Saint-Arnaud l'Africain
François Vernet
Première partie

extraits du numéro 102 , juin 2003 , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

mise sur site ( dossier " Armée d'Afrique ") le 6-3-2010...+ copiè ici : mars 2016

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Saint-Arnaud l'Africain

" S'il y avait un officier dans cette armée d'Afrique qui fut plus que les autres le type de l'ardeur et de bonne humeur militaire, c était lui... ".
Bugeaud (1841)

Saint-Arnaud, Algérie, département de Sétif, chef-lieu d'arrondissement, à 950 mètres d'altitude. Chemin defer d'Alger à Constantine. 12 166 habitants (agglomération 11318) - vin, distilleries, minoteries - fontaines romaines restaurées. L'arrondissement de Saint-Arnaud a 4 621 km2, 28 communes et 139 015 habitants (Encyclopédie Quillet).

Qui est donc ce Saint- Arnaud, combattant de la conquête qui a donné son nom à une petite ville d'Algerie mais pas à une rue d'Alger? Les opinions de ses historiens et contemporains vont du quasi-dithyrambe aux graves accusations portées par Victor Hugo (le poète avait ses raisons ( Victor Hugo avait deux raisons de détester Saint-Arnaud. La première, c'est le coup d'Etat. La deuxième c'est que Sainte-Beuve qui admirait Saint-Arnaud, était l'amant de Mme Victor Hugo. ) en passant par les réserves de Charles- André Julien.

Si aucune rue d'Alger ne s'appelait Saint-Arnaud, c'est pour l'unique et simple raison que ce maréchal, devenu ministre de la Guerre, a aidé Napoléon III à réaliser son coup d'État. Les républicains d'Alger ne lui ont pas pardonné et n'ont pas compte de ses états de services en campagne (n'oublions pas qu'au plébiscite qui suivit le 2 décembre, l'Algérie fut la seule province à voter " non ").

Saint-Arnaud fut, qu'on le reconnaisse ou non, un grand soldat, un grand serviteur de la France. Certes il connut une jeunesse agitée, c'est le moins que l'on puisse dire, mais si fautes il y eut elles ont été largement rachetées et c'est à des hommes comme lui que nous devons - pardon que nous devions - notre empire colonial.

Le soir du samedi 14 janvier 1837 un navire de guerre, le " Suffren " mouille devant Alger malgré le gros temps. Il amène de Toulon un groupe de soldats de toutes nationalités, mais surtout des Allemands, Hollandais, Belges. Ils sont indisciplinés et pour la plupart ne comprennent pas le français. Un lieutenant se promène parmi eux et essaie d'amadouer ces étrangers en discutant surtout avec les Italiens et les Grecs dont il parle la langue. Cet officier n'est plus très jeune. On voit quelques poils blancs dans sa chevelure noire coupée en brosse. Il a un regard perçant et c'est un bel homme, assez grand.

Voilà Achille Leroy de Saint-Arnaud et voici les hommes de la Légion étrangère venus participer à la soumission de Constantine. Alger, en face, vieux nid de pirates barbaresques, semble une tache blanche étagée à flanc de colline. Impossible de débarquer: le navire est ballotté, la pluie tombe en déluge, tout le monde est malade. Le lendemain 15 janvier on accoste avec peine et des barques mettent les hommes à terre. Il pleut toujours. On se met en marche vers les baraquements de Kouba (environ 8 km) et on traverse Alger qui offre un spectacle désolant de désordre et d'incurie. La présence de nombreux immigrés pouilleux venus de tous les bords de la Méditerranée n'est pas faite pour provoquer l'enthousiasme. Kouba, qui devait devenir un lieu si agréable plus tard, offre un triste spectacle ce jour-là malgré la vue que l'on a sur la rade. L'installation plus que sommaire se fait au Vieux Kouba. C'est l'inconfort total, les poux, le ravitaillement épisodique et, pour couronner le tout, l'insécurité permanente. La ferme modèle créée par l'administration n'est en fait qu'un fortin. Ajoutons enfin la malaria et les exhalaisons des marécages putrides qui tuent même les canards sauvages.

Saint-Arnaud est là en volontaire. Il est ambitieux, il lui faut donc prendre des risques. C'est de Kouba qu'il écrit sa première lettre à son frère. Il évoque ce pays avec ces mots: " je le regarde comme une patrie pour si longtemps... ".

On sent aussi dans cette lettre qu'il est obsédé par le souvenir de son passé, qu'il traîne, comme le dit Louis Bertrand, " le poids et le remords de tout un arriéré de folies, d'aventures, de désordre et de dettes, de dettes surtout ". La jeunesse de Saint-Arnaud a été agitée. Pendant une bonne douzaine d'années, il s'est conduit en mauvais sujet à tel point que sa propre mère ne voulait plus le voir. La solitude de Kouba l'invite à la méditation. Né en 1798, il avait 16 ans lors de l'invasion de la France et était élève du lycée Napoléon à Paris. Puis il s'engage dans la Garde nationale et se signale par ses qualités militaires, à tel point que le futur Charles X, encore comte d'Artois, lui dit en riant " Ce n'est pas Arnaud qu'on devrait t'appeler, mais Achille ". Du coup, en entendant ces paroles prononcées par une bouche royale Jacques-Arnaud Leroy se sent anobli!

Quelque temps plus tard il passe aux Gardes du corps dans l'aristocratique compagnie de Grammont. Il s'y ruine à vouloir soutenir le même train de vie que ses riches compagnons. Il fait des dettes !

Protégé par le duc de La Force, il obtient d'entrer dans l'infanterie avec le grade de sous-lieutenant. Il part pour la Corse où il séjourne peu, puis est nommé dans les Bouches-du-Rhône. Là, il commet la maladresse de provoquer son commandant Carcenac en duel, ce qui lui vaut une mise en non- activité. Le voici maintenant à Paris débauché et abandonné par sa famille. La mère de Jacques, jeune veuve, s'était remariée avec Jean de La Forcade de La Roquette, un sévère juge de paix.

Réduit à la misère, Jacques s'engage dans un mouvement qui lutte pour la libération de la Grèce. Il s'aperçoit vite que ses compagnons sont gens de sac et de corde et, à ses yeux du moins, les Grecs sont aussi sauvages et cruels que les Turcs. Aussi, grâce à l'aide de notre consul à Salonique, il réussit à regagner la France en 1822. Il est alors âgé de 24 ans. Suivent cinq années de vie de bohème.

En 1827, grâce encore au duc de La Force, il est réintégré comme sous-lieutenant au 49e d'Infanterie à Vannes. Puis il déserte... et a le culot d'écrire à son colonel pour donner sa démission.. Nouvelle mise à pied.

Il lui faut faire tous les métiers, y compris donner des leçons car, notons-le, Jacques-Arnaud Leroy a une certaine culture. Très intelligent, il a toujours été bon élève et il parle assez bien quatre langues: l'anglais, l'italien, l'espagnol et le grec moderne. Alors, il voyage en Europe, vivant des femmes et du jeu. À cette époque, il n'était pas déshonorant pour un jeune officier d'être " soutenu " par une protectrice de qualité. Il enseigne aussi l'équitation, la gymnastique, le piano. A Bruxelles, il rejoint une troupe lyrique où il est à la fois acteur et ténor sous le nom de Florival.

La mère d'Arnaud était de petite noblesse, née Papillon de La Tapy. Pendant la Terreur, âgée de 14 ans, elle avait sauvé le député Régnaud de Saint-Jean d'Angely pris en chasse par les agents de Robespierre. Régnaud, devenu ministre d'État sous l'Empire, avait fait entrer Arnaud au lycée Napoléon avec une bourse. C'est lui également qui avait fait nommer le beau-père juge de paix avec un beau traitement de 5 000 francs.

Nous sommes en 1830. On prépare l'expédition d'Alger. Il y aura des coups à donner et à recevoir, mais aussi de la gloire et de l'avancement.

Arnaud Leroy demande sa réintégration. Refusée ! Puis en 1831 elle est acceptée. Jacques est nommé au 64e de ligne en garnison à Brest. Il y épouse la fille d'un officier de marine, Laure Pasquier, et il en a deux enfants, Louise et Adolphe. On l'emploie contre les guérilleros vendéens légitimistes qui luttent contre Louis-Philippe, puis on l'envoie à Blaye, en Gironde, où il devient officier d'ordonnance du général Bugeaud. Il est nommé lieutenant.

Que fait Bugeaud à Blaye? Il y garde la duchesse de Berry prisonnière dans la citadelle, et le futur maréchal considère avec dégoût la tâche qu'on lui confie, celle de gardien de prison d'une femme.

La cage est certes dorée. Arnaud Leroy est souvent l'invité de la duchesse qui donne des soirées musicales. Il chante, joue du piano et pince même la guitare.

Quand la duchesse est libérée ( La duchesse de Berry, Marie-Caroline, c'est un cas ! Elle est la bru du roi Charles X. Son mari est assassiné par l'ouvrier-sellier Louvel en 1820, laissant son épouse napolitaine (assez extravagante) avec un enfant, le duc de Bordeaux (celui qui plus tard refusera le drapeau tricolore et de ce fait renoncera au trône). Se considérant comme la mère de l'héritier légitime, elle essaiera en 1832 de soulever la Provence, puis la Vendée contre Louis-Philippe et est de ce fait enfermée dans la citadelle de Blaye. Mais elle est enceinte des oeuvres du comte italien Lucchesi-Palli. Le fait suffit à la déconsidérer aux yeux de ses partisans qui l'abandonnent. L'affaire est racontée avec talent par Guy Breton dans Les histoires d'amour de l'histoire de France.), Bugeaud et Saint-Arnaud l'accompagnent à Palerme. Puis la vie de garnison recommence dans sa monotonie : Clermont-Ferrand, Belfort, enfin Paris.

Sa seule distraction, le piano.

Fin 1836, il retrouve Bugeaud et sur les conseils de son ancien chef il demande son affectation en Afrique. Voilà pourquoi il entre dans la Légion étrangère. Avant de partir, il perd sa femme qui lui laisse deux jeunes enfants. C'est le frère de Jacques, célibataire, avocat aisé, et homme très dévoué qui élèvera les deux bambins.

À Alger on prépare l'expédition de Constantine, bonne occasion pour se distinguer !

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Donc à Kouba, Saint-Arnaud pense à ses enfants, à son avenir et sans doute à son passé qui l'obsède ainsi qu'à ses dettes que, d'après Louis Bertrand, ses détracteurs " ont démesurément grossies ". Quel est le budget du lieutenant? Il perçoit chaque mois 108 F, plus 12 F pour son logement. On lui retient là- dessus 50 F pour ses repas, 20 F pour le logement, 5 F pour un domestique, 6 F pour le blanchissage, 2 F pour une éventuelle invalidité, 8 F pour le spectacle (?) obligatoire, 4 F pour la musique (!), sans compter les gants nécessaires et hors de prix. Il reste exactement 9 F à Saint-Arnaud, autant dire rien. C'est la misère. Il ne sera à l'aise qu'au grade de colonel. En attendant, il supplie sa mère de lui pardonner. Mais il a déjà 39 ans ! Il paraît encore jeune, il montre une bonne éducation, il est " bien élevé ", il a de l'assurance, du coup d'oeil. Il sait juger. En un mot il est séduisant.

Né à Paris, il est gascon d'origine. Son vrai nom était Arnaud-Jacques Leroy. C'est à l'âge de 17 ans qu'il s'attribue une particule, son prénom devenant son nom. Sa mère signe bien ses lettres " Papillon de La Tapy de Forcade de la Roquette ". Son nouveau nom Achille Le Roy de SaintArnaud sera officialisé par ordonnance de Louis-Philippe le 12 mai 1840 (encore qu'en usage depuis 1815 !).
Sa culture est sérieuse car malgré ses extravagances il est un sérieux autodidacte. Il traduira ainsi en trois langues un traité du maréchal Bugeaud Aperçu sur l'art militaire. Même en campagne, il lit. A Djidjelli, il assimile les auteurs historiques et les classiques. Dès son arrivée en Algérie il apprend l'arabe et l'allemand (cette langue pour la Légion). Ses lettres sont passionnantes et Sainte- Beuve leur consacrera plus tard des articles élogieux, ce qui n'est pas rien.

Il a le courage de ses opinions mais considère que tous les moyens sont bons quand on a le droit pour soi.

Victor Hugo le traitera fort injustement de chacal, de voleur, d'assassin. Mais on sait que le génial poète (mais médiocre politicien) porte des jugements hâtifs à l'emporte-pièce. Et puis, disons-le, personne n'est parfait ! Saint-Arnaud a gagné l'estime de Bugeaud et du duc d'Aumale.

C'est le plus important pour un guerrier. Ceci dit notre homme est un ambitieux, pressé de sortir de la médiocrité de sa condition. Peut-on le lui reprocher ?

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Après trois semaines passées à Kouba, Saint-Arnaud prend le commandement des camps de Birkadem et de Tixéraïne où la sécurité laisse fort à désirer. On s'y fait beaucoup assassiner : sentinelles égorgées, colons massacrés. Un jour, à 100 mètres du camp, on retrouve vingt faucheurs décapités et coupés en morceaux. On construit donc une route vers Douéra et Saint-Arnaud protège les travailleurs.

Il ne s'entend pas avec son colonel. Il perd sa sœur, puis peu après le mari de cette dernière, Delattre. Comble de disgrâce un huissier vient le relancer à Douéra pour 4 000 F de dettes contractées en France. Son tailleur lui réclame 155 F. Il est nommé capitaine, mais il tombe sérieusement malade. Un de ses chefs, le commandant Bedeau le soutiendra. Le frère de Saint-Arnaud paye les dettes, " Dieu seul peut récompenser un tel être du bien qu'il fait sur la Terre! " écrit-il. C'est juste, car Delattre mort, Adolphe de Saint-Arnaud recueille les deux nouveaux orphelins et se trouve, lui célibataire, avec quatre enfants à élever.

Saint-Arnaud fait des efforts - tardifs certes - pour être un parfait officier. A l'hôpital de Douéra, il se perfectionne en arabe : les termes de guerre, les questions à poser à un espion ou pour demander son chemin. Il arrive à se faire comprendre et il est un des rares officiers à se donner tant de mal (La Moricière agit de même). Il pense sérieusement à s'établir comme colon au cas où une nouvelle révolution viendrait tout bouleverser. Il pense à ses enfant: " Mes pauvres enfants, écrit-il, je serais plus heureux si j'y pensais moins souvent ".

A Tixéraïne il s'ennuie un peu et veut voir la guerre, la vraie, de près. Pendant ce temps, au gouvernement, on tergiverse. Faut-il rester en Algérie, faut-il partir? On tremble devant la mauvaise humeur des Anglais. La guerre? Elle se limite surtout à des razzias que tel ou tel responsable militaire décide de son propre chef. Saint-Arnaud se rend compte que cela ne mène à rien. Les Bédouins battus s'enfuient, se reforment ailleurs et réapparaissent. Les tribus soumises sont massacrées par des cavaliers d'Abd el-Kader, ce qui conduit à des représailles. On incendie les récoltes, les douars, on coupe les arbres fruitiers, on détruit les silos, on comble les puits et on coupe des têtes.

C'est une guerre sauvage et impitoyable qui ressemble à la guerre de " Reconquista " de l'Espagne. Aussi le gouvernement préconise l'occupation des centres: Médéa, Miliana, Mascara, Tlemcen, et bien évidemment Constantine. Mais les garnisons de ces postes sont vite bloquées et les soldats meurent de maladie et de faim car le ravitaillement nécessite le déplacement d'une petite armée. Bugeaud s'en rend compte. Il demande des effectifs et veut utiliser les méthodes des Romains : le soldat vétéran devenu colon, et l'emploi d'auxiliaires indigènes. Mais la guerre menace en Europe. Thiers mène une politique belliqueuse. Le plus stupéfiant - chose merveilleuse disait Louis Bertrand en 1941 - c'est que l'Algérie française se soit faite malgré tout. Et sans doute contre la volonté des gouvernants de l'époque.
Saint-Arnaud, à Douéra, est désenchanté en cette année 1837. " Un gueux de pays sur lequel le bon Dieu n'a jamais jeté un regard de miséricorde ". Les Bédouins sont à 2 km de lui! Fin avril 1837, il participe à une marche sur Blida: 10 000 hommes commandés par le général comte Damrémont, dont la Légion, les Zouaves et les Spahis.

On se réunit à Boufarik. Saint-Arnaud est enthousiaste. Les Français arrivent à Blida : Saint-Arnaud et 150 hommes de la Légion et une centaine de Zouaves s'élancent contre les tireurs d'un douar. En avant! Tous les ennemis sont tués car on ne fait pas de quartier mais nous subissons des pertes.

Saint-Arnaud tombe de nouveau malade, sans doute un ulcère d'estomac ou une gastrite grave. Mais le frère d'Abd el-Kader attaque Boufarik. Notre lieutenant, à peine convalescent, subit les marches et contre-marches harassantes. En août, il est nommé capitaine alors que la Légion reçoit l'ordre de s'embarquer pour Bône. Le nouveau promu est heureux ! On sait qu'une première expédition contre Constantine s'est terminée en désastre. Clauzel a échoué car son attaque a été mal préparée avec des effectifs insuffisants. De plus, on n'avait pas tenu compte du climat rigoureux et excessif dans cette région.

Les Français ont réuni 10 000 hommes qui se mettent en marche et campent du côté de Guelma. En face, Hadj-Ahmed, bey de Constantine, dispose de 40 000 combattants. Les Bédouins opèrent des coups de main sur nos colonnes et assassinent les traînards et ceux qui s'éloignent.

Puis comme l'année précédente, la pluie arrive et les soldats, surchargés de matériel et empêtrés dans leurs lourds uniformes sont trempés dans un pays ravagé. L'allure de nos troupes est lamentable. Entre le 9 et le 10 octobre, l'artillerie prend ses positions et commence le bombardement. Mon propos n'est pas de raconter la prise de la ville ce que j'ai déjà fait dans un essai précédent.

L'assaut aura lieu le vendredi 13 octobre. Une première colonne commandée par le colonel La Moricière s'élance, traverse la brèche, est arrêtée par une deuxième muraille. Une seconde colonne commandée par le colonel Combes et Saint-Arnaud s'élance à son tour.

Le combat est terrible au milieu des mines qui explosent. Saint-Arnaud crie " À moi la Légion, à la baïonnette! ".

Les batailles de rue font penser au siège de Saragosse.

Saint-Arnaud et ses légionnaires arrivent au pont d'El Kantara en emportant sur leur passage toutes les barricades. Partout des cadavres et du sang.

Sur les 50 hommes de Saint-Arnaud, on dénombre 10 morts et 11 blessés (3). L'exaltation du combat dissipée, Saint- Arnaud fait l'analyse de toutes les fautes commises : date mal choisie (saison des pluies), effectifs insuffisants, lourdes pertes en officiers (dont le commandant en chef Damrémont coupé en deux par un boulet).

Les soldats sont trop lourdement équipés compte tenu du climat et ils sont décimés par les fièvres et le choléra. Le commandement n'avait pas de plan, tout a marché " à l'aventure ". De plus Saint-Arnaud constate que les officiers et les soldats ont pillé. Puis l'armée abandonne Constantine en y laissant une garnison de 2 500 hommes qui seront bientôt décimés par la maladie. Saint-Arnaud est heureux : on le décore. Il a enfin la croix! Mais c'est à l'hôpital qu'on lui apporte le ruban rouge!

Sur le chemin du retour vers Bône, Saint-Arnaud ressent les premières atteintes du choléra. Ses soldats le transportent sur un brancard sur une quinzaine de kilomètres. C'est un médecin italien du camp de Nechmaya qui le sauve. Toute une partie de l'armée est décimée.

En janvier 1838, il est de retour à Kouba, assez mal remis de tous ses ennuis de santé. Mais il a une volonté de fer : " Le moral marche, le physique suit " dit-il. De Kouba, on l'envoie au Fondouk alors très insalubre sans parler de l'insécurité. Il tombe encore malade. Au printemps 39, il part pour Djidjelli se battre contre les Kabyles: chaleur d'enfer et combats continuels. En août, il n'en peut plus et on l'envoie à Alger à l'hôpital du Dey. Il abrège sa convalescence, et il est blessé au combat du col de Mouzaïa. " Destiné à vivre ou mourir en Africain, je dois résister et je résisterai écrit-il. Retour au Fondouk dans de très mauvaises conditions de campement. Il a la hantise des crapauds. Vermine, pluies glaciales, boue, chaleur torride. On trouve 300 hommes dans des baraques faites pour 80 !

L'année 1839 commence dans de tristes conditions. Saint-Arnaud écrit une lettre pathétique à son frère : pluie, vent, humidité, rats, ravitaillement défectueux, bref les soldats souffrent. Il avoue être " cul nu " et demande l'envoi de vêtements. Il pense à ses enfants. Arrivé avec 103 soldats, il ne lui en reste plus que 68, puis 40 un peu plus tard. Son rêve est d'être nommé chef de bataillon pour pouvoir rembourser son frère.

Le 7 juin 1840, il embarque pour la France muni d'une permission. Il arrive à Paris seulement le 20, avec la peur d'effrayer ses enfants avec sa figure grave, son teint boucané, ses joues creuses. Mais la joie du retour emporte toutes ses craintes.

Les effusions passées il se rend au ministère pour essayer de se faire nommer commandant. Ses démarches aboutissent: il est nommé chef de bataillon au 18e léger... à Metz ! Et on parle déjà d'une guerre imminente avec l'Allemagne. Il s'installe à Metz le 30 septembre et retrouve la pluie et le froid. " Canaille de pays, cochon de temps " écrit-il. Pourtant, Metz est une des garnisons les plus agréables.

Il est vite en bons termes avec son colonel et malgré ses 42 ans, il séduit encore. Il donne des leçons d'anglais à la fille du colonel, et il l'écrit à son frère qui s'en épouvante. Le coeur de la jouvencelle en est vite troublé et Saint-Arnaud s'éloigne prudemment. Hélas ! il se concilie aussi les bonnes grâces de l'épouse de son général, Madame Achard. Nouvel effroi du frère! En fait, Saint-Arnaud ne cherche pas une aventure. Il est devenu réaliste et flatte ce qui peut aider son avancement. Il est devenu une sorte de Rastignac ! Mais c'est compter sans la générale qui use d'arguments tels que notre héros " succombe ". Ce ne sont que dîners, bals, réceptions. Parfois, il est obligé d'y renoncer à cause de son état de santé.

Au début de 1841, il apprend que Bugeaud est nommé gouverneur général de l'Algérie, Bugeaud dont il a été le secrétaire. Il écrit, il supplie!

Quinze jours plus tard, après avoir fait ses adieux à ses enfants, il arrive a Marseille, puis à Toulon avec le colonel Randon.

Le 16 avril 1841, il débarque à Alger ( C'est cette même année - avril 1 841 - que Saint-Arnaud est affecté aux Zouaves dont Duvivier et La Moricière ont fait une troupe d'élite.) et retrouve Bugeaud qui l'apprécie et qui est le parrain de sa fille Louise. C'est plus que de l'amitié, c'est de l'affection qui lie les deux hommes. Quatre ans plus tard, Bugeaud écrira en bas d'une lettre: " Vous me prouvez que vous êtes un homme de coeur et d'intelligente activité ". Cette affectueuse amitié va susciter bien des jalousies ! Saint-Arnaud se lie d'amitié également avec le duc de Nemours et le duc d'Aumale, deux fils de Louis-Philippe.

Il rejoint son régiment à Blida commandé par le colonel Cavaignac. Il est ravi de ce poste et de ces hommes. Pour lui, ces Zouaves sont l'équivalent de la Garde impériale ! Et puis la guerre continue: expéditions contre Médéa et Miliana, certains combats tournant à la boucherie. Saint-Arnaud se signale par des excès de témérité.

Marche sur Oran, reprise de Mascara, hommes épuisés, traînards décapités. Voilà le quotidien. Les récits que fait Saint-Arnaud dans ses lettres sont hallucinants. Bugeaud le nomme officier de la Légion d'honneur en août 1941. Comme il est épuisé, Bugeaud le fait entrer et soigner à Alger où il passe trois mois, Mme Bugeaud étant aux petits soins pour lui. Il donne des leçons à la fille du général, Léonie Bugeaud. On le considère comme faisant partie de la famille et il songe à demander la main de Léonie pour qui le général offre une dot de 100000 francs, somme considérable. Cependant, les choses restent en l'état: Saint-Arnaud est veuf, a deux enfants, il a 44 ans et Léonie en a 17. Il semble que Saint-Arnaud se soit effrayé à juste titre de cette différence d'âge. Quoiqu'il en soit, le 13 avril 1842, il est nommé lieutenant-colonel et deux mois plus tard il reçoit le commandement de Miliana, ville qui n'est plus qu'une ruine. " Une aire de vautours... un sépulcre vivant ". Il a trois bataillons d'infanterie, soixante cavaliers, de l'artillerie, du génie. S'il est déçu de la ville détruite, il est par contre ravi de ce commandement. Il reçoit des fonds secrets pour les informateurs et les guides, et 150 F de frais de représentation.

Il n'y a rien à Miliana. Il faut tout y apporter ou faire venir. Miliana sera " sa " création. Il va d'abord loger 2400 hommes et les chevaux. Peu de temps après, grâce à un travail acharné, on entend de nouveau le muezzin. Il fait construire un four, une caserne, des latrines publiques, des fontaines, un hôpital. Il fait percer, malgré l'insécurité, une route jusqu'à Cherchell. On cultive des jardins et on établit un moulin. On fabrique même une horloge !

Il s'arrange pour que les hommes soient distraits : journaux de France, petite bibliothèque, représentations théâtrales : on joue " La Tour de Nesle ", " Changement d'uniforme ", " L'aumônier du régiment " (Une des plaies de la conquête d'Algérie fut la consommation d'alcool sous forme d'eau-de-vie et d'absinthe.). Bref, un confort très relatif mais un confort tout de même. En novembre 1842, il reçoit le duc d'Aumale, Bugeaud, deux colonels, six officiers. Saint-Arnaud y est de sa poche!

L'insécurité règne. Il faut à la fois protéger les colons (habitants de la colonie la plupart du temps miséreux) les Juifs et les Arabes, les uns contre les autres...

Il se lie avec des chefs de tribus qui l'accompagnent en tournée tel un petit seigneur. Mais la guerre contre les partisans d'Abd el-Kader continue: des tribus soumises sont massacrées par les troupes de l'émir et il faut appliquer la loi du talion. Il exécute ces horreurs la mort dans l'âme et ce qu'il écrit ne laisse aucun doute sur sa bonne foi: " Que de femmes et d'enfants réfugiés dans les neiges de l'Atlas y sont morts de froid et de misère, les pauvres gens... Plus j'avance, plus je me dégoûte de cette guerre... ". Il admire aussi ses soldats qui souffrent sous la neige, le froid, la pluie, mais chantent au moindre rayon de soleil. Arrivant à un puits, il fait boire ses 500 hommes avant lui ! Aussi est-il aimé de sa troupe (Bivouac chez les Ouled Aïad, 2 novembre 1842).

Il reste en excellents termes avec Bugeaud mais déteste Changarnier qui, venimeux, l'accuse de malversations.

Fin juillet, il quitte Miliana et le 5 août il s'embarque pour Marseille. Il va revoir ses enfants après deux ans d'absence.
(À suivre)