Dossier: l'Armée d'Afrique
L'ancêtre de l'Armée d'Afrique
la Tertia Legio Augusta (IIIè Légion Auguste)

Pierre Dimech

--------Quoi qu'on en pense, quoi qu'on en dise, dans la trame millénaire de l'histoire de l'Afrique du Nord, la souveraineté française s'est inscrite et s'inscrira dans le droit fil de la domination romaine, dont elle fut la résurgence. Il ne paraît pas particulièrement hasardeux de dire qu'en matière militaire il y eut une filiation certaine entre l'Armée française d'Afrique, dont le visage se façonna dès les premiers mois ayant suivi la prise d'Alger, et l'Armée romaine d'Afrique qui l'avait précédée près de deux mille ans auparavant. Il en fut ainsi au niveau de la légende, entendue au sens d'épopée. Il suffit, par exemple, de se reporter aux fameux " Centurions " de Jean Lartéguy, dont la couverture porte l'image d'un bouclier antique avec deux visages au profil de médaille - c'est le cas de le dire - ceux d'un centurion romain et d'un officier para. Au niveau scientifique, celui des historiens, il suffit de noter que l'ouvrage de Cagnat, " l'Armée romaine d'Afrique " (2° édition, Paris, 1912), qui fait autorité en la matière, est dédié à l'Armée française d'Afrique. Le signe est clair.

mise sur site le 1-09-2004...+ sept. 2013
Ces textes sont reproduits par OCR. Veuillez pardonner les quelques "coquilles" rencontrées. Vous pouvez me les signaler, merci.

24 Ko
retour
 
-----------On sait que l'empereur Auguste, après la guerre civile, incorpora, dans un signe d'apaisement, les légions de ses rivaux dans son armée. Cela explique le fait que plusieurs légions aient porté le même numéro : on les distinguait alors par leur " prénom ". Pour la IIIè légion, qui constituait à elle seule, fait unique dans l'Empire romain, l'Armée romaine pour tout un territoire, ce fut un signe honorifique certain.
Tous les textes de ce dossier sont extraits d'un numéro spécial de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information. - n°19-15 septembre 1982 avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

-----------La IIIè légion d'Auguste compta relativement peu de soldats : environ 5.500 légionnaires, des fantassins, tous citoyens romains, appuyés par un peu plus de 21.000 auxiliaires, en majorité des cavaliers, non citoyens. Nous reviendrons sur ce point. Cette troupe fut répartie entre toutes les provinces d'Afrique, mais fort inégalement : la province proconsulaire, c'est-à-dire l'actuelle Tunisie augmentée de la Tripolitaine, devant être, selon l'organisation romaine, une province sans armée car sous la dépendance du pouvoir civil, ne comptait qu'une cohorte de 1.000 légionnaires, chargée essentiellement de constituer la garde d'honneur du proconsul ainsi que la police militaire. L'essentiel des troupes légionnaires se trouvait en Numidie (en gros le Constantinois, amputé de la région de Sétif). Les provinces de Mauritanie césarienne (l'Algérois et l'Oranais) et Tingitane (à l'ouest de la Moulouya), avaient sur leur sol l'essentiel des troupes auxiliaires.
-----------Comme toutes les légions romaines, la III° Auguste était commandée par un légat, mais le sien avait des pouvoirs exceptionnels, étant soumis directement à l'autorité de l'empereur. Général en chef, il était revêtu de l'autorité supérieure dans le pays, bien que hiérarchiquement inférieur au proconsul, qui représentait le Sénat romain. Le légat fut d'abord choisi en fonction de son rang social, puis, à partir du 2è siècle, parmi les officiers supérieurs très expérimentés, étant à la fois chef de corps et général d'armée pour tout un pays, et concentrant entre ses mains les pouvoirs civil et militaire en Numidie. Vers la fin du 3è siècle, le légat fut remplacé par un préfet de légion, puis par un dux per africam dans les temps troublés.
-----------Sous le légat se trouvaient les tribuns, officiers de légion. On distinguait les tribuni laticlavii, de rang social supérieur, chargés plutôt des fonctions administratives ; les tribuni augusticlavii, jeunes officiers ayant déjà commandé les troupes auxiliaires, voire même officiers sortis du rang, chargés des missions militaires proprement dites ; enfin, les tribuni semestres, officiers qui, comme leur nom l'indique, effectuaient des périodes de six mois.
-----------La IIIè légion comptait un nombre important d'auxiliaires du commandement, qu'on peut assimiler à des sous-officiers, ainsi, par exemple, les beneficiarii, attachés à la personne du légat pour divers services tout en faisant partie des cohortes légionnaires. D'autre part, il existait des employés aux écritures, chargés des problèmes d'intendance, sous-officiers de rang inférieur et aidant le tribun dans les tâches comptables pour les distributions de blé aux soldats, problème à la fois banal et primordial.
-----------Une tout autre originalité de la IIIè Auguste fut qu'elle ne quitta jamais l'Afrique, sauf pour certaines missions ponctuelles, à titre d'aide sur des théâtres d'opérations extérieures. Établie d'abord à Ammaedara (Haïdra), elle s'installa ensuite à Theveste (Tebessa) en l'an 75, puis, au début du 2° siècle à Lambese, qu'elle devait immortaliser comme ville légionnaire par excellence. Bien entendu, ces changements, toujours vers l'ouest, répondaient essentiellement à des nécessités stratégiques. Elle connut sa grande heure de gloire en l'an 128, lorsqu'elle reçut, le ter juillet, la visite de l'empereur Hadrien, qui la fit manœuvrer et qui lui exprima sa satisfaction dans un ordre du jour resté célèbre, qui est parvenu jusqu'à nous (il se trouve au Musée du Louvre). Toutefois, la physionomie définitive du camp légionnaire ne fut acquise que sous l'empereur Septime Sévère, symbole vivant de la réussite romaine en Afrique puisque né en Tripolitaine à Leptis Magna. C'est d'ailleurs sous son règne que les légionnaires purent habiter avec leur famille et que, par voie de conséquence, une véritable ville se dressa alors à quelques centaines de mètres du camp. L'historien Willmans compare cette situation à celle des Spahis. Le camp lui-même figurait un rectangle de 500 mètres de long sur 400 mètres de large, coupé de deux grandes voies à angle droit, au point de rencontre desquelles se dressait le pretorium, résidence officielle du chef de la légion, qui constituait une sorte de temple, la personne du commandant en chef ayant un caractère sacré. Il y avait là tout à la fois un autel pour les sacrifices, un tribunal pour rendre la justice et un tertre pour haranguer les soldats. Quant à la ville elle-même, elle s'agrandit rapidement. Dans son ouvrage sur l'Afrique romaine, Gaston Boissier écrit : " Chaque génération tenait à y ajouter des ornements nouveaux. Par exemple, les pères s'étaient contentés de capter la source qui s'appelle aujourd'hui Aïn Drin, et de la canaliser ; les fils, à l'endroit où elle sort de terre construisirent un temple à Neptune ; les petits-fils, non contents de le réparer, l'entourèrent d'un portique. "
-----------Implantée en permanence dans la région, la IIIe légion d'Auguste y puisa rapidement ses recrutements. On le sait en consultant les listes de légionnaires avec mention de leur région d'origine. Dans son dernier état, la bonne moitié des hommes qui la composaient était née autour du camp. Elle en acquit une connaissance approfondie des lieux et des hommes, ce qui fut déterminant au cours de la véritable guerre qu'elle eut à soutenir contre Tacfarinas (sous le règne de Tibère), qui dura sept ans, au cours de laquelle la IIIè légion s'adapta à la guérilla, en formant des colonnes mobiles, pourchassant l'ennemi sur son terrain, qu'elle quadrillait, pour le débusquer et le couper de ses réserves en hommes et en provisions. Dans ces opérations s'illustra particulièrement le proconsul Q. Junius Blaesus. Mais l'action de la IIIè légion Auguste fut tout autant significative en temps de paix. Elle donna l'image d'une troupe disciplinée, et nous avons trouvé, gravés dans la pierre, de nombreux témoignages des sentiments d'attachement que les légionnaires éprouvaient pour leurs chefs et pour la règle du service. Ils gardaient un esprit de corps même au-delà du temps actif. Ils étaient à vrai dire bien payés, leur solde étant notablement augmentée par les dons impériaux. De ces derniers, les soldats ne touchaient d'ailleurs que la moitié, l'autre moitié étant placée sous la garde du drapeau à une sorte de caisse d'épargne. Les officiers et les sous-officiers pouvaient former des associations ou " collèges ", qui siégeaient dans des sortes de " cercles ", à l'intérieur du camp, ce qui en permettait d'ailleurs le contrôle.

---------La IIIè légion d'Auguste, nous l'avons vu, constituait un corps de troupe aux effectifs légers, de moins en moins italiens. Cette double donnée témoigne du grand pari de Rome sur l'Afrique. De fait, l'Armée romaine d'Afrique fut de moins en moins une armée d'occupation pour apparaître au fil du temps comme l'expression romaine de l'Afrique du Nord. Profondément enracinée dans le pays, auquel elle apportait, outre la paix, la somme de ses connaissances (ainsi, par exemple, l'aqueduc desservant Bougie fut construit par un ingénieur spécialisé dans le forage des canaux souterrains, qui appartenait à la légion, et que le commandant de la IIIè Auguste mettait, quand il le fallait, à la disposition des autorités municipales pour diriger les travaux d'adduction d'eau), elle fut aussi l'instrument idéal de diffusion du latin, qui devint la langue des corps auxiliaires, et à travers ceux-ci du peuple berbère, qui se romanisait. Cela prouvait ainsi la confiance des romains de Rome et nous nous trouvons là devant un exemple à méditer d'intégration, dans le respect des particularismes locaux. Toutefois cela supposait une métropole rayonnante, forte et peuplée car, bien entendu, il y avait un seuil à ne pas dépasser dans l'africanisation du système romain, qui devait compromettre finalement l'épanouissement de la romanisation de l'Afrique. C'est par la décadence de la métropole que cette dernière fut touchée, et l'Armée romaine d'Afrique, jusque-là intouchable, en fut frappée prise dans les convulsions politico-militaires du milieu du 3e siècle, la IIIè légion Auguste fut supprimée pendant quinze ans, de 238 à 253. Lorsque la flamme romaine vacilla, le banditisme se réveilla et il fut de plus en plus difficile à la légion d'y parer. Vers la fin on ne chercha même plus à délivrer les prisonniers, capturés au cours de razzias rapides : on les rachetait. C'est au début du 4° siècle que les inscriptions de Lambese ne font plus mention de la légion. Eugène Albertini indique qu'à cette époque, tout en ayant un effectif un peu supérieur en nombre à celui des siècles précédents, l'Armée d'Afrique était fractionnée en un grand nombre de petites unités et n'avait plus la souplesse, la solidité et l'efficacité de celle du Haut Empire. A l'image de l'autorité romaine, celle qu'on appelait aussi " pia vindex ", " pia fidelis ", semble se diluer à travers les djebels.

*

-----------Que peut-on retenir, nous, algérianistes, de l'histoire de cette prestigieuse phalange ? C'est que, de corps de troupe à base de contingent (à Rome, la conscription était en principe obligatoire) d'origine métropolitaine (venant de Rome et d'Italie), doublé d'une sorte de Légion étrangère formée par les auxiliaires (Asiatiques, Espagnols, Thraces, Bretons, Sardes, Corses, Gaulois, Sicambres, Dalmates, Pannoniens), elle s'africanise rapidement pour devenir vers le milieu du 2° siècle une armée de métier à base de " Pieds-Noirs " (ces Romains de Berbérie à qui les Français d'Algérie ont dû ressembler comme des frères), doublée de harkis et de goums berbères, lesquels pouvaient devenir à leur tour citoyens romains après vingt à vingt-cinq ans passés sous les drapeaux. E. Albertini écrit à juste titre que l'occupation romaine consista, à partir du 2, siècle, " à faire imposer la paix romaine par des berbères romanisés à des berbères non romanisés ".
-----------Mais une autre leçon doit être tirée : la IIIè légion Auguste constitua le noyau d'un peuple romano-berbère de culture latine, par le véhicule de la langue, l'action sur les mœurs et les idées. Son petit nombre, qui, militairement, avait fait merveille, et le fait qu'en conséquence elle resta en vase clos, causèrent sa perte, trahie qu'elle fut par une métropole décadente, jouisseuse et à bout de souffle. On constate sa disparition par désagrégation sans qu'apparemment elle ait subi sur le terrain la moindre défaite (lorsque déferlent les Vandales on peut dire que déjà tout est consommé) : le noyau qu'elle formait resta un embryon, et sa force, qui d'ailleurs ne lui permit jamais de contrôler la totalité du territoire (ainsi, la Kabylie ne fut jamais réellement maîtrisée), fut impuissante à empêcher le lent naufrage de l'Afrique romaine, au milieu des incursions, enlèvements, pillages, les exactions de toutes sortes ayant été rendues d'autant plus aisées que les autorités romaines - ou ce qu'il en restait - croyaient y parer en morcelant de plus en plus l'Administration et l'Armée.
-----------Mais pouvons-nous la juger, nous, qui bénéficiant de son expérience, n'avons pas su lire dans son histoire, les lignes de force de notre propre destin ?

*

-----------Voilà, très brièvement esquissé, le portrait de cette figure collective légendaire, dont la terre d'Afrique garde encore les signes visibles. " Aucune autre, dans aucun pays du monde, n'a laissé d'elle des souvenirs aussi nombreux ", écrit Gaston Boissier. Ce fut sans doute la plus célèbre des légions, c'est-à-dire une des plus fameuses armées de tous les temps.
-----------En rédigeant ces lignes, leur auteur accomplit plus que la toujours passionnante mission algérianiste. C'est un pèlerinage sur son propre passé de jeune universitaire algérois se préparant à enseigner l'histoire des institutions romaines en puisant dans les livres, certes, mais aussi dans le sol de son pays, loin d'envisager alors son futur exil géographique et professionnel. Aussi, lui pardonnera-t-on de conclure cet article un peu technique par une évocation toute personnelle : lors des défilés militaires dont les yeux de tous les Algériens français furent nourris, ce n'est pas tant aux troupes du débarquement à Sidi-Ferruch qu'il pensait, à la différence de l'immense et théâtrale rétrospective de 1930, mais aux cohortes de la IIIè légion, martelant de leur pas majestueux, repris par la Légion étrangère, la grande voie de Timgad à Iol Cesarée - Cherchell. Il les imaginait passant entre pins et cyprès, en haut des rochers fauves de Tipasa, dans les ors et la pourpre du soleil déclinant derrière le Chenoua, tandis que dans sa tête résonnait le somptueux fracas du crescendo final des Pins de Rome de Respighi, et le fantastique credo de Charles Maurras : Je suis Romain.

Pierre DIMECH.