La poterie modelée
d'Afrique du Nord dite poterie " kabyle " (cinquième
partie)
(note du site : je n'ai pas inséré
toutes les illustrations. Voir PDF)
5. Styles régionaux
(suite)
fig. 54 : zones est algériennes de confection de la poterie
modelée : vallée de la Soummam,petite Kabylie et
ouest de Constantine
Jean Couranjou
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57.Vallée
de la Soummam
T oujours en continuant vers l'est, nous arrivons à la vallée
de la Soummam, dépression profonde séparant les deux Kabylies,
La Grande, celle du Djurdjura, et la Petite, celle des Babors (fig.
54).
Nous y trouvons des poteries de divers styles (fig. 55). Celles de la
tribu des Fenaïa engobées et polies, ne sont pas décorées.
Pour celles d'une autre tribu, le corps est souvent ovoïde, et
le col assez long; elles portent un tube très dressé fixé
par un petit pont; le décor sur engobe blanc, réalisé
principalement en brun, est, sur le corps, à base de triangles
occupés par un quadrillage, tandis que sur le col, il dispense
une succession de frises horizontales; le rouge apparaît, soit
par quelques remplissages en plein, soit par pastilles. Certaines pièces
présentent un décor disposé en verticales. Un autre
style comporte un décor fait seulement de triangles opposés
dont le remplissage est en quadrillage. Dans tous les cas le vernis
est absent, Si ce n'est en quelques points, agrémentant ainsi
le décor.
58. Petite Kabylie et
ouest de Constantine (fig. 56 à 61)
La Petite Kabylie (fig. 54) avec ses chênes (chênes-liège,
chênes zéens et chênes afarès), étage
jusqu'à la mer ses gradins. Ils s'articulent à partir
des Babors, massif pittoresque abritant dans ses magnifiques forêts
de pinsapos et de sapins numides, des espèces végétales
n'existant nulle part ailleurs. C'est la Petite Kabylie occidentale
tandis que la partie orientale entre Djidjelli
et Collo, forme un massif où sur les hauteurs, le
chêne-liège cède la place au chêne zéen.
Si pour toute cette sous-région, les motifs des poteries sont
très caractéristiques, assez à part, ils présentent
une variation progressive, aussi bien d'ouest en est que du nord au
sud. Aussi n'est-il pas toujours facile d'affirmer la provenance exacte
des pièces.
Le corps est pansu, les anses petites. Dans la zone de Djemila,
le passage de la panse rebondie au large col est marqué par un
saut de profil donnant l'impression que le col a été enfoncé
dans la panse (fig. 58).
Amphore de Djidjelli.......
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Sur engobe blanc, le décor est foncé,
noir ou brun, et caractéristique de toute cette région:
très larges traits le plus souvent horizontaux, doubles ou triples,
séparant des zones de motifs discrets souvent en chaînage;
jamais de vernis. Les doubles ou triples traits horizontaux, parfois
obliques, toujours larges, enferment très
souvent une petite sinusoïde (fig. 58, à droite et fig.
61) mais celle-ci peut être si serrée, qu'elle est peu
visible (fig. 58, à gauche) et même difficile à
voir (fig. 59 et 60).
Pour certaines provenances, la teinte très rouge de la terre
de confection, visible à l'intérieur des pièces,
apparaît aussi sur le tiers inférieur laissé sans
engobe, produisant un effet décoratif supplémentaire (fig.
56 et 58). Tout en restant conforme au style général de
cette vaste zone, les pièces plus orientales (Aïn Mellouk,
Mila) présentent des caractères propres
(fig. 61), en particulier lèvre très débordante,
tube en bec de martin-pêcheur et sans pont, preuve d'une solidité
inhabituelle due à la qualité de la terre, et prolongement
du large trait, de la panse sur le bec.
59. Aurès
Plus au sud, véritable forteresse large de 100 km, le massif
de l'Aurès s'appuie au nord sur les plateaux hauts de plus de
1 000 m et descend en escarpements abrupts vers la dépression
saharienne au sud, occupée par le chott Melrhir (fig. 54). En
crêtes parallèles, orientées nord-est sud-ouest,
étroites et séparées de profondes vallées
en carions, étageant palmeraies, vergers d'abricotiers et de
noyers, prairies et forêts de cèdres, il dresse les plus
hauts sommets de l'Algérie.
La poterie de l'Aurès est souvent ramassée et à
large ouverture (fig. 62). Le profil général présente
une rupture de ligne plus ou moins marque e entre la base en calotte
et la partie supérieure de hauteur très variable, cylindrique,
à profil souvent concave. Les accessoires prennent naissance
sur l'arête, et le pont qui les relie au corps est souvent agrémenté
de pointes ou sur sa partie supérieure d'un véritable
poucier. Le décor de cette poterie très à part
est caractéristique car il est constitué de reliefs par
ajouts et de creux par incisions formant lignes droites ou ondulées
et impressions réalisant des lignes de points. Mais l'essentiel
de la décoration est donné par un enduit coloré,
selon le cas rouge sombre ou brun orangé. Il colore tout l'intérieur
et le bord des poteries et peut être utilisé pour réaliser
des motifs de lignes. Parfois il en recouvre d'autres préalablement
dessinés à l'ocre. Le douar Ichmoul utilise même
le vert. Le bord des grands plats à cuire le pain est orné
de quatre tétons semblables tandis que le fond présente
une ornementation en relief permettant une meilleure levée de
la pâte.
De nombreuses régions n'ont pas été étudiées
ici : toutes celles de la Tunisie et un certain nombre d'Algérie
et du Maroc dont certaines ont pu être évoquées
par ailleurs, en particulier à propos du décor. Quoiqu'il
en soit, chacune avec sa personnalité, s'inscrit dans l'ensemble
des règles observées pour les autres.
Conclusions : introduction à la question
berbère
Au terme de cette étude sur la poterie modelée de l'Afrique
du Nord, quatre faits fondamentaux me paraissent devoir retenir l'attention.
En réalité, à partir de chacun d'eux, des questions
multiples se posent.
- Premier fait (concernant l'unité au
niveau des trois pays) : une extraordinaire unité
d'une confection très spéciale à travers toute
la zone septentrionale de l'Afrique du Nord; en dépit de particularismes
régionaux et même très locaux, touchant à
la forme et peut-être plus au décor, partout les mêmes
règles demeurent.
Cette incroyable unité sur une telle étendue géographique
concerne aussi bien hautes montagnes très berbères que
plaines dites arabes : trouée de Taza, plaine du Chélif,
vallée de la Soummam... ; elle est d'autant plus étonnante
qu'il s'agit d'une affaire de femmes et qu'on n'imagine pas dans ce
pays, au moins dans le passé, ces campagnardes voyager hors de
chez elles pour communiquer leur art. D'ailleurs les particularismes
stylistiques au tout petit échelon régional sont là
pour confirmer cette vue si besoin était. Cette incroyable unité
se joue à l'évidence des prétendues différences
entre prétendus Arabes des plaines et Berbères des montagnes.
Trois questions se posent
alors:
qu'en est-il au juste des Berbères et des Arabes?
Comment expliquer une telle unité dans la confection de ces poteries
sur une telle aire géographique quand on sait au surplus, la
diversité au moins apparente de l'origine des Berbères?
Pourquoi la poterie modelée est-elle limitée à
la zone septentrionale, excluant notamment tout l'Atlas hautement berbère?
- Deuxième fait (relatif au décor
et à la technique du modelage): un décor très
particulier à base de droites et de triangles, pratiqué
d'un bout à l'autre de l'Afrique du Nord.
Six questions:
Ce décor affecte-t-il d'autres arts dans ces pays? Lesquels?
Pourquoi?
Quelle en est la source?
Correspond-il à des représentations secrètes connues
des seules femmes, jamais percées par les Européens?
Ou a t-il correspondu à des représentations oubliées?
Qu'en est-il ailleurs dans le monde? Actuellement, ce décor existe-t-il?
La technique archaïque du modelage, est-elle pratiquée?
- Troisième fait (concernant la durée
dans le temps): la transmission de ces techniques dans le
détail des particularismes du lieu, de la tribu, de la fraction,
du douar, de la famille, ceci depuis des générations et
des générations et son maintien dans le temps. Les particularités
locales confirment bien, en dépit de la grande unité de
cette confection, le cloisonnement entre petites régions ce qui
rend difficile, on l'a vu, l'explication de cette profonde unité,
nécessitant une transmission horizontale c'est-à-dire
dans l'espace.
Neuf grandes questions:
La transmission verticale, c'est-à-dire au cours des générations,
ne fait, elle, aucun doute comme le montrent les poteries funéraires
protohistoriques exhumées à Tiddis, à une vingtaine
de kilomètres au nord-ouest de Constantine. Mais depuis combien
de temps les mères donnent-elles cet enseignement à leurs
filles? Un millénaire, deux, trois, plus?
Que nous enseignent les nécropoles nombreuses et si importantes
puisque, soit dit en passant, parmi celles du Constantinois, à
elle seule, celle de Roknia comme celle de Bou Nouara, aligne d'un seul
tenant plus de 3000 dolmens, c'est-à-dire beaucoup plus que toute
l'Europe réunie. Les réponses données à
ce jour par les archéologues sont-elles définitives et
irréfutables?
Comment ces techniques archaïques de confection et ce décor
si particulier ont-ils survécu à ceux si différents
apportés successivement par les Romains qu'il s'agisse de poteries
moulées (lampes à huile) ou tournées, puis par
les Arabes ?
Existe-t-il dans ces trois pays d'autres exemples de semblables survivances
voire même de retour à l'archaïsme avec élimination
de techniques apportées de l'étranger?
Effectivement quand on songe qu'au xixe siècle, la roue n'était
pas utilisée alors que bien avant les Romains d'Afrique qui ont
laissé les traces de leurs chars sur les voies de pierre, des
milliers de gravures rupestres protohistoriques attestent son existence
notamment dans l'ouest saharien, le sud et l'Atlas marocains, le Hoggar
jusqu'à plus de 2200 m d'altitude, l'Adrar. Pourquoi cela? Y
a-t- il eu rejet? Comment expliquer également que la religion
chrétienne pratiquée pendant près de cinq siècles,
avec ses martyrs et saint Augustin, un père de l'Église,
ait disparu? Comment expliquer a contrario que la religion musulmane
également monothéiste soit installée? Mais s'agit-il
réellement d'islam ou d'un islam teint de pratiques berbères
ancestrales?
Y a-t-il là les multiples preuves de ce qu'on a appelé
la permanence berbère? S'agit il même de fixité?
Mais n'y a t-il pas là un phénomène propre à
l'Afrique, particulièrement visible au sud du Sahara ?
Pourquoi n'y a t-il pas été engendré de grandes
découvertes, scientifiques, maritimes?
Pourquoi plus simplement des espèces animales comme le zèbre
et l'éléphant n'y ont-elles jamais été domestiquées,
si ce n'est par l'étranger en particulier Hannibal pour l'éléphant?
Encore plus fondamentalement, pourquoi l'écriture, a fortiori
l'alphabet, n'y a jamais été créée, si on
excepte le résiduel tifinagh des Touaregs ? Ainsi les grands
écrivains berbères d'Afrique du Nord, ont-ils rédigé
leurs ouvrages dans les langues importées, successivement le
latin pour saint Augustin, l'arabe avec Ibn Khaldoun, puis le français.
En d'autres termes, pourquoi de telles différences avec les pays
européens et asiatiques? Une conception autre de la vie y siège
telle? Mais alors pourquoi la grandeur de l'Égypte ancienne?
Et pourquoi celle-ci n'a-t- elle pas influencé le reste du continent?
Enfin pour en terminer avec cette persistance dans le temps et en revenant
à la poterie, des techniques identiques et en particulier le
décor, ont-elles existé ailleurs, comme le montrent tout
autour de la Méditerranée notamment, les poteries néolithiques
rappelant curieusement celles de l'Aurès et surtout celles de
l'âge du bronze si proches de celles des autres régions
si nombreuses? Ont-elles survécu? Si oui ou si non pourquoi?
- Quatrième fait (relatif aux femmes):
Les femmes, et elles seules, ont la connaissance de la confection de
ces poteries, assurent son maintien et ses secrets en la transmettant
aux seules femmes.
Deux questions:
Ces gardiennes de la flamme d'une tradition ancestrale, détiennent-elles
d'autres pouvoirs?
Quel rôle jouent-elles dans ces sociétés ?
Ces nombreuses questions et d'autres constituent le canevas d'une possible
étude ultérieure forcément beaucoup plus diversifiée
que celle- ci.
o
Merci à la personne qui m'a fait
parvenir les clichés d'une poterie modelée caractéristique
du versant sud du Djurdjura (même origine et décor que
f ig. 40, Alérianiste n° 101) et dont les taches noires sont
en réalité d'origine (voir l'algérianiste n°
96, p. 48).
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- DERMENGHEIM E., Le culte des saints dans l'islam maghrébin,
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- FAYOLLE V., La poterie modelée du Maghreb oriental. De ses
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- HERBER J., Techniques des poteries rifaines du Zehroun, Hesperis II,
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- ISNARD H., L'Algérie, Arthaud, Paris, 1954.
-LEFÈBVRE G., Les poteries du Chenoua. Étude de formes,
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- MUSSO J.-C., Dépôts rituels des sanctuaires ruraux de
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- RÉMOND M., Au coeur du pays kabyle, Éditions Baconnier,
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- ROUBET E. F., À propos du décor chiromorphe d'une poterie
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- SERVIER J., Traditions et civilisations berbères (aux portes
de l'année), Éditions du Rocher, Monaco, 1985.
Note:
1- Voir l'algérianiste n°
96, 97
et 99, 101