Itinéraires d'un
lycéen gâté
------La
matinée avait été écourtée, le cours
de dessin ayant été annulé. Où donc était
passé André Greck, ce professeur un peu lunaire ? Bozambo,
d'un geste sec, les avait libérés, ah, qu'il était
bon d'être externe ! Il arriva à la maison dès onze
heures trente, même après avoir traîné les pieds
en longeant le Tantonville,
histoire de voir "les artistes", puis résisté
à la tentation d'aller surprendre le paternel traitant, à
cette heure fleurant l'anisette et la kémia, ses vineuses affaires
à la Brasserie Suisse, au bas de son bureau, où élisaient
domicile tous les propriétaires du Sahel et de la Mitidja venus
présenter leurs échantillons de nectar aux transparences
flamboyantes. Il avait fallu hâter le pas dans la côte de
la rue Dumont
d'Urville, de banque en banque,
non sans jeter au passage un regard faussement distrait vers les immeubles
d'en face, où se nichait l'école de danse Darmen, de bonne
et claire réputation, mais où l'adolescent timide se rendait
parfois, en bande bien sûr!, prendre des cours de tango et paso,
rumba et boléro, avec presque la même confusion coupable
que celle qui l'entraînerait bientôt vers d'autres lieux initiatiques,
qui se cachaient dans l'ombre épaisse des ruelles grasses aux senteurs
lourdes diffusant leur mystère vénéneux jusque sous
les arcades de la
rue
Bab-Azoun, où s'écoulait
une active vie "normale"... Mais, par une fin de matinée
printanière, son esprit était ailleurs. II y a un temps
pour tout!
------La
rue Marie Lefebvre n'était qu'un escalier entre deux murailles
aveugles, au bout duquel une petite plate-forme invitait malicieusement
à redescendre, par d'autres escaliers plongeant vers le fond de
la rue des Tanneurs, lieu incertain bordé en façade, sur
les premiers mètres de la
rue d'Isly, par une étrange
"Clinique du vêtement", juste avant le Casino Music-Hall...
Une fois repoussée la tentation de la facilité, il ne restait
plus qu'à escalader encore quelques marches, qui menaient cette
fois dans un tournant
.... Rovigo, cela va de soi. Les plus
célèbres tournants de l'Algérie tout entière
!... Sans s'attarder à la contemplation, sur la droite, de la grande
vitrine du tailleur Raphaël, cet incessant rival de Pierre Portelli
au fauteuil de directeur du Théâtre, qui se proclamait triomphalement
"tailleur des artistes et artiste des tailleurs", il lui fallait
traverser la rue, longer une des innombrables boulangeries du quartier,
et s'engouffrer à nouveau dans un escalier, certes d'une douzaine
de marches seulement, puis bifurquer à angle droit dans une morne
ruelle étroitement encaissée entre les hauts immeubles de
la rue Rovigo, réservoir d'immondices, et portant sur son premier
pan de mur la mention à finalité stigmatisatrice "Casbah
off limits", peinte par messieurs les Anglais pendant la dernière
guerre...
------Étrange
rue Garoué, boyau sans grâce sinon sans mystère, censée
mener rue de Bône, autre venelle en cascade d'escaliers, mais en
réalité simple raccourci emprunté pour arriver un
peu plus vite chez soi, quelques tournants plus haut, lorsqu'on était
pressé... Et cela ne s'animait que lorsque passait par là,
curieusement, le "marchand d'habits" et son interminable cri,
ou alors, de façon plus insolite encore, lorsque résonnaient
derboukas, castagnettes et cymbales de ces grands noirs qui venaient du
fin fond du bled, tournoyant sur les pavés luisants, qui reflétaient
tout à la fois les eaux sales et le bleu du ciel lointain, là-haut
par-dessus les terrasses..
.
------Le
lycéen avait avalé son repas en vitesse. On n'était
qu'au mois de mai et l'horaire d'hiver régissait encore le départ
des paquebots. C'est vers midi qu'on entendait les fatidiques coups de
sirène qui faisaient vibrer les vitres de la salle à manger.
En été, les bateaux, arrivés très tôt
le matin, repartaient le jour même, vers 14 heures, tandis qu'en
hiver, ils ne repartaient que le lendemain vers midi. Ce jour-là,
il ne lui fallait pas rater le départ simultané du
"Ville d'Alger" et
du "Kairouan", ces éternels rivaux, le premier se couvrant
de noire fumée et tentant de s'éloigner au maximum de la
route de son concurrent, pour l'honneur, le combat étant perdu
d'avance, puisque le lévrier de la "Mixte"filait trois
bons nuds de plus que les navires les plus rapides de la ligne...
Alors, sous le soleil vertical qui tuait les ombres et faisait scintiller
la mer, les minutes passaient terriblement vite. Une heure trente sonnait
déjà à la pendule, il avait juste eu le temps de
mettre sur le tourne-disque placé sur le poste de TSF Telefunken
un quarante-cinq tours de Mario Lanza acheté la veille chez Paul
Colin, en haut de la rue Dumont d'Urville, alors qu'il avait été
censé traverser la rue pour aller chez Soubiron, la "Maison
des Livres", voisine immédiate de Colin... Pour le livre d'études,
on verrait après... Et puis, il faut le reconnaître, lorsqu'il
se décidait à entrer dans une librairie, il y restait des
heures, que ce fût chez Soubiron, chez Chaix, chez Relin, ou dans
cette caverne d'Ali Baba de livres d'occasion, en haut de la
rue Michelet, à l'enseigne
des "Étoiles d'or", ou encore chez son homologue de l'avenue
de la Marne, tout près du Lycée...
------Cette
fois, il risquait d'être en retard, et il ne tenait pas à
se faire "mater" par Gambini-dit-Bozambo, le redoutable... et
redouté Surveillant général du Lycée Bugeaud...
Surtout après avoir bénéficié de cette heure
de détente supplémentaire, grâce à l'absence
inopinée de Greck... Les heures de colle étaient alors généreusement
distribuées et, en général, effectuées. II
prit son cartable, saisit au vol, à l'étage au-dessous,
le caramel que lui tendait sa grand'mère (il bénéficierait
longtemps encore des gâteries de sa douce grand'mère, même
une fois devenu étudiant à la Fac de Droit!), dégringola
les escaliers et décida de couper au plus court, pour rattraper
son retard. Délaissant la direction du
Cadix, ce carrefour situé
deux cents mètres plus bas, qui menait plutôt au centre ville,
il courut sur sa droite, et dévala la longue série d'escaliers
de la rue de Bône, que sa mère et sa grand'mère empruntaient
à longueur de matinée, chaque jour, en de multiples allées
et venues entre chez elles et le Marché de la Lyre, chargées
comme des bourricots, sauf pour la première course, au petit matin,
réservée exclusivement à l'achat du poisson de chez
Ali... Fraîcheur garantie!
------A
partir de l'école Lavigerie, connue sous le nom d' "Ecole
des Frères", il put sprinter dans la descente en paliers,
jusqu'au marché, qu'il contourna sans lui jeter un regard. A cette
heure-là, il était fermé, le lieu était désert,
livré aux services de la voirie et à leurs arrosoirs...
Mais, sous la chaleur du milieu du jour, mille parfums s'exhalaient, âcres
et iodés, mêlés des senteurs de persil arabe... Il
fila droit vers la rue de la Lyre, non sans aspirer goulûment les
effluves qui s'échappaient du rideau de fer du marchand de beignets
situé à l'angle du marché, face au bas du boulevard
Gambetta...
Il traversa. Ses pas étaient réglés par une vieille
habitude, devenue un réflexe conditionné... Il s'en apercevrait
avec une indicible émotion, des années et des années
plus tard, lorsqu'il reviendrait sur les lieux de son enfance, en 1981,
et qu'au cours d'une promenade-pèlerinage dans ce quartier, "guidant"
ses amis algériens censés l'accompagner, il suivrait son
parcours des années quarante et cinquante, à l'identique,
en parcourant les rues et places, changeant de direction parfois soudainement,
en tout cas sans raison apparente, déconcertant ses compagnons,
tout simplement fidèle, de façon instinctive et hallucinante,
à quelques petits mètres près, à ses itinéraires
de lycéen d'autrefois.
------La
rue de la Lyre, silencieuse à l'heure de la sieste, était
un piège à parfums. Il descendait au pas de charge sous
les arcades, côté droit. Ce côté-là,
au début de l'après-midi, bénéficiait d'un
soleil à peine oblique, qui laissait le côté gauche
dans l'ombre. Des rais de lumière s'infiltraient entre chaque arcade.
Était-ce pour cela qu'il privilégiait ce côté
? En réalité, depuis sa tendre enfance, c'est par là
qu'il passait, entre mère et grand'mère, fidèles
clientes du marchand de tissus Azoulay aux chatoyantes étoffes,
qui occupait un entresol, justement côté droit de la rue
de la Lyre dans le sens de la descente. L'endroit était parsemé
de minuscules échoppes en plein air, de la taille d'un simple tapis
de prière, au pied de chaque arcade. Des musulmans y vendaient
d'entêtants parfums, contenus dans de merveilleuses petites fioles
colorées, brunes, ocres, vertes, rouges et bleues, qui lui paraissaient
contenir autant de philtres magiques.
------Mais il lui fallait faire
vite, et se résoudre à ne pas lever la tête vers les
étages supérieurs de cet immeuble louis-philippard qui faisait
l'angle de la rue Solferino, menant au marché de Chartres, berceau
de sa famille paternelle. Que d'anecdotes lui étaient contées
par son père, relatives à cette maison, à ce quartier,
à l'épicerie du grand-père venu de Malte, et aussi
à la cathédrale toute proche, qui faisait partie intégrante
de la vie familiale jusque vers 1923-25, lorsque la famille dut se disperser
à la suite de la disparition successive de ses grands-parents...
Aujourd'hui, le lycéen n'avait pas le temps de méditer...
Il le ferait demain, samedi, tiens, il lui fallait aller se faire couper
les cheveux, chez Navy, justement à quelques mètres de là,
rue Vialar. C'était amusant pour lui, supporter du RUA, de se trouver
au milieu de perpétuelles et sonores algarades entre Navy et ses
trois employés, se répartissant entre deux supporters du
Gallia et deux du Mouloudia, qui ne se réconciliaient que lorsqu'ils
abordaient la question de la pêche au lancer et autres activités
marines... Et d'entendre parler de méros et d'oursins l'aidait
à surmonter le vacarme et l'odeur insupportables des dizaines et
dizaines de poules entravées, en vente à quelques pas de
là...
------Hors
d'haleine il avait atteint les parages de
la
place du Gouvernement.
Encore un petit effort et il aurait rattrapé son retard. Il continua
donc droit sa course, entre Cathédrale et Palais d'Hiver, d'un
côté, Archevêché, de l'autre... Il eut une pensée
pour la superbe Bibliothèque Municipale de la rue Emile Maupas,
qui était là, juste derrière, temple de la grâce
architecturale autant que du savoir... Il atteignit la rue Bruce, obliqua
à angle droit en direction de la rue Bab-el-Oued, juste à
hauteur de l'église-mosquée,
ND des Victoires, de sa fontaine
bruissante, face aux immeubles en ruine, entre des ruelles barrées,
dont les noms disaient "Révolution" et "Trois Couleurs"...
Il regarda sa montre : non seulement il n'était plus en retard,
mais il disposait d'une minute ou deux! Il s'octroya la récompense
de son effort en se payant une bonne part de calentita... Tant pis si
ce n'était pas l'heure adéquate... S'il était passé
par la place du Gouvernement, il se serait offert un créponné,
chez le marchand de glaces qui tenait son kiosque au pied de l'ancien
hôtel
de la Régence... Pourquoi
pas tout à l'heure, se dit-il, amusé autant que gourmand,
émoustillé à l'idée de braver les interdits
maternels :"Attention à ton foie, mon fils... tu vas me tuer
de mauvais sang!..."
------Enfin,
il aviserait, le moment venu.
------Il
avait tout un choix d'itinéraires, ce lycéen gâté.
Tout à l'heure, s'il ne prenait pas le tram des T.A. devant le
lycée, pour descendre, soit au square Bresson, devant l'Opéra
qui le fascinait, et non loin du bureau de son père, où
il aimait à aller aider celui? ci à l'analyse des vins,
soit à l'arrêt d'après, rue d'Isly, devant les Galeries
de France, autre endroit très attractif pour diverses raisons,
il rentrerait chez lui à pied, comme souvent, sauf les jours de
mauvais temps, par la rue Bab-el-Oued, la Place du Gouvernement et la
rue Bab-Azoun, qu'il appréciait
particulièrement, grouillante de vie sous ses basses arcades, grâce
à ses multiples boutiques, zone frontière entre la lumière
exaltante de l'horizon marin, côté port, et les glauques
envoûtements du monde de la basse Casbah, côté ville.
C'était là encore un monde d'odeurs, de bruits et de couleurs.
Tous les sens étaient sollicités en permanence, et c'était
cela qui était enivrant. Des gâteaux de chez "Fille",
face à la pharmacie Brincat, aux vitrines de chez "Lorenzy
Palanca", donnant sur le café du "Vieux Grenadier"...
Et ce petit frisson furtif, en franchissant le goulet de la rue du Caftan,
juste avant de déboucher au grand jour de la place Bresson... L'Appel
d'un monde mystérieux... C'est que, pour les lycéens de
Bugeaud,
la conquête de la Lune n'était pas du domaine de l'Espace,
mais de celui du Temps, de celui où ils se hisseraient à
l'âge adulte...
------Tout
à ses pensées, il franchit la grande porte en se donnant
un air crâne. Il aperçut, immobile, en faction en haut des
marches monumentales, la silhouette sombre de Gambini qui, vue en contre-plongée,
et avec les yeux de la crainte, lui paraissait atteindre le plafond...
Il puisa dans ses ultimes ressources la bonne cadence pour grimper le
grand escalier : ni trop hâtivement comme un coupable, ni avec nonchalance,
pour éviter toute provocation. Arrivé en haut, il figea
son regard, droit devant lui, comme braqué vers l'horloge du fond
de la cour centrale. Frissonnant, il sentit celui du Surveillant général
pivoter lentement, comme pour le garder dans sa ligne de mire... Mais
dans la cour, les lycéens jouaient encore... Il était sauf...
------A
la prochaine récré, il irait se poster entre les grilles
et, au-delà de la
caserne Pélissier
qui était en face, il regarderait en direction du Kassour,
vers la mer... Qu'il fût au Lycée, qu'il sortit de l'église
Saint Augustin, ou qu'il fût chez lui, ou n'importe où dans
sa ville, son regard se portait toujours vers la mer. Chez lui, tout itinéraire
menait irrésistiblement à la mer.
PIERRE DIMECH
|