-LES TAGARINS
SOUVENIRS D'ENFANCE

Texte : Christian Gualde
Sur site le 1-2-2008

42 Ko
retour
 

Je vous avais raconté il y a quelques années les Tagarins. L'envie de tapoter sur mon clavier pour vous parler de mon enfance à Alger s'est de nouveau manifestée.

Nous habitions donc les Tagarins au 67 de l'avenue maréchal de Bourmont. Si la maison était petite, la cour en contrepartie était grande. Enfant j'avais des talents de bâtisseurs et bon nombre de cabanes se sont montées et se sont défaites au grès du moment. Le figuier qui me servait de support (s'il existe encore) doit en porter les stigmates. La cabane se transformait alors en " saloon ", et avec mes cousins, nous devenions Hopalong Cassidy, Kit Carson ou Cisco Kid, les héros télé du moment. Quelques mois plus tard, événements obligent, une nouvelle cabane devenait le poste de commandement d'une compagnie de parachutistes.

Je me souviens de mon premier jour d'école, en octobre 1954. Madame Monnet, l'institutrice de la maternelle, occupait une classe au rez-de-chaussée de l'école des filles. Ce matin là nous étions réunis avec nos mamans dans le hall d'entrée et beaucoup d'enfants pleuraient. Les séparations s'annonçaient délicates. Madame Buono, la concierge, savait trouver les mots et les gestes pour rassurer tous ces bambins. Pensant que l'école ne durerait qu'une demi-journée, j'abordais cette matinée avec sérénité. Inutile de vous dire que l'après-midi ma mère a eu beaucoup de difficulté pour me convaincre de retourner en classe.

L'école de garçons que nous avions rejointe l'année suivante était bordée de ficus dont les minuscules fruits verts tombés au sol craquaient sous nos semelles. Les récréations étaient bruyantes ; le brouhaha s'arrêtait net dès que la cloche retentissait. Madame Colombani, la concierge, avait cédé sa place à madame Munoz, l'âge de la retraite ayant sonné. Madame Munoz, fait assez rare à l'époque, possédait un poste de télévision. Amie de mes parents, elle me recevait avec beaucoup de gentillesse. Passionné par le Moyen-âge je suivais quasi religieusement, le mercredi soir, les aventures d' Ivanhoé. Pour rien au monde je n'aurais manqué ce rendez-vous hebdomadaire. Par punition mon père m'avait privé une fois de mon feuilleton favori. Je m'en souviens encore. L'été, madame Munoz ouvrait l'école à quelques privilégiés. Nous jouions à l'instituteur dans de vraies classes. De pouvoir entrer dans les salles en toute impunité, de grimper sur l'estrade et de se servir du grand tableau noir nous donnait l'impression de violer un lieu sacré.

Le catéchisme tenait une place aussi importante que l'école au sein de notre communauté. Nous craignions le curé autant que l'instituteur. L'église Sainte Croix se trouvait en face de l'ancien palais du Dey d'Alger au pied des fortifications de la Casbah. Après trois longues années d'apprentissage nous devenions de véritables petits saints et pour clôturer cet enseignement nous faisions solennellement notre communion. Commençait alors la pénible corvée des visites. Ma mère, fière de trimbaler sa progéniture, me faisait faire le tour de la famille et des amis. Des Tagarins en passant par Bab el Oued et Kouba les kilomètres s'amoncelaient. Jusqu'à l'instituteur qu'il ne fallait surtout pas oublier. La procession à Notre Dame d'Afrique qui réunissait tous les communiants d'Alger était célébrée avec éclat. Des jonchés de fleurs tapissaient le sol. Le silence qui planait au-dessus du cimetière de Saint Eugène était interrompu par les cantiques et par le carillon de la basilique qui égrenait régulièrement l'Ave Maria.

Ma grand-mère paternelle habitait l'Agha, rue Drouet d'Erlon. Quelquefois le jeudi, j'allais y passer la journée. Levés très tôt nous descendions, mon père et moi par la rue du Fort l'Empereur et le chemin Pouyanne. Des territoriaux en poste rue Abbé- de-L'Epé, nous regardaient avec étonnement, les passants étant peu nombreux à cette heure matinale. Arrivés à hauteur du tunnel des facultés il nous fallait traverser la place Lyautey pour emprunter le passage souterrain occupé par quelques boutiques et qui menait rue Warnier. Au milieu de ce passage je me regardais, hilare, dans deux glaces déformantes ; dans l'une je paraissais petit et gros dans l'autre filiforme. L'appartement de ma grand-mère, minuscule, donnait sur une cour sombre. Pourtant malgré le manque de soleil elle arrivait à faire pousser sur ses fenêtres quelques graines ramassées au hasard de nos promenades. Le programme du matin commençait invariablement par le marchand de journaux rue Sadi Carnot. Le présentoir de petits illustrés était alléchant et j'hésitais entre Buck Jones, Akim, Tex Tone ou Batler Briton…

Nous remontions ensuite la rue Drouet d'Erlon pour nous rendre au marché Clauzel sans oublier de saluer au passage monsieur et madame Palmarini, propriétaires d'un commerce de vins et spiritueux. Les marchands à grands cris vantaient la qualité de leurs produits. Je me rappelle de quelques commerçants du marché : monsieur Miliani le fleuriste, qui étalait ses bouquets à l'angle de la rue Drouet d'Erlon et de la rue Clauzel, monsieur Vinçent le boucher et monsieur Lévy le fromager.

Les promenades de l'après midi étaient variées. La plus classique nous emmenait parc de Galland. Dans les bassins d'agrément tapissés de nénuphars j'essayais vainement d'attraper de minuscules poissons. Vers le haut du jardin un singe irascible, dans sa cage, se défoulait en aspergeant, avec l'eau de sa gamelle, les passants. Tous les gamins d'alors doivent se souvenir de Coco le perroquet. Nous manifestions joyeusement notre satisfaction quand nous arrivions à force de persévérance, à extirper de ses entrailles un guttural " cacahuètes à Coco ". Un peu plus loin, des matelots en herbes faisaient voguer sur un bassin des petits voiliers. D'autres bateaux en tôle pliée et à moteur à ressort suscitaient mon admiration et mon envie. L'entrée haute du parc se trouvait sur le boulevard du Télemely. Passé les portes, une maison au style néo-mauresque abritait l'intéressant musée Stéphane Gsell, musée consacré aux antiquités romaines et aux arts musulmans. Le musée Franchet d'Espérey était tout aussi passionnant. Installé dans l'ancien palais du Dey d'Alger non loin des Tagarins il retraçait l'histoire de la conquête de l'Algérie et de l'armée d'Afrique. Dans les nombreuses salles qui entouraient le patio, on pouvait admirer en particulier, différents mannequins en uniforme, la " casquette du père Bugeaud " et une superbe maquette de la ville d'Alger avant 1830 (j'ai eu le plaisir de retrouver cette dernière aux Invalides à Paris).

Une de mes tante résidait au Champ de Manœuvre, chemin Fontaine Bleue, en face des Groupes Laïques. De temps en temps nous poussions notre promenade jusque là, en remontant la rue Sadi Carnot. Sur le grand bassin aux pieds des HBM, un capitaine au long court coiffé d'une casquette de marin, embarquait sur un véritable bateau d'intrépides moussaillons. Je faisais souvent partie de ce périple et je partais rêveur, rejoindre sur les " flots " le professeur Aronax et le capitaine Némo. Un train miniature m'emmenait, tassé au milieu d'autres petits voyageurs, vers le Foyer Civique. Un manège était installé en permanence boulevard Charles Lutaud. Il fallait se précipiter pour embarquer dans le véhicule convoité avant que d'autres enfants ne se l'approprient. Pour ma part, allez savoir pourquoi, je préférais le chinois tirant son pousse-pousse.

Ma grand-mère qui connaissait la Casbah dans ses moindres recoins pour avoir passé son enfance quartier de la Marine, avait servi de guide à des amis métropolitains. Faisant fi des événements, nous avions circulé dans les petites rues aux odeurs d'épices et de cuisine, croisant au hasard des petits ânes aux flancs chargés de paniers. Comme sur les images de mon livre d'histoire, j'imaginais de féroces janissaires moustachus, dévalant les escaliers le cimeterre pendu au ceinturon.

D'autres fois les promenades étaient beaucoup plus longues. Après avoir pris l'autobus à la Grande Poste, nous descendions à la colonne Voirol pour rejoindre le bois de Boulogne et le pont d'Hydra. Du pont nous longions le bois pour descendre sur Birmandreis. Nous nous recueillions au passage devant un oratoire ; la madone nichée au fond d'une grotte avait dû exaucer passablement de vœux à la vue des ex-voto qui en tapissaient les parois.

Mais ce que je préférais le plus c'était l'après-midi au jardin d'essais. Merveilleux jardin créé dès le début de la conquête pour expérimenter des espèces nouvelles de végétaux susceptibles de s'acclimater dans ce pays. Découvrant la perspective des jardins de Versailles avec sa succession de bassins (vous allez me trouver chauvin) je me suis dit : " tiens, on dirait le jardin d'essais mais avec la mer en moins ". Des bougainvillées, des bambous, des chamérops, des tamariniers puisaient leur sève dans cette terre d'Algérie. Dans les canaux d'irrigation qui bordaient les allées je pêchais quelques têtards. Ramenés chez ma grand-mère et placés dans un aquarium quelques-uns arrivaient à survivre. Une énorme racine rappelant le monstre du Loch-Ness émergeait à la surface d'un petit étang tapis sous des frondaisons au fin fond du jardin. La promenade n'aurait pas été complète sans la visite du parc zoologique. Malgré ses modestes dimensions, toutes sortes d'animaux y avaient trouvé pension. Après avoir fait le pitre devant les chimpanzés grimaçants et s'être étonné devant la longévité des tortues géantes je grimpais sur un lion en pierre à la croupe polie par les culottes des générations d'enfants qui l'avaient chevauché.

Le jeudi soir il fallait penser au retour et remonter aux Tagarins. Mon père me récupérait sa journée terminée. Nous faisions alors un détour par la rue Messonnier pour déguster un beignet arabe qu'un pâtissier ventru, coincé entre le mur de sa boutique et son impressionnante poêle à frire, me tendait après l'avoir entouré dans un papier huileux.

D'autres jeudis nous descendions ma mère, mes sœurs et moi attendre mon père. Il travaillait chez un négociant en vins rue Beauregard au Hamma. Un immense portail derrière lequel se trouvaient les chais, barrait la rue sur toute sa largeur. Après avoir pris congé de ses collègues mon père nous rejoignait. Pour notre plus grand bonheur nous grimpions quelquefois dans le tout récent téléphérique qui reliait la rue de Lyon à Diar el Mahçoul. Nous survolions alors les toits, les terrasses et les jardins et nous pénétrions avec curiosité dans l'intimité des habitants. A Diar el Mahçoul la vue sur Alger était imprenable. Nous cherchions à apercevoir à l'autre extrémité de la colline l'immense eucalyptus et la maison des Tagarins.

En 1958 la société où travaillait mon père changea de raison sociale. Les bureaux furent transférés à Bab el Oued avenue Durando.

De Bab el Oued je garde le souvenir d'un Noël au Majestic organisé par " l'entraide des vins " sorte de comité d'entreprise regroupant plusieurs négoces de vins d'Alger. Le père Noël était descendu sur scène assis sur un trapèze. Après avoir distribué les cadeaux il nous embrassait chaleureusement. Les joues en carton et la barbe en coton du père Noël nous avaient laissés, mes sœurs et moi dubitatifs. Je garde aussi le souvenir d'une communion au dancing Padovani. La salle de bal, sur pilotis, surplombait l'étroite plage ou la jeunesse de Bab el Oued se retrouvait. Par jeux nous nous glissions au milieu des danseurs en évitant au maximum de se faire bousculer.

Ma mère comptait parmi ses amies quelques épouses de gendarmes. C'était l'époque, bien entendu, où leurs gardes mobiles de maris traquaient encore les agents du FLN. Les invitations s'échangeaient et bien souvent, le jeudi, nous passions l'après-midi à la caserne Milbert. Après les formalités d'usage, passé le porche, je me séparais de ma mère et j'allais rejoindre mes copains d'école. Nombreux étaient ceux qui venaient de métropole. A travers eux je découvrais l'Auvergne, la Bretagne, le Limousin ou la Provence…Nous avions une admiration débordante pour tous ces gens qui arrivaient de France et l'aura dont nous les enveloppions était exagérée. Nous l'avons constaté amèrement les années suivantes. Il faut tout de même saluer le courage de quelques gendarmes qui, au soir du 21 avril 1961, n'avaient pas hésité pour un drapeau, à mettre leur carrière en péril. D'avoir suspendu sur leur balcon les trois couleurs leur avaient valu des arrêts de rigueur et une mutation d'office en métropole.

Certains dimanches, nous descendions en famille à l'opéra. Je n'étais pas très friand de ce genre de spectacle, préférant de loin mes jeux de garçons. Comme à l'époque on ne demandait pas l'avis de ses enfants, je suivais sans rechigner. A l'affiche il y avait souvent Michèle Sully, France Prince ou Rudy Hirigoyen. Du balcon j'observais la salle qui peu à peu se remplissait. Une fois le rideau levé, les murmures s'estompaient rapidement. Les décors étaient grandioses et je m'imaginais au milieu des figurants. La séance terminée, nous nous retrouvions sur le parvis de l'opéra. La clarté était aveuglante, le contraste entre l'obscurité de la salle et l'extérieur étant saisissant. Des milliers d'oiseaux piaillaient sans discontinuer square Bresson. Je n'ai jamais retrouvé en France pareil concert.

L'été nous disposions de trois mois de vacances. Du premier juillet à fin septembre il fallait occuper tout ce petit monde. Mon oncle, grutier chez Charbonnac, me prenait de temps en temps avec lui. L'entrepôt était situé sur le môle à charbon. Embarqués dans la 4 CV il nous fallait montrer patte blanche pour passer les grilles qui clôturaient les quais. Après avoir bu un petit café au " foyer des dockers " mon oncle récupérait son camion grue. Pendant qu'il soulevait avec son engin des tonnes de matériaux, je déambulais sur les quais. Si à l'époque ces journées me paraissaient interminables je ne regrette pas, aujourd'hui, ces heures passées sur le port. De grandes compagnies comme Schiaffino ou Charles Le Borgne assuraient une grande partie du commerce maritime. J'observais le va et vient incessant des immenses grues qui déchargeaient les cales des cargos. Une fois les filets déposés au sol, les dockers s'empressaient de libérer les câbles. Souvent je laissais aller mon imagination et j'embarquais pour la France à bord de l'El Mansour, du Ville d'Alger, du Ville de Marseille, du Sidi Mabrouk ou du Kairouan…

Mon père, féru de bricolage, passait ses congés derrière son établi. Il prenait toutefois le temps certains jours de nous emmener à Watier ou à la Pointe Pescade. L'accès au bassin de l'amirauté fermé depuis plusieurs années était de nouveau accessible au public. Nous pouvions donc profiter de la jetée pour pêcher ou se baigner. Dans de lugubres casemates dormaient de vieux canons. Noyés dans la pénombre, ils semblaient toujours défier d'indésirables vaisseaux. Un peu plus loin, une plaque en marbre rappelait le supplice du père Le Vacher. Sombre période que l'on croyait à jamais révolue ou le Dey d'Alger avec un raffinement suprême, vous faisait périr attaché à la gueule d'un canon. Ma sœur qui savait nager n'hésitait pas à se baigner dans les eaux profondes du port. Moins téméraire, je préférais pêcher. Au -dessus de nous l'écrasante masse de la ville noyée dans une légère brume de chaleur nous dominait. Les blocs de la jeté étaient brûlants. Pour étancher notre soif mon père nous offrait un " Pepsi cola " au club de la police nationale dont le bar était installé dans un agréable cabanon. La journée à la Pointe Pescade était tout aussi appréciée. Nous montions dans l'autobus place du Gouvernement. Après avoir suivi le pittoresque boulevard Pitolet et dépassé les Deux Moulins, nous apercevions les fours de la cimenterie Lafarge. Arrivés à destination, d'étroits escaliers nous menaient à " Franco ", la plage populaire de la Pointe Pescade. Autour de nous les transistors passaient " t'aimer follement " ou " itsy bitsy petit bikini " les dernières chansons à la mode de Dalida. Le soir sur la place du village, un marchand ambulant préparait des frites croustillantes que nous ne manquions pas de réclamer avant de reprendre l'autobus.
Nous nous contentions de plaisirs simples. Partis à pieds des Tagarins, nous montions de temps en temps à El-Biar en fin d'après midi pour déguster quelques grillades. Après s'être attardés au jardin saint Raphaël nous longions l'avenue Georges Clémenceau. Un barbecue fumant installé sur le trottoir devant une brasserie vous mettait les papilles en éveil. Monsieur Miléta n'avait pas son pareil pour vous préparer de succulentes brochettes. Après s'être restauré, la position assise ne me convenant plus, je naviguais entre le " flipper " et la salle de billard où des passionnés, du bout de leur canne, taquinaient les boules. Nous redescendions à la nuit tombante. Sur le parcours nous nous enivrions du parfum des jasmins et des belles de nuit qui exhalaient toute leur senteur comme pour nous rappeler que nous vivions dans un pays merveilleux.

Histoire de faire une petite promenade, nous nous entassions quelquefois dans la 203 commerciale de mes cousins. Nous partions sans but bien précis. Le hasard nous emmenait souvent à Sidi Ferruch.

L'ambiance était bon enfant et nous traversions allègrement El-Biar, Chateauneuf et Chéragas. Une foule bigarrée occupait les moindres recoins de la forêt. Bigeard avait installé confortablement son " 3ème Régiment de Parachutistes Coloniaux " à l'ombre des pins parasols. De temps en temps quelques chants martiaux parvenaient jusqu'à nous et venaient supplanter celui des cigales. Bien plus modeste était la chanson des " éclaireurs de France " qui avaient choisi eux aussi ce petit paradis pour planter leurs tentes. Construit au beau milieu des bois, le Robinson, n'avait rien à envier aux guinguettes du bord de Marne. On ne peut pas bien sur parler de Sidi Ferruch sans évoquer le fameux vivier. Des montagnes de moules, de palourdes ou d'huîtres abondaient sur les étales des écaillés. J'ai retrouvé en 1979, lors d'un séjour à Alger, quelques vestiges du vivier noyés au milieu des constructions d'un ensemble de vacances. L'aéroport de Maison Blanche faisait aussi partie des promenades impromptues. Arrivés à destination nous grimpions sur le balcon qui dominait le tarmac de l'aéroport. Appuyé au bastingage, je regardais le trafic ininterrompu des avions. Des dizaines de passagers, tout auréolés d'un séjour en métropole, débarquaient des magnifiques Supers Constellations. La toute nouvelle Caravelle, fleuron de notre industrie aéronautique, faisait l'admiration du public.

Un de mes oncle avait passé son enfance et une grande partie de sa jeunesse à la Trappe de Staoueli. Il nous y emmenait de temps en temps. Pour rejoindre la plage il fallait s'engager sur un chemin de terre bordé de roseaux. Monsieur Borgeaud avait concédé à quelques-uns uns de ses employés de modestes cabanons. Je garde un souvenir inoubliable de ces journées passées au bord de la mer. En 1979 je suis retourné à la Trappe. Parlant du passé avec un vieil arabe croisé sur le chemin, ce dernier s'est mis à pleurer. Les larmes de cet homme résumaient à elles seules les liens étroits qui unissaient dans la vie les deux communautés.

Je passais évidemment la plus grande partie de mes vacances aux Tagarins. La rue Isabelle Eberhardt peu fréquentée par les automobiles était le terrain de jeux idéal pour les enfants du quartier. Avec mon copain Boualem nous passions de grands moments à surveiller les pièges à moineaux que nous calions sur les flancs du ravin de Fontaine Fraîche. Je repense avec effroi aux risques encourus pour préparer un ersatz de glu. Nous faisions fondre sur une lampe à alcool de vieilles semelles de crêpe mélangées à de la benzine. Au final, le résultat était rarement à la hauteur de nos espérances.

Les limites géographiques de nos allers et venues, fixées par l'autorité parentale, étaient clairement définies. Pas question de dépasser l'escalier qui, de la rue Isabelle Eberhardt vous permettait de rejoindre Fontaine Fraîche. Mais l'aventure était tentante et souvent nous descendions à la fontaine qui avait donné son nom au quartier.

Blottie au fond du vallon la source coulait en permanence à l'intérieur d'un petit marabout. Bien que préférant le " Crush " ou " l'Orangina " c'est avec un réel plaisir que je buvais cette eau glacée.
Mon arrière-grand-père paternel, puisatier de son métier, avait creusé dans les jardins de Fontaine Fraîche de nombreux puits. Ma grand-mère me racontait l'histoire tragique d'un ouvrier arabe, compagnon de labeur de mon arrière-grand-père, qui surpris par la brusque montée des eaux, était mort noyé au fond du trou.

A grand renfort de carrioles et de couffins, enfreignant une fois de plus les recommandations familiales, nous étions partis, Boualem et moi à Beaucheraye ramasser de l'argile. Une partie de ce quartier était en cet été 1961 en pleine effervescence. De sinistres " youyous ", à la nuit tombée, parvenaient jusqu'aux Tagarins. Les Arabes, ébahis par ce duo devenu malheureusement exceptionnel, nous regardaient passer. A Beaucheraye la colline était truffée de cavités creusées de mains d'hommes par des générations de potiers. Sur le chemin du retour, nous revenions triomphants, nos paniers remplis de terre glaise. Ce moment de bonheur fut de courte durée. Ma mère, inquiète d'une aussi longue absence, nous attendait de pied ferme à l'entrée de la maison.

Vers la mi-septembre ma mère commençait à nous parler de l'inévitable rentrée des classes. Pour acheter le nouveau tablier, le cartable ou la trousse en cuir à l'odeur bien caractéristique, il fallait, horreur, descendre en ville pour faire les magasins. Pour se rendre au centre ville, nous empruntions à pied l'avenue Maréchal de Lattre de Tassigny. A hauteur du Gouvernement Général nous prenions l'ascenseur qui de la rue Berthézène nous permettait d'atteindre directement la rue Tancrède. Je plaignais sincèrement le liftier qui à longueur de journée manœuvrait la cabine. A mon grand désespoir nous sillonnions tout l'après-midi la rue d'Isly. Sortis du " Bon Marché " nous entrions au " Monoprix " pour nous rendre ensuite chez le chapelier où ma mère m'achetait le ridicule béret que tout écolier se devait de porter. Des " Galeries de France " j'appréciais surtout le formidable rayon des jouets qui se trouvait à l'étage. Sur le trottoir, devant les Galeries, je regardais incrédule un nain qui vendait des billets de la " Loterie Nationale ". J'avais beaucoup de mal à imaginer que ce petit homme était en fait un adulte. Pour remonter aux Tagarins nous prenions le trolleybus rue Henri Martin à hauteur du magasin " le Petit Duc ". La ligne desservant le haut de la Casbah était très fréquentée par les Arabes. Le véhicule, surchargé, remontait avec beaucoup de difficultés les tournants Rovigo et le boulevard de la Victoire. Des effluves de parfums m'entêtaient. Avenue maréchal de Bourmont je descendais du trolleybus complètement groggy.
Je ne peux, bien évidemment, parler de mon enfance à Alger sans évoquer la guerre. En 1954 j'étais trop petit pour réaliser vraiment ce qui se passait. Au fil des mois les conversations entre adultes m'ont fait prendre conscience de la gravité de la situation. Il se racontait que des familles entières étaient assassinées, en pleine nuit, dans les fermes. Le soir j'avais beaucoup de mal pour trouver le sommeil.

Le FLN a ensuite décidé d'exporter son terrorisme dans les villes. J'apprenais avec angoisse que des bombes étaient placées aux arrêts de bus ou dans les lampadaires. La troupe était de plus en plus présente. Les rues et les trottoirs d'Alger se couvraient de kaki. Mes parents avaient énormément d'égards envers ces jeunes hommes un peu perdus qui avaient traversé la Méditerranée pour venir faire la guerre. Quelques uns d'entre eux ont séjourné à la maison. Je me souviens plus particulièrement d'un petit Breton qui, patient, m'aidait à monter mon " Meccano ". Jugeant l'eau peu digne de ces soldats, c'est à grande rasade de limonade, de bière, de " Selecto ", d'anisette ou de vin que mes parents abreuvaient leurs hôtes.

En juin 1958 un bonhomme, dont la rue réclamait la venue depuis plusieurs jours, était venu bras levés nous rassurer et nous dire avec beaucoup d'affection qu'il nous avait compris. Nous allions enfin pouvoir vivre en paix. En ces jours de liesse où Européens et Musulmans fraternisaient, le drapeau français prenait à mes yeux une dimension extraordinaire. A la nuit tombante une immense croix de Lorraine éclairait vivement l'esplanade du forum. Le dernier étage du Gouvernement Général s'illuminait des trois couleurs. Ces chaudes soirées de printemps où fanfares militaires et retraites aux flambeaux se succédaient avaient quelque chose de féerique, de mystique et d'envoûtant.

En mai 1959 l'espoir était encore permis. L'armée avait organisé aux Tagarins un gigantesque méchoui sur un terre-plein baptisé pour l'occasion " place du 13 mai ". Tous les habitants du quartier étaient présents. En septembre de cette même année j'ai entendu parler d'un certain discours où il était question d'autodétermination. Je ne comprenais pas le sens de ce mot mais il soulevait, chez mes parents, pas mal d'inquiétude. Je pressentais que le bonhomme qui nous avait si bien compris, ne nous avait en fin de compte jamais compris. S'en suivit la tragique journée du 24 janvier 1960 et le putsch d'avril 1961 où pendant quelques jours l'espoir était de nouveau au rendez-vous.

Puis Alger a sombré dans la folie. Aux attentats du FLN répondaient, inévitable rébellion, ceux de l'OAS. Le quartier fut en émoi quand un terroriste du FLN se débarrassa de sa grenade en la jetant dans l'épicerie où ma mère et ma tante, prétextant invariablement une course de dernière minute, allaient comme tous les soirs discuter. L'épicière et ma mère s'en tirèrent sans une égratignure. Ma tante fut blessée et évacuée. Beaucoup d'Arabes du quartier, gênés, venaient à la maison pour prendre des nouvelles. Ma mère, brave femme qui respirait la bonté, restait prostrée dans sa chambre. Le soutien psychologique n'était pas encore à la mode.

En mars 1962 le quartier de Bab el Oued dut subir une répression implacable et démesurée. Je revois cet avion T6 qui, pitoyable mission, allait en contrebas mitrailler les façades des immeubles de ce quartier meurtri où femmes et enfants se terraient dans les appartements. Jamais pareils moyens ne furent mis en œuvre au plus fort de la " bataille d'Alger ". La foule s'était rassemblée pacifiquement ce lundi 26 mars aux abords de la Grande Poste pour apporter son soutien aux habitants de Bab el Oued. En ce début d'après-midi mon père était parti des Tagarins pour rejoindre la manifestation. A hauteur de la bibliothèque nationale un CRS à qui il restait un brin d'humanité le supplia de rebrousser chemin. Quand on connaît la suite de cette sanglante journée, je pense que mon père doit peut être la vie à ce CRS.
Au sujet de la fusillade du 26 mars j'ai en ma possession le numéro 678 de Paris Match en date du 7 avril 1962. En page de couverture un lieutenant de tirailleurs supplie la foule " dispersez vous car nous avons ordre de tirer ". Page 29 des lecteurs répondent à l'appel lancé par Brigitte Bardot pour que des méthodes moins cruelles d'abattage soient appliquées aux animaux destinés à la boucherie. Les lecteurs trouvent le système d'abattage indigne de l'homme du 20ème siècle. Les morts de la rue d'Isly ont eu droit à beaucoup moins de considération.

A l'époque ou les " droits de l'homme " n'étaient pas le souci majeur des forces de l'ordre, les arrestations arbitraires devenaient pratique courante. Nous étions restées un soir plusieurs heures sans nouvelles de mon père. Pris dans une rafle à la sortie de son travail et embarqué avec d'autres passants dans un véhicule militaire, mon père fut interné plusieurs jours à Béni Messous. Les baraquements désertés par les fellaghas libérés gracieusement quelques semaines plus tôt étaient dans un état de saleté repoussant. Parti sans aucun linge de rechange et sans trousse de toilette mon père était rentré aux Tagarins dans un état lamentable.

Les derniers jours de l'Algérie française se sont envolés dans les volutes de fumée d'un camion d'essence qui, après avoir explosé, embrasa une partie du quartier des Tagarins.

Nous sommes restés en Algérie un an après l'indépendance. Nous avons vécu difficilement les bruyantes fêtes qui ont marqué cette célébration. Nous avons eu la chance de passer au travers des exactions d'un FLN conquérant. La guerre nous ayant privé de longues promenades, j'ai pu découvrir cette année là le grand littoral algérois : le Tombeau de la Chrétienne où un guide qui paraissait aussi vieux que le monument vous signalait d'un " tention la tête msious dames " les passages difficiles tout en agitant sa lampe à acétylène, Tipasa si chère à Camus, le Chenoua, Cherchel…

En juin 1963 nous sommes rentrés définitivement en France. J'ai connu comme bon nombre de Pieds noirs le racisme autorisé encouragé par le gouvernement et les médias de l'époque. J'avais beaucoup de mal à me reconnaître dans cette jeunesse insouciante qui heureusement pour elle n'avait pas connu la guerre. Les bonnes âmes, un peu par lâcheté, nous disaient qu'il était utopique de croire en l'Algérie française et qu'il était impossible de transformer, de par leur physique et leur religion, des Arabes en citoyens Français (de tels propos nous vaudraient actuellement les foudres de ces mêmes bonnes âmes).

Depuis les années ont passé et l'Algérie nous colle toujours à la peau. Il n'y aura que la mort qui, du tranchant de sa faux, coupera définitivement les cordages qui nous lient encore à ce pays.

A ma grand-mère qui m'a fait découvrir Alger. A mon copain Boualem parti trop tôt au paradis d'Allah.

Ecully le 24 décembre 2004
Christian GUALDE