Cet argent permit immédiatement
la commande d'un navire en fer et à vapeur dont la mise en chantier
eut lieu au bassin Taylor à La Seyne-sur-Mer, dont c'était
aussi le premier navire construit. Cet établissement deviendra
en 1856, les célèbres Forges & Chantiers de la Méditerranée.
Le " Du Trembley ", c'était le nom du navire, commença
son voyage inaugural le 28 février 1852. C'était un vapeur
de 44 mètres de long, mâté comme une barque, avec
une machine placée tout à fait à l'arrière,
du type des premiers " deux cylindres verticaux " de 70 chevaux
de puissance, permettant une vitesse moyenne de 6,5 noeuds. Le tonnage
brut était de 306 tonneaux et il pouvait transporter 350 tonnes
de marchandises. Il avait des emménagements pour cinquante passagers
environ et effectuait la traversée Marseille-Alger en 60 heures
environ.
Le nouveau navire avait reçu le nom d'un ingénieur français
distingué, Prosper Verdat du Trembley, qui avait porté ses
recherches vers les problèmes d'économie sur la consommation
des machines à vapeur. On brûlait alors communément
en 1850, quatre à cinq kg de charbon par cheval et par heure, et
il était naturel de chercher à diminuer l'énorme
déperdition de chaleur qui se produisait. La solution proposée
par du Trembley consistait à se servir de la chaleur conservée
par la vapeur d'eau à la sortie des cylindres, pour vaporiser un
liquide choisi parmi ceux qui passent à l'état gazeux à
une faible température, l'éther par exemple, et à
faire agir à part cette seconde vapeur sous un piston, dans les
mêmes conditions que la vapeur d'eau.
Avec une hardiesse bien remarquable à cette époque, mais
surtout en 1850,
MM. Arnaud et Touache n'hésitèrent pas à tenter l'expérience
d'une extension de ce système à la navigation. En 1853,
après trente-six voyages effectués avec la machine à
vapeur ordinaire d'origine du navire, celle-ci fut transformée
en machine à vapeurs combinées d'eau et d'éther,
travaillant sur deux cylindres égaux.
L'innovation n'était pas exempte de dangers, en raison de l'inflammabilité
de l'éther: toute communication était supprimée entre
la chaufferie et la chambre des machines, où l'on n'employait plus
que des lampes de mineurs, aussi le président de la Commission
des Bateaux à Vapeur décida-t-il qu'il assisterait personnellement
aux essais à la mer du " Du Trembley ", consistant en
un voyage de Marseille à Alger.
Parti le 7 juin 1853, le " Du Trembley " arriva à Alger
le 9, après une traversée de 53 heures, soit à la
vitesse de 6,5 noeuds; au retour, avec un mauvais temps, on mit 69 heures.
Comme vitesse c'était médiocre, mais la machine n'avait
que 70 chevaux nominaux de force; elle avait fonctionné sans incident,
sans même stopper, donnant 64 tours/minute et - point capital -
la consommation qui s'élevait à 4,51 kg de charbon par cheval
et par heure, se trouvait réduite à 1,16 kg, soit une diminution
de 75 %; c'était prodigieux et bien fait pour donner cette conviction
que la navigation " mixte ", avec les machines à vapeurs
combinées, devait être la navigation de l'avenir. Le "
Du Trembley " eut une carrière réussie et fut vendu
pour être démantelé le 20 avril 1865.
Il fut suivi par " l'Atlas ", vaisseau de 600 tonneaux provenant
des mêmes constructeurs. Celui-ci était équipé
d'une machine de 180 CVn (chevaux nominaux) lui imprimant une vitesse
de 9 noeuds. Un an après sa mise en service, sa machine fut transformée
pour utiliser les vapeurs combinées d'eau et d'éther mais,
le 2 décembre 1863, il quitta Marseille pour Alger et disparut
corps et biens... Était-ce un accident dû aux vapeurs d'éther?
Nul ne le saura jamais.
Le 26 mai 1854, la société acheta deux petits vapeurs à
hélice récents, de la Compagnie Impériale: le "
Province de Constantine " et le " Rhumel " de 338 Tjb (tonneaux
de jauge brute). Tous deux eurent une courte carrière: le "
Rhumel " fut perdu en 1858 et en 1866, le " Province de Constantine
" se brisa sur la jetée d'Agde et devint une épave.
En 1859, " l'Europe " (749 Tjb), issu des chantiers de La Seyne,
fut envoyé en voyage expérimental à Ceylan, Pondichéry
et Hong-Kong, le service sur l'Amérique du Sud étant durement
touché par la concurrence. Les résultats ne furent pas encourageants.
" L'Europe " fut affecté en 1859 au transport de troupes
et de matériel militaire pour l'expédition de Chine et,
c'est en tant que tel qu'il naufragea, exactement un an plus tard, sur
l'île du Triton, en mer de Chine.
À la même époque, les Forges & Chantiers de la
Méditerranée à La Seyne-sur-Mer construisirent une
paire de vapeurs plus grands: le " Ville-deLyon " (1956 Tjb),
et " l'Amérique ", d'une longueur de 79 mètres
et destinés au long cours. À nouveau on utilisa les deux
vapeurs dans les unités de propulsion développant 420 CVn
et donnant 12 noeuds maximum. Mais les conditions de commerce avec l'Amérique
du Sud conduisirent la Société Arnaud & Touache à
interrompre ce service. " L'Amérique ", qui avait été
lancé en 1857, fut vendu aux Messageries Impériales (les
futures Messageries Maritimes) et démoli en 1875, alors que le
" Ville-de-Lyon " fut détruit par le feu (vapeurs combinées?...)
au large du cap Spartivento le 16 juin 1868.
À partir de 1857, des accords du gouvernement français avec
les Messageries Impériales amenèrent la Compagnie Mixte,
livrée à ses seules ressources, à concentrer son
activité en Méditerranée. La principale activité
de la société s'exerçait sur l'Algérie dont
la colonisation progressait rapidement. Alger, puis Philippeville et Oran
furent régulièrement desservis par treize navires en 1856.
Au cours de la période 1856-1857, La Seyne construisit un trio
de navires jumeaux, les " Kabyle ", " Zouave " et
" Sahel ", d'environ 700 Tjb, équipés de machines
à deux cylindres verticaux de 180 CVn; le " Sahel " fut
perdu en 1863; le " Zouave " en 1873, et le " Kabyle "
fut démoli en 1884.
Pour compléter le programme des années 1850, deux vapeurs
issus des mêmes constructeurs furent lancés en 1857: "
l'Oasis " et le " Marabout " (740 Tjb, 180 CVn) destinés
à la desserte de l'Afrique du Nord. Le " Marabout " fut
vendu en 1880 à une compagnie italienne et " l'Oasis "
démoli la même année. En 1858, la Société
Louis Arnaud, Touache frères & Compagnie fut transformée
en un consortium et rebaptisée Compagnie de Navigation Mixte, au
capital de 6 730000 F, dont le siège fut fixé à Lyon
où se trouvait la majorité des nouveaux souscripteurs. Le
siège de l'exploitation restait à Marseille dans l'immeuble
de la Canebière.
De 1858 à 1888, la société anonyme prospéra,
malgré toutes les difficultés rencontrées. On peut
signaler pendant cette période, un accord passé avec les
Messageries Impériales.
En 1879, les services postaux de l'Algérie furent mis en adjudication
et attribués pour un prix très bas à la Compagnie
Générale Transatlantique, nouvelle venue en Méditerranée.
Un autre programme de constructions commença en 1864 mais, cette
fois, les navires furent exclusivement destinés à la Méditerranée
occidentale. Tout d'abord, ce fut le " Spahi " (526 Tjb, 125CVn),
construit à La Seyne en 1864 et qui fut vendu dix ans plus tard
à A. et L. Fraissinet (Compagnie Marseillaise de Navigation à
vapeur). Il fut suivi l'année suivante par l'" Alger "
(799 Tjb, 180 CVn), qui fit naufrage en 1889 aux îles Hormigas (Espagne).
C'est à cette époque que le navire " mixte " perdit
ses voiles. Grâce à la fiabilité des nouvelles machines
à double expansion de type " Compound ", l'allure des
navires changea. On abandonna peu à peu les voiles. On conserva
encore un moment les voiles auriques et triangulaires; cependant, avec
l'augmentation de la puissance des machines et leur sûreté
de fonctionnement, on supprima bientôt ces toiles pour ne conserver
qu'une mâture nette mais encore très haute.
En 1864, la Compagnie possédait dix paquebots et effectuait sur
l'Afrique du Nord, les services réguliers suivants: Marseille-Alger,
hebdomadaire le jeudi; Marseille-Valencia-Oran, hebdomadaire le mercredi;
Marseille-Stora (la rade de Philippeville) hebdomadaire le vendredi; et
Marseille-Alger-Bône-Stora-TunisMalte, mensuel.
En 1866 fut acheté le premier vapeur construit en Angleterre, "
l'Africaine " (574 Tjb, 95 CVn). Après vingt et un ans de
bons et loyaux services, il fut vendu en Italie en 1887. Il fut suivi
par le " Colon " (683 Tjb, 125 CVn) construit à Glasgow
qui fut vendu en 1888 à Caillol et Saint Pierre et rebaptisé
" Paul Émile ".
Toujours en 1866, " l'Oran " (705 Tjb, 120 CVn), construit à
Sunderland, fut livré l'année suivante et, après
une longue carrière, fut démoli en 1895.
Premier achat de seconde main de la Compagnie, le vapeur britannique "
Empress ", (1078 Tjb, 180 CVn), fut rebaptisé " Caïd
" en mars 1868. Il resta vingt-quatre ans à la Compagnie et
fut vendu en 1892. Quatre ans plus tard, les chantiers Thompson de Sunderland
construisirent, le " Mitidja (1160 Tjb, 150 CVn). Il était
encore à flot en 1902.
1873, achat du " Chéliff " (1128 Tjb, 150 CVn), navire
neuf construit à Dumbarton et, l'année suivante, de "
l'Herman Edgar " (997 Tjb, 100 CVn) qui fut rebaptisé "
Le Cettois ". Le premier fut retiré de la flotte en 1886 et
" Le Cettois " l'année suivante.
En 1876, La Seyne lança le " Soudan (883 Tjb, 150 CVn) qui,
après une longue carrière bien remplie fut vendu en janvier
1911 et démoli l'année suivante. Vint ensuite le petit "
Seybouse " (426 Tjb, 60 CVn), navire de troisième main construit
en 1868-1869. Il fut vendu en Italie en 1888.
À partir de 1879, la flotte de la Compagnie fut régulièrement
élargie grâce à des navires de plus en plus puissants,
comme " Le Tell ", lancé à La Seyne le 8 juillet
1883, et trois paquebots construits en Angleterre: " L'Emir "
en 1882, ainsi que " l'Oasis (II) " lancé le 8 juillet
1883 et " l'Isly " lancé le 13. Les tonnages bruts variaient
entre 1 264 et 1 399 tonneaux et leurs machines Compound, d'une puissance
indiquée d'environ 1 000 chevaux, leur donnaient une vitesse de
10 à 11 noeuds. Ce furent de très bons navires, solides
et endurants qui vécurent entre 28 et 33 ans.
En 1888, la société, constituée depuis trente ans,
fut remplacée par une société anonyme conforme aux
lois intervenues entre-temps. La raison sociale de la Compagnie devint
alors: Compagnie de Navigation Mixte (Compagnie Touache), société
anonyme au capital de 4 038 300 F, au 54 rue Canebière, Marseille.
La " Mixte " effectuait des services dits " rapides ",
combinés avec les chemins de fer de: Marseille - Cette et Port-
Vendres sur les ports d'Alger - Philippeville- Bône - Tunis - Palerme
- Oran - Tanger et Malaga. La convention postale conclue entre l'État
et la Compagnie Générale Transatlantique existait toujours
et devait durer jusqu'en 1895; aussi les compagnies non subventionnées,
et notamment la " Mixte ", comprirent-elles les devoirs qu'une
telle situation comportait.
Lentement, sortant de leur cadre, elles intensifièrent leurs services
et améliorèrent leurs flottes.
À partir de 1889, quatre paquebots furent commandés en Angleterre.
Du type " Le Tell " amélioré, ils avaient une
jauge brute de 1 500 tonneaux environ. Ce furent les " Félix
Touache ", " Rhône ", " Kabyle " et "
Tafna ". Premiers navires de la Compagnie à être équipés
d'une machine à triple expansion d'une puissance de 1 200 à
1 300 CVi, ils avaient une vitesse de croisière de 13 noeuds environ.
Navires robustes comme leurs aînés, " Le Tell "
et " L'Émir ", ils eurent une très longue carrière
émaillée de quelques accidents, seul le " Kabyle "
fit naufrage après un échouement sur la côte tunisienne,
cinq ans seulement après sa mise en service. Le " Félix
Touache " détiendra le record de longévité avec
41 ans de bons et loyaux services passés à la Compagnie.
(À suivre)
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