Je vous avais raconté il y a quelques
années
les Tagarins. L'envie de tapoter sur mon clavier pour vous
parler de mon enfance à Alger s'est de nouveau manifestée.
Nous habitions donc les Tagarins au 67 de
l'avenue maréchal de Bourmont. Si la maison était petite,
la cour en contrepartie était grande. Enfant j'avais des talents
de bâtisseurs et bon nombre de cabanes se sont montées et
se sont défaites au grès du moment. Le figuier qui me servait
de support (s'il existe encore) doit en porter les stigmates. La cabane
se transformait alors en " saloon ", et avec mes cousins, nous
devenions Hopalong Cassidy, Kit Carson ou Cisco Kid, les héros
télé du moment. Quelques mois plus tard, événements
obligent, une nouvelle cabane devenait le poste de commandement d'une
compagnie de parachutistes.
Je me souviens de mon premier jour d'école, en octobre 1954. Madame
Monnet, l'institutrice de la maternelle, occupait une classe au rez-de-chaussée
de l'école des filles. Ce matin là nous étions réunis
avec nos mamans dans le hall d'entrée et beaucoup d'enfants pleuraient.
Les séparations s'annonçaient délicates. Madame Buono,
la concierge, savait trouver les mots et les gestes pour rassurer tous
ces bambins. Pensant que l'école ne durerait qu'une demi-journée,
j'abordais cette matinée avec sérénité. Inutile
de vous dire que l'après-midi ma mère a eu beaucoup de difficulté
pour me convaincre de retourner en classe.
L'école de garçons que nous avions rejointe l'année
suivante était bordée de ficus dont les minuscules fruits
verts tombés au sol craquaient sous nos semelles. Les récréations
étaient bruyantes ; le brouhaha s'arrêtait net dès
que la cloche retentissait. Madame Colombani, la concierge, avait cédé
sa place à madame Munoz, l'âge de la retraite ayant sonné.
Madame Munoz, fait assez rare à l'époque, possédait
un poste de télévision. Amie de mes parents, elle me recevait
avec beaucoup de gentillesse. Passionné par le Moyen-âge
je suivais quasi religieusement, le mercredi soir, les aventures d' Ivanhoé.
Pour rien au monde je n'aurais manqué ce rendez-vous hebdomadaire.
Par punition mon père m'avait privé une fois de mon feuilleton
favori. Je m'en souviens encore. L'été, madame Munoz ouvrait
l'école à quelques privilégiés. Nous jouions
à l'instituteur dans de vraies classes. De pouvoir entrer dans
les salles en toute impunité, de grimper sur l'estrade et de se
servir du grand tableau noir nous donnait l'impression de violer un lieu
sacré.
Le catéchisme tenait une place aussi importante que l'école
au sein de notre communauté. Nous craignions le curé autant
que l'instituteur. L'église
Sainte Croix se trouvait en face de l'ancien palais du Dey
d'Alger au pied des fortifications de la Casbah. Après trois longues
années d'apprentissage nous devenions de véritables petits
saints et pour clôturer cet enseignement nous faisions solennellement
notre communion. Commençait alors la pénible corvée
des visites. Ma mère, fière de trimbaler sa progéniture,
me faisait faire le tour de la famille et des amis. Des Tagarins en passant
par Bab el Oued et Kouba les kilomètres s'amoncelaient. Jusqu'à
l'instituteur qu'il ne fallait surtout pas oublier. La procession à
Notre Dame d'Afrique qui réunissait tous les communiants d'Alger
était célébrée avec éclat. Des jonchés
de fleurs tapissaient le sol. Le silence qui planait au-dessus du cimetière
de Saint
Eugène était interrompu par les cantiques et
par le carillon de la basilique qui égrenait régulièrement
l'Ave Maria.
Ma grand-mère paternelle habitait l'Agha, rue Drouet d'Erlon. Quelquefois
le jeudi, j'allais y passer la journée. Levés très
tôt nous descendions, mon père et moi par la rue du Fort
l'Empereur et le chemin Pouyanne. Des territoriaux en poste rue Abbé-
de-L'Epé, nous regardaient avec étonnement, les passants
étant peu nombreux à cette heure matinale. Arrivés
à hauteur du tunnel des facultés il nous fallait traverser
la place Lyautey pour emprunter le passage souterrain occupé par
quelques boutiques et qui menait rue Warnier. Au milieu de ce passage
je me regardais, hilare, dans deux glaces déformantes ; dans l'une
je paraissais petit et gros dans l'autre filiforme. L'appartement de ma
grand-mère, minuscule, donnait sur une cour sombre. Pourtant malgré
le manque de soleil elle arrivait à faire pousser sur ses fenêtres
quelques graines ramassées au hasard de nos promenades. Le programme
du matin commençait invariablement par le marchand de journaux
rue Sadi Carnot. Le présentoir de petits illustrés était
alléchant et j'hésitais entre Buck Jones, Akim, Tex Tone
ou Batler Briton
Nous remontions ensuite la rue Drouet d'Erlon pour nous rendre au
marché Clauzel sans oublier de saluer au passage monsieur
et madame Palmarini, propriétaires d'un commerce de vins et spiritueux.
Les marchands à grands cris vantaient la qualité de leurs
produits. Je me rappelle de quelques commerçants du marché
: monsieur Miliani le fleuriste, qui étalait ses bouquets à
l'angle de la rue Drouet d'Erlon et de la rue Clauzel, monsieur Vinçent
le boucher et monsieur Lévy le fromager.
Les promenades de l'après midi étaient variées. La
plus classique nous emmenait parc
de Galland. Dans les bassins d'agrément tapissés
de nénuphars j'essayais vainement d'attraper de minuscules poissons.
Vers le haut du jardin un singe irascible, dans sa cage, se défoulait
en aspergeant, avec l'eau de sa gamelle, les passants. Tous les gamins
d'alors doivent se souvenir de Coco le perroquet. Nous manifestions joyeusement
notre satisfaction quand nous arrivions à force de persévérance,
à extirper de ses entrailles un guttural " cacahuètes
à Coco ". Un peu plus loin, des matelots en herbes faisaient
voguer sur un bassin des petits voiliers. D'autres bateaux en tôle
pliée et à moteur à ressort suscitaient mon admiration
et mon envie. L'entrée haute du parc se trouvait sur le boulevard
du Télemely. Passé les portes, une maison au
style néo-mauresque abritait l'intéressant musée
Stéphane Gsell, musée consacré aux antiquités
romaines et aux arts musulmans. Le
musée Franchet d'Espérey était tout aussi
passionnant. Installé dans l'ancien palais du Dey d'Alger non loin
des Tagarins il retraçait l'histoire de la conquête de l'Algérie
et de l'armée d'Afrique. Dans les nombreuses salles qui entouraient
le patio, on pouvait admirer en particulier, différents mannequins
en uniforme, la " casquette du père Bugeaud " et une
superbe maquette de la ville d'Alger avant 1830 (j'ai eu le plaisir de
retrouver cette dernière aux Invalides à Paris).
Une de mes tante résidait au
Champ de Manuvre, chemin Fontaine Bleue, en face des
Groupes Laïques. De temps en temps nous poussions notre promenade
jusque là, en remontant la rue Sadi Carnot. Sur le grand bassin
aux pieds des HBM, un capitaine au long court coiffé d'une casquette
de marin, embarquait sur un véritable bateau d'intrépides
moussaillons. Je faisais souvent partie de ce périple et je partais
rêveur, rejoindre sur les " flots " le professeur Aronax
et le capitaine Némo. Un train miniature m'emmenait, tassé
au milieu d'autres petits voyageurs, vers le Foyer Civique. Un manège
était installé en permanence boulevard Charles Lutaud. Il
fallait se précipiter pour embarquer dans le véhicule convoité
avant que d'autres enfants ne se l'approprient. Pour ma part, allez savoir
pourquoi, je préférais le chinois tirant son pousse-pousse.
Ma grand-mère qui connaissait la Casbah dans ses moindres recoins
pour avoir passé son enfance quartier de la Marine, avait servi
de guide à des amis métropolitains. Faisant fi des événements,
nous avions circulé dans les petites rues aux odeurs d'épices
et de cuisine, croisant au hasard des petits ânes aux flancs chargés
de paniers. Comme sur les images de mon livre d'histoire, j'imaginais
de féroces janissaires moustachus, dévalant les escaliers
le cimeterre pendu au ceinturon.
D'autres fois les promenades étaient beaucoup plus longues. Après
avoir pris l'autobus à la Grande Poste, nous descendions à
la colonne Voirol pour rejoindre le bois de Boulogne et le pont d'Hydra.
Du pont nous longions le bois pour descendre sur Birmandreis. Nous nous
recueillions au passage devant un oratoire ; la madone nichée au
fond d'une grotte avait dû exaucer passablement de vux à
la vue des ex-voto qui en tapissaient les parois.
Mais ce que je préférais le plus c'était l'après-midi
au jardin
d'essais. Merveilleux jardin créé dès
le début de la conquête pour expérimenter des espèces
nouvelles de végétaux susceptibles de s'acclimater dans
ce pays. Découvrant la perspective des jardins de Versailles avec
sa succession de bassins (vous allez me trouver chauvin) je me suis dit
: " tiens, on dirait le jardin d'essais mais avec la mer en moins
". Des bougainvillées, des bambous, des chamérops,
des tamariniers puisaient leur sève dans cette terre d'Algérie.
Dans les canaux d'irrigation qui bordaient les allées je pêchais
quelques têtards. Ramenés chez ma grand-mère et placés
dans un aquarium quelques-uns arrivaient à survivre. Une énorme
racine rappelant le monstre du Loch-Ness émergeait à la
surface d'un petit étang tapis sous des frondaisons au fin fond
du jardin. La promenade n'aurait pas été complète
sans la visite du parc zoologique. Malgré ses modestes dimensions,
toutes sortes d'animaux y avaient trouvé pension. Après
avoir fait le pitre devant les chimpanzés grimaçants et
s'être étonné devant la longévité des
tortues géantes je grimpais sur un lion en pierre à la croupe
polie par les culottes des générations d'enfants qui l'avaient
chevauché.
Le jeudi soir il fallait penser au retour et remonter aux Tagarins. Mon
père me récupérait sa journée terminée.
Nous faisions alors un détour par la rue Messonnier pour déguster
un beignet arabe qu'un pâtissier ventru, coincé entre le
mur de sa boutique et son impressionnante poêle à frire,
me tendait après l'avoir entouré dans un papier huileux.
D'autres jeudis nous descendions ma mère, mes surs et moi
attendre mon père. Il travaillait chez un négociant en vins
rue Beauregard au Hamma.
Un immense portail derrière lequel se trouvaient les chais, barrait
la rue sur toute sa largeur. Après avoir pris congé de ses
collègues mon père nous rejoignait. Pour notre plus grand
bonheur nous grimpions quelquefois dans le tout récent téléphérique
qui reliait la rue de Lyon à
Diar el Mahçoul. Nous survolions alors les toits, les
terrasses et les jardins et nous pénétrions avec curiosité
dans l'intimité des habitants. A Diar el Mahçoul la vue
sur Alger était imprenable. Nous cherchions à apercevoir
à l'autre extrémité de la colline l'immense eucalyptus
et la maison des Tagarins.
En 1958 la société où travaillait mon père
changea de raison sociale. Les bureaux furent transférés
à Bab el Oued avenue Durando.
De Bab el Oued je garde le souvenir d'un Noël au
Majestic organisé par " l'entraide des vins "
sorte de comité d'entreprise regroupant plusieurs négoces
de vins d'Alger. Le père Noël était descendu sur scène
assis sur un trapèze. Après avoir distribué les cadeaux
il nous embrassait chaleureusement. Les joues en carton et la barbe en
coton du père Noël nous avaient laissés, mes surs
et moi dubitatifs. Je garde aussi le souvenir d'une communion au dancing
Padovani. La salle de bal, sur pilotis, surplombait l'étroite plage
ou la jeunesse de Bab el Oued se retrouvait. Par jeux nous nous glissions
au milieu des danseurs en évitant au maximum de se faire bousculer.
Ma mère comptait parmi ses amies quelques épouses de gendarmes.
C'était l'époque, bien entendu, où leurs gardes mobiles
de maris traquaient encore les agents du FLN. Les invitations s'échangeaient
et bien souvent, le jeudi, nous passions l'après-midi à
la caserne Milbert. Après les formalités d'usage, passé
le porche, je me séparais de ma mère et j'allais rejoindre
mes copains d'école. Nombreux étaient ceux qui venaient
de métropole. A travers eux je découvrais l'Auvergne, la
Bretagne, le Limousin ou la Provence
Nous avions une admiration débordante
pour tous ces gens qui arrivaient de France et l'aura dont nous les enveloppions
était exagérée. Nous l'avons constaté amèrement
les années suivantes. Il faut tout de même saluer le courage
de quelques gendarmes qui, au soir du 21 avril 1961, n'avaient pas hésité
pour un drapeau, à mettre leur carrière en péril.
D'avoir suspendu sur leur balcon les trois couleurs leur avaient valu
des arrêts de rigueur et une mutation d'office en métropole.
Certains dimanches, nous descendions en famille à l'opéra.
Je n'étais pas très friand de ce genre de spectacle, préférant
de loin mes jeux de garçons. Comme à l'époque on
ne demandait pas l'avis de ses enfants, je suivais sans rechigner. A l'affiche
il y avait souvent Michèle Sully, France Prince ou Rudy Hirigoyen.
Du balcon j'observais la salle qui peu à peu se remplissait. Une
fois le rideau levé, les murmures s'estompaient rapidement. Les
décors étaient grandioses et je m'imaginais au milieu des
figurants. La séance terminée, nous nous retrouvions sur
le parvis de l'opéra. La clarté était aveuglante,
le contraste entre l'obscurité de la salle et l'extérieur
étant saisissant. Des milliers d'oiseaux piaillaient sans discontinuer
square Bresson. Je n'ai jamais retrouvé en France pareil concert.
L'été nous disposions de trois mois de vacances. Du premier
juillet à fin septembre il fallait occuper tout ce petit monde.
Mon oncle, grutier chez Charbonnac, me prenait de temps en temps avec
lui. L'entrepôt était situé sur le môle à
charbon. Embarqués dans la 4 CV il nous fallait montrer patte blanche
pour passer les grilles qui clôturaient les quais. Après
avoir bu un petit café au " foyer des dockers " mon oncle
récupérait son camion grue. Pendant qu'il soulevait avec
son engin des tonnes de matériaux, je déambulais sur les
quais. Si à l'époque ces journées me paraissaient
interminables je ne regrette pas, aujourd'hui, ces heures passées
sur le port. De grandes compagnies comme Schiaffino ou Charles Le Borgne
assuraient une grande partie du commerce maritime. J'observais le va et
vient incessant des immenses grues qui déchargeaient les cales
des cargos. Une fois les filets déposés au sol, les dockers
s'empressaient de libérer les câbles. Souvent je laissais
aller mon imagination et j'embarquais pour la France à
bord de l'El Mansour, du Ville d'Alger, du Ville de Marseille,
du Sidi Mabrouk ou du Kairouan
Mon père, féru de bricolage, passait ses congés derrière
son établi. Il prenait toutefois le temps certains jours de nous
emmener à Watier ou à la
Pointe Pescade. L'accès au bassin de l'amirauté
fermé depuis plusieurs années était de nouveau accessible
au public. Nous pouvions donc profiter de la jetée pour pêcher
ou se baigner. Dans de lugubres casemates dormaient de vieux canons. Noyés
dans la pénombre, ils semblaient toujours défier d'indésirables
vaisseaux. Un peu plus loin, une plaque en marbre rappelait le supplice
du père Le Vacher. Sombre période que l'on croyait à
jamais révolue ou le Dey d'Alger avec un raffinement suprême,
vous faisait périr attaché à la gueule d'un canon.
Ma sur qui savait nager n'hésitait pas à se baigner
dans les eaux profondes du port. Moins téméraire, je préférais
pêcher. Au -dessus de nous l'écrasante masse de la ville
noyée dans une légère brume de chaleur nous dominait.
Les blocs de la jeté étaient brûlants. Pour étancher
notre soif mon père nous offrait un " Pepsi cola " au
club de la police nationale dont le bar était installé dans
un agréable cabanon. La journée à la Pointe Pescade
était tout aussi appréciée. Nous montions dans l'autobus
place du Gouvernement. Après avoir suivi le pittoresque boulevard
Pitolet et dépassé les Deux Moulins, nous apercevions les
fours de la cimenterie Lafarge. Arrivés à destination, d'étroits
escaliers nous menaient à " Franco ", la plage populaire
de la Pointe Pescade. Autour de nous les transistors passaient "
t'aimer follement " ou " itsy bitsy petit bikini " les
dernières chansons à la mode de Dalida. Le soir sur la place
du village, un marchand ambulant préparait des frites croustillantes
que nous ne manquions pas de réclamer avant de reprendre l'autobus.
Nous nous contentions de plaisirs simples. Partis à pieds des Tagarins,
nous montions de temps en temps à El-Biar en fin d'après
midi pour déguster quelques grillades. Après s'être
attardés au jardin saint Raphaël nous longions l'avenue
Georges Clémenceau. Un barbecue fumant installé
sur le trottoir devant une brasserie vous mettait les papilles en éveil.
Monsieur Miléta n'avait pas son pareil pour vous préparer
de succulentes brochettes. Après s'être restauré,
la position assise ne me convenant plus, je naviguais entre le "
flipper " et la salle de billard où des passionnés,
du bout de leur canne, taquinaient les boules. Nous redescendions à
la nuit tombante. Sur le parcours nous nous enivrions du parfum des jasmins
et des belles de nuit qui exhalaient toute leur senteur comme pour nous
rappeler que nous vivions dans un pays merveilleux.
Histoire de faire une petite promenade, nous nous entassions quelquefois
dans la 203 commerciale de mes cousins. Nous partions sans but bien précis.
Le hasard nous emmenait souvent à Sidi Ferruch.
L'ambiance était bon enfant et nous traversions allègrement
El-Biar, Chateauneuf et Chéragas.
Une foule bigarrée occupait les moindres recoins de la forêt.
Bigeard avait installé confortablement son " 3ème Régiment
de Parachutistes Coloniaux " à l'ombre des pins parasols.
De temps en temps quelques chants martiaux parvenaient jusqu'à
nous et venaient supplanter celui des cigales. Bien plus modeste était
la chanson des " éclaireurs de France " qui avaient choisi
eux aussi ce petit paradis pour planter leurs tentes. Construit au beau
milieu des bois, le Robinson, n'avait rien à envier aux guinguettes
du bord de Marne. On ne peut pas bien sur parler de Sidi Ferruch sans
évoquer le fameux vivier. Des montagnes de moules, de palourdes
ou d'huîtres abondaient sur les étales des écaillés.
J'ai retrouvé en 1979, lors d'un séjour à Alger,
quelques vestiges du vivier noyés au milieu des constructions d'un
ensemble de vacances. L'aéroport
de Maison Blanche faisait aussi partie des promenades impromptues.
Arrivés à destination nous grimpions sur le balcon qui dominait
le tarmac de l'aéroport. Appuyé au bastingage, je regardais
le trafic ininterrompu des avions. Des dizaines de passagers, tout auréolés
d'un séjour en métropole, débarquaient des magnifiques
Supers Constellations. La toute nouvelle Caravelle, fleuron de notre industrie
aéronautique, faisait l'admiration du public.
Un de mes oncle avait passé son enfance et une grande partie de
sa jeunesse à la Trappe de Staoueli.
Il nous y emmenait de temps en temps. Pour rejoindre la plage il fallait
s'engager sur un chemin de terre bordé de roseaux. Monsieur Borgeaud
avait concédé à quelques-uns uns de ses employés
de modestes cabanons. Je garde un souvenir inoubliable de ces journées
passées au bord de la mer. En 1979 je suis retourné à
la Trappe. Parlant du passé avec un vieil arabe croisé sur
le chemin, ce dernier s'est mis à pleurer. Les larmes de cet homme
résumaient à elles seules les liens étroits qui unissaient
dans la vie les deux communautés.
Je passais évidemment la plus grande partie de mes vacances aux
Tagarins. La rue Isabelle Eberhardt peu fréquentée par les
automobiles était le terrain de jeux idéal pour les enfants
du quartier. Avec mon copain Boualem nous passions de grands moments à
surveiller les pièges à moineaux que nous calions sur les
flancs du ravin de Fontaine Fraîche. Je repense avec effroi aux
risques encourus pour préparer un ersatz de glu. Nous faisions
fondre sur une lampe à alcool de vieilles semelles de crêpe
mélangées à de la benzine. Au final, le résultat
était rarement à la hauteur de nos espérances.
Les limites géographiques de nos allers et venues, fixées
par l'autorité parentale, étaient clairement définies.
Pas question de dépasser l'escalier qui, de la rue Isabelle Eberhardt
vous permettait de rejoindre Fontaine Fraîche. Mais l'aventure était
tentante et souvent nous descendions à la fontaine qui avait donné
son nom au quartier.
Blottie au fond du vallon la source coulait en permanence à l'intérieur
d'un petit marabout. Bien que préférant le " Crush
" ou " l'Orangina " c'est avec un réel plaisir que
je buvais cette eau glacée.
Mon arrière-grand-père paternel, puisatier de son métier,
avait creusé dans les jardins de Fontaine Fraîche de nombreux
puits. Ma grand-mère me racontait l'histoire tragique d'un ouvrier
arabe, compagnon de labeur de mon arrière-grand-père, qui
surpris par la brusque montée des eaux, était mort noyé
au fond du trou.
A grand renfort de carrioles et de couffins, enfreignant une fois de plus
les recommandations familiales, nous étions partis, Boualem et
moi à Beaucheraye ramasser de l'argile. Une partie de ce quartier
était en cet été 1961 en pleine effervescence. De
sinistres " youyous ", à la nuit tombée, parvenaient
jusqu'aux Tagarins. Les Arabes, ébahis par ce duo devenu malheureusement
exceptionnel, nous regardaient passer. A Beaucheraye la colline était
truffée de cavités creusées de mains d'hommes par
des générations de potiers. Sur le chemin du retour, nous
revenions triomphants, nos paniers remplis de terre glaise. Ce moment
de bonheur fut de courte durée. Ma mère, inquiète
d'une aussi longue absence, nous attendait de pied ferme à l'entrée
de la maison.
Vers la mi-septembre ma mère commençait à nous parler
de l'inévitable rentrée des classes. Pour acheter le nouveau
tablier, le cartable ou la trousse en cuir à l'odeur bien caractéristique,
il fallait, horreur, descendre en ville pour faire les magasins. Pour
se rendre au centre ville, nous empruntions à pied l'avenue Maréchal
de Lattre de Tassigny. A hauteur du Gouvernement Général
nous prenions l'ascenseur qui de la rue Berthézène nous
permettait d'atteindre directement la rue Tancrède. Je plaignais
sincèrement le liftier qui à longueur de journée
manuvrait la cabine. A mon grand désespoir nous sillonnions
tout l'après-midi la rue d'Isly. Sortis du " Bon Marché
" nous entrions au " Monoprix " pour nous rendre ensuite
chez le chapelier où ma mère m'achetait le ridicule béret
que tout écolier se devait de porter. Des " Galeries de France
" j'appréciais surtout le formidable rayon des jouets qui
se trouvait à l'étage. Sur le trottoir, devant les Galeries,
je regardais incrédule un nain qui vendait des billets de la "
Loterie Nationale ". J'avais beaucoup de mal à imaginer que
ce petit homme était en fait un adulte. Pour remonter aux Tagarins
nous prenions le trolleybus rue Henri Martin à hauteur du magasin
" le Petit Duc ". La ligne desservant le haut de la Casbah était
très fréquentée par les Arabes. Le véhicule,
surchargé, remontait avec beaucoup de difficultés les tournants
Rovigo et le boulevard de la Victoire. Des effluves de parfums m'entêtaient.
Avenue maréchal de Bourmont je descendais du trolleybus complètement
groggy.
Je ne peux, bien évidemment, parler de mon enfance à Alger
sans évoquer la guerre. En 1954 j'étais trop petit pour
réaliser vraiment ce qui se passait. Au fil des mois les conversations
entre adultes m'ont fait prendre conscience de la gravité de la
situation. Il se racontait que des familles entières étaient
assassinées, en pleine nuit, dans les fermes. Le soir j'avais beaucoup
de mal pour trouver le sommeil.
Le FLN a ensuite décidé d'exporter son terrorisme dans les
villes. J'apprenais avec angoisse que des bombes étaient placées
aux arrêts de bus ou dans les lampadaires. La troupe était
de plus en plus présente. Les rues et les trottoirs d'Alger se
couvraient de kaki. Mes parents avaient énormément d'égards
envers ces jeunes hommes un peu perdus qui avaient traversé la
Méditerranée pour venir faire la guerre. Quelques uns d'entre
eux ont séjourné à la maison. Je me souviens plus
particulièrement d'un petit Breton qui, patient, m'aidait à
monter mon " Meccano ". Jugeant l'eau peu digne de ces soldats,
c'est à grande rasade de limonade, de bière, de " Selecto
", d'anisette ou de vin que mes parents abreuvaient leurs hôtes.
En juin 1958 un bonhomme, dont la rue réclamait la venue depuis
plusieurs jours, était venu bras levés nous rassurer et
nous dire avec beaucoup d'affection qu'il nous avait compris. Nous allions
enfin pouvoir vivre en paix. En ces jours de liesse où Européens
et Musulmans fraternisaient, le drapeau français prenait à
mes yeux une dimension extraordinaire. A la nuit tombante une immense
croix de Lorraine éclairait vivement l'esplanade du forum. Le dernier
étage du Gouvernement Général s'illuminait des trois
couleurs. Ces chaudes soirées de printemps où fanfares militaires
et retraites aux flambeaux se succédaient avaient quelque chose
de féerique, de mystique et d'envoûtant.
En mai 1959 l'espoir était encore permis. L'armée avait
organisé aux Tagarins un gigantesque méchoui sur un terre-plein
baptisé pour l'occasion " place du 13 mai ". Tous les
habitants du quartier étaient présents. En septembre de
cette même année j'ai entendu parler d'un certain discours
où il était question d'autodétermination. Je ne comprenais
pas le sens de ce mot mais il soulevait, chez mes parents, pas mal d'inquiétude.
Je pressentais que le bonhomme qui nous avait si bien compris, ne nous
avait en fin de compte jamais compris. S'en suivit la tragique journée
du 24 janvier 1960 et le putsch d'avril 1961 où pendant quelques
jours l'espoir était de nouveau au rendez-vous.
Puis Alger a sombré dans la folie. Aux attentats du FLN répondaient,
inévitable rébellion, ceux de l'OAS. Le quartier fut en
émoi quand un terroriste du FLN se débarrassa de sa grenade
en la jetant dans l'épicerie où ma mère et ma tante,
prétextant invariablement une course de dernière minute,
allaient comme tous les soirs discuter. L'épicière et ma
mère s'en tirèrent sans une égratignure. Ma tante
fut blessée et évacuée. Beaucoup d'Arabes du quartier,
gênés, venaient à la maison pour prendre des nouvelles.
Ma mère, brave femme qui respirait la bonté, restait prostrée
dans sa chambre. Le soutien psychologique n'était pas encore à
la mode.
En mars 1962 le quartier de Bab el Oued dut subir une répression
implacable et démesurée. Je revois cet avion T6 qui, pitoyable
mission, allait en contrebas mitrailler les façades des immeubles
de ce quartier meurtri où femmes et enfants se terraient dans les
appartements. Jamais pareils moyens ne furent mis en uvre au plus
fort de la " bataille d'Alger ". La foule s'était rassemblée
pacifiquement ce lundi 26 mars aux abords de la Grande Poste pour apporter
son soutien aux habitants de Bab el Oued. En ce début d'après-midi
mon père était parti des Tagarins pour rejoindre la manifestation.
A hauteur de la bibliothèque nationale un CRS à qui il restait
un brin d'humanité le supplia de rebrousser chemin. Quand on connaît
la suite de cette sanglante journée, je pense que mon père
doit peut être la vie à ce CRS.
Au sujet de la fusillade du 26 mars j'ai en ma possession le numéro
678 de Paris Match en date du 7 avril 1962. En page de couverture un lieutenant
de tirailleurs supplie la foule " dispersez vous car nous avons ordre
de tirer ". Page 29 des lecteurs répondent à l'appel
lancé par Brigitte Bardot pour que des méthodes moins cruelles
d'abattage soient appliquées aux animaux destinés à
la boucherie. Les lecteurs trouvent le système d'abattage indigne
de l'homme du 20ème siècle. Les morts de la rue d'Isly ont
eu droit à beaucoup moins de considération.
A l'époque ou les " droits de l'homme " n'étaient
pas le souci majeur des forces de l'ordre, les arrestations arbitraires
devenaient pratique courante. Nous étions restées un soir
plusieurs heures sans nouvelles de mon père. Pris dans une rafle
à la sortie de son travail et embarqué avec d'autres passants
dans un véhicule militaire, mon père fut interné
plusieurs jours à Béni Messous. Les baraquements désertés
par les fellaghas libérés gracieusement quelques semaines
plus tôt étaient dans un état de saleté repoussant.
Parti sans aucun linge de rechange et sans trousse de toilette mon père
était rentré aux Tagarins dans un état lamentable.
Les derniers jours de l'Algérie française se sont envolés
dans les volutes de fumée d'un camion
d'essence qui, après avoir explosé, embrasa une
partie du quartier des Tagarins.
Nous sommes restés en Algérie un an après l'indépendance.
Nous avons vécu difficilement les bruyantes fêtes qui ont
marqué cette célébration. Nous avons eu la chance
de passer au travers des exactions d'un FLN conquérant. La guerre
nous ayant privé de longues promenades, j'ai pu découvrir
cette année là le grand littoral algérois : le
Tombeau de la Chrétienne où un guide qui paraissait
aussi vieux que le monument vous signalait d'un " tention la tête
msious dames " les passages difficiles tout en agitant sa lampe à
acétylène, Tipasa si chère à Camus, le Chenoua,
Cherchel
En juin 1963 nous sommes rentrés définitivement en France.
J'ai connu comme bon nombre de Pieds noirs le racisme autorisé
encouragé par le gouvernement et les médias de l'époque.
J'avais beaucoup de mal à me reconnaître dans cette jeunesse
insouciante qui heureusement pour elle n'avait pas connu la guerre. Les
bonnes âmes, un peu par lâcheté, nous disaient qu'il
était utopique de croire en l'Algérie française et
qu'il était impossible de transformer, de par leur physique et
leur religion, des Arabes en citoyens Français (de tels propos
nous vaudraient actuellement les foudres de ces mêmes bonnes âmes).
Depuis les années ont passé et l'Algérie nous colle
toujours à la peau. Il n'y aura que la mort qui, du tranchant de
sa faux, coupera définitivement les cordages qui nous lient encore
à ce pays.
A ma grand-mère qui m'a fait découvrir Alger. A mon copain
Boualem parti trop tôt au paradis d'Allah.
Ecully le 24 décembre 2004
Christian GUALDE
|