Henry Caillet, " Stora " (coll. part.).
|
Un peintre moderne en Algérie
Henry Caillet
Marion Vidal-Bué
Henry Caillet fut l'artiste qui, le premier,
exposa à Alger des tableaux abstraits ou proches de l'abstraction,
et qui influença par son exemple plusieurs jeunes peintres algérois
soucieux de s'inscrire comme lui dans la modernité de leur art.
Son installation dans notre capitale en 1923 fut le fruit d'un lourd
concours de circonstances car né à Saint-Étienne
le 24 juillet 1897, dans un pays d'industrie aux couleurs austères,
Caillet ressentit en premier lieu la vocation de la sculpture, se destinant
au professorat pour assurer sa vie matérielle. Mais la guerre
de 1914-1918 bouleversa entièrement sa vie.
Aîné d'une famille de quatre enfants dont le père
possédait une modeste entreprise industrielle d'émaillage
et de peinture, il fit toutes ses études à Saint- Étienne,
où il suivit les cours de l'École Pratique Industrielle,
obtenant son diplôme d'études pratiques et industrielles
appliquées à la sculpture sur bois et à l'ébénisterie
en 1914. Il s'inscrivit également à l'école des
Beaux-arts de Saint- Étienne en section architecture et décoration,
et put y suivre l'enseignement entre 1913 et 1915, y recevant un premier
prix de décoration en 1915.
À la déclaration de la guerre, en 1914, le jeune homme
âgé de 17 ans devait encore accomplir deux années
d'études pour être en mesure de passer ses examens à
l'École nationale des Beaux-arts de Paris, en vue d'obtenir des
diplômes nécessaires au professorat de dessin. Mais il
dut quitter l'école pour la caserne...
Mobilisé en 1915 dans les chasseurs alpins, envoyé successivement
sur les fronts des Vosges, de Champagne et de l'Aisne, il fut blessé
en mai 1917 au Chemin des Dames, durant les grandes offen- sives. Une
blessure au bras droit entraîna une paralysie presque tota- le
de sa main, dont il ressentit toute sa vie les séquelles et qui
l'empêcha de pratiquer la sculpture comme il l'ambitionnait. Renvoyé
dans ses foyers avec une invalidité de 60 % , la Croix de guerre
et la Médaille militaire, il trouva son père mobilisé
malgré ses enfants en bas âge, et son entreprise captée
par d'habiles affairistes, sa mère pratiquement sans ressources.
Une bourse accordée par la ville de Saint-Étienne aurait
pu lui permettre d'entrer aux Beaux-Arts de Paris, mais se trouvant
dans l'impossibilité physique, par suite de ses blessures, de
compléter par un travail rémunérateur son allocation,
il dut occuper un emploi de garde jusqu'à ce qu'un bienfaiteur
l'aide à continuer sa formation de dessinateur.
Marié en 1919, il partit habiter Lyon pour y travailler comme
architecte décorateur et sculpteur sur bois dans une maison d'ameublement,
jusqu'en 1922, année où il revint à Saint-Étienne
pour assumer le poste de professeur de dessin et de composition décorative
dans l'École Pratique Industrielle où il avait fait ses
études.
En juin 1923, Henry Caillet quittait définitivement la France
pour s'éta- blir à Alger où il allait pouvoir mener
de front un métier créatif et une carrière de peintre.
Les établissement Léveilley Frères, l'un des plus
importants spécialistes de la décoration intérieure,
lui offraient une situation d'ensemblier-décorateur, dans les
grands locaux au 14,
rue Colonna d'Ornano. Jusqu'en 1931, Caillet travailla donc
avec Albert Léveilley, lui-même grand collectionneur d'art,
ami et mécène des meilleurs peintres de la ville. Ce furent
ensuite des ateliers du Minaret, autre importante maison de décoration
d'Alger qui firent appel à lui comme ensemblier-décorateur,
entre 1931 et 1934. Certains Algérois se souviendront de ce grand
espace de la rue
Michelet où les frères Famin proposaient de
luxueuses créations, où Pierre Famin, lui-même peintre
au goût raffiné offrait les murs de sa galerie aux expositions
d'artistes locaux ou invités de la capitale parisienne.
Enfin, Caillet put s'installer à son compte, ouvrant son cabinet
personnel de décoration et d'archite ture, faisant en outre office
d'expert devant les tribunaux d'Alger à partir de 1931. Il assura
ainsi la construction d'immeubles et de villas, la décoration
d'appartements, de bureaux et de lieux publics, tels que le Café
Anglais et le Café du Dôme à Alger.
Survint la Deuxième Guerre mondiale, avec le rappel des événements
douloureux de la Première, qui l'entraînèrent à
se mettre à la disposition de l'autorité militaire comme
dessinateur d'étude: pendant toute la guerre il assura l'enseignement
du dessin industriel à Maison-Blanche,
à l'école Chauzy.
Durant toutes ces années, Henry Caillet n'avait cessé
de travailler pour lui-même et d'exposer, conquérant l'estime
de tous ses confrères pour la force et le sérieux de son
talent, ainsi que la reconnaissance officielle. Il reçut, sur
proposition du jury, le Grand prix artistique de l'Algérie en
1941, décerné par le Gouvernement général
de l'Algérie. Ce même gouverneur général
le nomma en 1945 membre du jury des bourses d'études artistiques
en France.
Fortement marqué par ses origines stéphanoises et par
les difficultés de sa jeunesse, de tempérament rigoureux,
profondément sincère, Caillet resta un artiste indépendant,
éloigné de toutes compromissions com- merciales, attaché
à exprimer avec probité ses perceptions intimes de la
nature, de l'humain ou du divin. Car profondément croyant, il
réalisa aussi de nombreuses oeuvres d'inspiration religieuse,
peintures et projets de vitraux.
À son arrivée en Algérie, sa peinture se montrait
plutôt sombre dans son coloris, influencé par le cubisme
dans sa forme, elle répondait selon le critique Louis- Eugène
Angéli " à son goût de l'ordonnance dans
une grave harmonie linéaire et picturale, à son besoin
de simplification pour un aspect dépouillé et sévère
", (Algéria, n° 41, printemps 1955).
Ses gravures sur bois et ses illustrations participaient de la même
veine et montraient bien cette primauté accordée au dessin.
Afin de se familiariser avec la lumière nord-africaine, qui l'éblouit
dans les premiers temps, Caillet voulut visiter les régions côtières
(il posa son chevalet à Chiffalo
comme à Aïn-Taya),
mais aussi à l'intérieur, la Kabylie où il prit
plaisir à observer l'ordonnance architecturale des villages,
et le sud vers Bou-Saâda, avant de choisir de travailler de préférence
à Alger.
De cette époque datent des gouaches et des toiles agréablement
colorées de tons frais, paysages aux arêtes vives et natures
mortes solidement composées, comme tout ce que produit cet artiste
féru de constructions équilibrées. Portant toutes
ses recherches sur les volumes et la matière, il ne sera jamais
tenté par l'orientalisme, dans le sens de l'exploitation systématique
de la couleur locale. Pas de tableaux de foules, de marchés,
donc, lorsqu'il peint des personnages, ils suggèrent une idée,
un sentiment. Même confronté à l'exubérance
du pays, Caillet restera un peintre de l'intériorité,
attaché à établir une " synthèse
du cérébral et du visuel ", comme l'écrivait
le professeur Jean Lusinchi, attaché au Musée National
des Beaux-Arts d'Alger (Algéria n° 13, mars-avril
1942).
Peu à peu, cette recherche le conduisit à une semi-abstraction
dont les sujets étaient souvent puisés dans les thèmes
éternels de l'art primitif ou de la foi religieuse chrétienne.
On a pu alors évoquer à son propos l'art de grands peintres
de l'École de Paris, tels Georges Rouault, dont il se rapprochait
tant par les sujets que par l'emploi du trait noir sertissant des couleurs
de vitraux, ou Alfred Manessier, " ce peintre abstrait touché
par la grâce ". Ses dernières oeuvres avant son
décès, le 28 août 1958 à Alger, recomposaient
le réel dans des jeux de lumière et de volumes d'une grande
sincérité.
Ayant participé aux expositions et salons des peintres d'Alger,
et quoique s'étant peu à peu isolé pour peindre
plus intensément, Caillet a suscité l'intérêt
des jeunes artistes du pays et leur a montré une voie originale
et différente. Des artistes nés à Alger autour
de 1929 comme Louis Nallard, Maria Manton ou Marcel Bouqueton, qui choisirent
l'abstraction picturale, ont reconnu ce qu'ils lui devaient.
Les critiques d'art ont su apprécier tout au long de sa carrière
son apport au contexte algérien : dès 1928, M. Michel
affirmait dans Notre Rive qu'il était un " trait d'union
entre la métropole, l'esprit des Derain, des Vlaminck, et nos
jeunes algériens ayant besoin d'un guide et d'un exemple ",
(note : Notre Rive, mai 1928), tandis que Louis-Eugène Angéli
le confirmait en 1955: " Son art ajoute une marque distinctive
à la Peinture algérienne, prouvant sa diversité
de plus en plus reliée à celle de l'École de Paris
", (note : Algéria, Printemps 1955).