Qui, en Afrique du Nord, n'a eu l'occasion de découvrir
ces poteries campagnardes, souvent dites en Algérie et de façon
restrictive, kabyles ? On peut voir, en effet, en Grande et Petite Kabylie,
sur le chemin de la fontaine, ces femmes portant sur leur dos, l'amphore
décorée ou non (fig. 1). Mais ces scènes se retrouvent
dans les trois pays, car loin de se cantonner à la Kabylie, je
devrais dire aux Kabylies, ces poteries rustiques au sens premier Cu
terme puisque précisément, elles sont exclusivement rurales,
sont confectionnées d'un bout à l'autre de l'Afrique du
Nord sans presque de solutions de continuité géographique
(fig. 2). Certains les ont peut-être regardées avec désintérêt,
voire avec dédain. D'autres en ont acquis au hasard de leurs
pérégrinations. Il en est qui les ont considérées
avec curiosité, voire avec intérêt, au point même
de les collectionner, de s'y attacher et d'essayer d'en savoir plus,
notamment grâce aux rares travaux de quelques chercheurs en la
matière.
C'est mon cas depuis de longues années. A force de " chine
" et grâce à la générosité de
quelques amis, j'ai réuni d'une part, une collection de pièces
représentant à peu près les diverses régions
d'Algérie (et quelques-unes des deux pays voisins), d'autre part,
un certain nombre du peu d'ouvrages et d'articles de revues spécialisées,traitant
tel ou tel aspect du sujet. A partir des éléments sérieux
de connaissance que j'ai pu rassembler, j'ai regroupé et ordonné
l'ensemble des questions relatives à ces poteries dans un diaporama
que j'ai réalisé et présenté par ailleurs.
Le texte qui suit en est une adaptation. Il m'est agréable de
faire ainsi partager les résultais et les joies de plus de trente
ans de cueillettes aléatoires. Mais je ne suis ni vraiment spécialiste,
ni réellement chercheur en la matière. Je n'ai, en effet,
jamais opéré sur le terrain, comme il se doit pour cela,
si ce n'est celui des marchés aux puces, des brocantes et autres
hôtels des ventes; et mes modestes recherches, surtout livresques,
se sont essentiellement limitées à localiser (ou au moins
essayer de le faire) la provenance des pièces acquises, tout
au plus à approfondir les connaissances des styles régionaux.
Au cours de la période française, divers auteurs ont étudié
cette poterie campagnarde d'Afrique du Nord : ethnologues professionnels
ou amateurs éclairés, et surtout archéologues;
ces derniers, pouvaient ainsi étudier, si j'ose dire, in vivo,
des techniques du passé pré ou protohistorique, survivances
de la nuit des temps. Toutes qualifications confondues, ce sont surtout
Van Gennep dans les années dix et vingt; Gobert pour la Tunisie
dans les années quarante; Hélène Balfet dans les
années cinquante à soixante-dix pour l'Algérie;
Camps dans les années cinquante et soixante.
D'autres ont suivi comme Hakenjos dans les années quatre-vingt
pour l'ensemble de la céramique marocaine; Véronique Fayolle
dans les années quatre-vingt-dix pour la poterie modelée
de Tunisie. Divers auteurs ont apporté aussi leur contribution
comme Roubet dans les années soixante pour la Kabylie, et, dans
les années soixante-dix, Gatineau pour la Tunisie, Delpy pour
le Maroc, Musso pour la poterie votive de Grande Kabylie. Naturellement,
on ne peut passer sous silence l'ethnologue Servier qui a étudié
sur le terrain dans les années cinquante, les murs et les
coutumes de très nombreuses régions d'Algérie.
C'est à partir de ces études menées sur une grande
partie du territoire des trois pays, qu'a été synthétisé
ce qui suit et auquel j'ai apporté ma modeste contribution.
1. Comparaison visuelle avec les poteries manufacturées
du Maghreb
3. Comparaison des différents types de poterie confectionnées
en Afrique du Nord
(A : faïence de Fes du XVIIIe; B: faïence de Djerba
actuelle; C : poterie brute de Tunisie; D : poterie
traditionnelle de l'Est algérien).
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Pour éviter toute confusion, il convient de distinguer
la poterie campagnarde de celles manufacturées, également
nord-africaines (fig. 3). Ces dernières sont représentées
par des pièces de divers types. Les belles faïences de forme
sont les plus élaborées, en particulier celles de Fès
(17e et 18e, fig. 3A), recherchées par les collectionneurs, et
aujourd'hui celles de Safi et celles de Nabeul. La poterie émaillée
à fond jaune et motifs plus simples (fig. 3B), confectionnée
à Djerba et à Nabeul, est plus ordinaire. Enfin, la Tunisie
produit en nombre des amphores, cruches et gargoulettes en terre nue
(fig. 3C). Ce sont là les principales formes; il en existe d'autres.
Faïence et poterie émaillée présentent une
vive polychromie, tandis que la poterie campagnarde qui nous intéresse
ici (fig. 3 D), se cantonne dans les teintes naturelles des terres.
En outre, à la différence des autres qui, elles, sont
cuites à hautes températures dans les fours spécialement
conçus, elle présente généralement sur la
surface, une zone noircie, témoignant d'une cuisson précaire
et fruste. Le décor diffère passablement; à la
souplesse et à la curvilinéarité de ceux des poteries
industrielles, s'oppose la rectilinéarité caractéristique
de celui de la poterie campagnarde. Une constante est la progressivité
du passage des appendices, comme l'anse au corps de la poterie, résultant
en un profil sans rupture de courbe, contrairement à celui des
pièces manufacturées. On peut observer une certaine irrégularité
dans le profil ou dans l'aplomb ; celle de la rotondité de la
forme témoigne d'une confection sans l'usage de l'instrument
du potier : le tour. C'est que, contrairement aux trois autres types
de poteries, la campagnarde ne sort pas des mains du professionnel mais
uniquement de celles des femmes de la maison pour leurs besoins propres;
on verra qu'elles ne sont pas tournées mais modelées.
Contrairement à celles du potier (et du faïencier), traditionnellement,
ces poteries ne sont donc pas destinées à la vente et,
sauf exceptions, ne font pas l'objet d'un commerce.
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poteries manufacturées
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poterie campagnarde
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mode de confection
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tournage
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modelage
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matière et teintes du
décor
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faïence
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minérale (terres, pierres)
ou végétale (ocres, brun, noir)
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motifs
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souples et curvilignes
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très généralement
rectilignes
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cuisson
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en four à haute température
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précaire, en bûcher
primitif, laissant des plages noires
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main uvre
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professionnelle masculine
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domestique féminine
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destination
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commerciale
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personnelle (exceptionnellement
commerciale)
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lieux de production
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rares et localisés, urbains
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multiples, ruraux
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rythme de production
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journalier
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saisonnier (sauf exceptions)
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Les poteries manufacturées, elles, sortent journellement
d'ateliers en nombre limité et souvent urbains comme c'est le
cas à Djerba pour lapoterie brute ou à Safi pour celle
de faïence. Au contraire, les poteries campagnardes sont habituellement
confectionnées, au moins en Algérie, à une seule
période de l'année, et comme je l'ai dit, de façon
quasi continue, d'un bout à l'autre de l'Afrique du Nord.
Ainsi pour différencier les poteries qui nous
intéressent- ici des autres poteries nord-africaines, peut-on
les désigner aussi bien comme traditionnelles, ou rurales, ou
féminines, ou modelées (terme qui leur est généralement
consacré); de plus les modèles sont représentatifs,
par leur forme et surtout leur décor de la tribu et Dieu sait
que leur nombre est élevé.
Il conviendrait d'ajouter ici un autre type de poterie
campagnarde, distincte de celle qui nous intéresse et qui, pour
cette raison, n'est pas traitée ici. Non pas modelée mais
moulée, elle est confectionnée au Maroc par les hommes
dans la zone sud de celle intéressant la poterie modelée.
Après avoir distingué la poterie modelée des autres
poteries nord- africaines, nous allons en examiner successivement la
confection, les règles générales qui en régissent
la décoration, les diverses formes réalisées, pour
terminer avec les différents styles selon les régions.
Au long de cette analyse qui sera fractionnée en plusieurs sections,
l'Algérie sera mise au premier plan, l'extension aux deux autres
pays ayant pour but de mettre en relief l'homogénéité
des principes régissant cette production dans toute l'Afrique
du Nord.
2. Confection : techniques
et instruments
C'est donc au même titre que la quête de
l'eau, les travaux domestiques et les activités culinaires, que
la confection des poteries modelées est une occupation strictement
féminine.
Techniques et instruments varient quelque peu selon
les régions. Traditionnellement, dès la fin avril, les
femmes du village entreprennent la confection des pièces qui
vont servir aux différents besoins de la maison et du culte,
en remplacement de celles de l'année précédente
dont le nombre et la qualité ont subi les atteintes dues a leur
grande fragilité. Ce sera l'occasion pour les petites filles
d'acquérir auprès des anciennes, la formation nécessaire
à ce travail qui va durer plusieurs semaines. Dans certaines
tribus de Grande Kabylie, on leur fait consommer l'oeil grillé
du mouton pour l'acquisition du sens artistique nécessaire à
la décoration (Servier).
La récolte de la terre est la première préoccupation.
Le plus souvent, chaque douar a ses gisements, dont les filons à
flanc de pente ou d'oued sont connus; parfois leur emplacement constitue
un secret bien tenu; le creusement d'un puits peut être une source
occasionnelle de matière première. Par nécessité
ou par choix pour les poteries particulièrement fines, la terre
peut être amenée de loin. Une fois extraite, avec l'aide
éventuelle d'un homme de la famille, elle est transportée
dans les chouari à dos d'âne jusque devant la maison. Elle
est broyée au rouleau, débarrassée de ses impuretés
(cailloux, racines) et tamisée avant d'être humectée
ou laissée quelques jours à la pluie; c'est l'opération
du pourrissage, préparation indispensable bien connue des potiers,
qui va donner la souplesse nécessaire. Mais une terre trop grasse,
outre qu'elle risque de se montrer difficile en collant à la
main, se fendra ensuite à la cuisson. Il faut donc procéder
au dégraissage, technique qui consiste à incorporer en
proportion convenable (souvent autour d'un tiers) une matière
non plastique préalablement finement pilée. Dans la plupart
des régions, il s'agit de tessons de vieilles poteries; c'est
la chamotte ou tafoun des Tunisiennes. On peut d'ailleurs, en Kabylie,
trouver près des habitations, des broyeurs primitifs pour tessons
ou, selon la saison, pour olives; ce sont des rochers presentant une
légère dépression en cuvette sur laquelle est posé
un pros galet (Musso). Dans d'autres regions de Tunisie, on utilise
la calcite broyée directement ou après passage au four;
mais ailleurs (Ouarsenis, sud de Tlemcen, Aït Khelilli de Grande
Kabylie), le sable remplit cet office; chez les Aït Khelilli, riche
en mica, il donne aux pièces leur éclat particulier.
5. Confection du colombin.
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La terre prête, la confection peut commencer.
La potière prépare le nécessaire : argile dans
des couffins, jarres d'eau, barbotine et supports. Dès lors,
les opérations vont se dérouler au sol sur lequel on commence
par disposer autant de supports, le plus souvent ronds (kafeb en Tunisie,
rotala dans le Rif...) qu'il y aura de pièces à confectionner.
Selon le cas et la région, en bois, en liège, en terre
cuite, ou en bouse de vache pétrie et durcie, parfois surélevé
sur un plat retourné, le support va servir de base à l'objet
à élaborer; il pourra de temps en temps subir une rotation
pour éviter à l'opératrice de se deplacer autour
de la poterie au cours du travail; mais rien à voir avec le tour
ni même avec la tournette, instrument intermédiaire pouvant
tourner sur un axe mais sans mécanisme moteur. Le support n'est
pas la règle absolue, la confection pouvant se faire à
même le sol, pourvu qu'il soit plat et après qu'il ait
été sablé pour éviter l'adhérence.
De même avant usage, le support est saupoudré de sable
ou recouvert d'un chiffon ou d'un disque de sparterie.
Une boule de terre est alors confectionnée dont la taille est
proportionnelle au diamètre de la poterie à réaliser.
Elle est appliquee sur le support et progressivement aplatie à
la main, de façon à devenir un disque épais, le
plus rond possible. Dans certaines régions, la potière
a l'habitude de presser le centre plus que le bord, pour donner dejà
à cette première pose une légère forme de
récipient, ce qui va surtout faciliter la pose suivante et son
adhérence. Au contraire, au Cap Serrat (nord tunisien), l'opératrice
forme un sillon périphérique destiné à recevoir
l'apport suivant, en l'occurrence le colombin. Le travail se poursuit
en effet, par superposition de colombins successifs à partir
de la périphérie du disque; leur fixation est assurée
par pression (fig. 4). Le colombin est un boudin d'argile, long et régulier,
soigneusement obtenu par roulage entre les mains (fig. 5). Tout au long
de cette opération, la potière lisse les parois externes
en les humidifiant à la main. L'instrument de lissage est l'estèque,
lui-même trempé au cours de son usage (fig. 6). La nature
de cet instrument toujours assez primitif est le plus souvent une raclette
de bois (Sahel et Mogods pour la Tunisie, Kabylie pour l'Algérie...);
mais il varie selon les régions : côte de chameau dans
le Dahar tunisien, corne de chèvre dans les Traras, couteau dans
le Hodna, dos de peigne dans le Zehroun, débris d'empeigne de
babouches dans la zone nord-rifaine, morceau de cuir... Bref, tout instrument
apte à racler sera adopté de façon à remonter
la terre et à en enlever les excédents, tout en maintenant
de l'autre main la face interne de la poterie pour éviter l'effondrement
de la piece fraîche en cours de réalisation (fig. 6), Ainsi
au fur et à mesure, la paroi est régularisée et
amincie.
Pour les pièces larges comme les plats et les jattes, l'intérieur,
compte tenu de la concavité, est lissé à l'es-
tèque souple (découpée dans de vieilles semelles
de caoutchouc) en Tunisie aussi bien dans les Mogods que dans le centre.
Pour les poteries grossières que sont les kanoun, le polissage
peut être fait directement a la main.
Non sans avoir fait subir quelques rotations au support, en confectionnant
plusieurs poteries en même temps de façon a laisser se
faire un léger séchage au fur et à mesure, progressivement
les formes apparaissent au gré de leur réalisatrice avant
d'atteindre leur aspect définitif.
Pour les pièces larges comme les plats et les jattes, il ne reste
qu'à confectionner la lèvre du bord dont la forme varie
selon la région. Les pièces verticales sont à compléter
par la pose d'accessoires de préhension et d'écoulement,
opérations là encore menées conjointement pour
les différents corps de poterie. Nombre de pièces ne comportent
qu'un accessoire, celui assurant la préhension ou celui permettant
l'écoulement.
L'anse est confectionnée à partir d'un colombin. Pour
les pièces de grande taille que sont les amphores a transporter
l'eau et pour lesquelles les anses sont soumises à des forces
importantes, la technique de fixation est particulière; il s'agit
d'un chevillage après perforation du corps de l'amphore, aux
deux ou trois points d'attache. Pour les poteries de tailles plus modestes,
la fixation se fait à la barbotine, c'est-à- dire une
terre plus mouillée. Les récipients très pansus
que sont les pots à lait (halleb), sont munis d'une sorte d'anse
de panier fixée au-dessus de la très large ouverture du
pot (fig. 7A). Sa confection nécessite la pose préalable
d'un bâtonnet pour supporter le colombin. Dans tous les cas, dans
la zone de contact de l'anse avec le corps de la poterie, un ajout de
terre convenablement lissée renforce la fixation et donne à
ces poteries modelées un aspect particulier comme on le verra
aussi pour les tubes d'écoulement.
Les accessoires d'écoulement peuvent compléter les récipients
verticaux. Ils prolongent toujours une perforation dans la panse, faite
avant fixation. Ils sont de deux sortes : le bec tubulaire court, plus
ou moins large, éventuellement évasé; pour les
pots pansus que sont les halleb (fig. 7A), le tube à pont pour
les autres (fig. 7B). Dans les deux cas, après que l'ouverture
ait été pratiquée dans la panse, la potière
roule un colombin a la taille correspondante, qu'elle perce progressivement
de part en part dans sa longueur par un bâtonnet. Pour le bec
tubulaire court, une fois la fixation assurée, on procède
du doigt mouillé, au lissage de la paroi interne et dans certains
cas, à l'évasement du bord. Le tube d'écoulement,
beaucoup plus long, nécessi?
te l'adjonction à la partie supérieure, d'un pont le reliant
au col. Dans les deux cas, comme pour les anses, un ajout de terre convenablement
lissé assure aux points d'insertion, une bonne transition avec
le corps de la poterie : à ce niveau, la souplesse du profil
qui en résulte caractérise la silhouette de la poterie
modelée, la différenciant de celle de la poterie tournée
(fig. 7). Le tube à pont peut servir d'anse et d'accroche à
un clou mural; aussi les auteurs le dénomment-ils souvent anse
à pont. D'autres accessoires peuvent être mis en place,
les uns nécessaires : oreilles de préhension, repose-marmite
de kanoun, pointe de tajin..., les autres, décorations propres
à la région : ergot sur l'anse, téton de panse...
Nombre de poteries rituelles comportent un pied creux tronconique. Il
est confectionné à part au colombin, ouvert sur son grand
diamètre de base et fixé par son extrémité
étroite au corps de la pièce; l'ensemble reposera sur
la partie large du pied. Si la forme du corps de la pièce avant
confection du pied permet de le poser retourné sur le sol, il
est utilisé dans cette position comme support pour le modelage
du pied...
10. Polissage final, ici à la coque de bivalve.
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La confection est terminée; le décor en relief peut être
réalisé. Cette pratique n'intéresse que les pièces
à feu (kanoun, marmites) et encore dans quelques régions
seulement (fig. 8). Dans l'Aurès où le décor peint
est rare, elle est plus généralisée. Le décor
en relief est obtenu, avant une déshumidification trop poussée,
à partir de boulettes ou de colombins éventuellement moulés
au doigt. Le décor en creux par impressions fines, lui, est fait
à l'estèque ou à la pointe de roseau, selon les
régions. Après ces opérations, on procède
au lissage, traitement de surface par passage léger des mains
trempées dans l'eau ou mieux dans la barbotine, suivi dans certaines
régions, par le passage d'un linge mouillé. La surface
interne peut être lissée de la même manière
si les dimensions du goulot sont suffisantes, ou à la cuiller
en cas contraire, mais généralement elle est laissée
en l'état. Le lissage peut être complété
par un polissage mais le plus souvent celui-ci est pratiqué après
l'engobage.
Puis c'est l'engobage, pratique très répandue, sauf dans
certaines régions en particulier Rif et Zehroun au Maroc, et
Monts des Traras dans l'extrême ouest algérien. Il consiste
à enrober tout ou partie de la poterie, de l'engobe (fig. 9),
colorant obtenu en délayant après broyage soit une marne
blanche, soit une argile ferrique pour le roue. L'engobage se fait directement
a la main ou au moyen d'une boule de laine, d'un tampon de tissu ou
d'un pinceau sommaire. Dans certaines régions, engobes rouge
et blanc, combinés en registres, peuvent constituer le seul décor.
Ensuite, au fur et à mesure de la déshumidification, on
procèdé en plusieurs fois au polissage final. Pour cela,
on utilise les instruments naturels environnants. Le plus utilisé
est le galet de rivière (Kabylie, nord-ouest et centre de la
Tunisie, Zehroun marocain...), mais il en existe d'autres comme la coque
d'un bivalve (fig. 10; zones côtières du nord de la Tunisie...);
la coquille d'escargot est utilisée au Maroc (Rif et Zheroun),
en Algérie (Aurès, Hodna) et dans une zone du centre de
la Tunisie; là, la potière enfile à chacun de ses
doigts de la main sauf le pouce, un gros escargot et d'un mouvement
ample et semi-circulaire, en frotte la poterie. Ailleurs, on utilise
d'autres instruments : rafle d'épi de maïs, cuir, chiffon
mouillé... Dans certaines zones de Grande Kabylie, un long polissage
permet aux surfaces en rouge d'acquérir un brillant dispensant
du vernissage après cuisson.
Arrivée à un certain niveau de déshydratation,
la pièce reçoit la décoration aux colorants d'origine
minérale; c'est la plus courante dans l'ensemble de l'Afrique
du Nord, beaucoup plus que le décor en relief déjà
vu et plus que celui aux colorants végétaux, pratiqué
lui, après cuisson.
La décoration d'origine minérale fait appel à des
terres ou des pierres broyees, colorées, analogues a celles utilisées
pour les engobes; mais la variété dans les teintes est
plus large, selon leurs teneurs en colorants, fer et manganèse
en particulier, elles donneront après cuisson, des teintes variées
: orangés, rouges, bruns de différents tons. Pour réaliser
les motifs qui peuvent être très élaborés,
l'opératrice qui, souvent fait preuve d'une très grande
dextérité, confectionne dans la plupart des régions,
un pinceau constitué de poils de chèvre maintenus dans
une boulette d'argile qui lui sert de manche (fig. 11); l'épaisseur
du pinceau est commandée par la finesse ou la largeur des motifs
à réaliser; pour les traits les plus fins, le pinceau
peut être remplacé par la pointe du piquant de porc-épic.
Pour les traits larges et les pastilles (dites oeufs de tortue en Grande
Kabylie), les doigts conviennent. D'autres instruments existent comme
en Tunisie, un pinceau plus primitif fait de poils de chèvre
maintenus entre le pouce et l'index, et plus précisément
dans les Mogods, la tige de lentisque coupée à l'ongle
et la plume d'oiseau.
La pièce achevée doit subir un séchage très
progressif jusqu'au coeur pour éviter la casse lors de la cuisson;
il est pratiqué d'abord à l'ombre le temps nécessaire,
puis au soleil. Tous les stades de la confection étant dictés
par ceux de la végétation, le rite veut que la poterie
dite " verte " mûrisse en même temps que les épis
dans les champs, leur maturité déterminant le moment de
la cuisson; elle se fait après la moisson et le dépiquage,
lorsque le blé lui aussi est sec.
De même qu'elle ignore le tour, la poterie modelée nord-africaine
ignore le four. La cuisson est conduite à même le sol dans
des installations précaires exigeant de la technique. Dans certains
villages, on fait appel à un spécialiste. La strate inférieure
est constituée du combustible ; la suivante correspond aux poteries
bien calées entre elles, ouverture vers le bas pour une bonne
conservation de la chaleur; la troisième strate est représentée
par une autre couche de combustible recouvrant entièrement la
poterie. Une couche supplémentaire de matériau incombustible
(des pierres) ou à combustion lente (raquettes de figuier de
Barbarie, bouse séchée) est éventuellement ajoutée
pour une meilleure concentration de la chaleur; le feu est entretenu
durant deux ou trois heures. Cette technique, la plus primitive, est
largement pratiquée d'un bout à l'autre de l'Afrique du
Nord (ensemble de la Tunisie; hautes plaines constantinoises, Babors,
Kabylie maritime, Djurdjura, Traras, pour l'Algérie; de Fès
pour le Maroc). Une amélioration permettant une meilleure conservation
de la chaleur est apportée par la construction, autour de l'appareillage,
d'un cercle de pierres (centre et sud tunisien), voire même d'une
murette (monts de Mâadi, et Kabylie pour l'Algérie, Merkalla
notamment, au Maroc). Une amélioration voisine consiste à
creuser préalablement le sol (Zheroun au Maroc).
La plus évoluée des techniques, associe excavation et
murette. Quelque soit le dispositif régional, le plus souvent
l'alimentation du foyer n'est pas entretenue, la combustion n'est pas
contrôlée; ne dépassant pas 500 degrés, elle
ne fait qu'éliminer l'eau de constitution. Après quelques
heures de cuisson, et tout le temps nécessaire au refroidissement,
on retire les poteries qui n'ont pas été fendues ou cassées
par suite d'une préparation insuffisante de la terre; elles portent
des tâches noires caracteristiques provenant du léchage
par les flammes réductrices, faute d'aération. La précarité
de la cuisson apparaît nettement lorsque la poterie est brisée
: la couche interne, peu cuite, a conservé sa teinte noirâtre
(fig. 12). Cette cuisson rudimentaire conduit à une grande fragilité
et à une mauvaise étanchéité n'autorisant
pas la longue conservation d'un liquide.
Lorsque la poterie est encore suffisamment chaude, on procède
au vernissage, pratique ne concernant pas toutes les régions.
On utilise à cet effet une résine (le louk) ou plus exactement
une gomme gui serait exudée par différentes especes d'arbustes
à la suite de la piqûre d'un hémiptère.
La decoration d'origine végétale est pratiquée
dans les régions où n'existent pas de colorants minéraux
naturels (Zehroun, nord-ouest du Rif, monts des Traras...). De constitution
organique, ces colorants sont incapables de résister au feu;
ils sont donc appliqués après cuisson. Ces colorants sont
de diverses sortes : écorces de pin d'Alep, jus de caroube, écorce
de grenade; mais nombre de ces produits qui, dans le temps ont été
signalés, semblent aujourd'hui disparaître au profit de
ceux du commerce. Cependant, un des plus largement utilisé est
extrait du lentisque, cet arbuste odorant caractéristique de
la flore nord-africaine. Les feuilles sont pilées au mortier
avec quelques gousses fraîches de caroubier et un peu d'eau. On
en extrait un jus verdâtre et trouble qui doit être utilisé
frais; pour acquérir sa teinte noire brillante, il exige une
légère carbonisation; aussi, est-il appliqué sur
la poterie cuite, mise à chauffer légèrement au-dessus
du kanoun dès l'application. Plus rarement (Tébessa, Algérie),
on confectionne un bitume par distillation de bois de résineux.
On verra, en particulier avec la poterie des monts des Traras, que ces
décors organiques, beaucoup plus fragiles que les minéraux,
résistent mal au temps.
(À suivre)
Jean Couranjou
(Dessins et photos de l'auteur)