Alger : Les transports maritimes
-Petite histoire de la Compagnie de Navigation Mixte
Quatrième partie : 1951-1956
Bernard Bernadac

extraits du numéro 108 , décembre 2004 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le ...septembre 2010

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Petite histoire de la Compagnie de Navigation Mixte
Quatrième partie : 1951-1956
Bernard Bernadac

Le 18 janvier 1951 la Compagnie de Navigation Mixte et la Société Alpes Provence constituèrent un service aérien sur Alger, sous le nom de " Alpes Provence Méditerranée ". En février 1951 le " Djebel-Nador " fut retiré du service et transféré par l'État à la Compagnie Fraissinet qui le rebaptisa " Vridi ".


affichette compagnie navigation mixte

Le 11 mars 1951, sous une pluie diluvienne, était lancé aux Forges et Chantiers de la Méditerranée à La Seyne-sur-Mer, le nouvel " El- Djezaïr " en remplacement du premier, incendié en mai 1944 dans l'étang de Thau. Ce navire était attribué par le ministère de la Marine marchande et destiné aux lignes Marseille-Alger et Marseille-Tunis. Le déluge marquant le jour de son lancement fit dire à un journaliste maritime facétieux en opposition avec le " Kairouan " surnommé " le paquebot d'une nuit " que l'" El-Djezaïr " était " le paquebot d'une pluie ". La particularité dominante de ce paquebot était l'emplacement des compartiments machine et chaufferie situés à l'arrière du navire ; disposition qui dégageait les parties centrale et avant à l'usage des passagers et des marchandises. C'était un paquebot d'une jauge brute de 7642 tonneaux pour un port en lourd de 2 175 tonnes. Il pouvait transporter 821 passagers. Mais l'" EI-Djezaïr " était malheureusement ce que l'on appelle un " loup ", un navire loupé. Malgré sa silhouette moderne et son allure puissante, ses qualités nautiques étaient douteuses. L'erreur venait de l'emplacement de la machine située tout à fait à l'arrière et de superstructures trop importantes et trop lourdes. Pour pouvoir compenser le poids de la machine il fut nécessaire, au moment des études, d'augmenter la longueur du navire d'une dizaine de mètres.

De curieuses qualités nautiques

Les chantiers navals, qui ont prévu le manque de stabilité de l'" El-Djezaïr " à cause aussi d'un pont supérieur trop important, diminuent le poids dans les hauts en construisant tout le rouf du pont des embarcations en alliage léger à base d'aluminium, l'AG 5. Lors de la construction, les plaques du rouf se dilatent tellement au soleil, qu'il faut attendre la nuit pour placer les rivets dans les trous enfin en face les uns des autres. Les bossoirs d'embarcation très hauts et très lourds augmentent ce poids et lors des premières sorties on sera obligé de rajouter quelques tonnes de lest sous forme de gueuses de fonte au fond du navire. Malgré cela, par mauvais temps avec mer à l'arrière, l'" El-Djezaïr " roule bord sur bord. Mais il roule doucement, se penche, s'immobilise, donnant l'impression qu'il va se redresser puis, après un temps d'arrêt, à la surprise générale, il s'incline davantage, prenant une gîte inquiétante à laquelle succède, soudain, un rappel violent.

Avec les machines à l'arrière, le navire allège à plus de quatre mètres de différence de tirant d'eau à l'avant et il doit naviguer avec les cuves à vin pleines d'eau, ainsi que les ballasts à mazout de l'avant. Cela tend à casser le paquebot par le milieu (d'où l'obligation de couper le navire sur trois ponts avec joints glissants). Malgré cela, la quille se cassera et il y aura des amorces de coupures aux sabords et aux portes des roufs. Au tangage, avec les paquets de mer, les joints sont bruyants et laissent passer l'eau. Plusieurs accidents auront lieu sur l'" El- Djezaïr ": un marin sera blessé lors d'un rappel brusque d'un coup de roulis: l'accident a lieu lors d'une traversée Alger-Marseille par gros temps d'est-sud-est. Le navire fait route vers Dragonera (îles Baléares) et il roule fortement. Il vient de se coucher sur bâbord, lorsqu'une vague énorme et imprévisible vient le prendre par tribord arrière et accentue la gîte aux environs de 35° à 40° sur bâbord. Le bâtiment reste dans cette position pendant quelques secondes. Avant qu'il ne se redresse, presque toutes les vitres du pont-promenade des deuxièmes classes à l'arrière volent en miettes (verre Sécurit) et l'eau s'engouffre sur le pont, dans le hall des secondes classes et dans le grand escalier de la salle à manger " touriste ". C'est au moment où la gîte atteint 40° que le matelot Sanchez, déséquilibré, traverse la passerelle en vol plané pour aller heurter violemment de la tête le chadburn bâbord. L'" El-Djezaïr " sera dérouté sur Barcelone où Sanchez, qui a une fracture du crâne, sera hospitalisé. L'accident le plus important a lieu par une tempête d'est, est-sud-est à nord-est: le paquebot entre en grande vitesse dans une lame. Tout le gaillard s'affaisse; deux épontilles de la teugue sont cisaillées et deux autres épontilles flambées (pliées), les échelles d'accès au pont sont enfoncées, les descentes des passagers écrasées. Tout l'avant, cale et faux pont, est noyé, l'inondation sème la panique parmi les passagers de quatrième classe qu'il faudra reloger à l'arrière. Heureusement, il n'y aura jamais d'accidents mortels, mais le navire a une stabilité si précaire que le plus gros souci du commandant par temps calme est l'accostage, car il suffit que les passagers envahissent le pont-promenade du côté du quai, afin d'être les premiers à quitter le navire, pour que celui-ci prenne de la gîte, risquant d'écraser ses embarcations contre une grue ou un portique. Il faut donc empêcher les passagers de se masser côté quai pour éviter une catastrophe.

En plus du fait de l'utilisation des ballasts à mazout, il est difficile de garder le bâtiment droit en cours de voyage et à l'entrée au port. Le slogan du navire est: " Sur l'" El-Djezaïr ", on a la gîte et le couvert... ". Une des causes de cette anomalie est le mauvais cloisonnement longitudinal de certains ballasts à eau distillée situés sous le local frigorifique en plein milieu du navire. Le renforcement de ce cloisonnement pendant l'arrêt de garantie atténuera ce phénomène surtout à quai car auparavant, le bâtiment était très sensible aux déplacements de poids dans les hauts. Les marins naviguant à bord le surnomment " le pétrolier de luxe ", à cause de sa machine à l'arrière.

Commandant Claude Roudière

Le bureau Veritas exigea alors les joints glissants et ce, d'autant plus que la Compagnie avait demandé une portière pour passer les automobiles entre le spardeck 4 et le spardeck 3 (ce qui est contraire au règlement), dans le but de faire débarquer les voitures par les passagers eux-mêmes. Ce fut une première expérience de " car-ferry " qui ne put jamais fonctionner car les ports d'Alger et de Marseille n'avaient pas la même hauteur de quai et ne s'entendirent jamais pour en construire un à la bonne dimension.

***

Par beau temps, l'" El-Djezaïr " fut un navire très confortable et ses installations intérieures furent particulièrement appréciées par ses passagers. Son voyage inaugural eut lieu le 27 juin 1952 sur la ligne MarseilleAlger-Oran.

En janvier 1952 eurent lieu des émeutes en Tunisie : l'État envoya des troupes sur le " Kairouan ", le " Djebel- Dira " et en Algérie sur le " Marigot ", le " Campana ", le " Sidi-Ferruch " et " Sidi-Okba ".

Trois mois avant la mise en service de l'" El-Djezaïr " en mars 1952, le " Kairouan " entrait au bassin pour recevoir de nouvelles hélices à quatre pales, construites par les Fonderies du Sud-Est.

Le 14 mai 1952 eurent lieu des incidents sanglants à Orléansville. Dès le 1er novembre 1954, attentats, attaques, sabotages se multiplièrent dans toute l'Algérie.

Les principaux foyers de rébellion étaient en Kabylie et dans l'Aurès. Ce fut le début d'une guerre qui dura huit ans.

Le 13 octobre 1952 le " Kairouan " talonnait à Tunis, faussant une de ses hélices neuves. Il continua ses voyages jusqu'à ses réparations prévues en novembre.

En avril 1954, le " Djebel-Aurès " qui effectuait la ligne Tunis, Bône, Philippeville fut vendu aux Italiens pour servir de citerne d'eau douce dans le port de Gênes et son frère, le " Djebel-Amour ", fut vendu à l'Italie pour y être démoli au mois de mars 1955.

Le 3 janvier 1954 le " Kairouan " arriva à La Seyne-sur-Mer pour d'importantes modifications, le pont du gaillard d'avant fut prolongé jusqu'au fronton du château afin d'obtenir un espace couvert supplémentaire pour les passagers de quatrième classe. De plus, le pont-promenade fut étendu jusqu'à la poupe. Le " Kairouan " reprit son service au mois de mars.

Toujours en mars 1954, le " Présidentde-Cazalet " inaugura la nouvelle ligne Port-Vendres, Palma de Majorque, Alger.

1955 -1956

Le 17 mars 1955, le " Président-deCazalet " inaugurait la ligne Port- Vendres, Palma de Majorque, Alger, et du 10 novembre 1955 au 19 décembre de la même année, il remplaça l'" El- Djezaïr " qui fut affrété par la Compagnie Générale Transatlantique en remplacement du " Ville-de-Tunis ", victime d'une explosion de chaufferie.

Malgré les événements d'Algérie, à la fin de l'année 1955, la situation financière de la Compagnie de Navigation Mixte, à peu près restaurée, était devenue remarquablement aisée comme avant la guerre. Les résultats de la Compagnie pour l'année 1955 pouvaient être résumés en une formule frappante : 365 000 passagers, 365 000 tonnes de fret en 365 jours. Les navires avaient accompli dans l'année 515 009 milles marins, les équipages avaient effectué 33 492 heures de veille du mousse au capitaine. Le chef d'office avait lavé sur un paquebot 350 000 assiettes en un an tandis que l'écrivain avait imprimé 20 000 menus. 576 voyages avaient été effectués par les navires. Plus de 63 000 tonnes de mazout, 4 300 tonnes de diesel-oil avaient été consommés pour le fonctionnement des 80 000 chevaux des machines.

Le personnel naviguant de la Compagnie était composé de 130 officiers et 650 marins. L'" EI-Djezaïr " entrait alors dans l'actualité avec le départ de Jacques Soustelle à son bord le 2 février 1956.

L'adieu d'Alger à Jacques Soustelle

" Debout dans sa voiture, le gouverneur, légèrement crispé, dissimule avec peine son émotion. Il salue des deux mains ces gens qui l'acclament et qui sont venus de partout. Les balcons d'Alger sont garnis de grappes humaines. Mille, dix mille poitrines scandent sans arrêt: " Soustelle avec nous! Soustelle avec nous! ". Des bouquets de violettes tombent des fenêtres, lancés en direction de l'épouse du gouverneur qui ne peut retenir ses larmes. La foule est de plus en plus compacte. Elle est de tous âges et de toutes conditions. La voiture du gouverneur et celle de sa suite avancent maintenant avec peine, la chaussée est envahie. Sans cesse les slogans reprennent, enthousiastes: " Soustelle avec nous! Algérie française! ", auxquels répondent en écho des cris hostiles: " Catroux à la mer! ", " Catroux au musée! ", " Mendès dans l'Aurès! ", " À bas les liquidateurs! ". La réputation du général Catroux n'est plus à faire à Alger. Depuis l'indépendance de la Tunisie, les Pieds-Noirs accolent à son nom l'étiquette de bradeur. S'il avait fallu convaincre les derniers hésitants d'Alger, la nomination de Catroux s'en est chargée. Sa venue valorise encore plus Jacques Soustelle. Par comparaison cet homme, qui n'a pas été " franchement mauvais ", devient excellent. D'un seul coup, les Pieds-Noirs redisent que le gouvernement français projette de les liquider; sinon pourquoi remplacerait-il un gouverneur qui leur est favorable par un ministre résident qui ne le sera jamais? Mais revenons sur le passage du cortège, arrêté une première fois au carrefour Richelieu, une deuxième fois à celui des Facultés. La foule se presse autour des voitures et des milliers de voix crient: " Ne partez pas! ", " Nous voulons rester Français! ". Les femmes des larmes aux yeux agitent des bouquets, les enfants des petits drapeaux. L'émotion est maintenant à son comble. Sur les trottoirs, c'est la bousculade. Appuyé à un balcon, un grand mutilé, la poitrine couverte de décorations, est au garde-à-vous. Soustelle aperçoit le vétéran et le salue. C'est une véritable explosion d'applaudissements. La marée humaine envahit le plateau des Glières et déferle sur le boulevard Carnot. Sur l'esplanade, les détachements des trois armes qui doivent rendre les honneurs ont formé le carré sous le commandement du colonel Thomazo, le fameux " nez de cuir ". Il y a là, la musique de la garnison, le drapeau et deux compagnies de tirailleurs, l'étendard et un escadron de blindés de reconnaissance du lez Spahis, le drapeau et une compagnie de l'École des fusiliers-marins, le drapeau, la fanfare et une compagnie de la 5' Région aérienne. Les représentants des anciens combattants des deux guerres, parmi lesquels de nombreux musulmans et les grands invalides ont pris place sur le terre-plein. Quant aux élus, ils sont perdus dans l'ano?
nymat de la foule. Il y a belle lurette que tous les rangs officiels ont été rompus. Et cette foule grossit d'instant en instant. Des étudiants, brandissant des drapeaux et des banderoles tricolores, arrivent au pas de course, la " Marseillaise " éclate, reprise en chœur par l'assistance; puis les cris fusent à nouveau: " Catroux aux vieillards! ", " Guy Mollet à la mer! ", " Soustelle avec nous! ". Devant la pression des manifestants qui affluent, le service d'ordre ferme les grilles de la gare maritime. Elles sont aussitôt escaladées. Les CRS apparaissent, accueillis par une volée de quolibets. Mais devant leur réaction bonne enfant, les railleurs changent de tactique et ils applaudissent. Se déroule alors un fait extraordinaire: comme il descend de sa voiture pour saluer la délégation officielle, Jacques Soustelle est littéralement enlevé par la foule. Il disparaît dans une vague humaine, submergé sous les effusions. On le dégage avec peine tandis que la " Marseillaise " de la " Nouba " des tirailleurs est couverte par les " Restez Soustelle! " qui sont de plus en plus violents. La pression du peuple est telle que le dernier gouverneur d'Algérie doit se hisser sur une automitrailleuse pour s'échapper. Ils sont plus de 100000 Algérois déchaînés autour du char. Les généraux Lorillot, Frandon et l'amiral Auboyneau l'y rejoignent. De cette tribune improvisée, il dit alors son au revoir à la population. Celle-ci brusquement s'est tue aux alentours tandis qu'un formidable murmure descend de la ville vers le port.


Le départ d'Alger de Jacques Soustelle le 2 février 1956 (coll. part.).
Le départ d'Alger de Jacques Soustelle le 2 février 1956 (coll. part.).

" Mes amis, écoutez-moi! Si vous voulez que je continue à défendre l'Algérie, il faut que je rentre en métropole. Il convient donc que je parte dignement pour poursuivre mon action. Demeurez dans la dignité et le calme. Je vous remercie des marques de sympathie et d'estime que vous me témoignez. " Vive la France! Vive l'Algérie! ". La foule hurle: " Restez Soustelle! " agrémentés bientôt de: " Soustelle au pouvoir! ", " Vive l'Armée! ". C'est alors un des moments les plus émouvants qu'ait connu cette grande ville ivre de passions, que fut l'Alger des Pieds-Noirs. La foule, d'un même cœur, a entrepris de chanter la vieille complainte scoute: " Ce n'est qu'un au revoir mes frères ". Un grand frisson passe. Mais le blindé sur lequel Soustelle a pris place n'avance pas d'un pouce. Le chauffeur déclenche en vain sa sirène; des jeunes gens se sont couchés devant les roues du véhicule. Des spahis à cheval les piétinent pour qu'ils se relèvent et que l'automitrailleuse puisse avancer d'un ou deux mètres. La " Marseillaise " retentit à nouveau, accompagnée de cris mille fois répétés: " Ne partez pas! ", " Au palais! ", " Soustelle au pouvoir! " " La marée humaine tente alors d'éloigner le gouverneur de la gare maritime, l'escorte de spahis intervient et dans un habile rodéo dégage le véhicule, mais des étudiants bloquent l'entrée avec une passerelle. Des gardiens de la paix l'enlèvent. Elle est remise en place. Finalement, le dernier point d'appui cède sous la poussée conjuguée des CRS, des gardiens de la paix et des tirailleurs ".

"C'est aussitôt la ruée vers le quai et les terrasses de la gare maritime de la Mixte. L'" El-Djezaïr " attend son dernier passager, Jacques Soustelle. Mais le pire c'est qu'il y a une très forte tempête de Nord Ouest et que le navire tient à peine à quai, jouant sur ses amarres que les Pieds-Noirs veulent couper. D'ailleurs, les remorqueurs ont refusé toute assistance pour l'appareillage et la passerelle d'embarquement, suspendue à la grue, ne peut être amarrée à bord.

Les passagers ont embarqué par les portières de cales en sautant au passage. Finalement, entouré de policiers, à moitié porté, Soustelle arrive sur le quai, mais les portières sont fermées. Il doit monter sur la terrasse par une petite échelle de fer, poussé et hissé à main d'homme et, dès qu'il a mis les pieds sur le planchon d'embarquement la grue hisse celui-ci afin que le gouverneur puisse échapper à la meute hurlante. Jacques Soustelle, décomposé, affolé, dès qu'il voit l'extrémité du planchon s'approcher du pont des embarcations, se jette entre deux canots au risque de retomber sur le quai et de se tuer.
Il est heureusement saisi au passage par le chef-mécanicien Navarre. "

" Un rayon de soleil éclaire les boulevards, les rampes, les maisons. Des milliers de mouchoirs et d'écharpes s'agitent comme un vol de colombes au-dessus de la foule. L'instant est pathétique, indescriptible. Mme Soustelle et le gouverneur apparaissent à la poupe de l'" El-Djezaïr " pour un ultime salut. Les gens pleurent. Le paquebot largue enfin sa dernière amarre avec une heure de retard sur l'horaire prévu. Il est 13h30, quand il file vers la passe, escorté de remorqueurs et de chalutiers battant grand pavois. La batterie de l'Amirauté tire la salve réglementaire. La musique de la garnison joue encore la " Marche consulaire " et c'est une dernière fois, repris par des milliers de voix, " Ce n'est qu'un au revoir mes frères ".
Sur les boulevards du Front de Mer, les banderoles frémissent dans un vent de tempête. Tous les drapeaux ont été mis en berne. À bord de l'" El-Djezaïr ", Soustelle, bouleversé, rédige à la hâte un message à la population: " Vous m'avez apporté ce matin, à ma femme et à moi-même, un témoignage inoubliable de confiance et d'affection. Nous l'avons reçu avec une émotion profonde, amis connus ou inconnus. Pour ce qui me concerne, je sais que cet hommage s'adressait moins à ma personne qu'à l'action que j'ai menée et à l'esprit qui l'a animée. Je n'oublierai pas l'éclatante approbation que le peuple d'Alger a manifestée. Que tous maintenant, s'efforcent, comme je le souhaite ardemment, de travailler à l'union fraternelle de tous les Algériens. Merci encore une fois. Vive l'Algérie française! ". Désormais, dans tout ce qu'il

Le départ d'Alger de Jacques Soustelle le 2 février 1956 (coll. part.).
va entreprendre, Jacques Soustelle restera conditionné par l'adieu d'Alger. "
" Le commandant Vanier effectue une sortie " en avant toute! " en catastrophe, mais dès la sortie du port, l'" El-Djezaïr " pique dans les lames et rapidement la vitesse tombe à 5 noeuds afin d'éviter la casse. Les escorteurs prévus font demi-tour aussitôt, mangés par la mer et les avions font à peine un passage. Après quoi, d'Alger, l'" El-Djezaïr " fait route sur le Cap Palos pour ensuite faire toutes les baies de la côte d'Espagne et du Golfe du Lion jusqu'à Marseille où il arrivera vers 7 heures du matin le 4 février, c'est-à-dire avec presque 24 heures de retard sur une traversée de 20 heures; record absolu de retard de l'" El-Djezaïr " durant toute sa carrière. Mais là, j'ai vérifié que le meilleur remède contre le mal de mer est encore une grande peur. En effet, alors que la salle à manger est vide de passagers pour le déjeuner, le gouverneur général Soustelle, enfin détendu, rassuré, heureux, a déjeuné à la table du commandant Vanier et a même fêté son anniversaire avec un magnifique gâteau orné de bougies, alors que son attaché militaire, un marin de l'aéronavale, lui, n'a pas fait surface ".
(Le gouverneur fumait même dans la timonerie (NDLA) d'abominables cigares qui, en collaboration avec la tempête, incommodaient fort l'homme de barre, Adrien Bernadac, mon père).

D'après les témoignages de Jean Taousson, François Le Bourdais et Claude Roudière.

L'hiver 1955-1956 fut terrible et tous les navires de la Compagnie eurent à braver ses rigueurs. Certains bâtiments eurent, au mois de février, à supporter une charge de glace de plus de 100 tonnes.

Un temps sibérien

" Le 30 janvier 1956 (Jean Roeck), le " Tell ", commandant Soubira, de retour de Tunis, trouve un temps maniable jusqu'au sud de Porquerolles. Soudain vers midi, un vent de secteur nord- ouest de force 10 minimum se lève et oblige le navire à rester à la cape tribord amures sans possibilité de remonter au vent: barre toute à droite, il reste cap à l'ouest et dérive sur bâbord, route fond vers le cap San Sébastian ". Ce temps est épouvantable, c'est le même que décrira le commandant Le Sourdais: " entre moins 16° et moins 18°, les paquets de mer qui gèlent instantanément sur le pont du navire ".

" En raison de la présence du gouvernail suspendu (Jean Roeck), le commandant Soubira refuse, très judicieusement, de virer vent arrière. Après plus de 24 heures à la cape, à peu près à mi-chemin entre Marseille et le cap San Sébastian, lors d'une accalmie, le navire vient sur tribord, franchit le lit du vent et se trouve à la cape bâbord amures, cap au nord, route fond vers le nord-est, et peut gagner la rade de Marseille. Malheureusement, un cheval en stalle, embarqué sur le pont à l'arrière du château ne pourra résister au froid malgré les soins qui lui seront prodigués ".

Dans la nuit du 2 au 3 février 1956 sur la passerelle du " Président-de-Cazalet ", il fait entre 16 et 18 degrés au- dessous de zéro. Le commandant Le Bourdais dirige le navire: " Steamfog (brume d'évaporation) toute la nuit, (François Le Bourdais), car la mer est encore à 12° au-dessus de zéro et la température extérieure est à moins 18°. La neige semble sortir de la mer et se mêle à celle qui tombe du ciel. Tout cela avec les paquets de mer projetés sur le " Cazalet " et qui gèlent aussitôt. Nous sommes transformés en navire polaire. Tous nos instruments de navigation sont tombés en panne les uns après les autres. Le radar en premier, le gyrocompas ensuite. Le compas magnétique et le liquide de la commande de la barre doivent geler à moins 20°... Mais cela, je ne l'ai pas dit à l'équipage qui ne paraît pas trop rassuré. Plus de gonio, ni de sondeur. La veille, dans l'après-midi, la Compagnie m'a prévenu que la passe de Port- Vendres est impraticable. Je m'approche quand même pour tenter de rentrer sans rien voir, mais je suis obligé de faire demi- tour. Toute la nuit, nous nous propulserons à l'estime et à allure réduite entre le cap de Creus (Espagne) et Sète. Je ne pourrai rentrer dans le port qu'au petit jour en profitant d'une accalmie de mistral qui souffle à 70 noeuds ".


Février 1956, le fronton de la passerelle du " Président-de-Cazalet ".
Février 1956, le fronton de la passerelle du " Président-de-Cazalet ".
Certains navires eurent à supporter une accumulation de glace de mer évaluée à plus de 100 tonnes (photo Sanchez, coll. auteur).

Malgré la violence des perturbations atmosphériques du mois de février, il est intéressant de noter qu'en dehors de quelques retards sur l'horaire, aucune avarie grave ne fut enregistrée à bord des navires de la Compagnie.

On avait cependant constaté des phénomènes météorologiques exceptionnels pour le bassin méditerranéen, en particulier des rafales de mistral atteignant jusqu'à 165 km/h, une accumulation de glace de mer d'un poids total évalué à 100 tonnes sur les superstructures de certains navires, l'apparition du " steamfog " ou brouillard de vapeur, provoqué par la différence de température entre la surface de l'eau et l'air ambiant.

Les conditions des passagers de troisième classe et des hommes de troupe sur les courriers furent extrêmement pénibles, le mauvais temps et le froid intense s'ajoutaient aux autres misères dues à l'attente, à l'appréhension, à l'entassement et surtout au mal de mer sur des navires surchargés.

Erwan Bergot, dans son excellent ouvrage intitulé La guerre des appelés en Algérie, décrivait avec une grande vérité ces terribles voyages dans le texte ci-après

Transports de troupes par Erwan Bergot

" Il est 3 heures de l'après-midi (6 février 1956, température extérieure de -15 °C) et, déjà, la nuit s'installe. Une nuit épaisse et grasse, qui enrobe tout d'une sorte de coton angoissant. Maintenant, les deux mille hommes du renfort sont parqués sous les grands hangars de béton, pleins de bruits, de courants d'air et de silhouettes agitées. A l'autre bout, fermant l'horizon, la coque noire du paquebot. Frileux, résignés, les hommes se sont assis à l'endroit où on les a arrêtés, les uns sur leur sac de marin, les autres sur leurs valises, d'autres directement sur le sol. Certains fument en silence, d'autres bavardent à mi-voix. Ils ne sont ni tristes, ni gais, ils attendent. L'attente constitue l'essentiel de leur vie de migrants en uniforme. Certains ont déjà une semaine de voyage, depuis l'Allemagne en passant par les dépôts de Versailles ou de Clignancourt, d'autres ont traversé la France, en diagonale depuis Rennes, en long depuis Lille. Le froid, la fatigue, l'inconfort ont fait de tous une immense cohorte de garçons apathiques et hagards. Comme des naufragés ou des déracinés, ils n'ont plus qu'un seul recours, leurs gradés, eux- mêmes ballottés d'un bureau à l'autre, d'un panneau à l'autre, d'une porte à l'autre. Le haut-parleur couine, gronde, crachote: " Les détachements A, B et C, rassemblement devant les passerelles correspondantes ". Les 2000 soldats se relèvent en même temps. Cris, bousculade, affolement, énervement de ceux qui ont perdu une pièce de leur équipement, agacement des traînards que l'on malmène, injures de ceux auxquels on marche sur les pieds: vu d'en haut, on dirait une foule furieuse se débattant, avançant ou refluant au gré des obstacles, avec parfois des vagues de fond qui drainent des centaines de dos en kaki dans une direction pour se déplacer ensuite vers une autre. Et, au-dessus de tout, les commandements glapis par les gradés presque aphones à force de crier. Maintenant, les hommes défilent, lentement, le long des passerelles de bois, annonçant au passage leur nom que pointe avec application un sous-officier. Puis, ils pénètrent sous la voûte sombre de la porte découpée au flanc de la coque. Ils sont accueillis par un gendarme en treillis, l'oeil sévère sous le képi et par un steward marseillais en salopette dont le rôle consiste à empêcher les passagers de s'égailler dans les coursives qui ne leur sont pas dévolues et qui sont, du reste, closes d'une chaîne cadenassée.

Guidées par leurs gradés, les colonnes caracolent au long des escaliers, au milieu des cris et des jurons, du carillon des bidons cognés aux parois ou au dérapage des godillots sur les degrés de fer. Elles s'enfoncent toujours plus profondément, vers les entrailles du navire, à la suite des flèches indiquant la lettre correspondant au détachement. S'il y avait des boiseries à l'entrée de la passerelle, il y a déjà quelques ponts qu'elles ont laissé la place à la tôle, enduite d'une peinture blanche et brillante, qui sent fort l'iode et le mazout. Quelques ampoules, jaunâtres, abritées derrière une grille en fer, dispensent juste assez de lumière pour signaler les obstacles, raccords de paroi, seuils des portes étanches, faisceaux de tuyauteries aux teintes vives qui serpentent au ras des têtes. " On y est! ". Le cri, dix fois repris et répété parvient aux queues des colonnes, encore empêtrées à mi-descente des escaliers. Certains soldats soupirent, soulagés, d'autres serrent les dents, déjà sensibles au roulis qui se manifeste même à quai, agressés par l'odeur de renfermé qui monte des cales, et entament leur combat intérieur contre le mal de mer. Les compartiments réservés aux soldats sont des espaces vastes et carrés, bas de plafond, parsemés d'une forêt de poteaux verticaux auxquels sont amarrés des hamacs, en couches superposées. À l'entrée, chaque gradé répartit ses hommes de travée en travée. Après une seconde d'hésitation, ces derniers avancent, mal à l'aise. Cette caverne poisseuse aux résonances de cuve, aux relents aigres, vestiges des humanités qui s'y sont entassées, leur donne l'impression d'avoir atteint le fond de désespoir. Quelques soldats effondrés jettent d'un air découragé leur sac marin sous un hamac, s'y laissent tomber et, prenant leur tête dans leurs mains, éclatent en sanglots. Discrets et gênés par cette détresse, leurs voisins s'affairent, feignant de ne rien remarquer. Certains, plus accessibles à la pitié, embouchent leur harmonica. Ailleurs, des enragés installent déjà une valise entre deux couchettes et rameutent leurs partenaires d'une partie de poker ou de belote commencée depuis des jours. Des romantiques s'isolent pour rédiger à la hâte une lettre ou une carte postale. Dans un coin, honteux, les premiers malades commencent à vomir. La chaleur monte, provoquée par l'entassement et le manque d'aération. Elle réveille des odeurs assoupies, lourdes de crasse et de transpiration. Au-dessus, quelque part, l'eau clapote, estompant le ronronnement des moteurs, loin à l'arrière... Ces 2000 hommes continuent à défiler dans les coursives, visages falots et inexpressifs, anonymes, vagues, compactes de silhouettes courbées sous le fardeau, progressant en crabes empêtrés dans leurs bagages... Il est presque minuit. Il pourrait tout aussi bien être 6 heures du matin. Le temps semble suspendu depuis que le navire a quitté le port. Il y a eu un semblant d'animation lorsque les soldats, massés en grappes sur les ponts supérieurs, ont regardé défiler les jetées et, quelques instants plus tard, le château d'If, noyé de brouillard. Vaincus par le froid, le vent et, pour beaucoup, par le mal de mer, ils se sont lassés, à la tombée de la nuit, tous pratiquement avaient rallié leur cale, son obscurité de tombeau, ses odeurs puissantes... Le paquebot est secoué comme une vulgaire barque. Sous les coups répétés des courtes vagues très creusées, il ahane et peine, escaladant une muraille pour retomber, lourdement, de l'autre côté. De temps à autre, les machines s'emballent lorsque les hélices brassent le vide. Alors le bâtiment vibre, une longue pulsation métallique court tout au long de la coque, comme une longue plainte. Cela dure une demi- seconde peut-être, puis la poupe écrase l'eau, avec une sourde détonation qui blesse les tympans. Dans la cale, les hommes sont effondrés, dans un désordre qui évoque une déroute. À 6 heures, quelques braves ont tenté l'aventure d'aller, en longues colonnes piétinantes, jusqu'à la cambuse pour y chercher leur repas. Brusquement saisis au coeur par l'odeur de friture émanant des fourneaux, un bon tiers a renoncé en cours de trajet. Les autres ont tenu jusqu'à leur couchette, en prenant l'élémentaire précaution de ne pas regarder le contenu du plateau. Mais assis, ils se sont découragés devant les haricots baignant dans la confiture, la viande enrobée de yaourt, le tout engoncé d'une pellicule de graisse figée et blanchâtre. Résignés, beaucoup ont repoussé leur plateau sous leur couchette et, depuis, le désastre se consomme "

(avec l'aimable autorisation de Mme Janine Balland-Bergot).

Dans le cadre des mesures prises pour renforcer les effectifs militaires en Algérie, tous les paquebots de la Compagnie assurèrent pendant la période d'hiver et de printemps d'importants transports de troupes.

À cette occasion, le port d'Oran reçut les paquebots " Kairouan " et " Djebel- Dira " qui effectuèrent ainsi leur première escale dans ce port qu'ils ne fréquentaient pas habituellement. Pendant l'année 1956, les navires de la Compagnie transportèrent 455 000 tonnes de marchandises et 482 000 passagers.

(À suivre)