" La construction du boulevard de l'Impératrice
et l'abandon des réserves exagérées favorisèrent
fort heureusement la création de tout un quartier nouveau, celui
de la rue de la Liberté et des rues perpendiculaires, le mieux conçu,
le mieux percé, le mieux aéré, et aussi le mieux bâti
que l'on eût vu jusqu'alors à Alger Les leçons du passé
ne furent pas oubliées cette fois : on y traça des rues de
10 mètres de largeur ; la multiplication des constructions, les instances
des propriétaires eurent raison de la lenteur proverbiale des divers
services ; c'est une des parties les mieux réussies de la ville moderne...
"
-----Ce jugement flatteur, rarement donné
sur l'urbanisme algérois, est d'autant plus éloquent qu'il
émane de René Lespès, dans son ouvrage de référence,
qui est une véritable somme sur la capitale de notre Algérie
: " Alger, étude de géographie
urbaine " (Paris, Plon, 1930, 860 p. enrichies d'illustrations et de
cartes). Pour tous ceux qui ne connaissaient pas bien ce secteur,
pour tous ceux qui ne purent le connaître, notre premier devoir est
donc de situer un peu cette rue, au demeurant très courte, qui présentait
la triple caractéristique de se trouver en plein centre, d'être
située sur l'axe radial de la cité, et d'être en même
temps un quartier de transition.
-----De transition parce qu'en moins de 300
mètres elle menait du square
Bresson, où affleurait
la basse casbah, au coeur même de l'Alger moderne, ce triangle constitué
par l'hôtel Aletti, les Galeries de France et
la
Grande Poste. Radiale, parce que parallèle à l'axe
des quais du port, aux voies de chemin de fer et à l'enfilade des
boulevards du front de mer. Centrale, enfin, parce que se trouvant au point
d'ancrage des activités vitales de la cité, desservant le
palais de justice, celui de l'Assemblée algérienne, la Banque
de l'Algérie, le " Trésor ", I'Echo d'Alger, la
Compagnie générale transatlantique... Dans ses abords immédiats
s'élevaient l'opéra,
l'église
Saint-Augustin, le cercle militaire... Bref, la rue de
la Liberté et ses annexes regroupaient, en quelques minutes de marche,
la majeure partie des établissements publics de la capitale.
-----L'essentiel
de ce quartier a été construit en relativement peu de temps,
à partir de 1864 jusqu'en 1878. Avec la plaine côtière
de Belcourt-le-Ruisseau
il constitue une des rares surfaces planes d'Alger, ce qui a facilité
l'adoption d'un plan géométrique harmonieux. La rue de la
Liberté est bordée d'immeubles imposants, aux nobles proportions,
groupés deux à deux, sauf en son centre d'autrefois, où
s'élèvent les bâtiments publics que nous venons de
citer.
-----Ces immeubles jumelés sont accolés
à des constructions semblables du boulevard Carnot d'un côté
et de la rue de Constantine (devenue rue Colonel-Colonna-d'Oman en 1945)
de l'autre. Ils constituent un ensemble de belle allure, homogène,
découpé en sept îlots par une série de petites
voies transversales (rues Ledru-Rollin, Colbert, de Strasbourg, de Ménerville,
Eugène-Deshayes et Arago)... depuis la rue Garibaldi, jusqu'à
la rue Waïsse où prend fin la rue de la Liberté.
----- On se trouvait alors face à
l'hôtel Aletti, au cinéma " le Colisée "
et au boulevard Bugeaud, plus couramment appelé " rampe Bugeaud
". Sur la gauche, on pouvait diriger ses pas vers " le boulevard
" (c'est à dire le boulevard Carnot, dont les vieux Algérois
ne prenaient plus la peine de nommer le personnage éponyme tant,
à leurs yeux, la large artère du front de mer représentait
le type du genre). A droite on se trouvait au pied de la plus fantastique
voie transversale d'Alger, la rue Joinville, véritable défi
à l'urbanisme scientifique, se ruant à l'assaut de la colline
des " Quatre-Canons " sur sa ligne de plus grande pente, cisaillant,
au moyen d'escaliers vertigineux, les rues de Tanger, d'Isly,
Mogador, Dupuchet
SaintAugustin... Aux années folles, les bien nommées, on
y organisa des " courses de grimpeurs ", dans la partie la plus
difficile, entre les rues Mogador et Dupuch... Mais redescendons au plus
vite ces 250 marches, qui nous ont quelque peu éloignés
de la rue de la Liberté.
----- Celle-ci était trop étroite
pour livrer passage aux services de transport en commun. Encore qu'à
Alger on en ait vu d'autres, témoin ce défi - encore un
! - qui consistait à faire emprunter
la rue Bab-Azoun, qui n'a rien d'une large avenue, par deux
voies de tramways. Entre la
place du Gouvernement et le square Bresson, la voie
montante frôlait le trottoir masqué d'arcades. Le tram avançait
à toute allure en actionnant sans arrêt son signal sonore...
Ce qui n'évitait pas les accidents ! (1)
----- Les deux grandes lignes urbaines passaient
à proximité, les trams et trolleybus, puis les cars des
T.A. rue Dumont-d'Urville et ceux des C.F.R.A. (2) sur le " boulevard
". De plus, dans certaines voies transversales, notamment rue de
Strasbourg, se trouvait le terminus de plusieurs compagnies de cars desservant
les villages du Sahel, Chéragas,
Douéra,
Ouled Fayet, Koléa, etc.
----- Compte tenu de cet environnement, il
n'est pas surprenant de noter que la rue de la Liberté n'était
plus, depuis des lustres, un quartier d'habitation, mais constituait essentiellement
un " quartier d'affaires ", regroupant une série d'activités
déterminées par sa situation au coeur de la cité
et par les principaux établissements publics y ayant leur siège.
----- C'est ainsi que la proximité
du port et de la gare des chemins de fer avait conditionné l'installation
des lignes de cars rayonnant vers " l'intérieur " aux
côtés des compagnies de navigation maritime (Compagnie générale
transatlantique, rue de Strasbourg ; Compagnie mixte, boulevard de la
République). De même cette proximité avait entraîné
la concentration d'entreprises liées aux transports : import-export,
transitaires (tels les établissements Bruzzo) etc. Des professionnels
du commerce des vins, des négociants, des courtiers avaient leurs
bureaux rue de la Liberté.
La présence du palais de justice avait engendré, comme partout
d'ailleurs, une floraison de cabinets d'avocats, d'études d'avoués,
de notaires et d'huissiers.
-----En semaine et, plus particulièrement,
en fin de matinée, l'animation du quartier était vraiment
extraordinaire : avocats se rendant au palais ou en revenant, croisaient
magistrats et notaires, les membres de l'Assemblée algérienne
et des élus locaux rencontraient les journalistes de l'Echo d'Alger,
tandis que les colons, notamment les propriétaires de vignobles,
venaient rendre visite aux courtiers, un panier d'échantillons
à la main... Les cars du Sahel en amenaient autant que les voitures
particulières. Tout ce monde déambulait dans la foule des
burnous des agriculteurs et des notables musulmans de l'Assemblée...
-----L'entrée et la salle des pas
perdus du palais de justice ne le cédaient en rien au "souk"
de Ghardaïa. Tous ces hommes - on rencontrait très peu de
femmes et d'enfants dans le quartier - se retrouvaient à l'heure
de l'apéritif dans ces pôles d'attraction que constituaient
les grandes brasseries, les plus célèbres de la ville.
------La " Brasserie suisse " mérite
une mention particulière. Située à l'angle des rues
de la Liberté et de Strasbourg, elle eut son heure de célébrité
historique entre 1942 et 1944, en jouant le rôle de " cantine
" du personnel politique de cette période riche en palabres
et complots. Mais elle restera jusqu'au bout un des Q.G. du monde des
vins : un courtier en vins, qui avait son bureau juste en face, au premier
étage du 12 de la rue de la Liberté (je tairai son nom,
qui m'est cher) y traitait parfois certaines de ses affaires en effectuant
de nombreux aller-retour (heureusement non ponctués d'anisette,
car cela aurait dénaturé ses dégustations personnelles
!), quand il ne réglait pas celles-ci de son balcon, interpelant
un propriétaire accoudé au comptoir, à la suite d'une
offre intéressante proposée au téléphone par
un négociant qui restait en ligne afin d'obtenir une réponse
immédiate !
----Certes la rue était étroite, mais
la sonorité des voix était garantie : celle de Gaby Pons,
par exemple, correspondant de notre courtier en vins à Rouiba.
Solide pilier de la " Brasserie suisse", il traitait les affaires
" de bas en haut ", interpelant son courtier, ou les visiteurs
qui se trouvaient dans son bureau, d'une voix de stentor. On travaillait
la plupart du temps toutes fenêtres ouvertes, comme quoi il est
indéniable que le climat influe sur les rapports humains, même
dans le cadre du travail.
-----Autres voix puissantes : celle de M.
Founeau, transitaire et celle du docteur Stéfanopoli, véritable
personnage de roman, qui promenait son chien entre le garage Morel et
son cabinet médical... Plus d'une fois, passant en bas du 12, et
pointant son doigt vers l'antique coupé 201 Peugeot de notre courtier
(on abordait les années cinquante, et le modèle commençait
à " dater " sérieusement ... mais comme je le
regrette aujourd'hui, moi qui y suis monté si souvent, enfant puis
adolescent !) lançait vers les fenêtres ouvertes du premier
étage, même lorsque personne ne s'y trouvait : " Mais
quand donc vas-tu changer de voiture ! " Il martelait chaque syllabe
d'une voix de tribun, faisant s'arrêter les passants pour échanger
rires et plaisanteries.
-----Rue de la
Liberté, la bien nommée, puisqu'elle était le domaine
incontestable des professions libérales, mais aussi puisqu'on y
travaillait dans la bonne humeur ou les fausses algarades, ce qui revient
au même. Dans la lumière brasillante du matin, qui découpait
les blocs d'immeubles en géométries d'ombre et de soleil,
dans les klaxons des autocars, le brouhaha de la rue... des noms reviennent
en foule à la mémoire...
-----Les brasseries ? Mais il y avait aussi
" Masclaux ", " le Colonial ", " le Glacier ",
le célèbre " Guillaume Tell " (remplacé
plus tard par une importante agence de la B.N.C.I.), " le Phénix
" rue Dumont-d'Urville " le Terminus " sur le Boulevard,
qui me rappelle les apéritifs en musique des fins d'après-midi
dominicales, en compagnie de mes parents. Le célébrissime
" Tantonville ", place Bresson, près du théâtre,
qui mériterait à lui seul un long article...
C'était l'immédiate après-guerre et l'on chantait
avec les Américains " rhum, rhum et Coca-Cola " (et moi,
qui venais d'entrer au lycée Bugeaud, je me demandais ce que la
Rome latine pouvait bien faire avec cette boisson noire que l'on venait
de découvrir avec les G.L's !). Comme c'est curieux cette façon
qu'a la mémoire d'associer une époque, un lieu, et une chanson
! Celle-ci, et aussi " tico-tico par-ci, tico-tico par-là
" resteront liées au quartier de la rue de la Liberté
et aux années 1945-1946...
-----Et passe encore la théorie des
anciens riverains de ce petit fleuve de vie : la Maison Bortolotti, les
Ets Perroud & Cherfils, le Nord-Africain commercial, la Maison Lickel
et Cie, Eugène Sauvan, Marcel Dimech, Robert Linarès, les
frères Ricome, les Grands Vins algériens, les frères
Carabia ; tous du monde des vins ; de celui du droit, on peut citer Mes
Colonieu, Cénac, Sema, Godin, Renucci, Achouch, etc. Le grand commerce
était représenté par plusieurs succursales de banques
et de grands hôtels, mais n'oublions pas les magasins comme Détourbet,
le grand marchand de vaisselle, " Primavera " le magasin de
mode... Le monde des arts était-il absent de ce secteur dédié
à Mercure ? Certes pas, car outre la présence, à
quelques pas de la rue de la Liberté, de la célèbre
Maison Baconnier, sans qui la littérature algérianiste ne
serait pas celle qu'elle est, se trouvaient dans ce quartier le studio
" Vedette " ; le fameus encadreur Valadier ; Emmanuel Chetcuti,
des universellement connus " tapis Julien ", grand amateur de
peinture de l'école d'Alger et ami des Peintres de la villa Abd
et Tif...
------Combien de noms seraient encore à
coucher sur le papier, qui sont là, au fond de notre souvenir,
images d'un quartier si original et si vivant !...
-----Le samedi
matin, la rue de la Liberté connaissait encore une grande animation,
qui ne cessait que vers midi et demi, lorsque commençait la fin
de semaine, que l'on n'appelait pas encore " ouiquinde ", mais
déjà " semaine anglaise "... Les bureaux se vidaient
: j'ai même souvenir des cris d'un patient provenant d'un cabinet
dentaire situé dans l'immeuble de la " Brasserie suisse "
(décidément !...), non pas du fauteuil des souffrances,
mais depuis la fenêtre de la salle d'attente, car le praticien l'avait
oublié et était parti en l'enfermant à double tour
!
-----Le dimanche matin, je revenais parfois
rue de la Liberté avec mon père, mais le plus souvent nous
ne faisions que la traverser) en sortant de l'église Saint-Augustin
pour aller nous accouder à la rembarde du Boulevard et contempler
de plus près les bateaux dans le port.
-----Il n'était pas rare que mon père
en profite pour faire un crochet par son bureau, compulser des documents
ou effectuer des analyses qu'il n'avait pas eu le temps de faire la veille.
J'étais alors impatient de quitter cette rue, soudain figée,
sans vie, alors que je l'aimais tant, en semaine, au point d'y passer
en revenant du lycée, au lieu de rentrer chez moi directement :
rester un moment au bureau paternel, était, avec un peu de chance,
l'occasion d'aller goûter la kémia à la " Brasserie
suisse "... devant un Ben-Haroun bien entendu
-----Je n'évoquerai pas la rue de
la Liberté des derniers temps, ceux de la fureur et de la folie.
Cela retournerait le couteau dans la plaie à mon père et
sans doute à d'autres personnes ayant connu cette rue. Cette rue
où il faisait bon travailler Ces derniers mots seront ma conclusion.
(Juin 1984)
(1) C'est dans un de ces accidents que le Dr Aboulker,
personnalité du monde politique et médical algérois,
trouva la mort. (N.D.L.R.).
(2) T.A. : Tramways algérois ; C.F.R.A.: Chemins de fer sur route
d'Algérie.
Les deux compagnies seront plus tard fusionnées en Régie
des
transports algérois (R.D.T.A.).
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