SALAOUETCHES - Paul Achard
Evocation pittoresque de la vie algérienne en 1900
MATINS D'ALGER
pages 93 à 128
MAGATA1LLES, LE BOUCHON, LES DEMOISELLES DES ORDURES, ZOOPHILIE OU EPITAPHE POUR GALOUFA, LE JOURNAL D'UN BOURRICOTIER, CHÈVRES MALTAISES, COEUR DE MOZABITE , A LA CONSOLATION, LION POPULAIRE BAROUFA DANS LA SALLE, UN DRAME RUE DE LA LYRE, CABANONS, LA FÊTE DE SAINT-EUGÈNE, SOUBRESSADE D'HONNEUR, CEUX QUI NE SONT PAS DU VOYAGE, A OUFE, QUATORZE JUILLET,
Illustrations de Charles Brouty
Editions Baconnier

 


mise sur site le 23-2-2011

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MATINS D'ALGER

Il faut avouer que la marmaille turbulente qui, avec les leçons de la vie, est devenue la calme classe des " plus de quarante ans " que nous sommes, a eu à sa disposition le plus merveilleux champ d'exploits que put rêver pareille engeance. Les chenapans qui étaient capables - ô Moussat Emile, fort en thème - d'aller à pied à la Pointe-Pescade pour y pêcher une bouillabaisse qu'ils revenaient ensuite cuisiner à Saint- Eugène, étaient capables de bien d'autres prouesses.

MAGATA1LLES

Du reste, cet eden eût tenté le diable : la mer, les airs, la terre, rivalisaient pour faire de cette côte bénie un pays de cocagne. Le poisson et le gibier abondent. Quant aux fruits, c'est l'alimentation normale des petits salaouetches rôdeurs, escaladeurs de murs, sauteurs de barrières et pilleurs de vergers. On se bourre de lionces, de mûres, de figues, d'amandes fraîches, de grenades, de plaque- mines, de prunes, d'abricots-pêches et de ces bibasses qu'on appelle aussi nèfles du Japon. Quant aux oranges, mandarines, clémentines, citrons, pamplemousses, cédrats, de Perrégaux, Misserghin, Bou farik, Blida, Bône et Philippeville, leur succulence et leur abondance n'ont d'égales que

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celles des raisins du littoral et des dattes du Sud : leurs tonnes de sucs ont donné des vitamines pour cent ans à toute une génération des trois départements. Rien ne manque pour la cassouela : les kilomètres de tomates d'origine espagnole, de patates de Birkadem, d'Aïn-Taya, de Saoula, les artichauts de Perrégaux et de Fort-de-l'Eau, les haricots verts du genre " Maine et Loire ", les fèves, le fenouil, les courgettes, les petits pois, les aubergines, les oignons, les poivrons et les olives s'alignent en rangs serrés du Maroc à la Tunisie ; il n'y a qu'à choisir dans le tas. Les pères négocient ; les mères achètent au marché ; les gosses " resquillent " avant la lettre ; mais pour être exact, il faudrait se servir pour désigner leurs performances de toute une série de verbes et de mots parmi lesquels " sarraquer ", " estouffarès ", " engorber " et même " ainsisoitiliser " sont les plus caractéristiques d'un langage qu'on peut espérer voir un jour enseigner en Sorbonne, avec au fronton du Manuel, le mot " Magataille " qui rend si bien l'idée de fabrique incessante, de source intarissable, de richesse et d'abondance miraculeuse.

LE BOUCHON

Nous avons connus, les héros de l'aventure qui va suivre. Ils sont partis à deux, en virée, entre El-Biar et le Fort-l'Empereur. Saliba treize ans, est roux, plein de taches de rousseur et long comme une asperge. Vidali douze ans, est plus court ; trapu et noir, l'air méchant, c'est un " terrible "> un courro ; mis à la porte de toutes les écoles d'Alger pour sa violence, il est entré à la Cartoucherie comme apprenti. Et en flânant par-ci par-là, il a découvert un véritable jardin de cactus chargés de fruits, mais quels fruits !
- Ti as vu déjà des figues de Barbarie, a-t-il expliqué la veille à Saliba, mais rien ti as vu en côté de ça !... Comme des petits melons elles sont !
- Allez, allez, dis pas des tchaleffes, fait l'autre avec un haussement d'épaules.

Saliba est un fantaisiste imaginatif mais incrédule. Pareilles qualités, hélas, ne l'empêchent pas de faire sa troisième année de l'Ecole Dordor, sans arriver à décrocher son certificat d'études. Et pourtant cette école, pépi-

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nière d'intellectuels et de grands citoyens, n'a pas sa pareille en Algérie, ni même peut-être en France. Vidali est vexé ; il serre les dents et exhale un affreux serment :
- Sur la tombe de ma mère et les morts de mes morts et que le bon Dieu il lui enlève tout de suite les c... à mon père si ça que je te dis c'est pas vrai, et que les yeux y me tombent que si ça serait un autre que toi qui m'ensulte comme ça, déjà il est par terre avec trois dents en moins. Tiens ! pfouhh !

Et il crache avec rage. Puis il se radoucit :
- Allez, j'te jure ces figues elles sont comme des oranges... là... ti es content ?... Alors si tu veux demain, bon matin, nous allons là-bas à la magataille, avec deux couffins.

Ils sont partis avant le jour et sont arrivés au bout du chemin creux, surmonté de talus de terre rouge, bordés d'oliviers sauvages.
- C'est là, dit Vidali, à voix basse.
- Derrière le mur ?... mais ti as vu qu'est-ce qu'il y a pas comme culs de bouteilles sur le mur ?... Pas moyen...
- Laisse faire... quitte le pantalon.
- Ti es pas fou, dis, pourquoi ?
- Pour pas se couper les spadrilles.
- Pourquoi mon pantalon à moi ?
- Pourquoi ti es plus grand, on pourra tenir à deux dessur.

Argument sans réplique. Saliba se déculotte. Une odeur de figues mûres passe par-dessus le mur, chassée par une bouffée d'air matinal.
- Tu sens ? dit simplement Vidali.
- C'est mortel ! constate Saliba en reniflant bruyamment.

Les voilà sur le mur, avec les couffins. Soudain, Saliba s'arrête ; il désigne dans le demi-jour un point blanc ; avec sa chemise qui flotte cela en fait deux...
- Ti as vu, là-bas ?
Y alors ? Quoi ? C'est un chien. Laisse faire, il est attaché.
- Tiens, mon zep, i1 est attaché, Régarre-le qui lève la tête il nous sent, le maquereau, il va venir...
- Bon, laisse-moi je m'occupe de lui ; tu vas rigoler... Pendant que je l'embrouille, toit tu cueilles les figues, tiens ! les couffins.
- Ouais ! et pis c'est moi que m'en vais m'esquitcher toutes les mains avec les piquants, et pis toi tu fais ouallou.
- Ouallou ! tu vas voir ça !... Bessif il faut pas que le

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kelb (note du site: faut-il lire "klebs"?) il te voie le drapeau blanc qui te pend au terma, sans quoi le goût il lui vient de te l'arracher... et tu sais, ces bâtards-là ça saute sur les murs... Allez, tu vois, mieur que tu fais la récolte. Manco tu te piques avec le roseau.

Il lui tend un long roseau dont le bout coupé en trois brins reste écarté comme un trident, grâce à un bouchon enfoncé dans le creux du bois. Saliba, adroit, coiffe une figue à l'aide de cet instrument, donne un tour de poignet ; le fruit se détache et le garnement le laisse tomber dans l'un des couffins placés au pied du mur. Les cactus aux larges raquettes hérissées d'aiguilles portent, en effet, des fruits merveilleux, en forme de minuscules tonneaux, couverts d'épines ; il y en a de vert jade, de pâles, de jaunes, d'orangés, de rouge sang. Saliba s'applique à les cueillir délicatement, sans les abîmer. La brise qui précède le lever du soleil gonfle sa chemise raide comme un ballon ; le malheureux sent tout ce qu'il y a de critique et de ridicule dans cette position ; d'un regard oblique, il surveille le chien qui semble s'intéresser au plus haut point à ce maraudeur d'un type inconnu. Mais le klebs est bien autrement occupé par un petit bruit qu'il cherche à situer ; c'est Vidali, qui ayant rampé contre le mur jusqu'à la barrière qui le termine, jappe, avec un talent consommé. L'animal, le nez contre le mur, répond à cette invite, et, partant, s'éloigne du lieu de délit. Ce duo préliminaire est de courte durée car le chien kabyle n'aime pas à perdre son temps ; mal payé, mal nourri, il " fait du service " par goût : un gâche-métier en somme. Il aboie sur le ton interrogatif ; Vidali répond sur le mode affirmatif. Toute une conversation s'échange, hésitante d'abord, puis pressante et progressivement narquoise, insolente, et, à vrai dire, grossière.

Saliba est ébloui par le talent d'imitation de son ami. Il ne sait distinguer quand c'est Vidali ou quand c'est l'animal qui aboie ; il se dit que ce sont bien là des choses merveilleuses qu'on n'apprendra jamais à l'école. Mais le vrai cabot n'a pas l'habitude qu'on vienne le narguer chez lui, il veut savoir à qui il parle et surtout il tient à voir ce chien mystérieux, qui n'est sûrement pas une chienne - ça se reconnaîtrait à distance - et qui n'a aucune odeur ; il court vers la barrière et grogne avec furie. Le faux chien le suit pas à pas, s'arrête, et, dissimulé derrière un bouquet d'aloès, exécute une série d'aboiements déconcertants, mais si expressifs, que l'autre, interdit, se tait durant quelques secondes ; mais on est chien de garde ou on ne l'est

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pas : le Kabyle s'agrippe aux barreaux, les secoue avec ses mâchoires. Vidali aperçoit son nez retroussé, sa langue écarlate ; alors il redouble d'insolence et d'injures ; le Kabyle écume de colère. Vidali rit tout seul en silence ; il se dit : " si jamais maintenant le kelb il avait un coup de compass et qu'il voit qu'on le nique et qu'il chope la chemise à l'autre là-bas, quel rire ! " Un court et poignant débat s'ouvre entre sa gourmandise et sa cruauté ; la première l'emporte ; mais il se promet d'exiger la part du lion. D'autant plus que les deux couffins sont à peu près pleins. Mais à niqueur niqueur et demi. Comme si Saliba avait deviné les mauvaises pensées que son camarade roule dans sa cervelle, il a abandonné son poste ; souple ainsi qu'une couleuvre il s'est laissé couler sur l'herbe et, tenant d'une main sa culotte, de l'autre les couffins, il s'avance à pas de loup ; et, arrivé derrière Vidali qui se penche plus près de la barrière pour narguer le chien, il lui crie aux oreilles, d'une voix de stentor :
- Ali ben Mohammed, Bard' chambit primièr' classe, alli, alli, au poste, mon zami !

Horriblement pâle, l'autre se retourne, prêt à se défendre, même avec son couteau dont il tâte le manche, à travers sa poche. Mais en voyant Saliba qui rit, il est horriblement vexé.
- Qu'est-ce que tu fous là, dis, grand maboul ? moi il y a une heure que j'ai fini le travail.
- Je jouais avec le chien, répond Vidali, pour dire quelque chose.

Mais le klebs proteste. Il a fort bien compris qu'il a été roulé. Il pousse un grand cri d'alerte. Ce n'est plus l'aboiement furieux du gardien qui veut faire peur aux malandrins. C'est un cri tragique, un appel de détresse, une sirène d'alarme, un " debout là-dedans ! " qui non seulement annonce un voleur, mais l'accuse, le désigne, réclame la joie de le punir... Pareil signal réveille un maître, s'il n'est pas mort.
- Scapa ! fait simplement Saliba, désireux avant tout de se rhabiller et de sauver les figues de Barbarie.
Mais Vidali veut prendre une revanche qu'il estime justifiée. Il lui faut reconquérir une supériorité à laquelle il tient, par-dessus tout. En outre il veut donner une preuve de ce qu'il peut faire. Après avoir pris quelque recul, il se met à aboyer aussi fort que le chien, pousse deux ou trois cocoricos, bêle, brait et termine cette brillante " audition " par une série de

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hennissements capables de faire cabrer un haras tout entier. Un maquignon s'y méprendrait; le S.O.S. du chien n'a plus au milieu de cette polyphonie animale, que la valeur d'un solo; et, à moins d'être Chitann en personne, le propriétaire du jardin, l'honorable Abd-erRhaman ben Youcef peut croire à tout; au passage d'un escadron de chasseurs d'Afrique, d'un troupeau, d'un cirque ambulant ou d'une patrouille de bourricotiers ; il peut tout supposer, sauf qu'on vient de lui voler dix kilos de figues de Barbarie.

Le bouchon s'est détaché du roseau, c'est, en réalité ce qui a mis fin à la cueillette, mais un nouveau chapitre de la petite tragédie commence : le lendemain, dès potron-minet, le docteur Aboulker est mandé par la famille Vidali. Dans son petit lit le " courro "> rouge, congestionné, la figure crispée et l'abdomen en tempête, est en proie à de violentes douleurs. Jaloux de son secret, il n'avoue pas que, devant la menace d'une raclée, Saliba a dû céder les trois quarts des figues de Barbarie. Et, puni par où il a péché, châtié dans son orgueil et pour son manque d'équité, le garnement se tord ; mais pas de rire. Le médecin non plus, qui, hochant la tête, parle d'ouvrir le ventre. Chantage couronné de succès car au bout d'un instant le coupable demande timidement si " ça ne serait pas des fois une figue de Barbarie, offerte par un camarade, qui lui aurait tourné sur l'estomac. "

Le docteur Aboulker a compris. Maintes fois il a vu le chenapan, accroché aux trousses de Sans-culotte, de Madame Bourata et de Marie-l'Anisette, ou occupé à frustrer un Mozabite d'une poignée de ce nougat arabe justement nommé " caca de cheval ". C'est sur le ton d'une parfaite certitude que le praticien formule devant la famille enfin rassurée, ce diagnostic expressif, mais bénin :
- Il a le bouchon.

Traitement connu. Affection fréquente. Signe de belle vie, de bonne humeur, d'abondance et de prospérité. Quantum mutatus ab illo !

LES DEMOISELLES DES ORDURES

A cette époque, on ne verra peut-être plus les Mauresques entourer les poubelles avec une curiosité aussi vive que s'il s'agissait d'examiner une corbeille de noces. Cinq heures du matin; l'été; déjà les boites sentent fort; la Mauresque, à quatre pattes, patinant sur le carrelage du corridor qu'elle
arrose à grande eau, frotte, racle, gratte, brosse ; tout son corps remue, tressaute; son derrière se trémousse, ses reins frémissent, sa masse tétonnière, secouée par la besogne, brimbale sous la cotonnade légère qui l'habille à peine et l'on entend cliqueter les bracelets de cuivre et les pendants d'oreille en faux argent : Zohra, préposée à l'entretien de l'immeuble est au service de la concierge. Elle ne vole pas son argent, car elle travaille comme un cheval. De temps en temps, levant la tête, elle se bouche le nez. La rue est silencieuse. Devant la porte, les poubelles sont alignées, débordantes.

Portant leur hotte sur le dos, des femmes arabes s'approchent, fouillent parmi les détritus : un bout de ruban, une boîte, un os, un chiffon, il y a toujours quelque chose à trouver dans ces boîtes à surprises. Mais il ne faut pas qu'elles soient trop nombreuses. Et précisément, depuis le début du siècle, cette espèce pullule, sans doute parce qu'il s'est monté des entreprises qui achètent à ces Mauresques tout ce qui peut être broyé, malaxé, fondu pour être transformé en un article qui sera neuf et qu'on exposera dans un magasin sans savoir de quoi il est fait. Aussi le goût du lucre rend les chiffonnières indigènes âpres au gain, irascibles. Elles se disputent ces choses innommables qui empuantissent la voie publique, avec autant de férocité que si c'étaient des trésors. Parfois le ton de la dispute monte au point de devenir un vacarme assourdissant ; les voix gutturales hurlent l'insulte et la malédiction. Toute la rue est réveillée. Les fenêtres s'ouvrent, des têtes dépeignées paraissent aux croisées. Une voix demande :
- Qu'est-ce que c'est ?

Zohra, qui est très correcte, répond obligeamment en levant la tête :
- C'est les demoiselles des ordures.

ZOOPHILIE OU EPITAPHE POUR GALOUFA

On ne peut pas dire qu'à Alger on aime les animaux plus qu'ailleurs, mais il est un fait : c'est qu'on déteste Galoufa. On nomme ainsi " l'attrapeur de chiens ", le pauvre bougre qui ramasse les chiens errants et les transporte à la fourrière. Souvent il s'appelle Lopez, Séror ou Mendoza. Mais le nom de Galoufa lui est attaché, sub specie œternitatis.

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galoufa

Son matériel est rudimentaire : une sorte de charrette à bras, fermée et grillagée, où les pauvres klebs sont trimbalés dans toute la ville, en attendant la fosse commune.

Pareille attraction fait partie, pour les salaouetches d'Alger, des distractions de la rue ; le sinistre équipage est à peine signalé, de grand matin, que déjà les enfants s'attroupent et crient :
- Ho, Galoufa !
- Ti attrapes les chiens ? Tiens, attrape çuilà !

Le pauvre employé municipal ne sait que répondre. Souvent il se contente d'ébaucher un geste, qui n'est pas toujours celui d'un homme du monde. Alors les quolibets et les cris redoublent. Oh ! ce n'est pas un poste de tout repos.

Tout fait prévoir qu'un jour le misérable mesloute qui accepte d'exercer ce métier infamant, sera remplacé par un fonctionnaire syndiqué. Peut-être par un ramasseur de chiens automatique, qui opérera à la façon d'un aspirateur.

Nous verrons sans doute le Galoufa-automobile, le Galoufaélectrique, le Galoufa-robot, peut-être le Galoufa-volant, aérien, l'aviateur galouféen. Espérons que le nom générique lui restera, comme le nom de Marie reste aux bonnes et celui de Collignon aux cochers. Mais rien ne remplacera ce cri aigu, troublant la quiétude de la rue algéroise, au début du siècle et à l'heure silencieuse de la sieste :
- Oh ! Galoufa !... suivi de ce commentaire :
- " Ti attrapes les chiens ?... Tiens, attrape çuilà ! " suivi d'un geste obscène.

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LE JOURNAL D'UN BOURRICOTIER

A l'heure où, pour calmer les souffrances ardentes qui se cachent sous les voiles céruléens des Carmélites, les mains diaphanes d'une princesse Bibesco tournent les feuillets du matutinaire en ce couvent proche de la basilique de la Vierge Noire favorable aux marins qui, à la fin d'une nuit de pêche miraculeuse, sommeillent au bercement des vagues encore sombres, le dernier rayon lunaire éclaire parfois une étrange chevauchée d'Infidèles, descendant les sentiers de la montagne sacrée et pressant les flancs de leurs montures pour gagner la ville encore endormie.

Ces pèlerins de l'aube, ces chevaliers sans armures, poussant ces coursiers sans caparaçon mais non sans chouarries, ce sont les bourricotiers harcelant leurs pur sang blindés de vastes couffins à ordures. Leur voix est rauque, leur cri de guerre est barbare :
- Rrrrrrr-r ! Hhah ! Rrrrrrr-r ! Hhah ! Arrhi barriha... Arrhi Beni kelb. Ahah !
- Dis, Ahmed, tu peux pas faire entention !

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La Mahonaise, qui traversait la Voûte du Vent à peine tirée de l'obscurité par les premières lueurs de l'aube, vient d'être bousculée par l'un des bourricots affectés à l'enlèvement des ordures ménagères. Trottinant, le poil pelé, l'oeil chassieux, triste et résigné, la chair saignant sous le barda, couverts de plaies et de mouches, les misérables bourricots, aiguillonnés par la trique et par la voix de leurs bourreaux, piétinent les détritus gluants, glissent dans les eaux sales, trébuchent sur les pavés gras, butent dans les poubelles que vident leurs maîtres, donnent dans les bornes plantées au ras des maisons mauresques, frôlent. raclent et renversent tout ce qui se trouve sur leur passage. Ils aimeraient tant tomber enfin, eux aussi, se coucher, dormir, mourir. Mais, courant derrière eux, les bourri-

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-cotiers les piquent, les frappent, les empêchent de s'arrêter.
- Rrrrrrr-r ! Hhah ! Rrrrrrr-r ! Hhah ! Arrhi, barriha ! Arri Beni kelb ahah ! grondent les voix rauques, enrouées par l'humidité de mille et un matins.

Inutile de songer à humer un trognon de salade gâtée, un coeur d'artichaut pourri. Rien pour eux. Tout pour lui. Avec une adresse de singe, il vide les poubelles dans des chouarries, en un tournemain, sans cesser de courir et de renâcler... " Hue ! hi ! Rrrr-r ! " Un démon, avec ses damnés.

Quand la tournée est terminée, on remonte, toujours courant... Hue ! hi ! Rrrr-r ! Arrivé dans son infernale cahute qui domine le plus beau paysage du monde, le bourricotier met à jour son livre de bord, rédige ses mémoires, son journal : il tire de sous son burnous crasseux un carnet d'une saleté repoussante, et, ayant trouvé la page blanche du jour, il rédige avec beaucoup d'application son rapport sur ce livret municipal, qu'un employé, au terme de sa course, lui a remis : il inscrit une croix. Ironie pour un Croyant, mais il ne sait pas écrire et Mahomet n'a pas prévu le cas. Quand il aura sept croix sur ses sept pages, il ira toucher sa semaine de sept francs.

CHÈVRES MALTAISES

C'est l'heure, aussi, des chèvres maltaises. Elles livrent leur pis avant le jour ; leur lait sent le thym, le romarin et la menthe. Leur " herbe tendre ", c'est la broussaille. Leur maison, c'est cette spelonque où jadis se cachaient les pirates. Leurs maîtres, ce sont ces hommes qui pour satisfaire un goût endémique d'hippophilie, pour assouvir un besoin de colliers à pompons, de harnais cliquetants, de fouets claquants et de harnachements à grelots, achètent des chevaux de remonte, les attellent à leurs chars à bancs et les lancent au grand galop dans les rues aux pentes vertigineuses, descendant jusqu'au bas de la ville. Les boîtes de lait dansent bruyamment, les hommes gueulent, les chevaux hennissent, toute la ferraille et toute la sonnaille font un vacarme d'enfer, dominé par les pétarades du fouet. Ils sont heureux. Ainsi le Bon Dieu des Maltais leur a permis d'étancher à peu de frais leur soif de gloire hippique. La chèvre n'y est

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pour rien. Elle ne bénéficie de rien. Elle n'est maltaise que de nom. Car elle n'est qu'à la peine, jamais à l'honneur.

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COEUR DE MOZABITE

Six heures. C'est le moment pour Mouça le moutchou d'ouvrir son ghetto qui sent le rance, la figue et la laine. Levé tôt car il couche à même le sol, pressé de gagner car il est avare, impatient de voir des clientes car il est lubrique, sa silhouette est l'une des premières qu'on aperçoive. Campé sur le pas de sa porte, court, les genoux cagneux et les jambes torses, lippu, camus, ventru, barbu, trapu et bas du cul, c'est l'être qui semble le moins fait pour l'amour. Le moutchou laisse sa femme au Mzab et ne garde que ses garçons, quand ils peuvent l'aider. Le plus souvent il est seul. Le soir, taciturne et solitaire, tenant sa matraque derrière son dos, il s'en va tête baissée, longeant les murs, cherchant l'ombre, dans la nuit. On dit que parfois, subrepticement, il entre dans certaines maisons. Il a son secret, il a son mystère. Peu de gens peuvent se permettre de plaisanter avec lui, sauf si la plaisanterie consiste à le bombarder avec des tomates et des pommes de terre dérobées à son propre étalage, où à jeter du crottin dans ses barils de conserve. Un jour que Mouça Mokrani, Mozabite de la rue de l'Etat-Major, refusait à une pauvre Italienne le petit crédit qu'elle lui demandait, celle-ci lui dit :
- Ti as pas de coeur, Ahmed, ton coeur, il est là ! Et elle montrait la semelle de ses souliers éculés.

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Sans se fâcher, le moutchou fouilla dans son gilet et tira de sa poitrine un gros portefeuille de cuir arabe, bourré de billets de banque, puis il répondit avec un bon rire :
- Non, Madame, il est là.

Le lendemain, ainsi que le relate le numéro de l'Akhbar portant la date du 6 juin 1896, on le trouva mort dans son arrière-boutique, un couteau planté dans le coeur. On crut d'abord à un suicide, ayant pour cause un chagrin sentimental. Mais on s'aperçut que le portefeuille avait disparu et que pour cette raison il n'avait pu protéger, en le remplaçant, l'autre coeur du moutchou. Faute de pouvoir adopter la thèse de l'accident, on fut bien forcé de conclure au crime.
Toutefois, en cherchant dans les coins de son galetas, on finit par découvrir un coeur de lapin percé d'une longue aiguille. En somme, dit un chroniqueur, c'était une affaire de coeurs.

A LA CONSOLATION

Ce matin de juillet, le soleil ne va pas tarder à chauffer. Le convoi se hâte. On a voulu enterrer le vieux Paoulo à la fraîche, pour ne pas exposer les " invités " aux rigueurs de la canicule. Les deux rosses étiques tirent sans ardeur le corbillard de dernière classe, gris à force de ne plus être noir, qui saute et tremble, menaçant à tout instant de verser son macabre chargement sur les pavés de la côte de Barchicha. La mer est mauvaise. La fille aussi, car elle n'a pas voulu donner un sou pour les obsèques. Les fils seuls suivent le corps : en Algérie on ne voit pas une veuve derrière le cercueil de son mari ; une certaine révérence met la femme à l'abri de la triste curiosité des passants. Pourtant le vieux laisse du bien : une bicoque, une boutique, des actions de la Cie de Navigation Sitgès Hermanos.

Sabatero de son état, il excellait dans l'art de chausser fin. Avec Paoulo, tout le monde avait petit pied et mince cheville. Ses enfants ne lui ressemblent pas. Pépète est joueur et travaille peu, de-ci de-là, sur les chantiers où l'on bâtit l'Alger moderne. Joachim est une brute, qui taille le cuir comme les bûcherons de l'Aurès taillent les cèdres et les chênes-lièges. Le seul qui serait digne de succéder au sabatero serait le neveu, Miguel ; un bien curieux personnage : sa mâchoire fait peur ; elle lui a valu le sobriquet de Sentseboca ; quand un talon qu'il veut démonter résiste à sa pince, il l'arrache d'un coup

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de dents ; c'est un passionné, un artiste aussi ; il aime le métier celui-là ; malheureusement il est du troisième lit ; la soeur de Paoulo, deux fois veuve, a beaucoup procréé : Sentseboca n'héritera pas... Où ? quand ? La famille est une sorte de manteau d'Arlequin ; il y a de l'espagnol, du maltais, de l'italien, un peu d'arabe, peut-être même une goutte de juif, mais bien délayée dans du sang méditerranéen à cent pour cent. Parmi cette tribu qui suit le mort et dont les familles s'étendent de Bab-el-Oued à Mustapha comme les fils d'une immense toile d'araignée, Sentseboca est le seul qui regrette le brave ouelo sans envier l'héritage ; il est vrai qu'il a une bonne place chez Sauvage, le premier chausseur d'Alger ; d'ici trois ans il s'établira à son compte et deviendra un des meilleurs bottiers de la ville, chaussant menu comme le ouelo ; bref un de ces types qui auront contribué à estropier les pieds de toute une génération.

Mais là n'est pas la question. Revenons à nos moutons, c'est le cas de le dire car ces gens vêtus de noir et balançant leurs têtes crépues et découvertes suivent docilement dans tous leurs zigzags les pas des croque-morts déjà un peu saouls et qui ont du mal à ne pas renverser la bière en circulant par les sentiers de chèvres de ce " quartier " du cimetière de Saint-Eugène, où reposent déjà des milliers et des milliers d'étrangers, entre " le cimetière français " et " le cimetière juif ". Le curé, lui, marche en avant, sans se retourner, retroussant sa soutane pour éviter les chardons et les orties ; deux enfants de coeur le suivent, sautillant comme des chevreaux, se bourrant les côtes avec l'encensoir, riant sous cape ou ramassant une bonne pierre pour jouer à loria après la cérémonie ; le prêtre se presse car il a encore trois enterrements avant midi : on n'enterre pas à l'heure de la sieste. Exceptionnellement il a fallu inhumer un dimanche, à cause de l'odeur : il faisait déjà trente-sept à l'ombre quand l'abbé est allé, dès l'ouverture du bureau, voter pour le candidat de l'Archevêché.

Quant au cortège, à part les " amis " et les clients, il groupe le sombre noyau " de la famille ", une trentaine d'hommes de races différentes, qui ne peuvent pas se souffrir. Enfin le trou ! Après maints signes de croix et maintes poignées données d'une main moite, on va pouvoir se séparer. Par décence et pour ne pas donner au public le spectacle de la dissension, la famille laisse aux " invités " le corricolo commandé chez Boule-Noire et redescend à pied la côte de la Consolation.

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Mais arrivé là, avant de rentrer dans Bab-el-Oued, de prendre la direction d'Alger ou de biaiser vers la Marine, le groupe fait halte. Malheureusement un vieil oncle à demi aveugle, seul frère survivant du ouelo, déclare qu'il a soif et exprime le voeu de payer à boire à tout le monde.

On s'incline devant ce désir et on s'installe au Bar des Regrets. C'est d'abord une tournée de vin blanc et de limonade fraîche. La chaleur augmente ; l'anisette fait son apparition et délie les langues. On commence par prononcer des paroles sans importance. Mais bientôt les mots s'aiguisent, le ton devient aigre et les allusions menaçantes. Pêle-mêle on peut relever au vol, dans un brouhaha qui monte :
- Mé capo ! quand même vot' nièce elle aurait pu donner quelque chose pour l'enterrement à Paoulo.
- Ti as raison, pare, approuve un adolescent à la lèvre déjà recousue.
- Qu'est-ce que tu te mêles, toi, macaron !
- C'est vrai, ça, fausse couche, ça t' arrégare à toi qu'est-ce qu'elle fait ma soeur, si elle veut ou si elle veut pas donner l'argent.
- Ho dis, toute la moustache que ti as, elle me fait pas peur, hein ?
- Tais-toi, ça vaut mieux. Dis, Gorrero, mets-z-y un bouchon à ton frère.
- Pourquoi ? Mon père à moi il a la motié de la maison à Paoulo, alors le petit que c'est son fils il a le droit à parler y moi aussi que nous autes nous avons donné cinque francs à le curé pour la messe.
- Assez riches vous êtes !
- Et toi que tu joues les cartes avec l'argent que ta soeur elle le gagne je sais pas où, ti as pas honte, non ? Alors tu peux lui payer le cercueil à ton grand-père oui ou non, au lieu qué tu pleures misère à nous autres. Ça qui vous embête c'est que mon père il hérite, basta !
- Si tu serais pas le fils à le frère à mon père, déjà je t'arrais enlevé la figa de ta madré, mariquito !
- Chiqueur anglais !
- Répète, sors avec moi ! j'ai pas peur de toi, feignant !
- Allez, vous allez pas discuter le jour qu'on l'enterre à mon oncle, gronde Sentseboca en remuant sa terrible mâchoire.

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- Peur tu me fais pas avec tes dents de bourricot arabe.
- Gare de là, dis, petit voleur ! Régarre à qui ti insultes ! Que Miguel c'est un bon ouvrier qui trabaille honnêtement. C'est pas un merdeux comme toi ni un fouraïna comme ton père.

Un coup de coude mouche le petit neveu, qui, saisissant une bouteille, la casse sur la tête du cousin. Joachim riposte brutalement. Le sang coule. Un coup de tête de Pépète achève de mettre le feu aux poudres.
- Christo ! s'écrie le vieux, en cachant sous ses mains tremblantes, ses yeux à demi fermés à jamais.
- La puta madre que t'a pario ! ouais, toi aussi, je t'insulte, vieux maquereau que déjà ti es motié mort ! Lequel ici il répond pour lui ?

Trois couteaux sont sortis. Déjà un cousin est légèrement touché, d'un coup à l'épaule. Pépète et deux " parents ", la lame à la main, se pourchassent autour des tables, dans le café.
- Venaqua ! Puñeta !
- Puñetero, tu ! Tiens ! pour le c... de ta mère !
- Bous se ténez pas la vergogne dé bous ensoulter con ça ! répéta le ouelo qui ne peut se boucher en même temps les yeux et les oreilles.

Sentseboca, le plus calme, s'efforce de les séparer, le patron entraîne Joachim dans son jardin pour le panser ; sa
" petite " en courant est sorti pour prévenir la police. L'un des neveux, plus vif, à réussi à jeter une chaise dans les jambes d'un cousin qui tombe ; le vaurien le frappe à terre.

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Mais un oncle, d'un coup de pied traître, fait trébucher le gamin. qui s'affale sur les carreaux. Son couteau lui a échappé. Alors de sa poche il tire un revolver tout neuf qu'il a gagné aux cartes la nuit précédente, dans un endroit mal famé. On entend un cri :
- Assassino !

Mais le voyou furieux a beau presser sur la gâchette, rien ne part. L'arme est chargée, mais le cran d'arrêt est mis. L'héritier du défunt ne sait pas se servir de cette arme, peu employée à cette époque dans le milieu des mauvais garçons, qui préfèrent la lame. A ce moment un agent entre. Le " bon à rien " se met à rire et plaisante :
- Régardez, M'sieu l'agent, vous voyez bien qu'il marche pas.
- Nous s'amousions. On était en famille.
- Loui c'est le fils de la soeur à mon frère.

Ils sont tous d'accord, tous unis, contre l'autorité, contre l'étranger français.

L'agent regarde les trois blessés, regarde le vieux et leur dit :
- Donnez-moi toujours les couteaux... Et puis je vous prends vos noms pour cette fois... Mais la prochaine fois...

Il note les noms. Cela dure très longtemps. Puis il confisque le revolver et il sort. Alors les héritiers se mettent à rigoler avec ceux qui sont frustrés du patrimoine. L'un d'eux exprime le sentiment général en disant, avec un gros rire :
- On l'a piqué !

Et le patron apporte une quatrième tournée d'anisette.

LION POPULAIRE

Une heure après, ils sont tous devant la Mairie. C'est un dimanche, jour d'élections. Sur de grandes affiches de couleurs crues, s'étalent en grosses lettres des professions de foi, des menaces : " La France aux Français ! ", " Mort aux Juifs ! " ; de l'ensemble des textes violents où, à chaque ligne, les épithètes ignoble, infect, immonde, abject, désignant l'adversaire, accrochent le regard des citoyens, se détachant en capitales, des jugements
lapidaires, de brèves accusations, telles que " Cette canaille de Samary " ou " Vous avez trompé nos braves concitoyens ". Tout ce qui entre dans le terme générique " manoeuvres de la dernière heure " est mis en jeu.

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A la porte de l'Ecole de Filles de Bab-el-Oued, où l'on vote, les agents électoraux racolent sans vergogne, sous le regard indifférent de la police, qui se borne à " faire circuler ". Grave et carré devant l'urne, tel un Dieu vivant, Baldafarina, le fils, préside le " bureau ". Son voisin le petit Marescotti annonce les coups :
- Mecieu Vicente Macerata il a voté !... Et vous, citoyen, signez là sur la feuille.
- Yo no sé...
- Vous savez pas écrire, citoyen ? Achandifik. Faites une croix... una cruz... aqui... Si ! Vous savez pas qu'est-ce que c'est une croix ?... Voilà, c'est ça, taïba, merci... Mecieu José Zurriga il a voté !... Et vous, citoyen, une croix aussi.
- Dondë ?
- Où ? Aqui, en-dessur de celle à Mecieu Zurriga !... Bravo ! Çuilà il a compris de suite... Mecieu Rafaël Zamorego il a voté !

Tchato, l'agent des " judaïsants ", rigole. Il a offert une anisette au vieil Espagnol et tandis qu'il trinquait, il lui a changé son bulletin de vote, et, pour ne pas éveiller la défiance de
" électeur ", le rusé a porté la santé du candidat antisémite. Goguenard, il l'attend à la sortie et l'interpelle :
- Tché, padré ? Ti as bien voté pour Drumont, ti es sûr, oui ?
- Si, si, affirme le spartero en branlant la tête, d'un geste sénile.

Mais le gros Mesquida, l'agent des " nationaux ", intervient et crie à Tchato d'une voix tonnante :
- Assez de fraudes électorales, ti entends, aussinon...
- Et toi que tu payes les voix à cent sous !...

Précisément un pêcheur vient de quitter Mesquida et entre dans la salle de vote. Tchato l'arrête et s'exclame :
- Régarre, il a encore la pièce dans la main, ce c...-là !

Dans l'autre main, l'électeur interpellé tient son bulletin de vote. Mesquida craint que son rival ne renouvelle le " coup de substitution " de tout à l'heure. Il s'avance et d'un coup d'épaule, il écarte Tchato. Libéré, libre, " l'électeur " entre dans la salle dont le mur est orné d'une superbe carte de France et il va
signer, d'une croix, sur la liste électorale.
- Mecieu Bonifacio Miniconi il a voté ! annonce l'aboyeur.

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Dehors, Mesquida, le regard menaçant, surveille Tchato. Un de ses collaborateurs, le Maltais Tchoutcho, l'aborde et lui montre un papier :
- Tiens, voilà la copie de l'acte de naissance que ti as demandée...
- Bon. Ti as caché le roginal ?
- Le roginal il est à chez Juan le Torto.
- Dalpello. Comment ça marche à l'autre biro ?
- Les trois quarts ils votent avant l'apéritif pourquoi il fait chaud. Pendant la sieste personne il y aura.
- Taïba. On pourra travailler.
- Et manger ?
- Manger ? Ti auras le banquet des patriotes ce soir. Ti as été à l'imprimerie ? Quand c'est que l'affiche à Mecieu Malaperte elle est prête ?
- A midi il a dit l'imprimeur.
- Brabo alik ! Il faut la coller pour la sortie des vêpres, comme ça les femmes elles se la voient en partant de l'église. De colère elles disent à leurs maris qu'ils votent avec nous. Tefehem ?
- Capitche. Ti sais pas, je vais te faire rigoler : ti as pas remarqué le buste de la République à la mairie ?... Non ? hé ben, hier, en jouant à canette vinga avec son père, le petit Calléja il y a cassé le nez à l'estatue. L'adjoint pour par que ça fait des histoires, il a serché Salséda le plâtrier pour qu'il se l'arrange le nase à la République. Ha ! ha ! Quelle rigolade !
- Y alors ?
- Y alors Faute que c'est un mélitant, il a fait un de ces nez de tchââbab à la république... une aubergine farcie j'te jure... tout à fait madame Rébecca. Et pis comme il connaît écrire, il a mis en dessous avec le burin " Vive la République des Zraélites ". Tout le monde y se tord . Le Président du Bureau il comprend rien pourquoi il sait pas lire. Donne-moi une cigarette...

Quand les cloches sonnent la sortie des vêpres, les " électeurs " qui savent lire peuvent prendre connaissance, près de l'église, d'une affiche fraîchement placardée et sur laquelle en grosses lettres l'un des leaders de la campagne électorale s'exprime, à l'égard d'un des
chefs du parti adverse de la façon suivante :
" Je m'étais promis jusqu'ici de rester sur le terrain politique et de respecter les usages en vigueur entre hommes du monde. Mais l'individu qui signe sous le

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pseudonyme de Pipino dans la dégoûtante feuille de chou vendue aux traîtres et publiée par nos adversaires qui sont en même temps les ennemis de la France, n'a pas eu honte de porter la plume sur mon honneur conjugal. Je n'ai donc plus de raison d'observer les règles élémentaires de la galanterie, que ne méritent pas les gens de son espèce ; et j'affirme sur mon honneur de Français qu'hier soir, à 5 heures, j'ai couché avec sa femme, dans un cabinet particulier de chez Gabian dit Galinette aux Bains-Romains et devant deux témoins disposés à l'affirmer sous la foi du serment. Signé : Malaperte Guiseppe. "

BAROUFA DANS LA SALLE

Le cri bien connu a attiré les passants devant la porte du bureau de vote du quartier de la Préfecture. Des citoyens vertueux ont voulu faire sortir un électeur titubant qui, après avoir voté, a feint de glisser et s'est laissé tomber sur les paperasses de l'un des assesseurs du président. L'encrier a volé, maculant le portrait de M. Loubet, accroché au mur. Le président, redoutant le pire, essaie de sauver l'urne et la maintient en l'air à bout de bras, au-dessus de la mêlée, car les coups de poings tombent dru comme grêle. Heureusement c'est un colosse ; en outre, il monte sur une chaise et domine le pugilat, essayant en vain de le faire cesser. Trente électeurs sont aux prises et s'injurient en se colletant.
- Falso ! Vendu !
- C'est un provocateur ! Manco il est saoul ! Semblant il fait... Entention, Fanatche !
- Tiens-le bon, Figarola, voilà la poulice.
- C'est lui, M'sieu l'agent, il est payé pour faire la baroufa.
- Déjà l' auf soir rue Duquesne il a jeté des boules puantes.
- La France aux Français ! Dihors les étrangers, la puta dé ta madré qué t'a cagado !

L'ordre renaît. Le perturbateur est emmené au poste, où le secrétaire du Commissaire rédige son rapport, selon la formule classique : " Le dénommé
Galtaroggio, balayeur de sa profession, s'étant présenté en état d'ébriété au bureau
de vote de la rue de la Révolution et s'étant pris de querelle... etc... "

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Ce soir, lors de la proclamation des résultats, il y aura des coups de tête, sans doute aussi quelques coups de couteaux et demain on lira dans les journaux : " La soirée a été assez calme. Toutefois on a eu à déplorer quelques bagarres, au cours desquelles les sieurs... etc... "

UN DRAME RUE DE LA LYRE (voir ici)

En attendant, la matinée électorale bat son plein. Rue de Chartres, rue Randon et surtout rue de la Lyre, on vote en masse. Quelques dissidents s'irritent contre l'inconcevable légèreté avec laquelle le Gouvernement illustré par Gambetta laissa passer le 24 octobre 1870 le fameux décret Crémieux, glissé littéralement comme une lettre à la poste, au milieu du désarroi régnant au sein d'une représentation populaire affolée par l'invasion. Au dire de ces citoyens, c'était bien là " un coup de youdi ". L'un d'eux, posté devant le Bar des Réclames, prend à partie un honorable négociant en nouveautés et lui fait un grief personnel de cette scandaleuse faveur accordée alors à des gens à turbans, à guiches et à sarouels, qui, pour la plupart à cette époque, ne savaient s'exprimer qu'en hébreu. Joignant le geste à la parole, l'impertinent électeur se permet même de saisir à pleine main l'appendice nasal de son interlocuteur et de le tordre vers les lèvres en déclarant :
- Il avait le nase comme ça, vot' Crémieux-ben-Tchââbab. Il a dû vendre du fil et des aiguilles par ici, dans le temps !...

Mais le commerçant proteste ; tout en se dégageant et en se frottant le nez, il essaie vainement de mettre les choses au point. Il doit être renseigné car il se montre affirmatif et s'exprime, du reste, en termes choisis autant que modérés :
- Pardon, dit-il, Adolphe Crémieux n'était pas un Algérien. Il était d'une vieille famille provençale de Nîmes et il est mort à Paris. Certes, il appartenait au culte israélite. Mais c'est à Chinon, vieille ville féodale conquise par Philippe-Auguste et achetée par Richelieu, qu'Adolphe Crémieux fut élu député, dans ce cadre héroïque où Charles VII reçut Jeanne d'Arc.
- Gare de là, dites, à qui vous croyez de le mettre ?
- Mais je vous affirme... Renseignez-vous : c'est Adolphe Crémieux qui renversa Guizot, conseilla

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Charles X, porta Louis-Napoléon à la présidence et le combattit ensuite, fut déporté et fit partie en 70 du Gouvernement de la Défense Nationale. C'est quelqu'un, Adolphe Crémieux.
- Comme ça... fait l'autre en faisant un geste courbe devant son nez.
- Adolphe...
- Qué Adolphe ? Châloum vous voulez dire...
- Mais enfin, consultez le dictionnaire, vous verrez.

L'électeur, irrité, avise son fils blotti à ses côtés, le gamin revient de l'école où il était en retenue. Il a précisément dans son cartable un Larousse.
- Regarde si c'est vrai, lui intime le père.

Le gosse, tremblant, tourne les pages roses, puis lit d'une voix ânonnante :
- Heu.. crémeux... crémière... Crémieux (Isaac-Moïse, dit Adolphe), avocat et homme politique français...

Il n'achève pas. On entend :
- Menteur !

Et une rude bourrade envoie choir l'honorable marchand de tissus, sur une table chargée de consommations. Une certaine panique s'ensuit. On entend : Grand lâche !...
- Moi ? Mais je n'ai rien fait, j'ai poussé Monsieur.

Le " poussé " tamponne son nez, qui a donné contre une carafe heureusement cerclée de plomb, ce qui a évité une blessure. On sépare les interlocuteurs qui, l'un emmenant son fils, l'autre cherchant en vain son chapeau, perdu - pas pour tout le monde - dans la bagarre, s'effacent et laissent les consommateurs continuer pour leur propre compte, une discussion qui pourrait durer cent ans. Les arguments les plus divers sont soutenus :
- D'abord, si Crémieux ça serait été un Algérien, il aurait son estatue rue de la Lyre.
- Sa statue ? Sa rue vous voulez dire, sa place ! La place du Gouvernement.
- Et puis qu'est-ce qu'on reproche toujours aux israélites ? Ils sont travailleurs, ils ont le sens de la famille, ils se soutiennent.
- Certainement, docteur, mais quand même...
- Qui est-ce qui se trouve toujours au premier rang, aux côtés des pionniers ?... Le juif.
- Pour' prêter l'argent.
- Quand nos troupes progressent dans le Sud, qui
J
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les suit au risque de sa vie ? Qui leur procure tout ce qu'il leur faut ? Qui leur permet de gagner les batailles ? Voulez-vous me le dire ?... Non ? hé bien c'est le juif, qui est toujours là.
- Là où il y a quelque chose à gagner.
- Tenez, patron, votre garçon a été à la Légion, demandez- lui donc si j'exagère...
- Ho Bébé, ti as entendu ? Réponds-z-y !
- Ça qu'il a dit le docteur, il y a du vrai.
- Ah ! vous voyez !

La discussion monte. Les mots sont chargés de menaces. Et, sans le tonneau d'arrosage municipal qui, à la suite d'un violent

salaouetches,matins d'alger

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écart de sa carne à demi endormie, asperge toute l'assistance, la controverse eût facilement dégénéré en dispute, puis en bagarre. Mais Bébé profite de cette diversion pour chasser à coups de serviette les gamins qui envahissent le café et font cercle autour des orateurs improvisés. Les gosses rompent, mais injurient le garçon qui, de loin, menace.
- Attention. Si jamais je viens...
- Viens, sale boiteux, crie un chenapan, irrespectueux de la claudication de Bébé qui traîne la patte à la suite d'une blessure reçue à Beni-Ounif.
- Tout à l'heure je casse une jambe à un ! gronde le garçon, furieux, mais impuissant devant cette engeance impitoyable et fuyante.

Le soir une gazette rendra compte de l'incident en ces termes :
" A la suite d'une controverse survenue entre M. Darbéda, boulanger de son état et M. Abraham Timsitt, négociant, dit Tinsy... etc... "

CABANONS

Incidents, passions politiques et bagarres n'empêchent pas la belle jeunesse de s'amuser au cabanon. Baraques et chalets de bois bâtis sur l'eau, sur les rochers ou au flanc de la falaise, tout ce qui est construit au bord de la mer est plein de rires et de chants. Saint-Eugène, paradis des " cabanonniers " prend chaque dimanche un air de fête. De bon matin, les propriétaires de cabanons ou ceux qui se sont associés pour en avoir un, apportent les provisions, débordant des couffins. On se met à son aise ; et, tandis que les uns s'emploient à équiper la pastera et à apprêter les " paniers " pour aller pêcher sur place une bonne bouillabaisse, les autres " donnent la main " à la cuisine, ce qui offre l'avantage de lutiner les femmes. Peu vêtues, souvent le caraco fort échancré, dépeignées par la brise de mer, elles rient de toutes leurs dents, faisant brimbaler au moindre mouvement leurs longs pendants d'oreilles et les " semaines " encerclant leurs poignets et retombant à tout instant sur leurs mains avec un insupportable cliquetis.
- Ho Antoinette, sors les bracelets pour faire la fricanda, qu'on n'entend même plus le train quand il passe !

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- Laisse-z-y les bijoux, dis, Mikaleff, comme ça on n'entend pas le petit qui crie.
- Il va pas se taire, ce petit bâtard ! j'entends pas qu'est-ce que tu dis, Marie...
- Je dis si ti étais galant ti nous payerais l'anisette.
- A dix heures du matin, ti es pas folle ! Allez, allez, épluche les aubergines.
- Les aubergines y en a plus, passe-moi les courgettes, les poivrons et les tomates, ils sont dans le couffin arabe.
- Amane ! c'est ton père il s'est assis dessus.
- Il sait plus qu'est-ce qu'il fait, le pôvre !
- Vous avez raison, madame Rosita, il faut être indulgent à les vieux... " Sur les grands flots bleus ", " Où se viennent mirer les étoiles ".
- Ouyouye ! déjà ti veux faire pleuvoir, bon matin ?... Quand tu rentes au Tiâtre Ménucipal ?
- Ne les écoutez pas, Monsieur Elésias, vous avez une jolie voix, chantez...
- Et vous, Madame Rosita, qué bien que vous préparez les zordceuvres, si ma femme il saurait faire la fricanda comme vous, jamais je divorce.
- Alors, ti veux divorcer dis, grand falso !
- Assez, Joséfa, tu sais c'est pour rire.
- Ah bon, pourquoi si tu me quittes, tu sais qu'est-ce que je t'ai dit...
- La sousto il se tient ! Régarre, Marie, il vient blanc...
- Fâchez pas, Madame, il faut bien s'amuser, dites...

Une forte odeur d'huile frite empuantit les boiseries, mais, prompte, Madame Rosita, marchande de fleurs de son état, jette dans la poêle les oignons, le persil, l'échalotte, les poivrons, les courgettes, les tomates et les aubergines, taillés en fines lamelles ; et aussitôt un puissant et capiteux parfum se répand dans le cabanon.
- La gazouz déjà il me vient, déclare avec enthousiasme Norero en reniflant fortement.
- Mieur tu ferais de faire pressa, grand tchaliffoun ! Une heure y a que tu piles des oursins juifs. Combien des quintaux du poisson tu veux attraper... Ti es prêt ou non ? Jette-moi la Bora, à cause du vent, c'est mieux que le panama.

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- Allez, viens, au heur de toujours nous les casser... A tout à l'heure, Mesdames... " Sur les grands flots bleus... "
- Tu vas faire peur à les rascasses ! Calla !... calla !...

Les rames effleurent l'eau limpide. On aperçoit à vingt brasses de fond, comme à travers une loupe, des coquillages gros comme des puces. Au retour de la pêche, on va examiner et renifler la scabetche et la ratatouille. Mademoiselle Parascandella est bien cramoisie ; est-ce seulement le feu du fourneau qui a ainsi coloré son visage ? Les madrigaux du jeune Estève n'ont-ils pas contribué à la faire rougir ? L'eau glacée des gargoulettes couvertes de sueurs froides transforme en opale l'alcool clair des anisettes servies dans des grands verres. On savoure les olives vertes cassées, parfumées de fenouil, les radis, la tonina, les oeufs de boutargue comprimés en une pâte dure. Marquan, le charretier du Frais-Vallon, est très amusant en société. Il lance les feuilles de salade en l'air et les rattrape au vol, d'un coup de mâchoire. Comme on rit, il met une feuille de romaine dans chacune de ses narines et exécute une danse lascive en tenant sur sa tête, en équilibre, une bouteille pleine de vin. Ayant terminé sa chanson sans accident, il a droit au litre et le vide d'un trait. Il rote et tout le monde rit. Le déjeuner ainsi se termine gaîment. Au café, les convives s'alanguissent. Pour se protéger contre le soleil qui envahit la " terrasse " les femmes mettent les chapeaux de ces messieurs... Par contre. étendu au pied de la table et ayant placé sa tête à l'ombre de la véranda, un grand gaillard moustachu pousse de son gros pied nu les reins de sa belle-soeur afin qu'elle se retourne pour le voir ; alors, il prend des airs de jeune fille, minaude et manie maladroitement, de ses grosses mains de marbrier, un éventail d'un sou, aussi fragile qu'un papillon.

Le soir, ceux qui rentreront chez eux sans aller au bal de Saint-Eugène s'empileront dans les chars à bancs : les mâles avec les mâles, les femelles avec les femelles. On est correct, dans le monde du cabanon.

LA FÊTE DE SAINT-EUGÈNE

Mais ceux qui passent la nuit au bord de la mer danseront sur la place de Saint-Eugène, des lampions pleureront leurs larmes de suif sur les valseurs. Tous les cabanonniers seront là, ainsi que les gens " bien " ceux

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des villas ; ils ont, eux aussi, des cabanons, mais quels cabanons ! Confortables " avec des lits et tout ", même des glacières. Ce sera pour quelques farauds l'occasion unique de danser avec Mademoiselle Cremonini dont on peut voir chaque jour le visage régulier et gracieux, casqué d'une magnifique chevelure sombre, et qui, dans le rectangle de sa fenêtre, semble aussi bien mis en page qu'un dessin de Raphaël dans son cadre. Ce soir-là, les " riches " de Saint-Eugène ne sont pas fiers ; c'est comme pour le quatorze juillet ; tout le monde s'est bien lavé ; et des chevriers crépus, descendent de la Bouzaréah, des Tagarins et de la Fontaine- Fraîche, chaussés de vrais souliers et vêtus comme pour les enterrements, arborent des pochettes de dentelles et des cols durs, bientôt plissés et mous comme des chiffes, autour de leurs cous de taureaux.

Beaucoup de curieux viennent d'Alger, à midi. Au départ de la place du Gouvernement, les tramways sont déjà bondés. On a baissé les vitres et tiré les stores, pour se mettre à l'abri des rayons brûlants du soleil et de l'insistance des mouches. Mais, alors, l'air est irrespirable. Une odeur de vinaigre, de poudre de riz et de caca d'enfant vous ferait défaillir, si l'une des voyageuses n'avait sur ses genoux une corbeille d'oignons et un panier de moules dont l'âcre senteur relève l'écoeurant mélange créant l'atmosphère typique du tram dominical. Une voix aigre s'écrie :
- Qu'est-ce qu'il mange le petit ? Un crayon ! Jésus, Marie, Joseph !

Le mari, interpellé, tendant l'oreille, répond, du bout de la plate-forme :
- j'entends pas ça que tu dis...

La mère se lève, et toujours criante, prend tout le tramway à témoin...
- Aïaïaye ! ces hommes, quel malheur ! Domoi-le petit, donne !

Mais le gosse aime mieux être avec les hommes, debout, derrière, il trouve ça plus drôle et il a plus d'air. Dès qu'il se voit installé sur les genoux de sa mère, il se met à hurler.
- Tanca la boca ! lui conseille une grosse mahonaise.
- Oyayaye ! que des manières, madame, on dirait vous savez pas qu'est-ce que c'est des enfants ? Et pis, dites, vous êtes pas chez vous, ici !
- Yo soy Espaiiola, Madame !

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- C'est ça que je dis !
- Vous avez raison Madame, faut pas vous laisser faire, bougonne le voisin de la mère, un retraité dont la boutonnière est ornée du ruban de la médaille de sauvetage.
- Faut pas bous fâcher, suggère une brunette, ma grand'mère elle parle pas français, mais son fils il a fait zouave et mon frère à moi il navigue sur la flotte, alors, vous pensez...
- C'est sûr ! approuve une autre voyageuse, qui donne le sein à un marmot, il faut faire attention à ça qu'on dit...

L'autre moutard a cessé de geindre ; il joue avec la chaîne de montre du retraité.
- Laisse le monsieur tranquille, ordonne la mère.
- Laissez, Madame, il me gêne pas..

Mais le vieux sent sur son pantalon une drôle d'humidité.
- Bon sang ! ronchonne-t-il, en essuyant le drap noir.
- Qu'est-ce que c'est ! s'écrie la mère, éplorée. Mon Dieu ! Il est terrible cet enfant ! Tu auras une fessée en arrivant !... Sébastien ! Sébastien !... Viens reprendre le petit qu'il a fait pipi sur le Monsieur...

Mais le mari, qui a tourné le dos, n'écoute pas. Il rit avec un sous-officier d'administration qui lui raconte une histoire d'Arabes et de pains de munition.
- En voiture pour Saint-Eugène ! crie le receveur, frisé et rigolard.

SOUBRESSADE D'HONNEUR

Le succès du candidat national est fêté, le lendemain, au Café Manjo. Sur la table ensoleillée, semée de fleurs, où sont alignées les bouteilles de vin blond du Sahel, casquées d'or, la patronne apporte un immense plat sur lequel d'énormes soubressades craquelées, éventrées par le feu, dégorgent sur six douzaines d'oeufs au plat leur flot de jus au poivre rouge.
- Bravo ! Hipourrah ! Un ban ! crie-t-on de toutes parts.
- A l'avenir d'Alger ! dit avec émotion le Président.
- Vive la France ! répond l'assistance en se levant. Et l'on attaque le plat national, cette incomparable
nature morte (une morte qui se porte bien et dont les

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soubressade d'honneur, salaouetches

violentes tonalités tenteraient les plus célèbres pinceaux). Les " santés ", les exclamations, les compliments pleuvent autour de la patronne qui, avec un sourire d'orgueil tranquille, accueille ce concert d'éloges en disant simplement :
- Pensez ! Elle est de Fort-de-l'Eau ! C'est mon père qui la fait lui-même... Dans tout Bab-elOued vous en trouverez pas une pareille ! Vous pouvez chercher...

Et, faisant une révérence au Président du Comité qui, pour manifester sa satisfaction lui envoie des baisers, en écrasant ses gros doigts sur sa bouche grasse où coule la sauce, la " cafetière " contient sa forte poitrine, de ses courtes mains boudinées, en inclinant cérémonieusement sa tête frisée, qui sent l'oeillet et le graillon.

CEUX QUI NE SONT PAS DU VOYAGE

A la même heure, près du Fondouk, des chameliers attendent. devant les brasiers où les charbons ardents calcinent des têtes de moutons, les bouze//oufs répugnants qu'ils emporteront brûlants dans leurs mains noires afin de s'en pourlécher en solitaires goulus, sous un arbre. D'autres

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Bédouins mangent une galette, accroupis près de leurs chameaux qu'ils ont attachés à l'ombre d'un grand mur où les lézards gris cherchent vainement la fraîcheur entre les pierres qui s'effritent. Sur la route qui mène à El-Biar, des Kabyles maigres passent, courbés sous le poids des " peaux de bouc " emplies à fond et ruisselantes d'huile d'olive encore verte. Ils brillent au soleil comme des bronzes polis par le temps. Au port, les bateliers turcs, quand midi sonne, serrent dans leurs gilets passementés les pipes de kif au long tuyau, cassent une croûte de galette ou gagnent à pas lents de sombres gargotes où les attendent un bol de soupe au safran et une assiette de sardines frites. Dans l'escalier de la Pêcherie, longeant les voûtes garnies de restaurants, une nuée de petits arabes sordides font des sourires aux " Madames " qui mangent des langoustes et vident des saladiers de crevettes ; elles leur donnent un sou ; alors ils ne partent plus. Ils restent là, à grapiller un crabe, un gâteau, un fruit, jusqu'à ce qu'un " Balek ! " péremptoire les chasse vers les quais où ils flâneront auprès des pêcheurs à la ligne, des trimardeurs, des douaniers et des stewards des paquebots.

Les parents de ces gosses vendent des oranges, des mèches de fouets ou des grains d'ambre, aux quatre coins de la ville ; ils ne savent même pas où sont leurs enfants. Ceux-ci rentreront à la nuit, dans d'innommables galetas de la Casbah, où ils rêvent de périples, de randonnées, de parties de jeux et de razzias, de batailles, peut-être de pillages, de tout, sauf de droits civiques.

A OUFE

Vivre aux frais des autres, en travaillant le moins possible. Et si l'on peut : " A oufe ", comme on dit à Alger. On est aoufiste, avant tout. Et sur ce point tous s'entendent : ouled-plaça, petits Napolitains du port, garnements de Bab-el-Oued, marmaille d'Alger et de Mustapha, engeance de la Casbah ; on mendie, on demande, on chaparde, ou l'on exerce un vague métier : cireur, porteur, guide, ou " artiste ". Parmi les enfants exploitant
la pitié, la bêtise ou la curiosité publiques, on se souvient de ceux qui, le chef coiffé d'un chapeau pointu, chantaient à deux voix, devant les cafés, vers 1900 :

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Mes bons Messieurs, mes belles dames
Les deux petits pifferari
Font appel à vos bonnes âmes
Ecoutez leurs airs favoris
Et vivent la France et la liberta
Et vive la France et la liberta
Que Dieu vous récompense (bis)
Et vivent la France et la liberta.

QUATORZE JUILLET

- Bon matin ils commencent à nous les ronger, ronchonne le garçon de chez Botella en entendant un clairon de zouaves sonner " aux consignés ".

C'est un nommé Campana qui vient de tirer cent soixante jours de prison pendant son année de service. Le jour se lève à peine et déjà le marché de la Lyre offre une animation inaccoutumée. Les ménagères feront leurs provisions très tôt, ce matin, parce que tout Alger va se rendre à la revue. Le Café " a travaillé " toute la nuit ; le garçon ne s'est pas couché. A peine a-t-il commencé à s'assoupir, sur une chaise, que ce clairon lui rappelle des souvenirs de consigne. Tout de même il songe qu'il est impossible, du bas des Tournants Rovigo, d'entendre les sonneries de la Caserne d'Orléans. Il ouvre la porte et aperçoit son ami Sportès qui porte un clairon en bandoulière ; Sportès fait partie de la clique des " Enfants de l'Algérie " ; un jeune gymnasiarque l'accompagne ; il est en tricot blanc, la poitrine barrée par un large ruban tricolore ; il est coiffé d'une petite casquette blanche, porte un pantalon de toile court et de hautes bottines de toile. Il a rejeté la courte veste blanche sur son épaule, comme les officiers de hussards de Napoléon et comme les terrassiers qui reviennent du travail : Campana reconnaît la tenue martiale des membres du Club Gymnastique ; il fait un grand geste amical, montrant le poing pour protester contre la blague qu'on lui a faite.
- Vous m'avez bien piqué ! crie-t-il à tue-tête d'un bout de la rue à l'autre ; où c'est que vous allez comme ça ?
- A nulle part, répond Sportès, on a le temps.
- Allez, venez boire le champoreau, le patron il dort.
- Devant trois verres de café chaud, arrosés de rhum, on cause. Sportès présente son compagnon.

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- C'est le frère à Mademoiselle Cristofini, que tu connais.

Campana ouvre de grands yeux. Sportès lui glisse à l'oreille, tandis que le jeune homme est allé allumer une cigarette au comptoir: " Fais pas le couillon comme si tu saurais pas qui c'est ni rien !
- Je te jure : Cristofini, je connais pas.
- Ti as trompé sa soeur, spèce de falso ! la grande Germaine.
- Ah ! merde !

Ils rigolent en se tapant sur les cuisses. Ils " touchent cinq ". Mais le jeune homme revient vers la table. Il convient de changer de conversation.
- Vous êtes pas fou tous les deux d'être en tenue à quatre heures du matin ! A quelle heure qu'il est le défilé pour vous autes ?
- A deux heures cet après-midi.
- Et tu vas te porter le clairon comme ça toute la journée ?
- Pense-moi que je vais me le porter ! Seulement ma mère elle fait une lessive aux Deux-Moulins aujourd'hui, chez des juifs, alors elle revient pas, elle a emporté la clef. Dehors je suis. Alors tu vas me garder ça...
- Manco j'ai la place ici, mais quand le patron il va descendre, je vais lui demander des fois qu'il veut le garder dans le coffre-fort. C'est plus sûr, pourquoi avec la bande de salaouetches qui vient ici à l'apéro, on sait jamais. Ils fouinent partout, pour trouver quelque chose à sarraquer. L'autre jour un il lui a emporté le fourneau à gaz. Comment qu'il a fait, va savoir...
- Allez, allez, va, commence pas à engorrer, bon matin... A la Saint-Guerba !
- Tu trinques pas avec du café ! Attends, je vais chercher le rhum.

C'est un jour de fête. Déjà les bourricotiers ont raflé les ordures. Les tonneaux d'arrosage sont passés au trot. Les gazettes ont annoncé " forte chaleur " pour la journée. Dans les casernes, c'est le branle-bas depuis hier. Le colonel a dit : " Tout le monde en bas à cinq heures, prêt à partir ". Le commandant a dit aux capitaines : Rassemblez les compagnies à quatre heures trente, et passez-les en revue ". Les capitaines ont fait sonner les adjudants : " Trois heures trente pour tout le monde ". Et les " hommes " ont reçu l'ordre suivant : " Tout le monde en bas à trois heures, briqués, nickelés, et tout ". Pour être plus sûr, le caporal de semaine a fait sonner le rassemblement à trois heures moins un quart. Réveillés depuis deux heures

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du matin, ayant subi une revue de détail la veille et ayant astiqué leur fourniment fort tard dans la nuit, à la lueur des bougies achetées à la cantine et tolérées exceptionnellement à cette occasion par les chefs de chambrée, les hommes ont les yeux boursouflés, les traits tirés, les membres gourds, mais ils sont sûrs de ne pas être en retard, car le départ des casernes est prévu pour six heures par le général commandant le XIXe corps.

Tout Alger est debout à l'aube. Ceux qui ne pourront ou ne voudront, à cause de la canicule, aller jusqu'au Champ de manoeuvre de Mustapha afin d'assister à la revue, se contenteront de regarder défiler les troupes dans les rues d'Alger. Mais pas un habitant ne passera la journée sans voir les uniformes. Les chiqueurs eux-mêmes, les filles soumises, les portefaix, les débardeurs, toute la racaille de la haute et de la basse-ville, se dérangera pour voir au moins un zouave, un tirailleur, un marin, même un gendarme. C'est le 14 juillet. Ils en riront, s'en moqueront peut-être, car ces fortes têtes et ces mauvais garçons ne vivent pas dans le milieu où l'on développe le sens de la patrie - et puis ils ne savent pas encore quelle est leur patrie - mais la curiosité et le plaisir d'être dans la foule prime, chez l'Algérien, toute autre considération.

Sportès et le jeune Christofini ont décidé Campana à les suivre jusqu'à Mustapha. Le " clairon " des " Enfants de l'Algérie " a dit en clignant de l'oeil :
- Le fiancé à ma soeur, c'est un brigadier du Train, il est de garde avec le 19e escadron juste à côté du champ de manoeuvre là où toutes les troupes elles sont obligées de passer.
- Alors il a la clef du champ de manoeuvre ?
- Non, mais skouza que j'ai quelque chose à lui dire, on se porte et une fois là, on reste. Eux les tringlots ils rentrent les derniers, on suit et on voit la revue, en plus. Battel...

Le garçon est de repos, ce matin ; justement son remplaçant, un certain Miro, arrive. Campana feint de lui regarder les mains.
- Ti as pas trop de la colle aux doigts, non, pour les pourboires ? La tirelire elle est là, tu vas direct, sans t'arrêter ci et là à parler ni rien, ti as compris ? A midi je rentre, l'argent on partage.
- Oullah ! jure Miro en embrassant son index.
- Le patron, mal réveillé, consent à enfermer le clairon dans son coffre avec la recette de la nuit. Il vide le tiroir et n'y glisse que le gros revolver chargé qui s'y trouve en " permanence ".

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- Adios ! dit-il aux trois jeunes gens, qui s'apprêtent à partir... Et toi, Campana, tàche moyen de venir à onze heures, parce que ce sacatrape-là il est pas capabe à servir toute la terrasse, retour de la revue. Si tu veux, tu reprends une heure de repos pour la sieste... Allez, file, mauvais temps !...

Les rues s'emplissent. Les trottoirs sont trop étroits pour contenir les curieux ; à toutes les fenêtres on voit des têtes et des drapeaux. Le soleil est déjà trop chaud.
- Mon Dieu, dit la mère d'un riz-pain-sel qui doit défiler, il va encore y avoir des insolations.

Parmi les milliers de jeunes gens en uniforme qui, en ce moment quittent les casernes, il en est qui sont déjà marqués au front par le Destin, par l'accident, par la Mort. Ils ne s'en doutent pas. Mais, chaque année, on ramasse un homme raide, brûlé par le soleil. Les tramways ne peuvent plus avancer. Bondés, ils se poussent, à la queue leu leu. Le gros de la foule se transporte vers le Champ de Manoeuvre où, déjà, les vrais " aficionados " étaient à leur poste dès le point du jour. Ils ont emporté une collation composée de sandwichs aux olives, aux poissons, au pâté, au saucisson, à la soubressade, et de quelques litrons. En attendant l'armée, on casse la croûte. Tout à coup, comme à un signal, Alger vibre à ses quatre coins ainsi qu'une conque sonore : très loin, vers Mustapha, on perçoit la voix aiguë et nasillarde des trompettes des chasseurs d'Afrique ; puis l'écho des clairons et des tambours, porté par la brise qui suit en spirale les Tournants Rovigo, annonce les zouaves, tandis que les caissons d'artillerie, partant de Martimprey, s'ébranlent sur le pavé raboteux et que, des quais, monte l'appel de la clique des marins de la Défense Mobile. Les troupes indigènes sont massées depuis une heure déjà près des terrains militaires. A l'heure convenue, chaque colonel a dit : " En avant ! " et les régiments, traversant la ville, rejoignent leur point de ralliement, sous les yeux de nos trois amis, placés aux premières loges devant vingt rangées de curieux contenus par les " arabas " des tringlots. Le public s'impatiente. On regarde les montres. Mais la " musique " ne trompe pas. Ce sont eux, les voilà.

A l'amble de leurs petits chevaux à longue queue, les chasseurs d'Afrique, le taconnet orné du couvre-nuque réglemen?
taire, ouvrent la marche, dans un bruit de sabots martelant de coups rapides le sol dur. Les trompettes écussonnées formulent les demandes et les cors de chasse répondent,

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dans ce dialogue héroïque. Puis c'est le long roulement des prolonges d'artillerie, suivies d'un escadron de spahis commandé pour la fantasia et servant d'avant-garde à un bataillon de tirailleurs qui défile nouba en tête. Emue et amusée, la foule sourit aux faces sombres des turcos qui s'époumonnent dans des raïtas et agitent des instruments antiques, d'où pendent des queues de cheval. Dans ses rangs elle comporte d'anciens cavaliers, d'anciens chacals. Chacun fredonne en serrant les dents les refrains du quartier : pour l'un c'est le " Targada, targada, targada " des écuries, pour l'autre le " Bagali, couscous, bagali " de la caserne blidéenne ou les naïves paroles de la marche des tirailleurs :

Li Tourcos, li Tourcos ci di bons zenfants
Y n'aiment pas qu'on les embête
Autrement la chose est certann
Li Tourco divient michann
Ça n'empêche pas les sentimann
Li Tourcos, li Tourcos ci di bons zenfants

Mais les enfants gâtés sont les zouaves. Rasés de frais, propres comme des sous neufs, le turban dur comme fer, les quarante-trois boutons de guêtre astiqués, les clous des brodequins cirés et le sarouel en treillis pourvu des soixante-deux plis réglementaires, en somme, la conscience tranquille, ils vont au pas cadencé, aux accents de Pan pan l'Arbi.

Ça pète !... murmure Sportès avec admiration en contemplant la clique qui fait tournoyer les clairons et en suivant des yeux le mouvement sec des genoux, qui font tressauter les tambours, à chaque pas. _-

La foule sait le refrain par coeur ; elle le chante dans son âme.

Pan pan l'arbi
Les chacals sont par ici ! ..

Ah ! ces musiques qui font bégayer les femmes et pleurer les hommes ! Qu'elles sont rudes, comme les gueules impitoyables de ces rempilés qui en font baver aux " bonhommes ". Les chacals sont par ici, même venus du fond de la Bretagne, le costume leur donne l'air africain ; têtes levées, jarrets tendus,
ils claquent le pas. Un Allemand, ancien légionnaire, dit à son voisin :

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" C'est aussi pien que le bas de l'oie, mais z'est audre jose ".

C'est à peine si le passage d'un copain reconnu dans les rangs provoque, parmi les salaouetches, un " Ho Jojo ! " rapidement lancé. L'homme interpellé cille à peine pour montrer qu'il a entendu ; son regard reste fixé à dix pas devant lui et son front, déjà ruisselant de sueur, demeure dans l'alignement. C'est que voilà le drapeau, ce n'est pas le moment de rigoler. La section qui le précède est commandée par un adjudant.
- Caraccioletti ! grogne Campana, il m'a fait pisser le poivre, çuilà. J'aime mieux pas le voir...

Et il tourne le dos, se défilant derrière une araba.
- Entention, Campana, souffle Sportès, ti es pas fou, voilà le drapeau. Salue.
- Mon zepp je salue !

Les deux amis ont ôté leur casquette... Campana, d'un regard en coin, voit arriver l'officier qui tient la hampe : " Il a l'air d'avoir avalé une canne à pêche, tellement qu'il est raide, marmonne-t-il ". Mais, refaisant face sans en avoir l'air, le garçon de chez Botella se découvre furtivement, l'air bougon.

Les compagnons le plaisantent, maintenant que l'émotion est dissipée et que le défilé des prétoriens a fait place au tumulte des attelages du Train, qui n'a plus rien d'héroïque.
- Ti as fait demi-courage, Campana, brabo alik !
- Tu l'as tout de même salué, dis, le drapeau !
- Forcé j'étais... C'est pas le drapeau, mais tu sais pas qui c'est qui le tenait ?... Non ? Hé ben, sa femme à çuilà-là c'est la patronne à ma belle-soeur... oilà...

Sur le terrain, la fantasia des spahis est déchaînée. L'escadron exécute soudain une volte, charge les tribunes au triple galop et s'arrête net, dans un tourbillon de poussière. Les bravos éclatent, les dames se pâment. C'est le même spectacle chaque année, mais c'est bien réglé. On aura pour détendre ses nerfs de cette journée palpitante, la fantasia mozabite :

Courts, trapus, les jambes torses, l'air de gnomes avec leurs grosses têtes enturbannées, gauches dans leurs djellabas épaisses et rayées de brun, les moutchous s'avancent en pagaïe, priant, piaillant, braillant et agitant des tromblons du Moyen Age
autour de drapeaux verts à la hampe ornée d'un croissant. Des détonations formidables partent de ces armes préhistoriques. Il n'est pas rare que, s'ajoutant au nombre des

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victimes du 14 juillet, un ou deux Mozabites s'arrachent un doigt ou un oeil à ce dangereux exercice d'artificier qui, avec les illuminations de la Mosquée, du Port, du Boulevard de la République, du Palais du Gouvernement, la canonnade réglée par les forts, l'Amirauté et l'escadre, les réceptions et les millions d'apéritifs justifiés par une fête vraiment nationale, fait obligatoirement partie de cette grande journée qui, pour beaucoup, se termine au poste ou à l'hôpital.

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ACHARD