Une visite à la station thermale
d'Hammam-Meskoutine
Dr Bonnafont
En 1884 paraissait
Pérégrinations en Algérie
- 1830 à 1842, du D' Bonnaf ont,
médecin principal des Armées. Nous en extrayons ce passage
concernant Hammam -Meskoutine (département de Constantine).
J'aurais bien voulu dire quelques mots sur les eaux thermales dont l'Algérie
est si riche et que les Romains avaient si luxueusement captées
et si habilement utilisées. Mais l'espace me manque, et les personnes
qui désireraient être édifiées à ce
sujet n'auront qu'à consulter l'ouvrage de mon honorable confrère,
M. Bertherand, secrétaire général de la Société
d'hygiène d'Alger.(Note du site : voir
sur ce même site: Les
sources thermominérales de l'Algérie (Documents
algériens))
Je ne puis cependant passer sous silence la station thermale d'Hammam-
Meskoutine, la plus curieuse peut-être qui existe dans le monde
connu. À la descente de la gare d'HammamMeskoutine, on aperçoit
un immense nuage de fumée blanche s'échappant d'un nombre
infini de foyers; on dirait un vaste incendie détruisant et consumant
une grande cité. Mais à mesure qu'on approche, au lieu
d'une ville en feu, on distingue une foule de tumulus coniques de différentes
hauteurs par le sommet desquels s'échappe la fumée. Je
ne puis mieux comparer cet aspect si pittoresque qu'à celui que
présentent les usines du Creusot, vues à la distance de
quelques kilomètres; on aperçoit de là, des centaines
de cheminées hautes de 60 à 100 m, lançant des
nuages de fumée qui, en tourbillonnant dans l'espace, obscurcissent
l'atmosphère.
En arrivant près des tumulus, on se trouve en présence
de centaines de cônes de diverses hauteurs: quelques-uns ayant
plus de 5 m, les uns éteints, les autres fumant à grand
feu. J'ai compté 350 de ces cônes et j'en apercevais encore
plus dans le lointain, qui avaient cessé de fonctionner. En somme,
cet ensemble de cônes blanchâtres, couvrant une si grande
étendue, forme un panorama très pittoresque et probablement
unique au monde, comme l'a si bien dit M. Tchihatcheff. Sur le plateau
le plus en action, on voit l'eau sortir en abondance de l'extrémité
de ces cônes et se diviser sur le sol en une foule de petites
rigoles brûlantes. L'intervalle que ces rigoles laissent entre
elles est tellement glissant qu'il y a danger à marcher si l'on
ne veut pas prendre un bain de pieds trop révulsif. Ces rigoles
se réunissant, forment un ruisseau qui va se perdre dans la campagne,
en laissant après lui une traînée de fumée
pareille à celle d'une petite locomotive en marche.
L'eau que débitent les cônes principaux actuels forme de
grands ruisseaux qui vont alimenter les piscines. Puis elle se réunit
pour former une masse liquide qui va se précipiter à pic,
comme une avalanche, de la hauteur de plusieurs mètres, en formant
une cascade écumante et fumante, d'un aspect des plus pittoresque.
Elle va enfin se perdre, en bouillonnant, dans un ruisseau dont le cours
se révèle à plus d'un kilomètre de distance,
par la fumée qu'il exhale à travers les lauriers-roses,
les tamarix et les grenadiers qui l'ombragent.
Mon ancien camarade et ami Tripier, qui a été pharmacien
en chef de l'armée, nous a donné le premier l'analyse
de ces eaux. Elles exhalent de l'acide carbonique, de l'acide sulfhydrique
et de l'azote, et renferment du carbonate, du sulfate de chaux, du sulfate
de magnésie, du sulfate de soude, de l'arsenic, de l'oxyde de
fer et du sel marin; ce sont ces éléments constitutifs
qui se déposent, à mesure que l'eau, apparaissant à
la surface, éprouve un refroidissement subit.
L'abondance de ces eaux est considérable et il est assez difficile
d'en évaluer le volume. On estime cependant que les seules sources
qui forment les cascades doivent fournir plus de 100 000 litres à
l'heure. Et combien d'autres sources sont éparses sur le plateau
qu'il serait facile d'utiliser !
La comparaison de ces eaux avec celles débitées par les
sources des divers établissements thermaux fera mieux ressortir
leur importance sous le rapport du volume.
Quantité d'eau débitée
à l'heure en litres :
|
- Guagno
|
3 510 |
-
Hammam-R'rira
|
4 200 |
- Bourbonne |
5 000 |
- Saint-Sauveur |
6 000 |
- Barèges |
7500 |
- Plombières |
10416 |
- Amélie-les-Bains |
50 000 |
- Hammam-Meskoutine |
100 000 |
L'efficacité de ces eaux était bien connue des Romains,
ce qu'attestent les ruines considérables éparses dans
tous les environs et même à de grandes distances, où
de nombreuses piscines ont été retrouvées. Quelques-unes
étaient assez vastes pour contenir 500 baigneurs. Ces ruines
attestent aussi que c'était peut-être un des plus grands
établissements thermaux du monde.
De nos jours, l'efficacité des eaux a été de nouveau
constatée. Les douleurs rhumatismales, les névralgies
sciatiques, les maladies de la peau, les plaies d'armes à feu
y sont surtout traitées avec succès. Un kilomètre
plus loin, et sur la rive droite de l'Oued-Chedakra, coulent des sources
ferrugineuses. La principale peut fournir 3000 ou 4000 litres à
l'heure. La température de ces eaux est de 78°. Elles étaient
également utilisées par les Romains, ainsi que le prouvent
des ruines cachées dans un site sauvage et enfoncées au
milieu de touffes d'arbres et de buissons de vignes sauvages. On y voit
notamment de grands bassins qui ne pourraient servir, car les sources
se trouvent maintenant à un niveau inférieur. M. le Dr
Hamel dit, à propos de ces sources : " C'est une eau
ferrugineuse sulfatée, presque identique aux eaux de Spa, de
Bussang, de Pyrmont. L'existence d'une eau de cette nature à
côté des eaux salines et sulfureuses, est d'une utilité
reconnue. En permettant d'élargir le cercle des indications thérapeutiques,
elle contribuera, pour sa part, à faire d'Hammam-Meskoutine une
station thermale des plus importantes ". Les Romains avaient
donné à ces eaux le nom d' Aqu Tibilitinx, à
cause de leur voisinage de Tibilis Announa.
Leur nom arabe s'écrit de plusieurs manières. Celui d'Hammam-Meskoutine
a prévalu et peut se traduire ainsi: " les bains de la
colère de Dieu " ou " les bains des damnés
". Ce nom terrible renferme une légende qu'on m'avait racontée
sur les lieux. Mais n'ayant pas eu le temps de l'écrire et craignant
de la mal raconter, je laisse la parole au savant naturaliste, correspondant
de notre institut, M. Tchihatcheff, qui l'a publiée dans son
livre sur l'Algérie, ouvrage le plus érudit et le plus
élogieux qui ait été fait sur notre colonie. J'espère
que l'éminent géologue me pardonnera de lui faire cet
emprunt; je tiens à le remercier ici de m'avoir fait l'honneur
de me citer dans son livre, à propos de mon voyage à La
Calle.
" L'imagination d'un peuple aussi impressionnable que le peuple
arabe, ne pouvait rester impassible en présence de ces sources
toujours en ébullition, de ces cônes isolés, de
ces groupes bizarres, de ces monticules tourmentés, de ces remparts
étrangers qui couvrent ce curieux plateau calcaire que nous venons
de parcourir. Voici le récit qui nous fut fait sur les lieux
mêmes: "Un Arabe riche et puissant, du nom d'Ali, aimait
sa soeur Ourida (Rose), et il voulut l'épouser malgré
les prescriptions de la loi. Le cadi, qui vint lui adresser d'énergiques
réprimandes et le menacer de la colère de Dieu, fut trouvé
mort dans sa tente. Ah le fit remplacer par un homme qui lui était
dévoué. Alors les murmures cessent, tout le monde s'incline
et se prépare à la fête; les tribus voisines sont
conviées à la noce. De tous côtés arrivent
de beaux et brillants cavaliers, les chansons bruyantes se font entendre,
au bruit des instruments commencent des fantasias effrénées,
la plaine se couvre de tentes, d'énormes festins s'apprêtent,
d'immenses vases se remplissent de kouskoussou, des boeufs et des moutons
rôtissent sur la braise. Cependant le cortège apparaît:
la fiancée, belle comme la fleur dont elle porte le nom, et le
fiancé radieux s'avancent, accompagnés du cadi, suivis
de leurs parents et de leurs amis. Tout à coup, un éclair
sillonne la nue, le tonnerre gronde, la terre tremble, chacun fuit,
chacun veut échapper au châtiment de Dieu. Peu après,
le calme revient, et les Arabes des alentours qui approchent en tremblant
ce lieu maudit, voient avec frayeur cette foule compacte frappée
par le feu du ciel et transformée en pierres. Ils reconnaissent
Ah et Ourida se tenant enlacés; à côté d'eux,
le cadi que l'on montre encore avec son grand turban sur la tête;
derrière, c'est le chameau qui porte les présents, puis
les parents, les invités, les musiciens, les danseuses et les
serviteurs; ils sont là en désordre et pétrifiés.
Et les Arabes ajoutent, en faisant ce terrible récit, que
Dieu, pour rappeler sans cesse le souvenir de cette expiation, permet
que sous terre les danses continuent avec un bruit infernal, que les
feux du festin brûlent toujours et que des grains blancs, semblables
à ceux du kouskoussou, s'échappent des profondeurs du
sol, au milieu des torrents d'eau bouillante et de nuages de fumée
.
Les Arabes expliquent aussi l'origine des eaux thermales par une autre
légende: le roi Salomon avait construit des bains sur toute la
Terre et en avait donné la garde à des génies,
qui étaient à la fois aveugles, sourds et muets, afin
qu'ils ne pussent ni voir, ni entendre, ni redire ce qui se passait
dans ces bains merveilleux. Or, le roi Salomon, malgré sa sagesse
proverbiale, est mort comme un simple mortel qu'il était, et,
depuis lors, personne n'a pu faire comprendre aux génies que
leur maître était mort, et ils continuent à chauffer
les bains, ainsi que Salomon le leur avait prescrit.
Voilà pourquoi il y a des eaux constamment bouillantes à
Hammam-Meskoutine.