La poterie modelée
d'Afrique du Nord dite poterie " kabyle " (deuxième
partie)
3. Types et formes de poteries
selon la destination
La destination des poteries campagnardes nord-africaines est variée.
Les plus nombreuses sont des récipients divers à usage
domestique. Il en est à vocation rituelle. Il existe régionalement
différents cas de confection en vue de la vente. Il faut réserver
une place à part aux poteries votives. Pour être tout à
fait complet, on ne peut passer sous silence les silos domestiques fixes.
À chacun de ces cinq grands groupes auxquels sont attachés
pour certains des pratiques spécifiques, parfois des rites étranges,
correspondent des formes, voire des techniques de confection différentes.
Poteries
domestiques
Ce sont naturellement les poteries domestiques qui représentent
le contingent le plus nombreux : jarres, amphores, jattes, cruches à
rafraîchir l'eau, cruchons à boire, pots à lait,
vases à traire, kanoun, marmites à cuire bouillons et
sauces, keskes, grands plats à rouler le couscous, à laver
le linge, plats à cuire le pain, les galettes, plats à
servir les mets, assiettes, écuelles... À chacun de ces
ustensiles, la potière donne la forme particulière transmise
par la tradition de la petite région. On peut donner ici quelques
exemples de variation de forme.
Figure 13 : diverses formes de pichets modelés algériens
(dessins de l'auteur).
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Parmi les poteries verticales, les pichets représentent
une part importante (fig. 13). S'ils sont très généralement
à fond plat, leur profil peut être en " S " régulier
ou plus raide, et la position du grand diamètre très variable.
Le profil peut même présenter une rupture entre panse et
col, ou encore au niveau de la panse formant alors une carène,
voire même un bourrelet circulaire au-dessus duquel la partie
supérieure semble dans certains cas avoir été enfoncée
dans la partie inférieure. Le profil peut présenter plusieurs
ruptures; le corps de la poterie peut être surmonté d'un
véritable bulbe. Les rapports dimensionnels varient entre col
et panse; le col peut être cylindrique, conique, ourlé.
De même la forme de nombreuses poteries (kanoun, amphores, pichets,
halleb...) est propre à chaque région. Les différences
portent aussi sur d'autres parties des pièces comme la lèvre
de bord des plats ou des écuelles dont le profil est un des moyens
d'identification de l'origine géographique : à pan avec
ou sans téton, ourlé, arrondi avec ou sans accroche...
Pour ce qui est du tube d'écoulement, toute la gamme existe entre
le plus court et le long et fin tube à pont.
Des différences existent également pour les anses; elles
sont placées à une hauteur variable sur les pichets qui
en portent; leur taille et leur forme diffèrent aussi bien pour
les pichets que pour les amphores avec la présence possible d'un
ergot plus ou moins marqué caractérisant certaines régions
et devenant même un poucier pour les tasses de l'Aurès...
; si le plus souvent l'anse présente une section ronde, celle-ci
peut aussi être plate. À fonction identique, toutes ces
différences sont essentiellement
le fait de particularismes régionaux, ce que montrera l'étude
des styles. En matière de forme, on verra à diverses reprises
qu'un réel anthropomorphisme entoure les poteries, particulièrement
les verticales, pour lesquelles chacune des parties porte le nom correspondant
à celui du corps humain; la potière peut même les
considérer comme des êtres pensants. Je cite ici Roubet;
cela se passe en Kabylie; c'est Saâdia une potière expérimentée
de Taourirt-Amokrane qui parle des amphores qu'elle vient d'achever
: " l'amphore qui est là, je ne la vois pas comme une
femme quelconque. C'est une mariée qui est devant moi; elle doit
être particulièrement soignée et parée
".
Comme l'auteur demandait à Saâdia si cette idée
lui était personnelle, cette brève réponse : "
C'est ainsi; on le sait ". Cette mariée nous amène
aux poteries rituelles.
Poteries
rituelles et pratiques correspondantes
Les poteries rituelles sont réservées aux cérémonies
de caractère religieux et familial et sont gardées dans
les familles avec soin comme objets précieux; elles peuvent être
utilisées pendant plusieurs générations. Celles
ici mentionnées concernent plus précisément la
Grande Kabylie.
- Les lampes à huile (fig. 14). En Kabylie et dans les
régions avoisinantes, la forme et la taille des lampes à
huile, de même que le soin apporté à leur confection
et à leur décoration diffèrent selon la zone géographique.
Dans les formes les plus courantes de Grande Kabylie, le nombre de becs
varie de un à trois, mais peut atteindre des chiffres beaucoup
plus élevés. Chez les Aït Aïssi et les Aït
Douala, ces lampes, dites de mariage (fig. 14A), généralement
hautes de 35 à 40 cm, larges de 20 à 25 cm, comportent
un pied tronconique creux surmonté d'un renflement bulbeux supportant
un plateau concave sur lequel repose une pièce verticale percée
de deux arcs et portant les becs; les deux becs latéraux sont
fonctionnels, celui du centre est recouvert d'un cabochon. À
l'arrière, un long manche légèrement oblique est
fixé en trois points. On peut se demander si sa forme n'est pas
intentionnelle, surtout quand on sait que la très fréquente
perforation au niveau du renflement bulbeux est désignée
par le mot thimet qui, en kabyle désigne le nombril; mais tous
savent que cet euphémisme pudique désigne l'organe féminin,
symbole de naissance et de vie, comme l'est à sa façon,
l'organe masculin peut-être représenté par ce manche.
Ne pas oublier que ce sont des lampes de mariage également utilisées
pour la circoncision. Lors des mariages, la lampe est tenue allumée
au-dessus de la tête de la jeune femme; c'est l'occasion pour
les matrones de tirer des prédictions sur l'avenir de l'union
selon la résistance de la flamme aux courants d'air et la façon
dont elle brûle. La lampe est utilisée aussi lors de la
circoncision, le temps de l'opération; dans chacun des réservoirs
est placé un neuf, symbole de fécondité et par
sa blancheur, de pureté du nouveau-né.
Autrefois ces lampes servaient dans certains rites agraires, en particulier
au début des labours.
Peut-être ont-elles eu aussi quelque usage domestique; les moyens
modernes les ont confirmées dans leur rôle strictement
rituel. Et il existe parmi elles de véritables monuments, en
particulier les lampes doubles, hautes de 45 cm environ et supportant
deux étages de becs : treize becs au Musée national Dubouché
à Limoges, quinze becs au musée
Gsell à Alger, vingt becs au musée Majorelle
à Marrakech.
- Les methred (fig. 15) se présentent sous deux formes
en Grande Kabylie. La forme simple est assez semblable à une
lampe de mariage qui ne comporterait que le pied tronconique creux surmonté
du renflement bulbeux percé du nombril supportant le plateau,
ici plus large, constituant la coupe. Dans l'autre forme, le pied se
divise en trois branches supportant chacune une coupe, les trois coupes
identiques disposées en triangle étant confluantes et
ménageant au centre un court bougeoir pouvant recevoir une bougie
ou un uf. Cette poterie, élégante surtout dans la
forme triple, ne sert qu'en des occasions précises :
mariage, circoncision, Mouloud, Achoura. Une des trois coupes reçoit
du henné qui sera passé, selon la circonstance, aux mains
des fiancés, de l'enfant circoncis ou des membres de a famille
pour les deux fêtes religieuses; la deuxième coupe est
garnie de graines (fèves, pois-chiches, blé) qui seront
distribuées aux assistants qui les conserveront comme porte-bonheur;
la troisième coupe contient des ufs durs qui seront mangés
en commun en action propitiatoire de fécondité et d'abondance.
Il en est de même avec le methred simple. Sur le tout, on place
en symbole de richesse, un bijou d'argent, de préférence
une grosse chevillière guère plus utilisée aujourd'hui.
- La mesure du Prophète (moud n'Nebbi) est une sorte de
bol sans pied destiné à mesurer le grain ou la semoule
à remettre en aumône aux pauvres en des occasions précises.
Dans certaines régions, on doit s'en servir juste avant la première
prière du matin avant le lever du soleil; son usage en dehors
de cette brève période ou pour d'autres fins non canoniques
est formellement interdit. Il existe d'autres poteries rituelles qui
s'apparentent aux lampes à huile, notamment celles en formes
de bougeoirs pouvant également porter les ufs symboliques.
Mais de nos jours, en ville, les coutumes qui s'attachent à ces
poteries tendent à disparaître. Dans les montagnes, leur
usage n'est pas éteint et elles se confectionnent toujours et
même davantage, une part d'entre elles étant proposée
à la vente aux touristes. Ainsi nous en arrivons à la
poterie modelée destinée à la vente.
Poteries
destinées à la vente; divers types de vente
Si d'une façon générale, hormis le Maroc, la tradition
veut que cette confection par les femmes pour les besoins de la maison,
ne soit nullement objet de commerce, il a toujours existé des
cas d'exception. Il existe différents cas de confection non destinée
aux besoins personnels. Le troc admis traditionnellement, concerne les
femmes disposant de très peu de ressources : veuves, femmes seules
et âgées, sans descendance masculine susceptible de subvenir
à leurs besoins; elles ont là l'occasion d'une petite
source de revenus. Surtout si elles disposent d'une habileté
reconnue en la matière, elles confectionnent un nombre de poteries
au-delà de leurs besoins propres, pour les proposer à
des femmes moins expertes, moyennant huile, graines ou figues sèches
en rapport avec le nombre, la taille, la qualité et le type des
pièces échangées. Leurs destinataires peuvent être
aussi les femmes frappées d'interdit rituel de pétrissage
et de modelage de la terre; il s'agit de celles qui n'ayant pas appris
ces pratiques avant la puberté, ne peuvent s'y consacrer qu'après
la ménopause (Servier); c'est aussi le cas des femmes enceintes,
de celles en période cataméniale et de celles en deuil;
c'est enfin le cas moins connu de celles appartenant à des familles
dites maraboutiques, chez lesquelles l'interdit concerne également
les femmes rapportées, même si elles avaient antérieurement
exercé cette activité (Musso).
La vente proprement dite existe depuis longtemps dans certaines régions,
ce qui le plus souvent entraîne une confection répétée
au long de l'année et dans certains cas, l'existence de fours
fixes plus élaborés. La poterie modelée à
destination commerciale est réalisée là aussi et
pour les mêmes raisons, par des femmes sans ressources.
Ainsi dans l'extrême nord-est de la Grande Kabylie, chez les Aït
Khelili, est confectionnée une poterie à la qualité
reconnue. Si ailleurs l'homme n'intervient généralement
jamais nulle part dans cette activité, il le fait ici pour renforcer
les équipes féminines : extraction de la glaise, préparation
du bois pour la cuisson, ramassage et livraison des pièces au
commerce de Kabylie et même de l'Algérie. Sur les routes
et les marchés de la région, on peut voir ces hommes poussant
devant eux des ânes surchargés et portant eux- mêmes
sur le dos, un volumineux échafaudage de poteries pansues à
la chaude teinte brique. La confection pour la vente est courante aussi,
toujours en Algérie, dans les monts des Traras dans l'extrême
ouest : depuis peu, cette poterie fait l'objet d'une petite exportation.
Au Maroc, dans le Rif et le Zehroun, la vente est même la règle.
Les poteries de ces deux zones marocaines sont vendues sur les marchés
proches des lieux de production : celui de Moulay-Idris le samedi pour
le Zehroun, d'Aïn es- Souk à 30 km d'Ouezzane le jeudi pour
les Beni Mezguilda, d'Adjir entre Bou Aknoul et Boured le jeudi pour
les Geznaya, de Msila le dimanche pour les Tsoul et les Branès,
le mercredi pour les Beni- Lent, etc...La vente au touriste à
proximité des lieux de production voire plus loin, donne lieu
à une confection qui risque de ne plus présenter les garanties
de qualité et encore moins d'authenticité; cette pratique
plus récente est nécessairement destructrice puisque l'objet
perd sa fonction et ne devient plus que décoratif; de plus la
qualité fait place à la quantité. En Grande Kabylie,
chez les Aït Aïssi et leurs voisins les Aït Douala, à
côté de la confection traditionnelle, une autre pour étrangers
se poursuit depuis le XIXe siècle, à l'instigation des
marchands. Elle conduit à la création notamment de vases
tout à fait inconnus traditionnellement et d'amphores présentant
un pied faisant totalement entorse à la tradition; la base de
l'amphore utilitaire est en effet nécessairement pointue pour
en soulager le port; lors du transport de l'eau, cette pointe repose
en effet sur l'épaisse ceinture de tissu portée à
la taille par les femmes assurant le transport de l'eau. Ces, amphores
pour touristes sont en outre décorées à l'excès
souvent d'un motif simple répété indéfiniment
et sur chacune des faces de la panse, s'y ajoute un motif en relief
en forme de fer à cheval. Au Chenoua, sur la côte à
80 km à l'ouest d'Alger, dont on verra qu'il y est fabriqué
par ailleurs une poterie utilitaire traditionnelle de qualité,
il existe une confection spécifiquement destinée aux touristes.
La vente en est assurée dans les villages sur la route contournant
le massif par le sud et à Trois-Bots. À Tipasa,
tous les Algérois ont vu ces enfants qui, près de l'entrée
de la cité antique, vendaient les produits de l'artisanat familial
décorés surabondamment. Les sources d'inspiration de ces
poteries de taille réduite sont diverses (Lefebvre). Certaines
sont des copies en réduction et surabondamment décorées
de modèles authentiques confectionnés dans le massif (plats,
cruchons et kanoun devenus cendriers) ou qui y sont inconnus mais qui
existent dans d'autres régions (plats doubles ou triples aux
coupes réunies par un pont, plats à pied, cruches en forme
de calebasse ou en forme de poule parfois transformées en tirelire);
d'autres s'inspirent de jouets d'enfants (tortues, oiseaux, chiens,
chats et chevaux) confectionnées et décorées par
les fillettes ainsi initiées à ces techniques. L'influence
européenne apparaît avec vases, assiettes, plats, boîtes
à bijoux, bonbonnières, cendriers, bougeoirs; enfin on
trouve des petites écuelles de différentes sortes, munies
d'un bougeoir ou de perforations destinées à recevoir
les bâtons d'encens; elles sont inspirées des poteries
votives, celles qui maintenant vont être examinées.
Figure 16 : quelques formes de minipoteries votives
(mesbah) de Grande Kabylie,
d'après dessins de Musso.
A : lampes à huile; B : bougeoirs; C : kanoun; D : écuelle;
E : godets; F : coupes; G : couvercles de jarres en réduction
(coll. auteur).
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Poteries
votives et de sorcellerie et pratiques correspondantes
À côté des koubas ou des tikourabin qui abritent
ou non la tombe d'un saint local et des djemaâ, lieux de réunions
et de prières, il existe de multiples sanctuaires naturels qui,
dans toute l'Afrique du Nord sont l'objet de cultes très suivis
et de pèlerinages réguliers; ce sont le plus souvent de
très vieux arbres parfois consumés par la foudre, des
rochers présentant une cavité, des grottes (portes ouvertes
sur le monde des morts), des sources et les enceintes sacrées
faites de pierres sèches... Ils constituent les assas, les gardiens
ou plus exactement les demeures de ces fées et génies
bienfaisants quoique taquins, les " invisibles " dont il faut
se concilier les bonnes grâces ('). On est loin de l'Islam. Cependant
une certaine islamisation fait de ces génies des temps les plus
reculés, ou du saint local, l'interprète ou l'intercesseur
auprès du seul Dieu, Allah. C'est dans ces sanctuaires, objets
de rites et de cultes précis, propres à chacun d'eux,
que sont déposées les poteries modelées et en particulier
ces curieuses poteries votives qui ont été étudiées
par Musso : toutes petites, sans décor, le plus souvent mal cuites,
très grossières et aux formes souvent incertaines, parfois
énigmatiques. C'est qu'en effet, dès que le besoin s'en
fait sentir, ces minipoteries peuvent être confectionnées
dans l'urgence d'une invocation, donc au mépris des règles
de l'art, et aussi bien par les mains les plus malhabiles.
Le plus souvent, la confection en est donc beaucoup plus simple que
celle des poteries modelées utilitaires qui, on l'a vu, exigent
des opérations longues, soigneuses et souvent difficiles. Outre
cette urgence, la pièce à déposer dans le sanctuaire
n'a pas de fonction d'utilisation nécessitant solidité,
voire aspect décoratif. Le choix de la terre n'est donc pas méticuleux,
l'opération trop longue du pourrissage n'est pas pratiquée
et le dégraissant, quand il est incorporé, est un sable
quelconque. Un petit bloc de terre humide est alors modelé directement
dans les mains, le pouce assurant la formation des dépressions;
un lissage très sommaire termine l'opération avant un
séchage brutal en plein soleil suivi d'un simple passage au kanoun
familial, évitant ainsi l'opération longue et difficile
de la cuisson annuelle pour pièces belles et nombreuses. Naturellement
ici point de décor ni même de vernissage. Il existe néanmoins
des minipoteries bénéficiant des mêmes soins et
techniques que les poteries modelées vues précédemment
: ce sont celles faites en très petit nombre à la saison,
en même temps et donc dans les mêmes conditions, que les
poteries de qualité. Elles sont d'ailleurs généralement
destinées à rendre grâce de la réussite de
la cuisson des poteries, opération susceptible d'entraîner
cassures et pertes importantes. C'est la première pièce
confectionnée par la petite fille s'initiant à cet art
et qu'elle dépose au sanctuaire pour s'attirer les grâces
nécessaires.
Les minipoteries (fig. 16) sont des lampes surtout, des bougeoirs, des
récipients à benjoin divers : kanoun, écuelles,
godets, coupes et couvercles de jarre en réduction. Certaines
ont la forme générale mais sont non fonctionnelles. Tout
comme leur confection, l'offrande des poteries modelées, qu'elles
soient d'ailleurs domestiques, rituelles ou votives, est exclusivement
féminine. Ce sont en effet là encore uniquement les femmes
qui, dans les deux cas, maintiennent et transmettent ces traditions
ancestrales, leurs recettes et leurs secrets, toutes choses ignorées
des hommes. Le dépôt des poteries dans les sanctuaires
fait partie des rites féminins qui viennent en lieu et place
d'une religion dont l'enseignement, dans la campagne, est généralement
réservé aux hommes. Mais, comme déjà dit,
on trouve le moyen de donner un couvert islamique à ces pratiques
venues du fond des âges. Avec son saint local, chaque sanctuaire
à sa spécialité : maladie, stérilité,
dérangement cérébral... Ne retrouve-t-on pas cela
dans l'Europe catholique héritière des cultes païens?
On se rend donc au sanctuaire avec la petite poterie qui servira de
support à la flamme d'une bougie ou d'une mèche huilée,
ou encore à brûler du benjoin; on y ajoutera une offrande
de fragments de galette ou de quelque figues sèches. À
ces céramiques utilisées comme ex-voto, est souvent fixé
un lambeau de tissu dont la signification est variable : lien entre
la déposante et la puissance invoquée, symbole d'interdiction
pouvant avoir valeur de charme maléfique. Les chiffons noués
sont une pratique courante dans toute l'Afrique du Nord. Les lambeaux
d'étoffe ou les brins de laine sont noués en nombre aux
branches des arbres sacrés et aux brindilles poussant dans les
rochers sacrés. Par les franges de foulard et les fils de ceinture,
les femmes attachent au sanctuaire maladie ou stérilité;
elles donnent un domicile à l'âme errante. Cette coutume
est très ancienne; au temps de saint Augustin, la loi du 1er
novembre 392 prise par Théodose pour lutter contre ces pratiques
païennes, stipule : " Si quelqu'un... attache les bandelettes
à un arbre sacré..., il paiera une amende de 25 livres
d'or ". Aujourd'hui ces pratiques n'ont pas disparu, tant s'en
faut. Rochers et grottes sacrés sont multiples ainsi que les
arbres sacrés ou ce qu'il en reste : oliviers sauvages (oléastres)
surtout en Kabylie, caroubiers en Kabylie maritime et dans le massif
du Chenoua,
pistachiers atlantiques (bethoum) dans le Sud algérien, mais
aussi figuiers, micocouliers, frênes, thuyas, cassies, lentisques,
grenadiers sauvages, calycotomes. On les trouve même aux abords
d'une grande ville comme Alger. Ainsi le vieil olivier sauvage de Bouzaréah,
dit Imma Zineb, nom donné aussi à un vieil oléastre
sacré dans ce qui fut la propriété de Vulpillières
dans le Sahel entre Ben Aknoun et Kaddous. Non loin de là, à
l'entrée du lycée
de Ben Aknoun, un autre, dit Sidi Bou Chéchia, abrite
dans son vieux tronc tout un attirail de lampes, kanoun et bougies,
tandis qu'y est tendu un fil de fer pour y accrocher les chiffons votifs.
A Alger même, parmi les multiples ficus bordant les artères,
celui qui se trouve au croisement des rues
d'Isly, Dumont-d'Urville
et Henri- Martin (noms d'origine de ces rues), est situé sur
l'ancien emplacement de la tombe de Sidi Ali Zouaoui, le cimetière
correspondant ayant été supprimé par les travaux
d'urbanisme; la base de son tronc est badigeonnée de henné
et il est vénéré par les femmes; le jeudi, elles
se rendent à la source qui, à l'époque française,
continuait de couler, de l'autre côté de la rue, éclairée
au néon, au fond d'une arrière-boutique.
Pour en revenir aux minipoteries, il faut savoir qu'à côté
de celles, innocentes, qui viennent d'être vues, d'autres aux
formes énigmatiques touchent à la magie et au maléfice.
Elles ne sont confectionnées que par les sorcières. Chaque
forme est dotée d'un nom et son but est précis; en voici
quelques exemples donnés par Musso (fig. 17) :
Figure 17 : quelques formes de minipoteries d'envoûtement
de Grande Kabylie,
d'après dessins de Musso (coll. auteur).
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- l'enlèvement du monde (fig. 17A), (c'est-à-dire
de la vie sexuelle et de la fécondité) est un cylindre
de terre évidé aux deux extrémités, destiné
à rendre impuissant un mari infidèle ou un ennemi;
- la provocation d'amour (2) (fig. 17B) est un cylindre en forme
d'os, destiné à séduire l'homme; il est déposé
ou suspendu d'abord sur le passage de l'intéressé, plus
exactement de la victime, puis après le temps nécessaire
d'imprégnation, déposé dans le sanctuaire;
- la conservation d'amour (fig. 17C) est un cylindre dont une
extrémité forme deux cornes; il est destiné à
retenir un mari infidèle;
- la pierre à aiguiser le cur(fig. 17D), cylindre
entaillé aux deux extrémités par une gorge, provoque
l'amour d'un homme indifférent ou désunit un couple, selon
la façon dont il est utilisé;
- le nombril de la compagne (fig. 17F), euphémisme dont
j'ai déjà donné la signification, est un cylindre
limité par deux disques, ayant pour rôle de détourner
l'homme de sa femme et de ses enfants.
Ces poteries et d'autres sont l'objet de multiples pratiques magiques
avant dépôt et pour certaines tout au long de leur fabrication.
Mais leur action maléfique est la plus redoutable lorsqu'elles
sont enterrées près de la tombe d'un étranger mort
loin de son pays et par suite placées à l'écart
de celles de la communauté. Les sorcières peuvent même
détourner des poteries innocentes à d'autres fins (fig.
18).
Ainsi la copie réduite du couvercle de jarre, à anse ronde,
sert habituellement de brûle-parfum; après un certain temps
de cette fonction, il est chargé de puissance magique; retiré
du sanctuaire, il est caché dans un endroit de la maison et porte
alors le nom de on lui a mis le couvercle comme à la marmite
car il est censé soumettre totalement le mari à sa femme.
De même, l'écuelle à deux dépressions devient
le plat du henné des fiancés. On y met du henné
provenant de
chacun des deux fiancés et un lambeau de tissu du trousseau pour
empêcher le jeune couple d'avoir des enfants. Une certaine forme
de godet généralement utilisé comme bougeoir, peut
servir à recueillir l'eau de lune. Il porte alors le nom d'écume
de lune.
Cette pratique très ancienne est décrite dans Les Métamorphoses
d'Apulée. L'écume obtenue après bouillonnement
de l'eau lors de la descente de la lune, sert ensuite en magie amoureuse.
Laissons les sorcières et leurs pratiques, laissons aussi la
minipoterie plus innocente pour en finir avec ce chapitre un peu particulier;
car en effet, de plus en plus les poteries votives modelées laissent
la place aux bougies allumées en masse dans les troncs, grottes
et autres lieux sacrés.
Silos
(akoufi)
Il reste à évoquer une forme de production modelée
qui, à vrai dire, n'a pas véritablement droit à
l'appellation de poterie car sa taille importante n'en permet pas la
cuisson (fig. 19). Ce sont les silos, les akoufi (pl. ikoufane). Ce
mot est issu de la racine KF répandue tout autour de la Méditerranée,
pour désigner la corbeille ou le panier; c'est le latin cophinus,
puis l'arabe kof; elle a donné en français couffe et couffin
et pourquoi ne pas le dire, goffa (3) en pataouète. Dans les
intérieurs kabyles, les akoufis servent à conserver les
provisions alimentaires végétales (céréales,
semoule, figues...), voire animales (viandes séchées ou
salées).
Ces véritables meubles, de forme variable selon la tribu, de
section ronde ou quadrangulaire, de grande taille, sont construits dans
la maison pour y rester, et selon les mêmes techniques que celles
dispensées aux poteries domestiques; mais à la terre argileuse
sont ici incorporées paille et bouse assurant la solidité
ailleurs conférée par la cuisson.
Toutes les femmes ne fabriquent pas les akoufis dont Roubet, déjà
cité, précise pour eux les appellations des différentes
parties, empruntées à celles du corps humain : bouche,
cou, dos, mains, poitrine, côtes, ventre, nombril. Roubet ajoute
qu'en haute montagne, après la confection de cette pièce,
on lui adresse cette phrase : " puisses-tu être le témoin
de notre bonne santé et de notre paix! ". Les akoufis
parallélépipèdes de la zone sud-ouest du cur
de la Grande Kabylie (Maatkas, Tirmitine) sont décorés;
bien que linéaires comme ceux des poteries, les motifs sont relativement
spécifiques et surtout faits de colombins appliqués sur
la paroi, donc en relief.
Chacun d'eux porte une appellation : le serpent, la feuille de frêne,
les fibules, les fillettes d'honneur, les feuilles de palmier, l'amulette,
le crabe, les bijoux, la tête de serpent... (Servier).
À suivre
Jean Couranjou
Notes :
1 - Dans les conceptions populaires du nord de l'Afrique, le corps est
habité par deux âmes : la végétative nefs,
venant de la mère et porteuse de passions siégeant dans
le foie, la subtile ou souffle rruh venant de l'invisible et porteuse
de la volonté siégeant dans le coeur. L'union des deux
âmes rruh-nefs association masculin-féminin est représentée
par le couple arbre-rocher (Servier).
2 - Curieusement, Musso dont est tiré ceci, donne à cette
minipoterie le nom de conservation d'amour, traduction de El H'Erz u
Hemmel. Je préfère réserver à la poterie
suivante cette appellation qui correspond à sa fonction et attribuer
à celle-ci un nom qui me paraît mieux adapté. Mais
ce faisant, je suis peut-être dans l'erreur.
3 - On retrouve là le thimet kabyle.