LA
PRESSE EN ALGERIE -
|
150 Ko |
Ernest Mallebay, journaliste
algérien
Qui se souvient encore d'Ernest Mallebay, le fondateur, en 1888, de la Revue algérienne, devenue ensuite Les Annales africaines, et auteur, en 1938, de Cinquante ans de journalisme? De lui, Fernand Arnaudiès écrivait: " Un grand monsieur. Un caractère. Une volonté ", et de son livre: " Un extraordinaire retour dans le passé, un vaste reportage, une quête inouïe dans les réserves algéroises, à l'époque héroïque " (Les citations de Fernand Arnaudiès sont tirées de l'algérianiste n° 31 (septembre 1985) et n°2 (mars 1978); celle de G. Laffly du Figaro-Magazine du 27 juin 1987.). Georges Laffly ne disait pas autre chose : " Ernest Mallebay... tous les talents, toutes les aventures, toute l'histoire de la colonie. Il a résumé son expérience dans un livre précieux, irremplaçable ". Ce " livre irremplaçable " vient d'être réédité ( Mémoire de Notre Temps (trois volumes, 2008). Sauf indication contraire, toutes nos citations sont empruntées à ce livre.) ; voilà l'occasion de faire revivre ce " grand monsieur ", et de faire, avec lui, un " extraordinaire retour " dans notre passé. De la Corrèze à Blida Celui qui devait faire de l'Algérie sa vraie patrie
n'en était pas originaire. C'est en Corrèze qu'il était
né, en 1857, sous le Second Empire, dans la pittoresque ville d'Uzerche.
Il est le dernier d'une famille de sept enfants, chiffre qui n'a rien
d'exceptionnel à l'époque, surtout dans les milieux modestes:
son père est un petit tailleur, fier de son métier et travailleur.
Il perd sa mère à trois ans, et se révèle
un enfant indiscipliné, un " franc mauvais sujet "; il
gardera plus tard une certaine méfiance vis-à-vis de l'autorité,
mais aussi de la haine pour l'injustice et, dans les batailles d'enfants
comme d'adultes, on le trouvera toujours du côté du plus
faible. De 5 à 11 ans, en l'absence d'école laïque,
il est élève des frères de la Doctrine chrétienne,
mais il ne supporte pas leur " cruelle tyrannie ". Si bien que
son père doit le leur retirer pour l'inscrire au collège
de Tulle, la grande ville voisine, où il s'établit aussi.
Mais le jeune garçon reste un vrai garnement, chapardeur de fruits
dans les vergers des environs, amoureux de l'école buissonnière,
et plus volontiers abonné au " piquet ", comme on disait
alors, qu'au " tableau d'honneur ". Il finit par être
renvoyé pour avoir joué un tour pendable à son professeur
de mathématiques, ceci à l'âge de 15 ans. Par chance,
on lui trouve une sinécure de clerc chez un riche et débonnaire
avoué sans clients, et il dévore les livres de sa bibliothèque
qui contient plus de romans que d'ouvrages de droit. De l'enseignement au journalisme Ce métropolitain est tout de suite ébloui par l'Algérie française: à Blida, on se croirait dans une jolie sous-préfecture de France mais, même en novembre, le
ciel est bleu et l'air est tiède. Comme partout en France, une grande place centrale avec son kiosque, mais en son centre, un palmier dresse son élégant panache de feuilles, et la rue principale est bordée d'une double rangée d'orangers (L'algérianiste n° 5 (mars 1979) a reproduit les pages dans lesquelles Ernest Mallebay raconte son arrivée à Blida.). Du côté de la Mitidja, de jolis villages constituent autant de " gardes d'honneur " de la cité : Dalmatie, Béni-Méred, Joinville et, en prenant la piste en lacets qui mène à la montagne, voici la Glacière, tenue en ce temps-là par le père Laval, dans le café duquel, sous les arcades de la place d'Armes, se rencontrent gracieuses Blidéennes et fringants officiers de la garnison. Plus haut encore, voici la forêt de cèdres et le somptueux site de Chréa, qui n'est, à l'époque, qu'une simple expression géographique (Voir article de Georges-Pierre Hourant, " La vie quotidienne à Blida en 1930 ", dans l'algérianiste n° 57 (mars 1992).). Quant aux Blidéens, il découvre vite leur " facilité cordiale " qui contraste, dit-il, avec la réserve et la parcimonie des Corréziens; pour ses élèves, il les trouve intelligents, mais " très peu travailleurs ". Deux d'entre eux, pourtant, deviendront " célèbres: Gaston Ricci, futur maire de Blida de 1929 à 1942, et Jules Carde, futur gouverneur général de l'Algérie de 1930 à 1935 qui, à son entrée en fonction, lui écrira pour lui dire combien il a conservé d'affection pour son ancien maître qui savait " rendre attrayants les sujets les plus ardus ". Le voilà donc engagé dans une carrière qui lui plaît, malgré un " traitement de misère ". Mais un événement inattendu va bouleverser sa vie : le passage en Algérie de la grande actrice Marie-Léonide Charvin, dite Agar, sociétaire de la Comédie Française; remarquée pour son regard plein d'expression, son maintien sculptural, sa majestueuse beauté, elle excellait " dans les emportements de la passion furieuse ". Ardemment patriote, " elle gardait en elle la blessure qu'avait faite dans tant de curs français l'amputation des deux provinces arrachées à la France par l'Allemagne " après la guerre de 1870. Animé de sentiments analogues, Mallebay écrit à son intention un poème violemment anti-allemand, intitulé de façon significative " La Haine ". Enthousiasmée, l'actrice déclame ce poème pendant l'entracte des pièces de Corneille qu'elle joue à Blida et à Alger. Devenu brusquement célèbre grâce à elle, le jeune poète est contacté par Camille Allan, directeur de la Vigie algérienne, puis par plusieurs autres directeurs de journaux algérois. A leur demande, il écrit des contes, mais aussi des articles sur l'actualité à Blida : le voici correspondant de presse. Tout irait bien s'il ne s'affichait imprudemment avec Fernand Grégoire, un jeune typographe venu tout exprès à Blida y fonder un journal pour combattre l'influence du tout-puissant Mauguin, député-maire de la ville, et fondateur du quotidien Le Tell ( Le Tell, le journal de Blida fondé par Mauguin en 1864, se transforma en bi-hebdomadaire, avant de devenir, sous la direction d'Alexandre Bullinger, le doyen des hebdomadaires d'Algérie. Son dernier numéro parut le 30 juin 1962.). Très irrité, ce dernier se plaint au recteur Jeanmaire qui somme Mallebay de choisir entre son métier de professeur et celui de journaliste: ces deux hommes deviendront désormais ses " bêtes noires ". De quoi hésiter en tout cas; mais il a rempli l'engagement décennal qui permettait d'être exonéré du service militaire, et il franchit le Rubicon; en 1887, il abandonne son statut de fonctionnaire " engagé dans une carrière sans aléa et honorable, grignotant en toute quiétude sa parcelle de budget, pour se voir obligé de conquérir, à la force du biceps, l'équivalent de ce qu'il perdait ". Mais ne savoure-t-il pas déjà " le plaisir très vif... de voir sa pensée matérialisée, reproduite, et emportée dans toutes les directions, par les quatre vents du ciel "? Les succès et les épreuves Pour cet homme de 30 ans, plein de santé, d'énergie et de goût du travail, Alger, où il s'installe, est vraiment la Terre promise, la " cité merveilleuse " de toutes ses aspirations. Sa beauté ne le cède en rien à celle de Blida, même s'il regrette qu'on n'ait pas aussi planté des orangers rue d'Isly ! Les promenades sur les hauteurs de la ville le remplissent de la même admiration que celle qu'exprimera plus tard son ami Vigné d'Octon dans sa " Prière sur le Télemly ". Hélas ! les portes des journaux auxquels il s'adresse se ferment devant lui : ses articles sont appréciés, mais le personnel est au complet, et surtout, l'influence du rancunier Mauguin se fait, dit-il, sentir partout. Il ne trouve d'emploi qu'à Alger-Saison, une éphémère feuille d'affichage, qu'il remplit à lui seul de ses entrefilets, échos et chroniques, sans obtenir plus de dix jours par mois de subsistance assurée. Et si, ne pouvant écrire dans celui des autres, il fondait son propre journal? Il songe à créer une revue littéraire, entreprise difficile dans un pays neuf qui a bien d'autres soucis que les belles-lettres : Léon d'Albion l'a tenté avant lui, et sa Gazette algérienne vient de faire faillite. Mais Mallebay est persévérant: il finit par trouver un imprimeur, et le 15 avril 1888, " par un après-midi tout fleuri où le square de la Régence embaumait les premiers lilas ", la Revue algérienne paraît enfin. Les débuts sont décevants. Le premier numéro est tiré à 500 exemplaires, mais 50 seulement sont vendus ! Des démarcheurs qu'il enverra dans l'intérieur pour placer des abonnements, les uns sont débrouillards mais peu scrupuleux, et les autres, honnêtes et pleins de bonne volonté, n'entendent rien à leur besogne, si bien qu'il devra effectuer lui-même les tournées. Pourtant la revue vivra, car il en élargira le contenu : sans se séparer des poètes, des conteurs, et des jeunes talents qui furent d'abord ses seuls collaborateurs, il l'ouvrira aussi à d'éminentes personnalités. De plus, tout en restant en dehors des clans, et sans recevoir aucune subvention du Gouvernement général, il interviendra, en toute indépendance, dans les discussions politiques et les polémiques locales. Surtout, il soutiendra avec vigueur les causes qu'il estime justes, prenant notamment la défense des colons et de leurs aspirations. Ainsi, il pourra augmenter le nombre de pages, obtenir, outre les ventes au numéro, de 4000 à 5000 abonnés fidèles, et devenir son propre imprimeur, tandis que le siège de la revue passera d'un petit appartement rue de Tanger, à un grand immeuble de la rue de Constantine (future rue Alfred-Lelluch). En 1895, il fonde, avec Assus comme dessinateur de première page, un autre hebdomadaire, drôle et malicieux celui-là, le Turco, qui se veut l'expression du groupe artistique " Le caveau algérien ", et qui connaît un succès immédiat. Il participe aussi à la rédaction de plusieurs journaux métropolitains et algériens, en particulier la Dépêche algérienne. Il dote à ses frais la ville d'Alger d'un grand établissement de sport, le Vélodrome du Champ-de-Manoeuvres, comportant de vastes tribunes, un garage, un bar, et même un théâtre populaire !
Pour autant, sa vie est loin d'être exempte d'épreuves,
mais il les surmonte avec courage. Ruiné par la gestion du Vélodrome,
il est contraint de vendre son imprimerie, et sa chère Revue algérienne:
mais il la remplace aussitôt par Les Annales africaines. L'Algérie de l'âge de fer à l'âge d'argent Une impression
générale domine l'ouvrage : l'Algérie a bien changé
! A la fin du xixe siècle, dit-il, elle n'intéressait personne
en France, ses ressources étaient médiocres et l'instruction
peu répandue : c'était " l'âge de fer ".
Dans les années 1930, au contraire, c'est " l'âge d'argent
": beaucoup d'hiverneurs viennent la visiter; vins, moutons, blé,
légumes, phosphates et agrumes " sont envoyés à
pleins bateaux vers la métropole " ; l'instruction "
a fait des progrès marqués ", une élite cultivée
s'est affirmée; la ville d'Alger est passée de 70 000 à
215 000 habitants, dont 160 000 Européens; la première automobile,
à bord de laquelle il avait lui-même pris place, y avait
circulé dès 1897 et, peu à peu, disparaîtront
tramways à chevaux, calèches et diligences, tandis que TSF
et cinéma pénètreront dans les villages les plus
reculés. Colons et journalistes C'est d'abord au travail des colons qu'il attribue cette
prospérité et, bien avant que ne soit réalisé,
en 1930, celui de Boufarik, il avait réclamé l'érection
d'un monument à leur gloire; simplement, au lieu du long écran
historié qui fut construit, il l'avait rêvé, lui,
" prodigieusement haut, afin qu'on puisse le voir à cent kilomètres
à la ronde " ! Il célèbre " la poignante
épopée " de ces colons, " avec leurs épisodes
de sang et de larmes ". Episodes qui n'ont pas totalement disparu
de son temps; ainsi ce couple de colons sauvagement assassinés
près de Khenchela; ou bien ces habitants de Montebello, victimes
à la fois du paludisme et d'une invasion de sauterelles. Tous restent
vulnérables, même les plus importants, comme Charles Debonno,
le fameux " roi de Boufarik ", devenu, à force de travail,
le plus gros viticulteur du pays, mais qui, victime de ses dettes et de
la mévente des vins, doit, faute d'un peu de compréhension
de la part des banques, liquider tous ses biens.
Passons aux portraits des journalistes " d'aujourd'hui "; retenons-en deux, du même Echo d'Alger : François Beuscher, rédacteur en chef, et son frère Auguste, " massif de structure et fin d'esprit ". Retenons encore les visages de quelques-uns de ses propres collaborateurs; ceux que la postérité devait oublier, comme Stéphen Chaseray, modeste et effacé, mais " écrivain de race ", ou Georges Moussat, qui amusa plusieurs générations d'Algérois " par ses fantaisies badines "; ceux dont il encourage les débuts, comme le futur peintre Marcello-Fabri, ou Paul Achard, ce joyeux dilettante qui se révèlera plus tard le brillant auteur de L'homme de Mer (1931) et de Salaouètches (1939); ceux dont il publie les premiers romans comme Ferdinand Duchêne (Thamil'la, Au pas lent des caravanes...), ou comme Auguste Robinet, qui devait rendre populaire le pseudonyme de Musette, père de Cagayous, l'immortel gavroche algérois; ou encore les dessinateurs humoristiques, comme François Acquatella, dit Frac, ou Salomon Assus, ce " pur artiste, la bonté même, et d'une timidité inconcevable ", à qui il consacre une vingtaine de pages. Une immense fresque algérienne Mais bien sûr, Mallebay ne nous parle pas que des
colons et des journalistes. Toutes les catégories professionnelles
sont représentées dans son immense fresque algérienne.
Voici des artistes et des hommes de lettres venus de métropole
: retirée à Alger dans sa vieillesse, Agar, l'ancienne actrice,
maintenant paralysée, à qui son amie Sarah Bernhardt, lors
d'une tournée, vient rendre une émouvante visite; le compositeur
Saint-Saëns qui, incognito, " flanochait souvent sous les arcades
Bab Azoun ", et que la ville honorera en donnant son nom
à l'ancien boulevard " Bon Accueil "; François
Coppée, le doux poète des humbles, qui prononce une conférence
devant le gratin algérois, et avec qui Mallebay organise un gala
de bienfaisance. Voici des religieux comme Mgr Lavigerie, " génie
fait de finesse et de sincère philanthropie ", qu'il va interviewer
à Saint-Eugène et à Biskra et qui, si la mort ne
l'en avait empêché, lui aurait confié la rédaction
et la publication de ses Mémoires.
Quant aux hommes politiques, Mallebay a tendance à
s'en méfier. Il prête volontiers aux élus " élasticité
de conscience, soif du lucre et mépris de tout scrupule ":
car, pour conquérir les électeurs, il faut, pense-t- il,
plus d'éloquence que de compétence. Il note des progrès
pourtant. " Autrefois ", la politique était " une
industrie de fructueux rapport ". Tel ce maire de petite commune
qui fut un chapardeur émérite "; tels encore, trop
souvent, les candidats du parti opportuniste, soutenus par l'administration
et qui, dit-il, distribuaient faveurs et emplois, comme Thomson, député
du Constantinois, ou surtout Mauguin, véritable " dictateur
de l'Algérie ". " Aujourd'hui ", au contraire, des
textes précis limitent l'arbitraire des dirigeants, et les hommes
politiques honnêtes ne manquent pas. Ainsi le généreux
maire d'Orléansville, Paul Robert, (l'oncle du futur lexicographe),
qui " fit d'une ville somnolente une cité agréable
et animée ", ou l'incorruptible Viviani, futur président
du Conseil en 1914, qui avait fait ses débuts comme journaliste
à Un homme de coeur Et encore des avocats, des imprimeurs, des sportifs, des
dizaines d'autres personnages, défilent ainsi sur la grande scène
algérienne, avec leur lot d'anecdotes. Et même des brigands,
tel Areski, le fameux bandit kabyle, qui bafouait les autorités,
mais protégeait les petits colons français, et dont il couvrit
le procès. Et même des animaux, dont il nous raconte de surprenantes
histoires...
Tels sont quelques-uns des combats que livra Mallebay;
on le lisait, on le discutait, il entraînait des courants d'opinion.
Au soir de sa vie, il s'était fait un devoir de ressusciter cette
période héroïque de l'histoire de l'Algérie,
car ses lecteurs de 1938 " étaient les bénéficiaires
de l'effort persévérant et rude qui a fait de la vieille
terre barbaresque, le plus magnifique joyau de la France ". Ultime
hommage rendu à l'auteur sur le sol algérien : la Dépêche
d'Algérie faisait revivre à son tour cette époque
en adaptant son livre sous forme d'épisodes illustrés, dont
le dernier parut le 5 novembre 1962... Pour nous, les algérianistes
de l'exil, ce devoir de mémoire, dont il nous donna l'exemple,
est plus que jamais nécessaire: " rappeler des faits oubliés,
le travail, les joies, les peines, de ceux qui ont fait ce pays moderne
que nous avons laissé, voilà à quoi nous devons nous
employer pour honorer ces courageux pionniers et leur rendre justice contre
les allégations d'une propagande mensongère "'(Yvon
Ferrandis, dans un article recensant les journaux d'Algérie disponibles
à la Bibliothèque nationale (l'algérianiste n°
spécial, 1977. ICI).. |