--------------Si
la création de l'Armée d'Afrique a constitué un phénomène
auquel nous sommes tout particulièrement sensibles, il ne faut pas
oublier que cet événement eut une répercussion internationale
dont nous pouvons, à juste titre, nous enorgueillir. Il y eut des
zouaves dans les insurgés qui tentèrent en vain d'obtenir
la résurrection de la Pologne, dans les deux camps de la guerre civile
américaine, dont les fameux zouaves du Potomac et, chose plus surprenante
encore, ce furent des zouaves - les Zouaves pontificaux - qui seront les
derniers défenseurs du Trône de saint Pierre sous le commandement
de celui-là même qui avait été le premier chef
en Algérie, Lamoricière.
--------------Juillet
1830. - Le Corps expéditionnaire français, que commande
le lieutenant-général Louis de Ghaisne, comte de Bourmont,
vient de prendre Alger. Exploit d'autant plus remarquable que tous ceux
qui, en France, n'étaient pas légitimistes, avaient prédit
pour cette armée les pires malheurs. Des Orléanistes aux
Républicains en passant par les Bonapartistes, tout avait été
dit et fait pour empêcher l'expédition d'Alger et cela s'était
accompagné d'inimaginables violences verbales. Uniquement pour
des raisons de politique intérieure, on était contre parce
que le roi était pour et cela justifiait d'imaginer, voire même
de souhaiter pour l'armée une cuisante défaite et pour que
ces prévisions aient plus de chance de se réaliser, certains
journaux allèrent même jusqu'à publier non seulement
l'ordre de bataille et la date de départ de l'armée mais
aussi son point de débarquement, et les passions politiques étaient
alors telles qu'aucun de ces journalistes n'eut le sentiment de commettre
une trahison. Le roi en conçut une irritation qui sera un des principaux
motifs qui lui feront promulguer les ordonnances qui déclencheront
la Révolution où sombrera la monarchie.
--------------L'armée
était naturellement très imprégnée des souvenirs
de l'Empire. Presque tous les officiers, sauf les plus jeunes, avaient
participé à l'épopée, quelques-uns contre
l'Empereur, voire même successivement dans les deux camps comme
le général en chef, d'où cette chanson de marche
que fredonnaient les soldats
--------------Alger
est loin de Waterloo
--------------On
ne déserte pas sur l'eau
--------------De
notre général Bourmont
--------------Ne
craignons pas la trahison
--------------La
légende impériale commençait alors à s'implanter
et les souvenirs glorieux s'étaient trouvés singulièrement
renforcés par la distribution qui avait été faite
à tous les officiers d'un petit ouvrage intitulé Aperçu
historique, statistique et topographique sur l'État d'Alger. L'essentiel
du texte venait du rapport établi par le commandant Boutin, cet
officier du Génie qui, du 24 mars au 17 juillet 1808, avait séjourné
à Alger sur les ordres de l'Empereur. Pourquoi cette mission ?
Le titre même du rapport Boutin nous le donne. Il s'intitule : "
Rapport pour servir au projet de débarquement et d'établissement
définitif en ce pays ".
--------------Ainsi
la conquête de l'Algérie faisait partie des projets de l'Empereur
et nul doute qu'il eût mis ce projet à exécution pour
peu que l'Europe et surtout l'Angleterre lui en eussent laissé
le temps et - par parenthèse - c'est là qu'il faut voir
les raisons de l'acharnement mis par Napoléon à se maintenir
en Espagne et non point des raisons de vanité ou de népotisme.
Étant donné l'infériorité de notre marine,
un tel projet ne pouvait s'envisager que si la traversée état
des plus courtes.
--------------Si
les vues de l'Empereur sur Alger et par voie de conséquence la
justification de la guerre d'Espagne dont le poids sera lourd sur le destin
de l'Empire n'ont été ressenties que par quelques historiens,
il n'en fut pas de même pour les officiers du corps expéditionnaire.
L'idée de constituer une milice locale découlait directement
de ce qui avait été fait par Bonaparte en 1798. Qui pouvait
le savoir mieux que ces interprètes attachés à l'état-major
et dont une bonne partie était d'anciens mamelucks de la Garde
impériale ?
--------------Curieusement
ce ne fut pas à un de ces " Égyptiens", comme
on nommait alors ceux qui avaient fail la campagne de l'An VIII, que l'on
doit les premiers contacts avec nos futurs soldats indigènes mais
à un pur légitimiste, le colonel Alfred d'Aubignosc qui,
dès le 5 juillet 1830, occupa à Alger les fonctions de lieutenant
général de la police. Il avait fait précédemment
plusieurs voyages dans les pays du Levant, il en parlait les langues et,
surtout, un récent voyage à Tunis pour s'enquérir
des dispositions pacifiques du bey : là, notre consul, M. de Lesseps
(le père de celui qui " inventera" le canal de Suez).
lui avait fait rencontrer Yusuf Bey, un des chefs des mamelucks, personnage
principal du parti français de la cour beylicale, et qui, chassé
de Tunis par une intrigue de palais, viendra le rejoindre à Sidi
Ferruch et deviendra un des généraux les plus prestigieux
de l'Armée d'Afrique.
--------------D'Aubignosc
et Yusuf prennent contact avec un personnage discret et assez mystérieux,
Hadj Abrachman Henni, qui se dit porte-parole de la " nation zouave
". Dès le 12 août 1830, d'Aubignosc peut présenter
à Bourmont une " Note pour servir de base à un traité
avec la nation zouave ". Le jour même, Bourmort reçoit
Hadj Abrachman Henni en présence de d'Aubignosc auquel il prescrit
de poursuivre les négociations.
--------------Que
sont donc ces " zouaoua " qui se montrent si promptement désireux
de nous servir ? Leur réputation est fort ancienne car dans une
relation du siège de Tunis par les Espagnols en 1574 on peut lire
: " Les Zouaghis forment une milice redoutable au service de la Sublime
Porte. Rien ne peut résister à leur impétuosité.
Lorsqu'on les voit au milieu des combats, ils ressemblent à une
armée de lions furieux. C'est pourquoi les Ottomans les mettaient
toujours au premier rang lorsqu'ils s'agissait de livrer un assaut car
pour l'Empereur des Turcs, ils étaient une troupe d'élite.
Rien ne peut être comparé à leur agilité et
à leur air martial... En outre, ils supportent avec résignation
les fatigues de la guerre et les longues marches et cela grâce à
une gaieté intarissable qui est un de leurs traits caractéristiques.
" Qui ne ressentirait l'étroite ressemblance entre ces Zouaghis
et nos Tirailleurs ?
--------------Le
maréchal de Bourmont (il vient d'être élevé
à cette dignité par Charles X), est d'autant plus enclin
à donner suite à ce projet qu'un raid sur Blidah qu'il a
lancé dans les derniers jours de juillet lui a montré la
nécessité d'éclairer et de protéger les colonnes
qu'il envisage de lancer à travers le pays par un rideau de tirailleurs
et de cavaliers. Deux jours après, le 14 août, d'Aubignosc
présente au maréchal un " Mémoire exposant les
conditions auxquelles Hadj Abrachman Henni offre un corps auxiliaire de
2.000 zouaves " et, le 15 août, les 500 premiers zouaves sont
recrutés.
--------------Ainsi
il n'aura fallu que cinq semaines pour que soit constitué le corps
des Zouaves et cette rapidité prouve à l'évidence
que Charles X n'envisageait pas l'expédition d'Alger comme une
sorte de coup de main de va-et-vient, pour redorer son prestige, comme
on s'est plu si souvent à nous le faire croire, mais bien en vue
d'une occupation durable. Sinon comment expliquer la prompte constitution
de cette troupe s'il ne s'était agi que d'un bref aller et retour
?
--------------A
partir du 11 août parviennent à Alger les premiers échos
de la Révolution et, quelques jours plus tard, confirmation en
vient non par une correspondance officielle au commandant en chef mais
par une visite de Duperré qui apprend à Bourmont l'abdication
de Charles X, l'accession au trône de Louis-Philippe et sa propre
élévation à la dignité d'Amiral de France,
promotion qui pouvait avoir son explication dans la réticence si
fortement marquée par Duperré à voir heureusement
aboutir l'expédition d'Alger.
--------------Le
23 août, le maréchal de Bourmont écrit au ministre
de la Guerre : " Il existe dans les montagnes
situées à l'est d'Alger une peuplade considérable
qui donne des soldats aux gouvernements d'Afrique qui veulent les soudoyer.
Les hommes dont elle se compose se nomment Zouaves. Deux mille d'entre
eux m'ont offert leurs services ; cinq cents sont déjà réunis
à Alger. J'ai cru devoir suspendre leur organisation jusqu'à
l'arrivée de mon successeur. " Bourmont ne se fait
aucune illusion sur le destin de l'expédition d'Alger étant
donné l'opposition forcenée de ceux-là même
qui viennent de prendre le pouvoir en France. Suspendre l'organisation
en cours d'une milice indigène c'est donc rendre service à
son successeur qui, pense-t-il, ne peut être qu'un liquidateur,
en lui épargnant la tâche d'avoir à licencier les
zouaves.
--------------Envoyé
par le gouvernement de Louis-Philippe, le général Clauzel
arrive à Alger le 2 septembre 1830 et le 3, Bourmont s'en va sur
un bateau autrichien car Duperré, qui avait mis une frégate
à la disposition du dey d'Alger refusa d'en faire autant pour celui
qui avait été son chef. Sans doute, le choix de Bourmont
pour commander le corps expéditionnaire n'avait pas été
heureux et hors de toute critique politique, l'armée n'avait pas
apprécié d'être mise sous les ordres de celui qui
avait déserté à Ligny mais force est de reconnaître
que dans les derniers actes de son commandement, Bourmont fit preuve d'une
dignité qui fit singulièrement défaut au nouveau
gouvernement. Pour n'en citer qu'un exemple, lorsque les restes du lieutenant
Amédée de Bourmont, qui avait été tué
à Staouéli, arrivèrent à Toulon, les douaniers
reçurent l'ordre d'ouvrir le cercueil pour s'assurer qu'il ne contenait
rien d'autre que le corps de la victime. Louis- Philippe dont on sait
l'avarice entendait ne rien négliger dans la destination qu'il
réservait au trésor de la Casbah.
--------------Les
pieds-noirs seront moins ingrats que les gouvernements. En 1880, les habitants
d'un petit village de colonisation installé à Foum Toub,
en bordure de l'Aurès, demanderont que le village s'appelle "
Bourmont ". Bien sûr, ce sera refusé.
--------------Le
général Clauzel a ordre de faire rembarquer une partie des
troupes mais en revanche n'a reçu aucune directive sur la politique
à suivre. Les Algériens, que notre rapide victoire avait
frappés de stupeur se redressent en constatant notre indécision
(que leur commente le consul d'Angleterre) et Clauzel n'a d'autre solution
que de reprendre le projet Bourmont-d'Aubignosc sur les zouaves.
--------------Ainsi
les atermoiements du gouvernement vont-ils tout à la fois favoriser
la création de l'Armée d'Afrique (ce qu'il ne désirait
pas) et faire sourdre une insurrection qui demandera de longues années,
beaucoup de sang et de larmes avant d'être étouffée.
--------------Après
avoir, le 8 septembre, avisé le ministre de la Guerre de ses intentions
et reçu son accord, le général Clauzel prend, le
ter octobre 1830, un arrêté précisant qu'il sera formé
un bataillon de zouaves dont le complet sera de 22 officiers et 673 hommes.
--------------Pour
l'encadrement, on fait appel à tout le corps expéditionnaire.
Maumet, Duvivier, Levaillant, Vergé et Lamoricière, qui
sera général à trente-quatre ans avec d'éblouissants
états de service, seront les premiers à répondre
à cet appel, bientôt suivis par de nombreux autres volontaires
car, le 4 octobre, les quatre compagnies existantes
de zouaves, à l'avant-garde d'une colonne, atteignent et bousculent
les premiers éléments de la mehalla que le bey de Titteri
envoie contre nous. Ce modeste engagement déclenche un enthousiasme
tel que le général Clauzel a bientôt les cadres de
deux bataillons et, le 8 octobre, il avise le ministre de la Guerre qu'il
songe à en former un troisième recrute des " Zouaves
à cheval " et qu'il " traite
en ce moment pour avoir ce dernier corps ". Cette courte
phrase est le bulletin de naissance des Chasseurs d'Afrique, qui ne sont
pour l'heure que des Zouaves à cheval et ne tarderont pas à
s'appeler " Chasseurs algériens " à Alger
ou encore " Chasseurs numides " à Oran avant de
prendre le titre définitif de " Chasseurs
d'Afrique ".
--------------Les
débuts des zouaves ne sont pas aussi idylliques que pouvait le
faire espérer l'escarmouche du 4 octobre. Les problèmes
à résoudre sont énormes, armement et habillement
font défaut. Aux difficultés de langue pour les cadres s'ajoutent
pour les hommes des difficultés à se soumettre à
notre discipline militaire : prompts aux combats, les zouaves seront aussi
prompts à la désertion. Il faudra toute la volonté,
tout l'enthousiasme des cadres pour plier peu à peu cette troupe
rétive à nos principes et en faire un corps solide dont
la réputation ira grandissant.
--------------Les
difficultés sont les mêmes aux Zouaves à cheval. Pour
en faciliter la constitution, le général Clauzel y a incorporé
une petite troupe de " mamelucks " que Yusuf a lui-même
recrutés et qu'il paye de ses propres deniers après avoir
vendu les riches armes qu'il avait rapportées de Tunis, Le chef
d'escadron Marey prend le commandement des Chasseurs algériens
où Yusuf est nommé capitaine à titre provisoire.
--------------Devant
l'attitude de plus en plus circonspecte du gouvernement et le rappel en
métropole de nombreuses unités ne lui laissant plus que
6 régiments, Clauzel imagine une solution de mise en gérance
de l'Algérie au profit de princes de la cour de Tunis. Cette initiative
est à l'origine d'un conflit avec le gouvernement. Il est rappelé
et remplacé par le lieutenant général baron Berthezène.
Juste avant son départ, Clauzel avait, en désespoir de cause,
essayé de mobiliser les civils en une sorte de garde nationale
baptisée " Milice africaine " mais cette tentative
se solde par un échec car la maigre population d'Alger s'occupe
plus de faire ses bagages de retour que de courir aux créneaux.
--------------La
période du 20 février au 2F décembre 1831 pendant
laquelle le général Berthezène va commander la "
Division d'occupation ", nouveau titre du corps expéditionnaire
sera une des plus angoissantes de toute l'histoire de l'Algérie.
--------------L'arrivée
du général Berthezène avait été précédée
de quelques jours par l'étonnant débarquement de quelque
trois cents hommes vêtus comme pour une mascarade de tous les rebuts
des magasins d'habillement depuis quarante ans. Mélange hétéroclite
de tous âges, affligeant assemblage d'hommes sans discipline ni
instruction militaire, sans chefs hors ceux qui présentaient des
certificats signés par les marchands de vin de leurs quartiers.
Cette cohue, chantant la Parisienne traverse Alger. Ce sont les "
industriels ", les " volontaires de la Charte ",
les " Parisiens ", autant de noms prouvant le caractère
incohérent de leur formation. Ce sont, parmi les " combattants
de juillet" ceux qui ont suivi les fallacieuses promesses d'un
aventurier belge qui avait substitué à son nom Lacroix,
celui, mieux sonnant, de baron de Boégard et qui, de surcroît,
s'était attribué le grade de lieutenant général.
--------------Regroupant
tous les Zouaves dans le premier bataillon, Berthezène incorpore
les meilleurs de cette horde dans un " Bataillon auxiliaire d'Afrique"
dont les cadres sont ceux de l'ex-2e bataillon de Zouaves. Duvivier, aidé
de Lamoricière comme adjudant-major, va s'employer à faire
une troupe valable des seize compagnies de fusiliers et des deux compagnies
d'ouvriers qui composent ce bataillon.
--------------On
comprend certes la hâte du gouvernement de Louis-Philippe de débarrasser
la métropole de cette bande qui, coûteuse, aurait pu devenir
dangereuse mais cela ne justifiait pas de faire de l'Algérie le
dépotoir de la France. Le bataillon auxiliaire deviendra le 67e
régiment d'infanterie. Il aura de remarquables états de
service mais tout le mérite en revient à Duvivier et à
Lamoricière et non pas à la sollicitude du pouvoir.
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|
--------------A
Alger, l'insécurité est devenue totale, le moral est au
plus bas, les tribus se ruent à l'assaut pour piller et égorger.
Une colonne sortie d'Alger le 1er mars connaît un tel climat de
pagaille et de contre-ordres qu'elle échoue. Celle du 7 mars se
perd dans le brouillard. Berthezène, se sentant dépassé,
demande, le 15 avril, son rappel mais se voit néanmoins obligé,
pour donner de l'air à Alger, de lancer une forte colonne sur Médéa.
--------------Elle
y arrive sans trop de combats le 29, se replie aussitôt mais dans
des difficultés inouïes, assaillie de toutes parts, arrière-garde
mêlée au convoi des blessés ; les Kabyles réussissent
à tronçonner la colonne, la retraite tourne à la
déroute ; les Kabyles hurlants assaillent de tous côtés
la colonne en panique. Alors, le général Berthezène
se retrouve le vaillant soldat qu'il avait été. Il saisit
un drapeau, le plante au sol, regroupe autour de lui quelques braves,
rappelle le bataillon Duvivier, Zouaves et Parisiens, au coude à
coude, barrent la route et leur attitude calme et cohérente en
impose aux ennemis qui deviennent moins mordants. Les troupes se débanderont
une deuxième fois au passage de la Chiffa mais les Chasseurs algériens,
entraînés par Marey et Yusuf, ont attiré les cavaliers
arabes sur une fausse piste. Sans ce subterfuge, la colonne entière
eût été mas
sacrée. Elle rentre à Alger le 5 juillet, triste de ses
pertes, honteuse de son attitude, notre prestige auprès des indigènes
ruiné mais dans leur hâte, les tribus vont nous attaquer
en ordre dispersé ce qui va nous permettre de redresser la situation.
Le 17 juillet, le prince de Joinville (il a treize ans) passe une rapide
revue de nos troupes entre deux combats. Il fera de cette scène
une aquarelle et notera dans ses Vieux souvenirs la fière allure
des Zouaves et des " voyous parisiens ".
--------------Les
princes, ses frères, viendront eux aussi, plus tard, en Algérie
en hommes de cur qu'ils étaient et par un phénomène
que nous verrons bien des fois se reproduire, ils deviendront d'ardents
partisans du maintien de la France en Algérie et réussiront
à convaincre Louis-Philippe d'infléchir son ostracisme contre
notre possession d'Alger.
--------------Dans
les mêmes temps, le général Pierre Boyer, que les
Espagnols avaient surnommé Pierre le Cruel, vint prendre le commandement
à Oran. Avec une souplesse et une finesse qu'on ne lui soupçonnait
pas il réussit à enrôler sous nos drapeaux après
les avoir détachés des Marocains, Moustafa ben Ismaïl,
cheikh des Douairs et Moussad, cheikh des Sméla. Ce faisant, le
général Boyer venait de nous donner la clef de la conquête,
que de jeunes officiers sauront utiliser pour mener la pacification à
son terme. Sous l'autorité des Turcs, le pouvoir aux échelons
subordonnés avait appartenu successivement aux chefs aristocratiques
et aux chefs religieux. Les Turcs disparus, on ne pouvait installer la
paix française qu'en s'alliant avec les uns contre les autres,
les chefs religieux n'ayant comme fédérateur entre eux que
la djihad, la guerre sainte, c'est avec les chefs aristocratiques qu'il
fallait s'allier. Avoir compris cela en 1831 prouve l'intelligence politique
du général Boyer. Le courage de Mustafa ben Ismaïl,
son autorité sur les Douair autant que sa fidélité
lui vaudront les étoiles de général mais c'est en
se battant comme un sous-lieutenant de cavalerie légère
à quatre-vingts ans qu'il sera tué dans nos rangs. Progressivement,
les tribus, qui se rallieront à nous, fourniront également
des goums dont la participation dans nos opérations jouera un rôle
très important.
--------------Le
gouvernement prend enfin en considération la demande du général
Berthezène d'être déchargé de ses responsabilités.
Il est remplacé, le 26 décembre 1831, par le lieutenant
général Savary, duc de Rovigo.
--------------Il
y avait en France de très nombreux réfugiés politiques
à la suite de l'ébranlement causé dans toute l'Europe
par la Révolution de 1830. Il y avait aussi les débris des
régiments suisses de la Monarchie, quatre régiments d'infanterie
de ligne, deux de la garde et le régiment e Hohenlohe qui avaient
été licenciés. De même qu'on s'était
débarrassé des Volontaires de la Charte en les envoyant
en Algérie, on prit les mêmes mesures envers l'afflux d'étrangers
et la loi du 9 mars 1831 créa une Légion étrangère
qui ne devait être employée qu'en dehors du territoire métropolitain.
On en forma six bataillons et demi. Les mêmes motivations feront
créer, en juin 1832, deux bataillons d'infanterie légère
d'Afrique avec des hommes provenant des compagnies de discipline et des
condamnés civils. Ce seront les " Zéphyrs ", plus
tard les " Joyeux ".
--------------Il
est vrai que la Légion deviendra le merveilleux outil de la colonisation
française. Il est vrai que les Zéphyrs sauront renverser
l'opinion en leur faveur après quelques exploits comme la défense
de Mazagran. Il est vrai que le 67e de ligne, ex-Volontaires de la Charte,
sera un des plus valeureux régiments de cette époque. Il
est vrai aussi que les Zouaves ne tarderont pas à se tailler une
réputation mondiale. Il est vrai enfin qu'entre troupe et officiers
va se produire une symbiose à base de sollicitude de l'officier
pour le soldat et de confiance du soldat pour l'officier, symbiose qui
est le vrai ressort de l'extraordinaire et durable réputation qui
va faire de l'Armée d'Afrique un outil que le monde entier nous
enviera, mais il est aussi vrai que tous ces corps ne furent constitués
que pour débarrasser le gouvernement d'éléments indésirables
en métropole vers une Algérie qu'on ne voulait pas garder.
--------------C'est
tellement vrai que, deux ans plus tard, en juin 1834, lorsque sera signé
avec Abd-el-Kader le très mauvais traité de la Tafna dont
on ne découvrira que plus tard - trop tard - toutes les lacunes
et toutes les faiblesses, mais qui aura réussi à donner
pendant quelques mois l'illusion de la paix, cela sera aussitôt
mis à profit pour se débarrasser de la Légion et
la céder à Isabelle d'Espagne pour soutenir sa lutte contre
don Carlos.
--------------Le
31 juillet 1835, 123 officiers et 4.021 légionnaires s'embarqueront
pour Palma. Quand cette Légion rentrera en France, le 8 décembre
1838, il y aura un peu moins de 500 survivants. Dans cette aventure où
sera tué le général Conrad, un officier se distinguera
entre tous par sa bravoure, réputation difficile à acquérir
au milieu de ces experts en bravoure que sont les Légionnaires,
le capitaine Bazaine.
--------------Revenons
en 1831. L'ordonnance royale du 21 mars officialise les Zouaves en décrétant
qu'il pourra être formé en Algérie, des bataillons
de Zouaves dont le complet sera de 30 officiers et 900 hommes. Le 17 novembre
de la même année vit la création de deux régiments
de cavalerie légère sous le nom de " Chasseurs d'Afrique
". Le premier régiment constitué à Alger recevra,
nous dit l'ordonnance royale, " les deux escadrons de Chasseurs algériens
qui cesseront dès ce moment d'appartenir au corps des Zouaves ".
Le deuxième, levé à Oran, eut pour noyau initial
les " Chasseurs numides " que le général Boyer
avait constitué avec des Turcs du baylik d'Oran que, contrairement
à Alger, on avait su ne pas licencier.
--------------Le
29 avril 1832 entrèrent au service de la France 125 cavaliers turcs
ayant servi le dey sous le titre de " spahis " et qui s'étaient
signalés par leurs démêlés avec les janissaires.
Le 16 juin suivant on leur adjoignit 300 cavaliers arabes qui furent retirés
du 1er Chasseurs d'Afrique car on commençait à se rendre
compte que la cohabitation des Français et des indigènes
soulevait de nombreuses difficultés. Tel fut le premier groupement
de " Spahis " encore dit " Spahis irréguliers "
et dont les uniformes disparates n'avaient qu'un seul élément
commun à tous, un burnous vert. Ce ne sera que le 10 septembre
1834 qu'ils prendront le nom de " Spahis réguliers d'Alger".
Les Spahis réguliers d'Oran, commandés par Yusuf
et où servira un élève-trompette - du Barail - qui
terminera sa carrière comme général et ministre de
la Guerre, ne seront créés qu'en août 1836, en même
temps que ceux de Bône.
--------------Les
difficultés de cohabitation entre Français et indigènes
existaient aussi dans l'infanterie. Une solution provisoire avait été
de grouper les indigènes dans des compagnies distinctes mais parallèlement
des corps d'infanterie entièrement indigènes avaient été
créés. En mars 1832, Yusuf lève un bataillon turc
à Bône. En 1833 ce sera la compagnie turque de Mostaganem
qui deviendra peu après Bataillon turc d'Oran. En 1837 on lèvera
un bataillon turc à Constantine. Dans la province d'Alger ce seront
en 1839 les compagnies de tirailleurs de Blida et de Kolea qui, avec deux
compagnies de Coulouglis levées en 1840 formeront le " Demi-bataillon
indigène du Titteri ".
--------------Chaque
province a alors un ou deux bataillons indigènes et le duc d'Orléans,
convaincu par Bugeaud et par Lamoricière de l'intérêt
des troupes indigènes, va s'employer auprès du roi pour
obtenir de lui que l'Armée d'Afrique prenne en considération
ces troupes. A la fin de 1841 une ordonnance donne à notre armée
d'Algérie une constitution qui durera jusqu'en 1962 : Zouaves,
Tirailleurs, Chasseurs d'Afrique, Spahis,
Légion,
Bataillons d'Afrique.
--------------Entre
1830 et 1841 existèrent quantité de corps éphémères
comme le Bataillon des tirailleurs d'Afrique, de 1836 à 1838, qui
fut constitué avec des volontaires qui auraient servi à
la Légion si celle-ci n'était devenue une troupe espagnole
; comme les Moukhalias du capitaine Walsin-Esterhazy dont parle le maréchal
Clauzel dans une lettre du 14 décembre 1835 au ministre de la Guerre
en décrivant son armée " précédée
par les Turcs et les Arabes du bey Ibrahim dont les nombreux étendards
bariolés étaient déployés et qui marchaient
au bruit aigu et si original de leur musique militaire " ; comme
les Maghzen d'Alger, de
Blida, de Médéa,
d'Oran, qui groupaient 1.600 cavaliers ; comme aussi les Gendarmes maures
du capitaine d'Allonville, qu'on ne peut se contenter de citer et sur
lesquels il faut s'attarder un peu.
--------------Leur
origine est modeste : une dizaine de cavaliers indigènes au service
de l'agha des Arabes dès juillet 1830, sous le nom de " Guides
de l'Armée ". Le duc de Rovigo inventa pour eux le nom de
" Gendarmes maures " et répondit au ministre qui s'étonnait
de cette nouvelle création que " si l'on devait utiliser la
gendarmerie aux missions qu'il réservait aux gendarmes maures,
il faudrait adjoindre un interprète à chaque gendarme ".
Le 7 août il augmente leur effectif. Le corps ne prit son plein
développement qu'en 1833 lorsque le général Voirol,
envisageant la suppression des Spahis, proposa l'augmentation parallèle
des gendarmes maures, précisant qu'" outre le service de surveillance
fait concurremment avec les gendarmes français, ils sont envoyés
dans les tribus hostiles pour se renseigner et servir de guides à
l'armée ". Ils furent alors placés sous le commandement
du capitaine d'Allonville qui, outre ses qualités d'audace et de
coup d'oeil faisant de lui le type même de l'officier de cavalerie
d'avant-garde, se signalant par ses initiatives, son non-conformisme et
son mépris des règlements. Comme on lui laissa carte blanche,
il s'en donna à coeur-joie et décida de nommer lui-même
ses officiers. C'est à ce titre qu'il recruta le fils d'un vieux
maréchal-des-logis de gendarmerie débarqué à
Alger en 1830. Ce jeune homme était chevalier de la Légion
d'honneur à dix-neuf ans. En 1841 les Gendarmes maures sont dissous
et incorporés aux Spahis réguliers d'Alger. Alors le jeune
lieutenant, qui n'a pas de statut régulier, s'engage comme cavalier
de 2° classe aux Chasseurs d'Afrique. Il aura un avancement rapide
et glorieux puisque c'est comme général de division qu'il
sera tué à Sedan, en 1870. Telle fut la carrière
du général Margueritte.
--------------Si
nous avons tenu à citer ces corps éphémères,
c'est pour montrer tout le pragmatisme qui présida à la
création de l'Armée d'Afrique. D'un bout à l'autre
de l'échelle des grades on voit de jeunes officiers, depuis les
princes jusqu'aux sous-lieutenants, prendre les initiatives que leur commandent
leur audace et leur générosité. Pendant dix ans,
un lot exceptionnel de guerriers va inventer, organiser, convaincre, essayer
mille solutions et finalement obtenir une Armée d'Afrique que le
gouvernement dont nous avons dit toutes les réticences finira pourtant
pas accepter, puis par soutenir.
--------------Des
innovations extra-réglementaires, voire même antiréglementaires,
cette jeune armée vibrante et vivante en est pleine, que ce soit
la casquette qui remplace rapidement l'incommode shako ou la czapska anachronique
des Chasseurs d'Afrique, que ce soit la guitoune, la tente individuelle
faite à l'origine dans des sacs à distribution décousus,
que ce soit la copieuse cartouchière ventrale remplaçant
la giberne trop petite et dont la banderole écrasait la poitrine,
que ce soit même le petit tonnelet individuel, d'abord en bois,
ancêtre du bidon de deux litres, toutes ces inventions marqueront
les étapes de l'adaptation de ces guerriers à une forme
de guerre que nul, au début, ne connaissait.
--------------Sans
doute y aura-t-il des erreurs qui seront sanctionnées par des échecs
; sans doute y aura-t-il des outrances qui n'auront pas de lendemain comme
les fantaisies du colonel Letang quant à la vesture de la tête
de colonne de son 2° régiment de Chasseurs d'Afrique, mais,
pour bien les comprendre, il faut aller au-delà de ce non-conformisme,
au-delà de ces fantaisies et saisir que tous ces jeunes officiers
vont donner à cette naissante Armée d'Afrique un enthousiasme,
un idéal, une physionomie toute nouvelle et que, sur ces bases,
les meilleurs d'entre eux inventeront une tactique appuyée sur
une connaissance de plus en plus approfondie des archétypes secrets
de leurs adversaires. Alors, peu à peu, au lieu de subir leur guerre,
ils imposeront la leur jusqu'à la victoire qui ne sera pas la défaite
de nos adversaires mais leur ralliement.
--------------Et
pour les meilleurs de ces jeunes officiers, pour ceux qui surent penser
en même temps qu'agir, un avancement digne du 1er Empire viendra
augmenter leur rayonnement. Né en 1806, Lamoricière est
capitaine à vingt-sept ans et général à trente-quatre
ans. La carrière de Cavaignac est à peine moins brillante
et Changarnier, surnommé " le général Bergamotte
" pour son élégance raffinée, ne devra qu'à
l'animosité de Bugeaud d'avoir eu un avancement à peine
plus lent.
--------------Cette
extraordinaire jeunesse, cet enthousiasme, cet idéal, ce patriotisme
vont déborder de l'Algérie et venir contrebalancer sur les
Grands Boulevards parisiens les jérémiades du romantisme
et de là gagner les provinces.
--------------Parce
qu'ils dessinent, parce qu'ils écrivent beaucoup, qu'ils clament
leur joie profonde sans cacher leurs efforts, ils vont séduire,
enflammer tous ceux qui dissimulent derrière leur dandysme une
soif d'aventure et d'idéal.
--------------Fleury
qui sera le confident de Napoléon III, s'engage aux Spahis après
un dîner avec Yusuf, Bruyère, fils d'un général
du ter Empire, en fait autant, suivi de Curely, le fils du célèbre
cavalier léger de Napoléon, un fils de Talma, le baron Lambert
et bien d'autres.
--------------Tous
les éléments sont maintenant en place, l'élan est
donné, l'Armée d'Afrique existe. D'abord sélection
de quelques quarterons de jeunes officiers dynamiques au sein du corps
expéditionnaire qui groupait lui-même les meilleurs éléments
de l'Armée, leur enthousiasme a fait tache d'huile au point de
drainer vers eux dans toute la nation les jeunes hommes les plus audacieux,
les plus entreprenants et dont beaucoup resteront dans cette Algérie
qu'ils ont appris à aimer. Ils seront une des bonnes bases des
pieds-noirs auxquels ils communiqueront leur enthousiasme et leur sens
de la grandeur de la patrie.
Michel SAPIN-LIGNIERES
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