LA PRESSE EN ALGERIE -
Ernest Mallebay, journaliste algérien
par Georges-Pierre Hourant

Extrait de la revue du Cercle algérianiste, n°132 , décembre 2010 avec l'autorisation de la direction de la revue "l'Algérianiste"
sur site : janvier 2015

150 Ko
retour
 

Ernest Mallebay, journaliste algérien
par Georges-Pierre Hourant

Ernest Mallebay en 1888(coll. auteur).
Ernest Mallebay en 1888(coll. auteur).

Qui se souvient encore d'Ernest Mallebay, le fondateur, en 1888, de la Revue algérienne, devenue ensuite Les Annales africaines, et auteur, en 1938, de Cinquante ans de journalisme? De lui, Fernand Arnaudiès écrivait: " Un grand monsieur. Un caractère. Une volonté ", et de son livre: " Un extraordinaire retour dans le passé, un vaste reportage, une quête inouïe dans les réserves algéroises, à l'époque héroïque " (Les citations de Fernand Arnaudiès sont tirées de l'algérianiste n° 31 (septembre 1985) et n°2 (mars 1978); celle de G. Laffly du Figaro-Magazine du 27 juin 1987.). Georges Laffly ne disait pas autre chose : " Ernest Mallebay... tous les talents, toutes les aventures, toute l'histoire de la colonie. Il a résumé son expérience dans un livre précieux, irremplaçable ". Ce " livre irremplaçable " vient d'être réédité ( Mémoire de Notre Temps (trois volumes, 2008). Sauf indication contraire, toutes nos citations sont empruntées à ce livre.) ; voilà l'occasion de faire revivre ce " grand monsieur ", et de faire, avec lui, un " extraordinaire retour " dans notre passé.

De la Corrèze à Blida

Celui qui devait faire de l'Algérie sa vraie patrie n'en était pas originaire. C'est en Corrèze qu'il était né, en 1857, sous le Second Empire, dans la pittoresque ville d'Uzerche. Il est le dernier d'une famille de sept enfants, chiffre qui n'a rien d'exceptionnel à l'époque, surtout dans les milieux modestes: son père est un petit tailleur, fier de son métier et travailleur. Il perd sa mère à trois ans, et se révèle un enfant indiscipliné, un " franc mauvais sujet "; il gardera plus tard une certaine méfiance vis-à-vis de l'autorité, mais aussi de la haine pour l'injustice et, dans les batailles d'enfants comme d'adultes, on le trouvera toujours du côté du plus faible. De 5 à 11 ans, en l'absence d'école laïque, il est élève des frères de la Doctrine chrétienne, mais il ne supporte pas leur " cruelle tyrannie ". Si bien que son père doit le leur retirer pour l'inscrire au collège de Tulle, la grande ville voisine, où il s'établit aussi. Mais le jeune garçon reste un vrai garnement, chapardeur de fruits dans les vergers des environs, amoureux de l'école buissonnière, et plus volontiers abonné au " piquet ", comme on disait alors, qu'au " tableau d'honneur ". Il finit par être renvoyé pour avoir joué un tour pendable à son professeur de mathématiques, ceci à l'âge de 15 ans. Par chance, on lui trouve une sinécure de clerc chez un riche et débonnaire avoué sans clients, et il dévore les livres de sa bibliothèque qui contient plus de romans que d'ouvrages de droit.

A 20 ans, il est recruté comme maître d'étude au collège de Brive, l'autre grande ville du département: c'est le terne métier de " petit chose ", décrit à la même époque par Alphonse Daudet, mais il l'exerce avec talent et esprit d'innovation. Deux ans plus tard, il se marie avec la fille d'un cheminot de Brive, une " très belle femme ", mais dont la jalousie maladive rend sa vie intenable, au point qu'il pense qu'il vaut mieux pour eux " changer d'air ". Il demande alors une mutation, et en 1880, il est nommé avec avancement professeur d'histoire... au collège de Blida (Il s'agit alors d'un modeste bâtiment place de 1'Eglise; le nouveau collège communal de garçons sera construit rue Bizot en 1883; nationalisé en 1922, il deviendra le lycée Duveyrier en 1956.).

De l'enseignement au journalisme

Ce métropolitain est tout de suite ébloui par l'Algérie française: à Blida, on se croirait dans une jolie sous-préfecture de France mais, même en novembre, le

Caricature de Mauguin ", par Assus, première page de L'Algérie comique et pittoresque (vers 1885)
Caricature de Mauguin ", par Assus, première page de L'Algérie comique et pittoresque (vers 1885)

ciel est bleu et l'air est tiède. Comme partout en France, une grande place centrale avec son kiosque, mais en son centre, un palmier dresse son élégant panache de feuilles, et la rue principale est bordée d'une double rangée d'orangers (L'algérianiste n° 5 (mars 1979) a reproduit les pages dans lesquelles Ernest Mallebay raconte son arrivée à Blida.). Du côté de la Mitidja, de jolis villages constituent autant de " gardes d'honneur " de la cité : Dalmatie, Béni-Méred, Joinville et, en prenant la piste en lacets qui mène à la montagne, voici la Glacière, tenue en ce temps-là par le père Laval, dans le café duquel, sous les arcades de la place d'Armes, se rencontrent gracieuses Blidéennes et fringants officiers de la garnison. Plus haut encore, voici la forêt de cèdres et le somptueux site de Chréa, qui n'est, à l'époque, qu'une simple expression géographique (Voir article de Georges-Pierre Hourant, " La vie quotidienne à Blida en 1930 ", dans l'algérianiste n° 57 (mars 1992).). Quant aux Blidéens, il découvre vite leur " facilité cordiale " qui contraste, dit-il, avec la réserve et la parcimonie des Corréziens; pour ses élèves, il les trouve intelligents, mais " très peu travailleurs ". Deux d'entre eux, pourtant, deviendront " célèbres: Gaston Ricci, futur maire de Blida de 1929 à 1942, et Jules Carde, futur gouverneur général de l'Algérie de 1930 à 1935 qui, à son entrée en fonction, lui écrira pour lui dire combien il a conservé d'affection pour son ancien maître qui savait " rendre attrayants les sujets les plus ardus ". Le voilà donc engagé dans une carrière qui lui plaît, malgré un " traitement de misère ". Mais un événement inattendu va bouleverser sa vie : le passage en Algérie de la grande actrice Marie-Léonide Charvin, dite Agar, sociétaire de la Comédie Française; remarquée pour son regard plein d'expression, son maintien sculptural, sa majestueuse beauté, elle excellait " dans les emportements de la passion furieuse ". Ardemment patriote, " elle gardait en elle la blessure qu'avait faite dans tant de cœurs français l'amputation des deux provinces arrachées à la France par l'Allemagne " après la guerre de 1870. Animé de sentiments analogues, Mallebay écrit à son intention un poème violemment anti-allemand, intitulé de façon significative " La Haine ". Enthousiasmée, l'actrice déclame ce poème pendant l'entracte des pièces de Corneille qu'elle joue à Blida et à Alger. Devenu brusquement célèbre grâce à elle, le jeune poète est contacté par Camille Allan, directeur de la Vigie algérienne, puis par plusieurs autres directeurs de journaux algérois. A leur demande, il écrit des contes, mais aussi des articles sur l'actualité à Blida : le voici correspondant de presse. Tout irait bien s'il ne s'affichait imprudemment avec Fernand Grégoire, un jeune typographe venu tout exprès à Blida y fonder un journal pour combattre l'influence du tout-puissant Mauguin, député-maire de la ville, et fondateur du quotidien Le Tell ( Le Tell, le journal de Blida fondé par Mauguin en 1864, se transforma en bi-hebdomadaire, avant de devenir, sous la direction d'Alexandre Bullinger, le doyen des hebdomadaires d'Algérie. Son dernier numéro parut le 30 juin 1962.). Très irrité, ce dernier se plaint au recteur Jeanmaire qui somme Mallebay de choisir entre son métier de professeur et celui de journaliste: ces deux hommes deviendront désormais ses " bêtes noires ". De quoi hésiter en tout cas; mais il a rempli l'engagement décennal qui permettait d'être exonéré du service militaire, et il franchit le Rubicon; en 1887, il abandonne son statut de fonctionnaire " engagé dans une carrière sans aléa et honorable, grignotant en toute quiétude sa parcelle de budget, pour se voir obligé de conquérir, à la force du biceps, l'équivalent de ce qu'il perdait ". Mais ne savoure-t-il pas déjà " le plaisir très vif... de voir sa pensée matérialisée, reproduite, et emportée dans toutes les directions, par les quatre vents du ciel "?

Les succès et les épreuves

Pour cet homme de 30 ans, plein de santé, d'énergie et de goût du travail, Alger, où il s'installe, est vraiment la Terre promise, la " cité merveilleuse " de toutes ses aspirations. Sa beauté ne le cède en rien à celle de Blida, même s'il regrette qu'on n'ait pas aussi planté des orangers rue d'Isly ! Les promenades sur les hauteurs de la ville le remplissent de la même admiration que celle qu'exprimera plus tard son ami Vigné d'Octon dans sa " Prière sur le Télemly ". Hélas ! les portes des journaux auxquels il s'adresse se ferment devant lui : ses articles sont appréciés, mais le personnel est au complet, et surtout, l'influence du rancunier Mauguin se fait, dit-il, sentir partout. Il ne trouve d'emploi qu'à Alger-Saison, une éphémère feuille d'affichage, qu'il remplit à lui seul de ses entrefilets, échos et chroniques, sans obtenir plus de dix jours par mois de subsistance assurée. Et si, ne pouvant écrire dans celui des autres, il fondait son propre journal? Il songe à créer une revue littéraire, entreprise difficile dans un pays neuf qui a bien d'autres soucis que les belles-lettres : Léon d'Albion l'a tenté avant lui, et sa Gazette algérienne vient de faire faillite. Mais Mallebay est persévérant: il finit par trouver un imprimeur, et le 15 avril 1888, " par un après-midi tout fleuri où le square de la Régence embaumait les premiers lilas ", la Revue algérienne paraît enfin. Les débuts sont décevants. Le premier numéro est tiré à 500 exemplaires, mais 50 seulement sont vendus ! Des démarcheurs qu'il enverra dans l'intérieur pour placer des abonnements, les uns sont débrouillards mais peu scrupuleux, et les autres, honnêtes et pleins de bonne volonté, n'entendent rien à leur besogne, si bien qu'il devra effectuer lui-même les tournées. Pourtant la revue vivra, car il en élargira le contenu : sans se séparer des poètes, des conteurs, et des jeunes talents qui furent d'abord ses seuls collaborateurs, il l'ouvrira aussi à d'éminentes personnalités. De plus, tout en restant en dehors des clans, et sans recevoir aucune subvention du Gouvernement général, il interviendra, en toute indépendance, dans les discussions politiques et les polémiques locales. Surtout, il soutiendra avec vigueur les causes qu'il estime justes, prenant notamment la défense des colons et de leurs aspirations. Ainsi, il pourra augmenter le nombre de pages, obtenir, outre les ventes au numéro, de 4000 à 5000 abonnés fidèles, et devenir son propre imprimeur, tandis que le siège de la revue passera d'un petit appartement rue de Tanger, à un grand immeuble de la rue de Constantine (future rue Alfred-Lelluch). En 1895, il fonde, avec Assus comme dessinateur de première page, un autre hebdomadaire, drôle et malicieux celui-là, le Turco, qui se veut l'expression du groupe artistique " Le caveau algérien ", et qui connaît un succès immédiat. Il participe aussi à la rédaction de plusieurs journaux métropolitains et algériens, en particulier la Dépêche algérienne. Il dote à ses frais la ville d'Alger d'un grand établissement de sport, le Vélodrome du Champ-de-Manoeuvres, comportant de vastes tribunes, un garage, un bar, et même un théâtre populaire !

Publicité pour Les Annales africaines (coll. auteur).

Publicité pour Les Annales africaines (coll. auteur).

Pour autant, sa vie est loin d'être exempte d'épreuves, mais il les surmonte avec courage. Ruiné par la gestion du Vélodrome, il est contraint de vendre son imprimerie, et sa chère Revue algérienne: mais il la remplace aussitôt par Les Annales africaines.

Dès 1890, il était devenu hémiplégique et il avait dû apprendre à écrire de la main gauche; cette infirmité l'ouvrit cependant à la vie intérieure, à la joie de contempler la nature et aussi à l'amour des animaux. Quant à son épouse, les troubles de son comportement s'étant aggravés, il demandait le divorce après ving-sept ans de vie commune. Mais il se remarie en 1921, trouvant enfin, à l'âge de 64 ans, une compagne douce et dévouée.

En 1936, devenu le doyen de la presse algérienne, objet de l'estime générale de ses confrères et de ses lecteurs, il se retire dans la charmante station estivale d'Aïn-Taya, à une trentaine de kilomètres d'Alger. C'est là, dans sa coquette villa entourée de fleurs et de peupliers, agrémentée par le roucoulement de ses pigeons et les gambades de son chien, qu'il écrira ses souvenirs, c'est là qu'il meurt en 1939, à l'âge de 82 ans, quelques mois avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Dédaignant la fortune et les honneurs, il avait conquis ce qu'il ambitionnait: un nom dans la littérature et dans la presse.

En 1931, huit ans avant sa mort, Mallebay avait déjà publié les souvenirs de sa carrière journalistique sous forme de feuilleton bi-hebdomadaire dans L'Echo d'Alger, à l'invitation de son directeur, le sénateur Duroux. Ce sont ces chroniques qu'il reprend, en les étoffant, dans Cinquante ans de journalisme, publiées en 1938 par le libraire-éditeur Fontana, en trois volumes totalisant quelque 1200 pages. L'ensemble constitue un mémorial familier de la vie algérienne, de 1888 à 1938, où alternent faits graves ou plaisants, récits ou portraits, toujours présentés avec une grande liberté de parole.

L'Algérie de l'âge de fer à l'âge d'argent

Une impression générale domine l'ouvrage : l'Algérie a bien changé ! A la fin du xixe siècle, dit-il, elle n'intéressait personne en France, ses ressources étaient médiocres et l'instruction peu répandue : c'était " l'âge de fer ". Dans les années 1930, au contraire, c'est " l'âge d'argent ": beaucoup d'hiverneurs viennent la visiter; vins, moutons, blé, légumes, phosphates et agrumes " sont envoyés à pleins bateaux vers la métropole " ; l'instruction " a fait des progrès marqués ", une élite cultivée s'est affirmée; la ville d'Alger est passée de 70 000 à 215 000 habitants, dont 160 000 Européens; la première automobile, à bord de laquelle il avait lui-même pris place, y avait circulé dès 1897 et, peu à peu, disparaîtront tramways à chevaux, calèches et diligences, tandis que TSF et cinéma pénètreront dans les villages les plus reculés.

Les causes de ces transformations ? Il y a d'abord le changement de statut de l'Algérie : longtemps bridée par le centralisme parisien, elle prend conscience de son originalité et finit par obtenir, en 1901, son autonomie financière. Une prise de conscience qui ne va pas sans crises majeures. Mallebay qui les a rapportées semaine après semaine dans ses revues, en retient pour son livre quelques épisodes spectaculaires. Par exemple, au moment de la " bour?
rasque antijuive " ( Sur ce sujet, voir Pierre Hebey, " Alger 1898. La grande vague antijuive " (Nil éditions, 1996). , l'arrivée triomphale à Alger des deux polémistes Edouard Drumont, puis Henri Rochefort, le premier " épanoui ", rayonnant, au milieu de la foule enivrée, le second, qui déteste meetings et tumultes, " jetant autour de lui un regard éperdu ".

Ou bien, s'agissant des luttes électorales féroces entre opportunistes et radicaux (les deux partis politiques principaux dans les débuts de la lire République), il dépeint le département de Constantine comme " un immense champ de bataille ", où règne " une véritable terreur, violences dans la rue, pugilats, coups de canne... ". Heureusement, le calme a succédé à la tempête, grâce à une réconciliation dont il attribue tout le mérite à Emile Morinaud, député-maire radical de Constantine. Hélas! un nouveau danger est apparu: l'un des premiers, il s'aperçoit que " l'idée française en Algérie est battue en brèche aussi bien par le nationalisme indigène que par le communisme coulant à pleins bords par les villes et les campagnes ". Son entretien, en 1922, avec le très controversé émir Khaled, le laisse perplexe; à l'émir, qui souhaite l'égalité politique totale entre Arabes et Français, il est bien tenté de répondre : " Ce jour-là, nous n'aurons, nous les vainqueurs, qu'à empaqueter nos frusques et nous embarquer pour la France ". Mais il ne le fait pas car, à la réflexion, cet argument lui paraît irrecevable; en tout cas, à l'époque, le cauchemar de l'exode est bien prématuré, et il a sous les yeux une Algérie qu'il juge de plus en plus prospère.

Cette transformation, elle la devait surtout, par-delà les institutions politiques, à la forte personnalité de nombre de ses habitants, dont il dresse un portrait bien renseigné.

Colons et journalistes

C'est d'abord au travail des colons qu'il attribue cette prospérité et, bien avant que ne soit réalisé, en 1930, celui de Boufarik, il avait réclamé l'érection d'un monument à leur gloire; simplement, au lieu du long écran historié qui fut construit, il l'avait rêvé, lui, " prodigieusement haut, afin qu'on puisse le voir à cent kilomètres à la ronde " ! Il célèbre " la poignante épopée " de ces colons, " avec leurs épisodes de sang et de larmes ". Episodes qui n'ont pas totalement disparu de son temps; ainsi ce couple de colons sauvagement assassinés près de Khenchela; ou bien ces habitants de Montebello, victimes à la fois du paludisme et d'une invasion de sauterelles. Tous restent vulnérables, même les plus importants, comme Charles Debonno, le fameux " roi de Boufarik ", devenu, à force de travail, le plus gros viticulteur du pays, mais qui, victime de ses dettes et de la mévente des vins, doit, faute d'un peu de compréhension de la part des banques, liquider tous ses biens.

Si l'Algérie doit beaucoup aux colons, elle doit beaucoup aussi aux journalistes à qui il les compare : sans capitaux pour la plupart, ils arrivent " rien qu'avec la ténacité de leur vouloir " à acquérir " un domaine fertile ", qu'il s'agisse d'une terre ou d'un journal. On sait que la presse algérienne était extraordinairement nombreuse; en 1899, il y avait en Algérie 149 journaux quotidiens, dont cinq à Alger, cinq à Oran, trois à Constantine, deux à Tlemcen, tandis que Blida n'avait pas moins de trois bi-hebdomadaires; un village comme Aumale, habité par 1178 Européens, avait deux journaux en 1911, et Orléansville en compta trois de 1908 à 1912 ! En 1936, le nombre des quotidiens avait diminué, mais il y avait encore 297 publications périodiques: " cette surabondance étonne ceux qui connaissent le marasme de la presse en France, à la veille de la guerre " (Ageron).

Mallebay oppose, là encore, les " journaux d'antan " et ceux " d'aujourd'hui ". La presse " d'autrefois " (fin du 'axe siècle), rédigée par des particuliers, avec un petit budget et un maigre tirage, était surtout une presse d'opinion, ardente et combative; on y parlait peu de la métropole (la liaison n'était assurée que deux ou trois fois par semaine), mais les faits locaux y étaient commentés avec passion, voire avec une violence inouïe, par exemple au moment des paroxysmes antijuif ou anticlérical. Les duels n'étaient pas rares, telle cette triple rencontre simultanée qui opposa, en 1899, trois journalistes de la Dépêche algérienne et trois du Radical algérien. Mallebay lui- même, qui n'est pas exempt d'humeurs belliqueuses, se battit plus d'une fois " dans les matins calmes du Jardin d'Essai ", et à Fernand Arnaudiès venu solliciter un poste de début, la première question qu'il posa fut: " Savez- vous croiser le fer au moins? ". Au contraire, la presse " d'aujourd'hui " (vers 1930), souvent dirigée par des sociétés, avec de gros capitaux et un tirage " formidable " est une presse d'information, qui " éblouit par sa masse de documentation "; on y parle beaucoup de la métropole, et une " nuée de travailleurs " y participe; toutefois, les journalistes doivent ménager beaucoup de gens, à commencer par les membres des conseils d'administration... On trouvera, dans le livre de Mallebay, de nombreux portraits de ces journalistes. Parmi ceux " d'autrefois ", l'atrabilaire Camille Allan, qui " crachait comme un volcan en fureur des articles à l'emporte-pièce "; le virulent Grégoire, " l'apôtre de la démocratie algérienne ", qui " cognait sur Mauguin comme le forgeron sur l'enclume ", et qui mourut à la suite de son dix-neuvième duel; le bon bohème impécunieux Marc-Aurèle de Perretti, dit Sampierro, " administrateur, rédacteur en chef, et chroniqueur " du minuscule Avenir de Tébessa; ou encore, cas exceptionnel, le sage Aumerat qui, à partir de 1848, tint la plume pendant 60 ans sans jamais se faire d'ennemi; et aussi le distingué Emile Muston, directeur de l'Agence Havas, qui apporta un concours discret et décisif à Aumerat et Fontana pour la création, en 1887, de la Dépêche algérienne, laquelle devait absorber les six quotidiens existant alors à Alger, avant de céder la place, en 1946, à la Dépêche Quotidienne.

Mais, dans le journalisme d'autrefois, peu réglementé, il y avait parfois des gens " sans aveu ", comme ce Schmerber qui fit, un temps, du Tirailleur algérien une officine de chantage; ou comme Etienne Baïlac, l'ancien directeur de l'Echo d'Alger, entré imprudemment en conflit avec Mallebay qui, redoutable pamphlétaire à l'occasion, le présente, dans une longue riposte, comme un calomniateur et un " noceur avide et sans scrupules ".

" Georges Moussat, journaliste, collaborateur de Mallebay, auteur) Assus,
" Georges Moussat, journaliste, collaborateur de Mallebay, auteur) Assus,

Passons aux portraits des journalistes " d'aujourd'hui "; retenons-en deux, du même Echo d'Alger : François Beuscher, rédacteur en chef, et son frère Auguste, " massif de structure et fin d'esprit ". Retenons encore les visages de quelques-uns de ses propres collaborateurs; ceux que la postérité devait oublier, comme Stéphen Chaseray, modeste et effacé, mais " écrivain de race ", ou Georges Moussat, qui amusa plusieurs générations d'Algérois " par ses fantaisies badines "; ceux dont il encourage les débuts, comme le futur peintre Marcello-Fabri, ou Paul Achard, ce joyeux dilettante qui se révèlera plus tard le brillant auteur de L'homme de Mer (1931) et de Salaouètches (1939); ceux dont il publie les premiers romans comme Ferdinand Duchêne (Thamil'la, Au pas lent des caravanes...), ou comme Auguste Robinet, qui devait rendre populaire le pseudonyme de Musette, père de Cagayous, l'immortel gavroche algérois; ou encore les dessinateurs humoristiques, comme François Acquatella, dit Frac, ou Salomon Assus, ce " pur artiste, la bonté même, et d'une timidité inconcevable ", à qui il consacre une vingtaine de pages.

Une immense fresque algérienne

Mais bien sûr, Mallebay ne nous parle pas que des colons et des journalistes. Toutes les catégories professionnelles sont représentées dans son immense fresque algérienne. Voici des artistes et des hommes de lettres venus de métropole : retirée à Alger dans sa vieillesse, Agar, l'ancienne actrice, maintenant paralysée, à qui son amie Sarah Bernhardt, lors d'une tournée, vient rendre une émouvante visite; le compositeur Saint-Saëns qui, incognito, " flanochait souvent sous les arcades Bab Azoun ", et que la ville honorera en donnant son nom à l'ancien boulevard " Bon Accueil "; François Coppée, le doux poète des humbles, qui prononce une conférence devant le gratin algérois, et avec qui Mallebay organise un gala de bienfaisance. Voici des religieux comme Mgr Lavigerie, " génie fait de finesse et de sincère philanthropie ", qu'il va interviewer à Saint-Eugène et à Biskra et qui, si la mort ne l'en avait empêché, lui aurait confié la rédaction et la publication de ses Mémoires.

De hauts fonctionnaires, comme le recteur Jeanmaire " qui prêta souvent à rire par la cocasserie de ses circulaires ", et dont il raille le programme pour les écoles indigènes. D'autres personnalités algéroises, bien connues à l'époque, comme l'entrepreneur Gueirouard qui, sur une idée de Mallebay, transforma Fort-de-l'Eau en station balnéaire; Charles Rivière, le " bourru bienfaisant ", ennemi du gouverneur Jonnart, et directeur pendant près de quarante ans du Jardin d'Essai; ou encore, établie juste en face de ce " site délicieux ", Mmt Quéru qui réunissait, une fois par an, une cinquantaine de convives, " l'aristocratie de l'intelligence ", ayant en commun " le goût de la bonne chère, l'amour du bien-rire et du bien-dire ", dans son restaurant " l'Oasis des Palmiers ", racheté plus tard par le dynamique directeur de casino Théophile Bresson.

Gaston Thomson est, à plusieurs
Gaston Thomson est, à plusieurs reprises ministre de la Marine et du Commerce, in France et Algérie, Jacques Marseille, éd. Larousse.

Quant aux hommes politiques, Mallebay a tendance à s'en méfier. Il prête volontiers aux élus " élasticité de conscience, soif du lucre et mépris de tout scrupule ": car, pour conquérir les électeurs, il faut, pense-t- il, plus d'éloquence que de compétence. Il note des progrès pourtant. " Autrefois ", la politique était " une industrie de fructueux rapport ". Tel ce maire de petite commune qui fut un chapardeur émérite "; tels encore, trop souvent, les candidats du parti opportuniste, soutenus par l'administration et qui, dit-il, distribuaient faveurs et emplois, comme Thomson, député du Constantinois, ou surtout Mauguin, véritable " dictateur de l'Algérie ". " Aujourd'hui ", au contraire, des textes précis limitent l'arbitraire des dirigeants, et les hommes politiques honnêtes ne manquent pas. Ainsi le généreux maire d'Orléansville, Paul Robert, (l'oncle du futur lexicographe), qui " fit d'une ville somnolente une cité agréable et animée ", ou l'incorruptible Viviani, futur président du Conseil en 1914, qui avait fait ses débuts comme journaliste à
la Revue algérienne.

Reste la valse des gouverneurs généraux : en cinquante ans, il en a vu passer dix-sept, et il porte sur eux des jugements contrastés, qu'il peut être utile de confronter à celui des historiens : par exemple, s'il voit en Revoil un " brave homme ", et en son ancien élève Jules Carde un excellent proconsul, Tirman au contraire, tel " un roi fainéant soumis à la tutelle d'un omnipotent maire du palais ", lui semble un simple exécuteur des volontés de Mauguin, Abel un chef " déplorablement au-dessous de sa tâche ", et Jonnart, un vindicatif politicien qui " dut à ses alliances familiales plus qu'à son mérite personnel son étonnante fortune politique " Tirman fut gouverneur général de 1881 à 1891; Revoil de 1901 à 1903; Jonnart à trois reprises, dont de 1903 à 1911; Abel de 1919 à 1921. Sous Tirman, le système des " rattachements " des services administratifs algériens aux ministères de la métropole aboutissait à annihiler les pouvoirs du gouverneur général.).

Un homme de coeur

Et encore des avocats, des imprimeurs, des sportifs, des dizaines d'autres personnages, défilent ainsi sur la grande scène algérienne, avec leur lot d'anecdotes. Et même des brigands, tel Areski, le fameux bandit kabyle, qui bafouait les autorités, mais protégeait les petits colons français, et dont il couvrit le procès. Et même des animaux, dont il nous raconte de surprenantes histoires...

Mallebay avait donc toutes les qualités d'un grand journaliste. Mais cet homme de plume fut aussi un homme de coeur, qui mit sa combativité au service des victimes d'injustices. Il ouvre une souscription pour qu'un buste perpétue le souvenir de Simand, fondateur de la première école privée d'Alger, où il enseigna pendant soixante ans et qui, dans sa vieillesse, fut réduit à la mendicité. Il publie les récits de chasse du tueur de lions Bétoulle, injustement oublié au profit de son rival Jules Gérard. C'est pour soutenir Si Ehni, le mari d'Isabelle Eberhardt " désespéré et menacé ", qu'il dénonce les " spoliations " de Victor Barrucand, qui se présentait " abusivement " comme l'auteur du premier livre de la jeune femme tragiquement disparue; et il poursuit sa campagne jusque sur les bancs de la correctionnelle où son adversaire l'assigne. C'est pour essayer de sauver Debonno qu'il l'emmène avec lui à Paris y solliciter l'intervention d'Eugène Etienne, l'influent député algérien. Il réconforte aussi Marcellin Albert, le héros éphémère de la révolte des vignerons du Midi, tombé dans la misère et l'oubli, en allant le trouver dans son village près de Narbonne, où il lui apporte les secours collectés par les viticulteurs algériens solidaires de sa lutte. Intervenant, quoi qu'il lui en coûte, dans des drames judiciaires, il fait réviser " par l'opinion publique aveuglée " la condamnation qu'elle avait déjà prononcée contre les frères Borgeaud, accusés de commerce avec l'ennemi pendant la guerre de 1914-1918 ; il défend si vigoureusement le colon Bertrand contre un juge d'instruction " inique " qu'il devra lui-même passer cinq longs mois " sur la paille humide de la prison de Barberousse ", pour outrage à magistrat. C'est avec la même vigueur qu'il défend Rambert, un habitant de Jemmapes condamné au bagne pour un meurtre dont il nie être l'auteur; convaincu de son innocence, il met dans son livre tant de passion à décrire ses souffrances, qu'à sa lecture, le véritable assassin, depuis longtemps déjà tourmenté par les remords, se dénonce enfin; et, de toute sa carrière de journaliste, c'est l'événement dont il se dit le plus fier.

Yaouled vendant Le Cri d'Oran(coll. auteur).

Yaouled vendant Le Cri d'Oran(coll. auteur).

Tels sont quelques-uns des combats que livra Mallebay; on le lisait, on le discutait, il entraînait des courants d'opinion. Au soir de sa vie, il s'était fait un devoir de ressusciter cette période héroïque de l'histoire de l'Algérie, car ses lecteurs de 1938 " étaient les bénéficiaires de l'effort persévérant et rude qui a fait de la vieille terre barbaresque, le plus magnifique joyau de la France ". Ultime hommage rendu à l'auteur sur le sol algérien : la Dépêche d'Algérie faisait revivre à son tour cette époque en adaptant son livre sous forme d'épisodes illustrés, dont le dernier parut le 5 novembre 1962... Pour nous, les algérianistes de l'exil, ce devoir de mémoire, dont il nous donna l'exemple, est plus que jamais nécessaire: " rappeler des faits oubliés, le travail, les joies, les peines, de ceux qui ont fait ce pays moderne que nous avons laissé, voilà à quoi nous devons nous employer pour honorer ces courageux pionniers et leur rendre justice contre les allégations d'une propagande mensongère "'(Yvon Ferrandis, dans un article recensant les journaux d'Algérie disponibles à la Bibliothèque nationale (l'algérianiste n° spécial, 1977. ICI)..