CHAPITRE IV
LES INDIGÈNES
Mustapha ben Ismaël, Yusuf, Abd-el-Kader
-------Les
indigènes, pour désigner par ce nom tous les descendants
d'Arabes, de Kabyles et même de renégats chrétiens,
plus ou moins mélangés entre eux, ont rendu de grands
services à la France, de même que les Turcs, leurs anciens
maîtres et les Koulouglis, fils de Turcs et de femmes indigènes.
Certains d'entre eux, comme Mustapha ben Ismaël et Yusuf, sont
devenus généraux dans l'armée française,
tandis que d'autres ont garni les cadres inférieurs des régiments
indigènes. Enfin, parmi ceux qui ont été longtemps
adversaires déclarés de la France, le plus célèbre,
Hadj Abd-el-Kader, est devenu son admirateur et son serviteur, après
une défaite pleine de grandeur.
Le général
Mustapha ben Ismaël
-------Mustapha
ben Ismaël était l'un de ces grands chefs indigènes
qui, du temps de là puissance turque, commandaient les tribus
Maghzen, c'est-à-dire les tribus au service du gouvernement.
Les Turcs, qui ne pouvaient, en raison de leur petit nombre, dominer
toute la Régence par eux-mêmes, accordaient à ces
tribus des avantages spéciaux, en échange de leur participation
à la levée des impôts, aux expéditions et
à la police générale.
-------Déjà
âgé d'une soixantaine d'années en 1830, Mustapha
ben Ismaël était l'agha des Douairs et des Smela, qui constituaient
le Maghzen d'Oran. Toute sa vie s'était passée en chevauchées
et en luttes, dans lesquelles son courage, sa vigueur physique et son
ascendant sur ses cavaliers lui avaient acquis un prestige incomparable.
-------Lorsqu'au
mois d'août 1830, les troupes françaises vinrent occuper
Oran, il essaya, avec les grands du Maghzen, d'entrer en relations avec
leurs chefs; mais les Français, à cette époque,
ignorant profondément l'organisation de la Régence et
le rôle de ses divers organes, les repoussèrent comme ayant
eu des contacts avec leurs ennemis les Turcs.
-------Le
général Walsin-Esterhazy, qui par la suite eut l'occasion
de bien connaître Mustapha ben Ismaël, et qui lui succéda
à la tête du Maghzen d'Oran, a écrit plus tard :
" Que de choses n'avait-il pas à
nous apprendre, si nous eussions daigné alors écouter
son avis; que de fautes n'eût-il pas épargnées à
notre inexpérience, ce vieillard blanchi dans la pratique d'une
guerre que nous connaissions à peine, et dans l'exercice d'un
commandement qui nous était alors complètement étranger;
lui, qui avait occupé si longtemps les hautes fonctions d'agha,
dans ces temps de décadence de la puissance turque, où
il avait eu souvent à déployer, contre les tribus révoltées,
toute l'énergie militaire que nous lui avons connue depuis! "
-------Le
Sultan du Maroc, profitant de la confusion qu'occasionnait dans les
tribus la venue des Français, essaya de mettre la main sur l'Ouest
de la province d'Oran. Mustapha ben Ismaël, ayant fini par se rallier
à son représentant, fut néanmoins arrêté
traîtreusement et envoyé en captivité à Fez.
Le Sultan, désapprouvant pareille conduite, eut l'adresse de
traiter Mustapha et ses compagnons avec beaucoup d'égards, et
s'en fit ainsi un allié.
-------C'est
alors que, en 1832, le jeune Abd el Kader fut proclamé Sultan
par les tribus des environs de Mascara. Mustapha consentit à
le laisser reconnaître par les Douairs et Smela, mais sans vouloir
aller lui-même lui rendre hommage. Il ne pouvait y avoir que sourde
hostilité entre les partisans du jeune homme pieux élevé
au pouvoir au nom de la religion, et les cavaliers du vieil agha qui
avait été le seigneur du pays au nom des Turcs. Aussi,
après quelque temps de collaboration indirecte, Mustapha décida
d'émigrer au Maroc avec ses tribus; ayant rencontré Abd
el Kader et ses partisans dans les environs de Tlemcen, il fonça
sur eux, et les défit si complètement qu'il s'empara des
tentes, des drapeaux, de la musique, des bagages de l'Émir el
Moumenin (Commandeur des Croyants), et que ce dernier faillit lui-même
être pris.
MUSTAPHA BEN ISMAËL
Né à El-Amriyah (Lourmel) vers 1769
Général de brigade le 29 juillet 1837
Commandeur de la Légion d'honneur le 5 février 1842
Tué le 23 mai 1843 à El Bioda (province d'Oran
|
-------Mustapha
crut que l'occasion était bonne pour s'entendre avec les Français
d'Oran, qui avaient jusque là accueilli ses avances avec froideur.
Mais le général Desmichels, qui avait signé un
traité avec Abd-el-Kader, mit les émissaires de l'agha
en prison, et envoya à l'Émir 400 fusils et de la poudre!
Mustapha ben Ismaël constata, d'autre part, que le Sultan du Maroc,
sensible au prestige religieux de l'Émir, ne manifestait plus
à son égard la même sympathie. Vers qui pouvait-il
dés lors se tourner ? Après un nouveau combat avec Abd-el-Kader,
dans lequel il fut vaincu, il tenta une entrevue avec lui; mais il ne
put se résoudre à s'humilier devant ce jeune homme de
sainte éducation, et déclara qu'il préférait
vivre avec les Turcs, qu'il avait toujours servis. Il alla, suivi de
50 ou 60 familles des Douairs et Smela, s'enfermer dans le Mechouar
de Tlemcen avec les Koulouglis.
-------Abri
et Kader donna aux Douairs et Smela un autre agha et leur interdit toute
communication avec les Chrétiens d'Oran. Des infractions à
cette interdiction ayant été commises, Abd-el-Kader voulut
sévir; mais les tribus se soulevèrent contre lui, et,
à l'exception d'un petit groupe, se placèrent sous la
protection, du général Trézel, successeur de Desmichels
à Oran. Le Maghzen se trouvait en quelque sorte reconstitué
au profit des Français, et participa à l'expédition
du maréchal Clauzel sur Mascara par un contingent de 500 cavaliers
et de 800 chameaux de transport.
-------Lorsque
Mustapha ben Ismaël fut enfin délivré, par l'expédition
de Clauzel sur Tlemcen, du siège qu'il subissait dans le Mechouar,
il dit au Maréchal : " En te voyant,
j'oublie mes malheurs passés, je me confie à ta réputation.
Nous nous remettons à toi, moi et les miens, et tout ce que nous
avons; tu seras content de nous. " Il tint parole, car
il reprit dès lors la lutte contre Abd-el-Kader, éclairant
et couvrant les colonnes françaises à la tête de
ses cavaliers Douairs et Smela.
-------En
avril 1836, il accompagna le général d'Arlanges, qui avait
reçu ordre du maréchal Clauzel d'aller d'Oran à
la Tafna, et d'assurer la liaison de Rachgoun à Tlemcen; il lui
donna les conseils que lui dictait son expérience, mais il ne
put l'empêcher d'aller se heurter dans les montagnes aux masses
kabyles animées par Abd-el-Kader, et de se faire acculer à
la mer au camp de la Tafna. Il se conduisit admirablement au cours de
ces journées, où tombèrent nombre de ses cavaliers.
Bugeaud étant arrivé avec des renforts, Mustapha prit
une part brillante au combat de la Sikkak où Abd-el-Kader fut
battu; il y fut grièvement blessé d'une balle à
la main. -------En
concluant l'année suivante avec Abd-el-Kader le traité
de la Tafna, Bugeaud eut la faiblesse d'abandonner à l'Émir
non seulement le Mechouar de Tlemcen, où avaient tenu si longtemps
Mustapha ben Ismaël et les Koulouglis, mais le territoire même
des Douairs et Smela, la plaine de Mleta ; il reconnaissait d'ailleurs
formellement le pouvoir de l'ennemi de la France. Mustapha, en recevant
connaissance de ce traité, n'éleva pas de protestation;
il se borna à dire : " Vous savez mieux que moi ce qui vous
convient, mais j'estime que vous commettez une faute que vous ne tarderez
pas à regretter. " Les événements ne devaient
que trop justifier cette appréciation, puisqu'Abd-el-Kader, après
avoir organisé ses forces reprit les hostilités en novembre
1839.
-------L'attitude
prise, dans la province d'Oran, contre le représentant d'Abd-el-Kader,
Bou Hamedi, était défensive, lorsque l'arrivée
du général de La Moricière dans la province, puis
de Bugeaud comme gouverneur en mai 1841, modifièrent le caractère
de la lutte. Le vieil agha, qui avait reçu le grade de général
français, prit part dés lors, avec ses cavaliers, aux
expéditions de la colonne de La Moricière, jouant en bien
des circonstances un rôle important. Il accompagna cette division,
à la tête d'un goum de 600 cavaliers, à l'expédition
de Bugeaud en mai 1841 contre Tagdempt et Mascara.
-------C'est
avec La Moricière aussi que, en juillet 1842, il atteignit, en
poursuivant Abd-el-Kader vers le sud, le village de Goudjilah, vrai
nid d'aigle où l'Émir avait porté les approvisionnements
qu'il avait pu sauver de Tagdempt Dans cette circonstance, le général
Mustapha manifesta la joie la plus sincère : monté au
point le plus élevé de la montagne, d'où il découvrait
au nord le Tell, et au sud à perte de vue les plateaux mamelonnés
allant vers le Sahara, il s'écria : " Fils
de Mahi ed Dine (Abd-el-Kader),
ce pays ne peut pas être destiné à appartenir à
un marabout (personnage religieux) comme toi, à un homme de Zaouïa
(école religieuse). Enlevé par la conquête à
ceux que j'avais servis toute ma vie, c'est à la nation qui a
su leur arracher qu'il revient, et non pas à toi, qui n'avais
fait que le voler. J'ai aidé de toutes mes forces les Français
à reprendre leur bien, parce que moi, soldat, je ne pouvais obéir
qu'à des soldats. Je les ai conduits jusqu'aux portes du Sahara.
Je puis maintenant mourir tranquille. Justice complète sera bientôt
faite de ta ridicule ambition. "
-------L'année
suivante, en 1843, le général Mustapha était en
colonne avec La Moricière vers Tiaret,
lorsque, le 19 mai, il apprit par un nègre fugitif la prise de
la Smala par le duc d'Aumale, et la présence à quelques
dizaines de kilomètres d'une nombreuse émigration qui
fuyait le désastre. Il monta à cheval avec son goum et
la cavalerie régulière, atteignit les fuyards, et s'empara
de nombreux prisonniers, de troupeaux, de chameaux et de bagages.
-------Voulant
revenir à Oran avec ses prises, le général Mustapha
se sépara de La Moricière pour traverser seul avec ses
cavaliers le territoire des Flitta. Attaqué par une cinquantaine
de piétons, dans un défilé boisé où
ses chevaux et mulets surchargés de butin encombraient le passage,
il s'élança pour rétablir l'ordre; mais il fut
frappé d'une balle qui l'étendit mort, ce que voyant,
ses cavaliers atterrés se débandèrent. Ses agresseurs
apprirent, par la mutilation que lui avait faite à la main droite
la balle reçue à la Sikkak, qu'ils avaient tué
Mustapha ben Ismaël. Sa tête et sa main furent portées
à Abd-el-Kader, qui, voulant affecter quelque générosité
vis-à-vis de son ennemi disparu, fit ensevelir ces sinistres
trophées au lieu de les exposer, suivant la coutume d'alors.
-------Mustapha
ben Ismaël tombait, à près de 80 ans, laissant une
impression profonde à tous ceux, Français et Indigènes,
qui l'avaient connu. Cet homme d'épée, ce soldat magnifique
au combat, avait su se faire apprécier aussi par son esprit d'équité,
au point d'avoir mérité, sous le règne des Turcs,
le surnom de Mustapha-el-Haq (Mustapha la justice).
-------C'était
un homme d'une absolue loyauté, sur qui le général
Walsin-Esteihazy écrivait : " Il
avait donné sa parole à la France, et jamais, dans les
circonstances qu'il eut à traverser avec nous, malgré
les dégoûts dont il fut parfois abreuvé, son expérience
des hommes et des choses du pays, son dévouement dans les combats,
sa coopération dans les conseils, ne nous firent défaut
toutes les fois qu'on voulut bien les invoquer. Les hommes de la trempe
et du caractère de Mustapha ben Ismaël sont trop rares,
et de semblables types, même dans les grandes luttes de notre
histoire, sont trop peu communs, pour qu'il ne convienne pas de chercher
à appeler l'attention sur cette grande figure de nos petits démêlés
africains. " Il fut regretté par toute l'armée
française.
-------Sa
mort impressionna profondément les indigènes. Ses cavaliers
n'osèrent pas, pendant plusieurs semaines, reparaître dans
leurs douars, craignant la réprobation de leurs femmes pour leur
conduite dans la funeste journée. Une poésie, qui reflétait
bien les sentiments indigènes, fut chantée dans toute
la province d'Oran; elle célébrait les vertus du héros
disparu : " Lorsqu'il s'élançait
à la tête des goums, sur un coursier impétueux,
l'animant des rênes et de la voix, les guerriers le suivaient
en foule. Pleurons le plus intrépide des hommes, celui que nous
avons vu si beau sous le harnais de guerre, faisant piaffer les coursiers
chamarrés d'or. Pleurons celui qui fut la gloire des cavaliers...
" Souvenez-vous du jour où il fut appelé à
Fez par ordre du chérif : comme il brilla parmi les grands de
la cour, plus grand par ses belles actions que tous ceux qui l'entouraient.
On reconnut en lui le sang de ses nobles ancêtres, et, pour le
lui témoigner, le chérif le combla d'honneurs...
" Qu'il était beau dans l'ivresse du triomphe, lorsque,
sur le noir coursier du Soudan, à la selle étincelante
de dorures, il apparaissait comme le génie de la guerre sur le
dragon des combats!... Dieu est témoin que Mustapha ben Ismaël
fut fidèle à sa parole jusqu'à la mort, et qu'il
ne cessa jamais d'être le modèle des cavaliers.
"
-------Le
général Mustapha est le type indigène de "
l'homme de poudre " le plus
noble et le plus chevaleresque qu'on puisse citer, et, comme le dit
le poète qui célébrait sa gloire, il fut "
fidèle jusqu'à la mort à sa parole ",
qu'il avait donnée à la France.
Le général
Yusuf
Marie Edouard YUSUF
Né en 1808 à l'île d'Elbe
Général de division le 18 mars 1856
Grand croix de la Légion d'honneur le 19 septembre 1860
Décédé le 16 mars 1866 à Cannes (Alpes-Maritimes)
|
------Le
général Yusuf a eu une existence extraordinaire, qui n'aurait
pas besoin, pour intéresser le lecteur aimant les vies romanesques,
d'être déformée par des aventures issues de l'imagination
de l'auteur ou par des dialogues créés par sa fantaisie.
-------Né en 1808 à l'île
d'Elbe, qui était française depuis 1802, il fut pris en
1815 par un corsaire tunisien, sur un bateau qui l'emmenait à
Livourne pour y faire ses études. Ses qualités physiques
et intellectuelles le firent choisir pour entrer dans la garde du Bey,
et il reçut à cet effet les leçons spéciales
comportant la pratique du cheval et des armes ainsi que l'étude
du Coran. Il eut alors l'occasion d'être le compagnon de jeux
d'une fille du bey, la princesse Kaboura sut plaire à l'enfant,
si bien que plus tard, quand elle eût grandi et qu'il lût
devenu mameluk, une intrigue se noua entre eux.
-------Comme, au début de 1830,
il manifestait son enthousiasme pour le parti
français qui s'était formé à Tunis, ses
ennemis dévoilèrent cette intrigue, et il eût été
assassiné s'il n'avait été prévenu par la
princesse; aidé par les fils du consul de France, de Lesseps,
il put fuir sur un bateau français.
-------Débarqué à
Sidi Ferruch le 16 juin 1830, deux jours après le gros de l'armée
expéditionnaire, il fut attaché par Bourmont comme interprète
à son état-major. Nommé khalifa (adjoint) de l'agha
des Arabes, il vendit pour une trentaine de mille francs les pierres
précieuses des armes qu'il avait apportées de Tunis, équipa
avec cet argent quelques cavaliers indigènes et fit avec eux
des razzias fructueuses.
-------Dans l'expédition de Clauzel
sur Médéa, Yusuf se conduisit admirablement; il tua un
chef turc qui l'avait blessé et lui prit son cheval, et se fit
remarquer dans tous les combats. Clauzel, qui venait de créer
un escadron de chasseurs algériens, y fit engager Yusuf et l'y
nomma, le 2 décembre 1830, capitaine indigène à
titre provisoire, grade qui fut confirmé quelques mois plus tard.
-------Dés lors, dans toutes les
expéditions, Yusuf se montra si plein d'audace, d'initiative
et d'endurance, qu'il devint rapidement légendaire dans l'armée
d'Afrique. Lorsqu'il rentrait dans les camps avec ses cavaliers, "
ses enfants " comme il les
appelait, il était acclamé par les troupes françaises.
-------Sa réputation le fit désigner
au début de 1832 pour aller occuper, avec le capitaine d'Armandy,
la Kasba de Bône ; il y risqua sa vie dans des conditions qui
lui valurent une véritable célébrité, par
son sang-froid et son énergie dans des circonstances tragiques,
au point que le maréchal Soult qualifia cet exploit, dans un
discours à la Chambre, de " plus
beau fait d'armes du siècle ". Chargé
ensuite de petites opérations autour de Bône, il y accomplit
maintes prouesses qui lui valurent quatre citations à l'ordre
de l'armée, la croix d'officier de la légion d'honneur
et le grade de chef d'escadron du 3è Chasseurs d'Afrique.
-------Lorsqu'en 1835 Clauzel fit l'expédition
de Mascara, il appela Yusuf à son état-major, et fut séduit
aussitôt par ses qualités : " Yusuf,
écrivit-il au Ministre, est un homme des plus intrépides
et des plus intelligents que je connaisse. Il est venu me joindre près
de Mascara, après avoir traversé trente-cinq lieues de
pays au milieu des Arabes qui nous suivaient pour nous combattre. "
-------Clauzel l'emmena avec lui à
l'expédition de Tlemcen, et lui donna une nouvelle occasion de
s'illustrer le 15 janvier 1836, à l'attaque du camp d'Abd El
Kader. Yusuf, à la tête d'une cinquantaine
de cavaliers Douairs et Smela, chargea les cavaliers ennemis avec une
fougue incroyable. Monté sur un excellent cheval, il s'attacha
à la poursuite d' Abd-el-Kader et crut à plusieurs reprises
qu'il allait l'atteindre. Cette course effrénée dura 25
kilomètres ! Yusuf se trouvait seul en avant de tous les siens,
grâce à la vitesse de son cheval. En vain l'Émir
criait-il à ses gens: " Lâches,
retournez-vous et voyez : il n'y a qu'un homme qui vous poursuive. "
La frayeur l'emportait sur la voix du chef, et la fuite continuait.
Le cheval d'Abd-el-Kader était meilleur encore que celui de Yusuf
et le mit finalement hors d'atteinte.
-------Les succès remportés
par Clauzel dans la province d'Oran lui permettant de penser à
l'expédition de Constantine, c'est Yusuf qu'il considéra
comme l'homme capable de l'aider puissamment dans cette tâche.
À cet effet, il le nomma, dés le mois de janvier 1836,
bey de Constantine, comptant sur l'habileté du jeune chef d'escadrons,
qui connaissait si bien le caractère indigène, pour aplanir
nombre de difficultés et lui ouvrir la voie. Yusuf avait à
sa disposition les spahis réguliers et auxiliaires, était
autorisé à lever un corps de 1.000 Turcs ou Arabes; il
devait, pour préparer les voies, gagner progressivement à
sa cause les tribus entre Bône et Constantine. C'était
une excellente méthode, qui depuis lors a fait ses preuves.
-------Dès le mois d'avril 1836,
Yusuf s'établit au camp de Dréan, recevant comme nouveau
bey la soumission de nombreuses tribus, et allant châtier celles
qui ne reconnaissaient pas son autorité. Il commandait en chef
indigène, à la manière d'Abd-el-Kader, faisant
trancher la tête après un jugement sommaire à son
secrétaire convaincu de trahison, razziant sans pitié
les agglomérations qui lui restaient hostiles. Clauzel était
en France, cherchant à obtenir des renforts qui lui furent refusés;
parti trop tard en novembre, il arriva cependant sans combat devant
Constantine, grâce à l'habile préparation politique
de Yusuf, qui le précédait à l'avant-garde avec
ses Turcs et ses Indigènes; mais il fut vaincu par le mauvais
temps et l'insuffisance des munitions.
-------Yusuf porta en partie le poids et
cet échec, et fut accusé d'ambition, de cupidité
et de cruauté. Il reprit cependant ses fonctions de bey au camp
de Dréan, avec la même mission, car Clauzel comptait bien
renouveler l'expédition. La nomination de Damrémont comme
gouverneur militaire modifia sa situation, et le fit revenir comme chef
d'escadron aux spahis réguliers de Bône. Yusuf, plein d'amertume,
fit un voyage en France; mais il eut vite constaté que les calomnies
n'avaient en rien diminué son prestige; fêté partout,
il fut même nommé lieutenant-colonel avant de revenir en
Algérie, en février 1838, prendre le commandement des
spahis réguliers d'Oran.
-------Quoique Musulman, Yusuf tenait à
reprendre la nationalité française, dans laquelle il était
né, et il reçut cette qualité en 1839, tout en
restant dans les cadres de l'armée au titre indigène.
Apprécié par Bugeaud comme par ses chefs précédents,
il fut proposé pour colonel par cet illustre général
en avril 1842, dans des termes qui le dépeignent mieux encore
que ses nombreuses citations à l'ordre : "
L'éloge du lieutenant-colonel Yusuf, écrivait Bugeaud
au Ministre, est dans toutes les bouches. Il n'est pas un officier,
pas un soldat de la province d'Oran qui ne l'admire! jamais on n'a montré
plus d'élan, plus d'activité dans l'esprit et dans le
corps... Yusuf est un officier de cavalerie légère comme
on en trouve bien peu. Aussi désirai-je vivement qu'il soit fait
colonel, commandant tous les spahis d'Algérie. Il saura donner
à tous les habitudes, l'esprit et l'élan guerriers qui
ont si fort distingué les escadrons de Mascara, auxquels on doit
une grande partie des succès obtenus. "
-------Cette proposition
valut presque aussitôt à Yusuf le grade de colonel et le
commandement des spahis d'Algérie. On comprend l'autorité
que ce chef à la belle prestance, au passé chargé
de gloire, avait sur les Indigènes, si admirateurs des qualités
physiques et de la bravoure personnelle. Yusuf ne devait pas néanmoins
se confiner dans la direction générale des vingt escadrons
placés sous ses ordres. -------C'est
à cheval, entraînant sa troupe à la poursuite d'Abd
el Kader ou de ses partisans, que ce soldat se sentait à sa place.
-------Dans l'expédition du duc
d'Aumale contre la Smala, Yusuf, toujours à l'avant garde avec
ses spahis, éclairait la colonne; s'apercevant que sa marche
était signalée par des indigènes qui allumaient
des feux, il décida de faire un exemple, parvint à en
surprendre quelques-uns et les fit exécuter sur le champ. Le
procédé était cruel, mais produisit son effet;
les signaux lumineux cessèrent, ce qui permit de surprendre la
Smala.
-------Lorsque, le 16 mai 1843, les auxiliaires
indigènes aperçurent les premiers l'immense agglomération
que formait la Smala, une sorte de conseil se tint autour du duc d'Aumale
; le colonel Yusuf avait avec lui trois escadrons de spahis et les trois
escadrons de chasseurs d'Afrique du lieutenant-colonel Morris : "
Eh bien! messieurs, en avant! ", conclut le duc d'Aumale.
-------Bientôt les spahis au burnous
rouge partirent au galop. La surprise fut telle que les femmes, les
prenant pour des cavaliers réguliers de l'Émir, poussèrent
des youyous afin de célébrer leur retour. Cette joie se
transforma en stupeur lorsque les premiers coups de feu éclatèrent;
un cri lugubre se propagea ; " Er Roumi,
er Roumi! " Yusuf avec ses spahis se précipita
sur le douar d'Abd-el-Kader, tandis que le duc d'Aumale avec l'intrépide
Morris abordait la Smala de flanc. La panique saisit la foule indigène
et provoqua un sauve-qui-peut général, si bien que les
troupes françaises s'emparèrent de milliers de prisonniers
et d'un immense butin, en n'éprouvant que fort peu de pertes.
-------Yusuf fit dresser pendant la nuit,
devant la tente du duc d'Aumale, la tente d'Abd-el-Kader, et la fit
entourer des drapeaux, des armes et des plus beaux trophées enlevés
à l'ennemi, pour donner au jeune prince un joyeux réveil.
Il fut cité, dans le rapport rédigé par le duc
d'Aumale, pour " son brillant courage
et son intelligence militaire. "
-------Le duc d'Aumale étant parti
pour la France, Yusuf exécuta avec un plein succès diverses
opérations contre les tribus de la province d'Alger. Mais c'est
surtout en 1844, lors de la campagne contre le Maroc, qu'il trouva de
nouvelles occasions de donner sa mesure.
-------À la bataille de l'Isly,
il commanda le premier échelon de la charge de cavalerie, formé
de six escadrons de spahis, et, malgré le feu de onze pièces
de canon marocaines, aborda le camp du fils du Sultan, sabra les servants
et s'empara des pièces. -------Entré
dans cet immense camp, il fut arrêté un moment par des
cavaliers et des fantassins lui opposant une farouche défense
individuelle; mais, grâce à l'approche de trois escadrons
de chasseurs, il put repartir de l'avant; il poursuivit lés Marocains
en retraite jusqu'à plusieurs kilomètres du camp. Les
quatre officiers tués dans cette journée étaient
quatre officiers de spahis. Yusuf mérita, à cette occasion,
sa dix-septième citation!
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------Un événement
romanesque devait encore une fois se produire dans sa vie; étant
allé en France accompagné du maréchal des logis Weyer,
son secrétaire, il s'éprit de la sur du jeune sous-officier,
la demanda en mariage, renonça à la religion musulmane et
l'épousa. Revenu avec sa femme en Algérie, il reçut
en juillet 1845 le grade de maréchal de camp à titre indigène
et le commandement d'une brigade de vingt escadrons de spahis, en trois
régiments.
-------C'est dans la période qui s'ouvre
en septembre 1845, par le fameux combat de Sidi Brahim, et qui marque
l'effort suprême d'Abd el Kader, que Yusuf allait se surpasser.
Chargé par Bugeaud du commandement de colonnes mobiles successives,
il poursuivit, avec une inlassable activité, Abd el Kader et les
tribus qui avaient pris son parti.
-------Il eut l'occasion à cette époque de démontrer
souvent l'excellence de ses principes de guerre africaine, si différents
de ceux de la guerre européenne. En décembre 1845, Abd el
Kader fuyait devant lui en deux colonnes, l'une formée de ses cavaliers,
l'autre de ses bagages et troupeaux; ce fut non la première, mais
la seconde qu'il poursuivit, certain d'obliger ainsi son adversaire à
venir défendre son bien. Le combat eut lieu à l'oued Temda
: Abd el Kader eut son cheval tué sous lui, s'échappa à
grand-peine grâce au dévouement des siens, et laissa entre
les mains de Yusuf ses morts, ses blessés et ses bagages.
-------La cavalerie de Yusuf, rentrée
à Alger exténuée par trois mois de dure campagne
dans des pays difficiles, repartit à la fin de février 1846,
mais pour le Sud, c'est-à-dire pour des régions plus favorables
à son action. Le 12 mars, Yusuf découvrit les traces d'Abd
el Kader; alors ce fut une poursuite sans répit, qui dura pendant
plus de 20 kilomètres, dans la région de Bou Saada, et qui
fit tomber entre ses mains plusieurs drapeaux, des prisonniers, des tentes
et un convoi de 800 mulets. Abd el Kader serré de près à
plusieurs reprises avec 14 de ses cavaliers, par plusieurs officiers français
qui avaient de bons chevaux, dut encore une fois son salut à la
qualité supérieure de son cheval.
-------Si Yusuf épuisait ses chevaux,
il pouvait les remplacer, tandis que l'Émir ne pouvait pas : Bugeaud
écrivait le 31 mai à Léon Roches que les éclaireurs
de Yusuf avaient suivi Abd el Kader en fuite vers le sud-ouest et qu'ils
l'avaient vu réduit à " environ
150 cavaliers, éparpillés sur la route, les uns démontés,
les autres traînant leurs chevaux par la figure, d'autres montés
sur des haridelles maigres et blessées. "
-------Yusuf avait conquis l'estime et l'affection
de Bugeaud, qui le considérait comme un magnifique cavalier, et
l'appelait le " Murat de l'armée
". Après le départ pour la France de l'illustre Maréchal,
il n'eut plus guère l'occasion de chevauchées, car Abd el
Kader s'était réfugié au Maroc et fut bientôt
amené à se rendre : l'ère glorieuse était
close. Nommé inspecteur général permanent de la cavalerie
indigène, il eût voulu, par-dessus tout, être admis
dans le cadre des généraux français; malgré
ses efforts et ceux de ses amis et malgré l'appui de Bugeaud lui-même,
il ne pouvait y parvenir.
-------Le livre qu'il publia en 1851 "
De la guerre en Afrique " témoigne du moins de son activité
dans un nouveau domaine. Les principes qu'il y exposait ont servi de bases
aux règlements spéciaux si nécessaires à l'armée
d'Afrique. Aux conseils militaires pratiques, il ajoutait des pages d'une
portée plus haute, celles par exemple où il indiquait le
rôle de l'officier des bureaux arabes : "
La France veut coloniser, écrivait-il; elle appelle de ses vux
le moment où la charrue pourra entrouvrir ce nouveau sol, où
les baïonnettes ne seront plus que protectrices, et où le
colon n'aura plus à craindre de voir surgir un ennemi derrière
chaque buisson. Dès ce jour (puisse-t-il bientôt luire),
l'officier dés bureaux arabes verra encore s'agrandir sa mission
: il sera plus que jamais l'homme nécessaire, le trait d'union
indispensable; pendant de longues années, il sera appelé,
sur les zones de l'intérieur, à diriger, surveiller, protéger
la colonisation qui aura franchi le Sahel, et se sera aventurée
presque jusqu'au désert. "
-------Enfin Yusuf obtint en décembre
1851 la récompense qu'il souhaitait ardemment, l'admission dans
le cadre des généraux français; le Président
de la République, Louis-Napoléon, lui écrivit à
ce sujet : " Il était juste que la
France adoptât celui qui, depuis de longues années, la défend
en Algérie avec tant de courage et de dévouement. "
-------Nommé au commandement de la
subdivision de Médéa, Yusuf mena en 1852 une colonne contre
Laghouat ; il eut bien voulu attaquer seul, mais il n'avait que l.500
hommes, et dut se résigner à attendre la colonne du général
Pélissier, venant de la province d'Oran. Pélissier fit enlever
brillamment l'oasis, mais n'oublia pas de citer Yusuf, qui fut fait grand
officier de la Légion d'honneur.
-------Après un court séjour
en 1854 en Crimée, où il organisa un corps de 3.000 "
bachi-bouzouks ", qui fut largement
diminué par le choléra dans la Dobrudja, puis licencié,
Yusuf revint en Algérie. Il fut promu général de
division, et dirigea, d'après les ordres du général
Randon, des colonnes qui participèrent de la façon la plus
efficace, en 1856 et 1857, à la soumission définitive de
la Kabylie. En 1859, à l'expédition conduite par le général
de Martimprey contre la tribu marocaine des Beni-Snassen, il montra, pendant
l'épidémie de choléra qui décima ses troupes,
une humanité, un courage et une abnégation admirables. Il
fut nommé en 1860 grand-croix de la légion d'honneur par
Napoléon III.
-------La grande expérience
que Yusuf avait du Sahara et des Indigènes lui permit de rendre,
pendant l'insurrection de 1864, des services importants dans le Sud des
provinces d'Alger et d'Oran. Cependant, le maréchal de Mac-Mahon,
nommé gouverneur général de l'Algérie, lui
déclara au début de 1865 qu' " avec de nouveaux systèmes,
il fallait des hommes nouveaux ".
-------Yusuf demanda la division de Montpellier,
mais il tomba gravement malade et alla mourir à Cannes le 16 mars
1866. Dans son agonie, ce merveilleux soldat se revoyait au milieu de
ses compagnons des charges d'autrefois, à un moment il se leva
sur son séant, étendit les mains en avant comme s'il tenait
les rênes de son cheval, et demanda en arabe : " Agha
Sliman, qui est autour de moi ? " Dernière évocation
de toute une vie héroïque au service de la France.
-------Yusuf est le
seul chef qui ait participé de bout en bout à la conquête
de l'Algérie, depuis le débarquement à Sidi Ferruch
en juin 1830, jusqu'à la soumission de la Kabylie en 1857, sans
parler de l'expédition du Maroc et de l'insurrection de 1864. Il
a été comblé de gloire et d'honneurs. Cependant il
s'est attiré de nombreuses inimitiés, dues autant à
des jalousies inévitables qu'à l'incompréhension
de sa mentalité.
-------Yusuf, quoique
redevenu Français, conserva toujours le caractère et la
tournure d'esprit d'un Musulman de l'Afrique du Nord. Ses jugements sommaires,
après lesquels il faisait trancher des têtes, ses procédés
d'administration, n'ayant souvent rien de commun avec ceux de la bureaucratie
officielle, l'ont fait critiquer beaucoup plus qu'il n'eût convenu.
-------Pour juger
un homme, il faut se représenter les conditions et le milieu dans
lequel il agit. Il vécut à l'époque héroïque
de la conquête, qui ne ressembla en rien à la période
suivante : superbe cavalier, habile sabreur, vigoureux entraîneur
d'hommes, il était fait pour les chevauchées téméraires,
les mêlées ardentes et les entreprises audacieuses. Il était
adoré des troupes indigènes, et longtemps encore, dans les
villages et dans les douars d'Algérie, les descendants des spahis
qu'il a si brillamment commandés raconteront des épisodes
du temps où leur aïeul servait avec Yusuf.
L'émir
Abd el Kader
EL HADJ ABD EL KADER BEN MAHI ED
DINE
Né près de Mascara en 1808
Grand croix de la Légion d'honneur le 5 août 1860
Mort à Damas le 26 mai 1883
|
-------Abd el
Kader a été un grand soldat, mais c'est la France qu'il
a combattue, et sa place ne paraît pas, au premier abord, marquée
parmi ceux-là même dont il a été le principal
adversaire.
-------Cependant, à l'examen de sa
vie, on s'aperçoit que, s'il a lutté de toutes ses forces
contre les Français de 1832 à 1847, pendant 16 ans, il a
appris à les connaître et à les aimer au cours de
sa captivité, de 1848 à 1852, pendant 4 ans, et qu'ensuite,
depuis sa libération jusqu'à sa mort en 1883, c'est-à-dire
pendant 31 ans, il a constamment pensé à rapprocher Français
et Indigènes, et il a montré une fidélité
dévouée à son pays d'adoption. Son évolution
a été incomprise et souvent même ignorée, aussi
bien par les Français que par les Indigènes, alors qu'elle
est le symbole frappant de l'évolution que les Musulmans de l'Afrique
du Nord subissent progressivement (1).
Si Abd el Kader a été l'ennemi de la France au début
de sa vie, ce fut en raison de son éducation religieuse étroite,
basée sur une interprétation erronée du Coran.
-------L'Islam fournit pour lui, comme pour
presque tous les Musulmans, l'explication des actes de sa vie. Son père,
Mahi ed Dine, était un saint homme qui jouissait d'une influence
considérable dans la région de Mascara; il recevait à
sa zaouïa (lieu de réunion, école) la visite d'autres
marabouts et de pieux voyageurs, il discutait et enseignait le Coran.
Il prêcha, dès avril 1832, la Guerre Sainte contre les Chrétiens,
et attaqua en mai la ville d'Oran; mais, plus ambitieux pour son fils
que pour lui-même, il parvint en novembre à faire nommer
le jeune Abd el Kader " Sultan " par les tribus de la région.
-------Pour étendre plus largement
son autorité, Abd el Kader avait non seulement à s'opposer
aux progrès des Français d'Oran, mais à combattre
les Turcs de Tlemcen et de Mostaganem et ses grands rivaux indigènes,
chefs de tribus. Il eut l'adresse d'amener le général Desmichels
à signer avec lui, en 1834, un traité qui non seulement
reconnaissait son pouvoir, mais aussi le titre qu'il s'était donné
d'Émir et Moumenin (Commandeur des Croyants); il put ainsi étendre
son influence jusqu'à Médéa et Miliana dans la province
d'Alger; puis, lorsque Desmichels eût été rappelé,
et que Trézel voulut s'opposer à ses empiétements,
il lui infligea en juin 1835 une défaite à la Jacta.
-------Les expéditions de Calculez
contre Mascara et Tlemcen infligèrent à l'Émir deux
grands échecs; mais Abd el Kader, même abandonné de
tous, ne se décourageait pas; il lançait ses appels à
la lutte contre les Infidèles, rappelant aux Musulmans les deux
seules belles destinées à souhaiter pour eux : la victoire
ou le martyre. Il bloqua la colonne du général d'Arlanges
au camp de la Tafna ; mais il subit, lorsque Bugeaud intervint avec des
renforts, une défaite complète à la Sikkak, en juillet
1836.
-------L'Émir, comme toujours, restaura
son prestige rapidement, et parvint à gêner considérablement
le ravitaillement des troupes françaises par les tribus. Le Gouvernement
de Louis-Philippe, qui voulait la paix dans l'Ouest algérien pour
pouvoir faire l'expédition de Constantine, envoya de nouveau Bugeaud
sur place, mais cette fois pour négocier. Le résultat de
cette négociation fut déplorable : par le traité
de la Tafna, l'Émir obtenait la reconnaissance de son autorité
sur d'immenses territoires, y compris Tlemcen, défendue six ans
par les Koulouglis, et la plaine de Mleta, propriété des
Douairs; il triomphait davantage que s'il avait remporté d'éclatantes
victoires.
-------Ainsi affermi et grandi par la France,
Abd el Kader put châtier les tribus qui refusaient de le reconnaître
et organiser son Sultanat. Il créa des divisions administratives,
réglementa les impôts, la justice, l'instruction, le commerce,
constitua une armée régulière et tenta de nouer des
relations à l'extérieur. Sa grande erreur fut d'essayer
de créer en Algérie une nationalité musulmane qui
était impossible à réaliser : le seul lien capable
d'unir les agglomérations si disparates arabes ou kabyles était
celui de la Guerre Sainte; ce lien rompu, le " Sultanat " devait
fatalement se dissocier !...
-------Ce fut Abd el Kader qui recommença
les hostilités en novembre 1839, en prenant comme prétexte
le passage de la colonne du duc d'Orléans par le défilé
des Portes de Fer. Quoiqu'il ne disposât pas de tous les moyens
qu'il eût souhaités, il n'avait rien à gagner en attendant
: " J'ai voulu la guerre, a-t-il déclaré
plus tard, parce qu'aux préparatifs faits par les Français,
aux établissements créés par eux de tous côtés,
j'avais parfaitement compris que la paix conclue n'était pas leur
dernier mot. "
-------Tandis que le maréchal Valée,
quoique ayant occupé Médéa et Miliana en mai et juin
1840, resta en fait sur la défensive, Bugeaud, qui le remplaça
en 1841, prit une vigoureuse offensive avec ses colonnes mobiles; il détruisit
la nouvelle capitale de l'Émir, Tagdempt, et occupa l'ancienne,
Mascara. En 1842, ce fut un véritable " jeu de barres "
entre les lieutenants de Bugeaud et ceux d'Abd el Kader. Bugeaud, pour
mieux enserrer son adversaire, f fonda des postes constituant un véritable
réseau entre les mailles duquel il devenait difficile de passer.
-------Ce fut d'un des nouveaux postes créés,
Boghar, que le duc d'Aumale s'élança avec Yusuf sur les
traces de la Smala, et l'atteignit le 16 mai 1843, portant un rude coup
à la puissance et au prestige de son adversaire. Néanmoins
l'Émir continua à circuler en zigzags à travers les
colonnes lancées à sa poursuite, restant insaisissable.
Obligé enfin de s'enfuir au Maroc, il parut un moment hors de cause,
surtout après la victoire de Bugeaud à l'Isly sur les Marocains.
-------Grâce à l'insurrection
algérienne de 1845, préparée et attisée par
ses soins, il rentra en scène d'une façon sensationnelle,
en anéantissant près de Sidi-Brahim la colonne du lieutenant-colonel
de Montagnac ; mais, rejeté au Maroc par Bugeaud, i1 s'y trouva
aux prises avec le Sultan inquiet de sa présence. Encerclé
par les Marocains d'une part et par les colonnes françaises de
l'autre, il se décida à se rendre à La Moricière
le 23 décembre 1847.
-------Alors commença la partie de
l'existence d'Abd el Kader, trop ignorée, qui a fait de lui un
Français. " L'ex-Émir , suivant l'expression officielle,
fut amené en France, au lieu d'être transporté en
Orient comme il en avait reçu la promesse; malgré l'amertume
qu'il ne cessa d'éprouver, pendant toute sa captivité, de
ce manquement à la parole donnée, Abd el Kader put comprendre
peu à peu, dans ses conversations quotidiennes avec le général
Daumas, chargé de le garder, que les Chrétiens n'étaient
pas des êtres méprisables et que leur religion n'était
pas très éloignée de l'islamisme.
-------Lorsqu'en octobre 1852, Louis-Napoléon
Bonaparte, devenu le Prince-Président, vint annoncer à Abd
el Kader, au château d'Amboise, qu'il le rendait à la liberté,
il lui fit traduire un document où il lui disait : " Vous
serez conduit à Brousse, et vous y recevrez du Gouvernement français
un traitement digne de votre ancien rang... Votre religion comme la nôtre,
apprend à se soumettre 'aux décrets de la Providence. Or,
si la France est maîtresse de l'Algérie,
c'est que Dieu l'a voulu, et la nation ne renoncera jamais à cette
conquête. Vous avez été l'ennemi de la France, mais
je n'en rends pas moins justice à votre courage, à votre
caractère, à votre résignation dans le malheur; c'est
pourquoi je tiens à honneur à faire cesser votre captivité,
ayant pleine foi dans votre parole. " Abd
el Kader eut l'occasion de définir plus tard sa reconnaissance
en termes symboliques : " D'autres ont pu
me terrasser, disait-il; d'autres ont pu m'enchaîner; mais Louis-Napoléon
est le seul qui m'ait vaincu. "
-------De ce jour en effet, Abd el Kader
fut dévoué à la France, et il le fit avec une élévation
et une délicatesse de sentiments révélées
par bien des circonstances.
-------Lorsqu'il vint à Paris, en
octobre 1852, avant de partir pour l'Orient, voir Louis-Napoléon
à Saint-Cloud, il dit à l'officier qui l'accompagnait :
" Les journaux ont prétendu que lorsque
le Sultan (Louis-Napoléon) est venu me rendre ma liberté,
je lui ai fait des serments. Je ne l'ai pas voulu, à cause de lui,
et à cause de moi. A cause de lui, parce que c'eût été
diminuer la grandeur de sa générosité, en laissant
croire qu'il m'avait dicté des conditions; à cause de moi,
parce qu'il me répugnait de passer pour un Juif qui rachèterait
sa liberté moyennant un morceau de papier. Je veux, pour prouver
que j'agis de ma pleine volonté, remettre entre les mains du Sultan
un engagement écrit. "
-------Dans cet engagement, qu'il remit,
il avait écrit : " Je viens vous
jurer, par les promesses et le pacte de Dieu, par les promesses de tous
les prophètes et de tous les envoyés, que je ne ferai jamais
rien de contraire à la foi que vous avez eue en moi... J'ai été
témoin de la grandeur de votre pays, de la puissance de vos troupes,
de l'immensité de vos richesses et de votre population, de la justice
clé vos décisions, de la droiture de vos actes, de la régularité
de vos affaires; tout cela m'a convaincu que personne ne vous vaincra,
que personne autre que le Dieu tout-puissant ne pourra s'opposer à
votre volonté. J'espère de votre générosité
et de votre noble caractère que vous me maintiendrez près
de votre cur, alors que je serai éloigné, et que vous
mettrez au nombre des personnes ce votre intimité, car si je ne
les égale pas par l'utilité des services, je les égale
par l'affection que je vous porte. "
-------Lorsqu'Abd el Kader visita l'église
de la Madeleine, il prit le bras du curé pour entrer dans le temple
des Chrétiens; bien plus, il s'arrêta devant l'autel pour
prier Dieu, donnant ainsi l'exemple de la tolérance. Aux Invalides,
il dit au chirurgien : " Mon seul chagrin
est que quelques-uns des braves qui se trouvent ici aient été
blessés par les armes des miens. "
-------Lorsque fut organisé, en novembre
1852, le plébiscite sur l'Empire, Abd el Kader faisait à
Amboise ses derniers préparatifs de départ. Il écrivit
au maire d'Amboise pour lui demander la permission de voter : "
Nous devons, lui disait-il, nous considérer aujourd'hui comme Français,
en raison de l'amitié et de l'affection qu'on nous témoigne
et des bons procédés qu'on a pour nous. "
A la suite de cette lettre, il fut autorisé à déposer,
ainsi que ses compagnons, des bulletins dans une urne spéciale.
Or, par une coïncidence étrange, il y avait vingt ans, jour
pour jour, qu'il avait été proclamé Sultan par les
tribus!
-------Ainsi, cet Indigène algérien
qui, vingt ans auparavant, prêchait la Guerre Sainte et aimait à
se faire appeler " coupeur de têtes
de Chrétiens pour l'amour de Dieu ", déclarait
qu'il devait " se considérer comme
Français ", et demandait à prendre part
à un vote national. Bien plus, en quittant Amboise, il faisait
don d'un magnifique lustre à l'église paroissiale... Quelle
étape parcourue vers le patriotisme français et la tolérance
religieuse, grâce à un contact prolongé avec la France.
-------De cette transformation d'Abd el Kader,
conclure qu'un séjour en France doit faciliter l'évolution
de tous les Indigènes algériens serait une grande erreur.
Abd el Kader, étant prisonnier, resta en France dans son milieu,
entouré des siens, et n'eut connaissance des murs et des
institutions du pays que progressivement, par l'intermédiaire du
général Daumas, puis du commandant Boissonnet. Il discuta
quotidiennement, pendant plusieurs années, avec ces officiers,
qui parlaient sa langue et qui connaissaient la mentalité des Musulmans
algériens.
-------Des hommes appartenant à l'élite
indigène peuvent de la sorte, s'ils sont bien guidés, tirer
d'un séjour en France grand profit pour eux et pour leur pays.
Mais des hommes manquant d'une préparation suffisante et livrés
à eux-mêmes, ne peuvent, par ce séjour, que perdre
leurs qualités natives et subir de funestes déformations
morales
-------Abd el Kader lui-même a exprimé
en une formule imagée les effets différents que l'instruction
peut produire suivant qu'elle s'adresse à un cerveau préparé
ou non " La science peut être comparée
à la pluie du ciel; quand une goutte tombe dans une huître
entr'ouverte, elle produit la perle; quand elle tombe dans la bouche de
la vipère,
elle produit le poison. " Cette vérité
s'applique à tous les pays et à toutes les races.
-------La promesse de fidélité
à la France qu'Abd el Kader avait faite, il la tint jusqu'à
la fin de sa vie.
-------En 1860, alors qu'il était
à Damas, il prévint le Consul de France de l'agitation anti-chrétienne
qui se manifestait; puis, l'émeute ayant éclaté,
il appela à lui les Algériens, ses anciens fidèles
de la Guerre Sainte, qui étaient venus nombreux le retrouver, et
porta secours avec eux au Consul et à ceux que la populace poursuivait
de sa haine. Il fit venir le Consul dans sa propre maison, y arbora 1e
drapeau tricolore, et y recueillit les Chrétiens de toute nationalité
qu'il put sauver.
-------Accompagné de 300 Algériens
et de deux de ses fils, il parcourait le quartier où grondait l'émeute
en s'écriant " Oh! les Chrétiens!
oh! les infortunés, écoutez, venez à moi! Je suis
Abd el Kader, fils de Mahi ed Dine, le Moghrebin. Ayez confiance en moi,
et je vous protégerai... " A cet appel, beaucoup
de malheureux sortirent de leurs cachettes et vinrent à lui. Il
sauva plus de 300 personnes au Consulat de Grèce, ainsi que tout
le personnel de l'institution des Surs de Charité, 6 prêtres,
11 surs et 400 enfants, et les ramena chez lui, où se trouvaient
déjà les divers consuls.
-------Les émeutiers s'étant
réunis le lendemain devant sa maison, il les harangua en leur prêchant
la tolérance d'après des versets du Coran; puis, les arguments
religieux restant sans effet, il leur déclara que s'ils osaient
s'attaquer à ses protégés, il leur montrerait comment
Abd el Kader et ses soldats savaient combattre. Il fit enfin publier,
lorsque le calme fut un peu revenu, qu'il paierait 50 piastres pour chaque
chrétien qui lui serait amené. Il put ainsi sauver plus
de 12.000 chrétiens.
-------Abd el Kader reçut le grand
cordon de la Légion d'honneur, et vit la pension qu'il recevait
de la France portée à 150.000 francs; il fit un voyage en
France en 1865.
-------Pendant la guerre de 1870-1871, apprenant
que des Indigènes algériens se servaient de son nom pour
tenter des soulèvements en Algérie, il leur écrivit
pour les engager à se soumettre; il écrivit en même
temps au Gouvernement de la Défense Nationale : "
Quand un grand nombre de nos frères (que Dieu les protège)
sont dans vos rangs pour repousser l'ennemi envahisseur, et quand vous
travaillez à rendre les Arabes des tribus libres comme les Français
eux-mêmes, nous venons vous dire que ces tentatives insensées,
quels qu'en soient les auteurs, sont faites contre la justice, contre
la volonté de Dieu et la mienne; nous prions le Tout-Puissant de
punir les traîtres et de confondre les ennemis de la France "
-------La défaite de la France l'affecta
profondément. Des voyageurs étrangers reçus chez
lui s'étant permis de faire à ce sujet des réflexions
déplacées, Abd el Kader sortit sans mot dire, puis revint
peu après, revêtu de son grand cordon de la Légion
d'honneur...
-------Ce qui avait permis ce rapprochement
avec la France, c'est le fait qu'Abd el Kader avait réfléchi
sur sa religion elle-même; il l'avait mieux comprise et il était
arrivé à la conviction qu'elle n'impose pas cette haine
que son père et les autres marabouts avaient cru y découvrir.
Resté profondément pieux, devenu même d'une piété
ascétique, il se déclarait l'ami de la France, et il écrivait,
dans l'ouvrage philosophique qu'il envoyait en 1855 à la Société
Asiatique à Paris : " Si les Musulmans
et les Chrétiens me prêtaient l'oreille, je ferais cesser
leur divergence, et ils deviendraient frères à l'extérieur
et à l'intérieur ".
-------Puissent les méditations et
les conclusions de ce grand soldat, de ce pieux Musulman, de ce profond
penseur, servir à montrer le vrai chemin à tous les Indigènes
de l'Afrique du Nord.
(1) Voir : L'émir Abd el Kader, par le colonel
Paul Azan, Paris, librairie Hachette, 1925, pour les détails de
cette évolution du grand héros indigène.
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