Saint-Arnaud l'Africain
" S'il y avait un officier dans cette
armée d'Afrique qui fut plus que les autres le type de l'ardeur
et de bonne humeur militaire, c était lui... ".
Bugeaud (1841)
Saint-Arnaud, Algérie,
département de Sétif, chef-lieu d'arrondissement,
à 950 mètres d'altitude. Chemin defer d'Alger à Constantine.
12 166 habitants (agglomération 11318) - vin, distilleries, minoteries
- fontaines romaines restaurées. L'arrondissement de Saint-Arnaud
a 4 621 km2, 28 communes et 139 015 habitants (Encyclopédie Quillet).
Qui est donc ce Saint- Arnaud, combattant de la conquête qui a donné
son nom à une petite ville d'Algerie mais pas à une rue
d'Alger? Les opinions de ses historiens et contemporains vont du quasi-dithyrambe
aux graves accusations portées par Victor Hugo (le poète
avait ses raisons ( Victor Hugo avait
deux raisons de détester Saint-Arnaud. La première, c'est
le coup d'Etat. La deuxième c'est que Sainte-Beuve qui admirait
Saint-Arnaud, était l'amant de Mme Victor Hugo. ) en
passant par les réserves de Charles- André Julien.
Si aucune rue d'Alger ne s'appelait Saint-Arnaud, c'est pour l'unique
et simple raison que ce maréchal, devenu ministre de la Guerre,
a aidé Napoléon III à réaliser son coup d'État.
Les républicains d'Alger ne lui ont pas pardonné et n'ont
pas compte de ses états de services en campagne (n'oublions pas
qu'au plébiscite qui suivit le 2 décembre, l'Algérie
fut la seule province à voter " non ").
Saint-Arnaud fut, qu'on le reconnaisse ou non, un grand soldat, un grand
serviteur de la France. Certes il connut une jeunesse agitée, c'est
le moins que l'on puisse dire, mais si fautes il y eut elles ont été
largement rachetées et c'est à des hommes comme lui que
nous devons - pardon que nous devions - notre empire colonial.
Le soir du samedi 14 janvier 1837 un navire de guerre, le " Suffren
" mouille devant Alger malgré le gros temps. Il amène
de Toulon un groupe de soldats de toutes nationalités, mais surtout
des Allemands, Hollandais, Belges. Ils sont indisciplinés et pour
la plupart ne comprennent pas le français. Un lieutenant se promène
parmi eux et essaie d'amadouer ces étrangers en discutant surtout
avec les Italiens et les Grecs dont il parle la langue. Cet officier n'est
plus très jeune. On voit quelques poils blancs dans sa chevelure
noire coupée en brosse. Il a un regard perçant et c'est
un bel homme, assez grand.
Voilà Achille Leroy de Saint-Arnaud et voici les hommes de la Légion
étrangère venus participer à la soumission de Constantine.
Alger, en face, vieux nid de pirates barbaresques, semble une tache blanche
étagée à flanc de colline. Impossible de débarquer:
le navire est ballotté, la pluie tombe en déluge, tout le
monde est malade. Le lendemain 15 janvier on accoste avec peine et des
barques mettent les hommes à terre. Il pleut toujours. On se met
en marche vers les baraquements de Kouba (environ 8 km) et on traverse
Alger qui offre un spectacle désolant de désordre et d'incurie.
La présence de nombreux immigrés pouilleux venus de tous
les bords de la Méditerranée n'est pas faite pour provoquer
l'enthousiasme. Kouba, qui devait devenir un lieu si agréable plus
tard, offre un triste spectacle ce jour-là malgré la vue
que l'on a sur la rade. L'installation plus que sommaire se fait au Vieux
Kouba. C'est l'inconfort total, les poux, le ravitaillement épisodique
et, pour couronner le tout, l'insécurité permanente. La
ferme modèle créée par l'administration n'est en
fait qu'un fortin. Ajoutons enfin la malaria et les exhalaisons des marécages
putrides qui tuent même les canards sauvages.
Saint-Arnaud est là en volontaire. Il est ambitieux, il lui faut
donc prendre des risques. C'est de Kouba
qu'il écrit sa première lettre à son frère.
Il évoque ce pays avec ces mots: " je le regarde comme
une patrie pour si longtemps... ".
On sent aussi dans cette lettre qu'il est obsédé par le
souvenir de son passé, qu'il traîne, comme le dit Louis Bertrand,
" le poids et le remords de tout un arriéré de folies,
d'aventures, de désordre et de dettes, de dettes surtout ".
La jeunesse de Saint-Arnaud a été agitée. Pendant
une bonne douzaine d'années, il s'est conduit en mauvais sujet
à tel point que sa propre mère ne voulait plus le voir.
La solitude de Kouba l'invite à la méditation. Né
en 1798, il avait 16 ans lors de l'invasion de la France et était
élève du lycée Napoléon à Paris. Puis
il s'engage dans la Garde nationale et se signale par ses qualités
militaires, à tel point que le futur Charles X, encore comte d'Artois,
lui dit en riant " Ce n'est pas Arnaud qu'on devrait t'appeler,
mais Achille ". Du coup, en entendant ces paroles prononcées
par une bouche royale Jacques-Arnaud Leroy se sent anobli!
Quelque temps plus tard il passe aux Gardes du corps dans l'aristocratique
compagnie de Grammont. Il s'y ruine à vouloir soutenir le même
train de vie que ses riches compagnons. Il fait des dettes !
Protégé par le duc de La Force, il obtient d'entrer dans
l'infanterie avec le grade de sous-lieutenant. Il part pour la Corse où
il séjourne peu, puis est nommé dans les Bouches-du-Rhône.
Là, il commet la maladresse de provoquer son commandant Carcenac
en duel, ce qui lui vaut une mise en non- activité. Le voici maintenant
à Paris débauché et abandonné par sa famille.
La mère de Jacques, jeune veuve, s'était remariée
avec Jean de La Forcade de La Roquette, un sévère juge de
paix.
Réduit à la misère, Jacques s'engage dans un mouvement
qui lutte pour la libération de la Grèce. Il s'aperçoit
vite que ses compagnons sont gens de sac et de corde et, à ses
yeux du moins, les Grecs sont aussi sauvages et cruels que les Turcs.
Aussi, grâce à l'aide de notre consul à Salonique,
il réussit à regagner la France en 1822. Il est alors âgé
de 24 ans. Suivent cinq années de vie de bohème.
En 1827, grâce encore au duc de La Force, il est réintégré
comme sous-lieutenant au 49e d'Infanterie à Vannes. Puis il déserte...
et a le culot d'écrire à son colonel pour donner sa démission..
Nouvelle mise à pied.
Il lui faut faire tous les métiers, y compris donner des leçons
car, notons-le, Jacques-Arnaud Leroy a une certaine culture. Très
intelligent, il a toujours été bon élève et
il parle assez bien quatre langues: l'anglais, l'italien, l'espagnol et
le grec moderne. Alors, il voyage en Europe, vivant des femmes et du jeu.
À cette époque, il n'était pas déshonorant
pour un jeune officier d'être " soutenu " par une protectrice
de qualité. Il enseigne aussi l'équitation, la gymnastique,
le piano. A Bruxelles, il rejoint une troupe lyrique où il est
à la fois acteur et ténor sous le nom de Florival.
La mère d'Arnaud était de petite noblesse, née Papillon
de La Tapy. Pendant la Terreur, âgée de 14 ans, elle avait
sauvé le député Régnaud de Saint-Jean d'Angely
pris en chasse par les agents de Robespierre. Régnaud, devenu ministre
d'État sous l'Empire, avait fait entrer Arnaud au lycée
Napoléon avec une bourse. C'est lui également qui avait
fait nommer le beau-père juge de paix avec un beau traitement de
5 000 francs.
Nous sommes en 1830. On prépare l'expédition d'Alger. Il
y aura des coups à donner et à recevoir, mais aussi de la
gloire et de l'avancement.
Arnaud Leroy demande sa réintégration. Refusée !
Puis en 1831 elle est acceptée. Jacques est nommé au 64e
de ligne en garnison à Brest. Il y épouse la fille d'un
officier de marine, Laure Pasquier, et il en a deux enfants, Louise et
Adolphe. On l'emploie contre les guérilleros vendéens légitimistes
qui luttent contre Louis-Philippe, puis on l'envoie à Blaye, en
Gironde, où il devient officier d'ordonnance du général
Bugeaud. Il est nommé lieutenant.
Que fait Bugeaud à Blaye? Il y garde la duchesse de Berry prisonnière
dans la citadelle, et le futur maréchal considère avec dégoût
la tâche qu'on lui confie, celle de gardien de prison d'une femme.
La cage est certes dorée. Arnaud Leroy est souvent l'invité
de la duchesse qui donne des soirées musicales. Il chante, joue
du piano et pince même la guitare.
Quand la duchesse est libérée ( La
duchesse de Berry, Marie-Caroline, c'est un cas ! Elle est la bru du roi
Charles X. Son mari est assassiné par l'ouvrier-sellier Louvel
en 1820, laissant son épouse napolitaine (assez extravagante) avec
un enfant, le duc de Bordeaux (celui qui plus tard refusera le drapeau
tricolore et de ce fait renoncera au trône). Se considérant
comme la mère de l'héritier légitime, elle essaiera
en 1832 de soulever la Provence, puis la Vendée contre Louis-Philippe
et est de ce fait enfermée dans la citadelle de Blaye. Mais elle
est enceinte des oeuvres du comte italien Lucchesi-Palli. Le fait suffit
à la déconsidérer aux yeux de ses partisans qui l'abandonnent.
L'affaire est racontée avec talent par Guy Breton dans Les histoires
d'amour de l'histoire de France.), Bugeaud et Saint-Arnaud
l'accompagnent à Palerme. Puis la vie de garnison recommence dans
sa monotonie : Clermont-Ferrand, Belfort, enfin Paris.
Sa seule distraction, le piano.
Fin 1836, il retrouve Bugeaud et sur les conseils de son ancien chef il
demande son affectation en Afrique. Voilà pourquoi il entre dans
la Légion étrangère. Avant de partir, il perd sa
femme qui lui laisse deux jeunes enfants. C'est le frère de Jacques,
célibataire, avocat aisé, et homme très dévoué
qui élèvera les deux bambins.
À Alger on prépare l'expédition de Constantine, bonne
occasion pour se distinguer !
*
* *
Donc à Kouba, Saint-Arnaud pense à
ses enfants, à son avenir et sans doute à son passé
qui l'obsède ainsi qu'à ses dettes que, d'après Louis
Bertrand, ses détracteurs " ont démesurément
grossies ". Quel est le budget du lieutenant? Il perçoit chaque
mois 108 F, plus 12 F pour son logement. On lui retient là- dessus
50 F pour ses repas, 20 F pour le logement, 5 F pour un domestique, 6
F pour le blanchissage, 2 F pour une éventuelle invalidité,
8 F pour le spectacle (?) obligatoire, 4 F pour la musique (!), sans compter
les gants nécessaires et hors de prix. Il reste exactement 9 F
à Saint-Arnaud, autant dire rien. C'est la misère. Il ne
sera à l'aise qu'au grade de colonel. En attendant, il supplie
sa mère de lui pardonner. Mais il a déjà 39 ans !
Il paraît encore jeune, il montre une bonne éducation, il
est " bien élevé ", il a de l'assurance, du coup
d'oeil. Il sait juger. En un mot il est séduisant.
Né à Paris, il est gascon d'origine. Son vrai nom était
Arnaud-Jacques Leroy. C'est à l'âge de 17 ans qu'il s'attribue
une particule, son prénom devenant son nom. Sa mère signe
bien ses lettres " Papillon de La Tapy de Forcade de la Roquette
". Son nouveau nom Achille Le Roy de SaintArnaud sera officialisé
par ordonnance de Louis-Philippe le 12 mai 1840 (encore qu'en usage depuis
1815 !).
Sa culture est sérieuse car malgré ses extravagances il
est un sérieux autodidacte. Il traduira ainsi en trois langues
un traité du maréchal Bugeaud Aperçu sur l'art militaire.
Même en campagne, il lit. A Djidjelli, il assimile les auteurs historiques
et les classiques. Dès son arrivée en Algérie il
apprend l'arabe et l'allemand (cette langue pour la Légion). Ses
lettres sont passionnantes et Sainte- Beuve leur consacrera plus tard
des articles élogieux, ce qui n'est pas rien.
Il a le courage de ses opinions mais considère que tous les moyens
sont bons quand on a le droit pour soi.
Victor Hugo le traitera fort injustement de chacal, de voleur, d'assassin.
Mais on sait que le génial poète (mais médiocre politicien)
porte des jugements hâtifs à l'emporte-pièce. Et puis,
disons-le, personne n'est parfait ! Saint-Arnaud a gagné l'estime
de Bugeaud et du duc d'Aumale.
C'est le plus important pour un guerrier. Ceci dit notre homme est un
ambitieux, pressé de sortir de la médiocrité de sa
condition. Peut-on le lui reprocher ?
* *
Après trois semaines passées
à Kouba, Saint-Arnaud prend le commandement des camps de Birkadem
et de Tixéraïne où la sécurité
laisse fort à désirer. On s'y fait beaucoup assassiner :
sentinelles égorgées, colons massacrés. Un jour,
à 100 mètres du camp, on retrouve vingt faucheurs décapités
et coupés en morceaux. On construit donc une route vers Douéra
et Saint-Arnaud protège les travailleurs.
Il ne s'entend pas avec son colonel. Il perd sa sur, puis peu après
le mari de cette dernière, Delattre. Comble de disgrâce un
huissier vient le relancer à Douéra pour 4 000 F de dettes
contractées en France. Son tailleur lui réclame 155 F. Il
est nommé capitaine, mais il tombe sérieusement malade.
Un de ses chefs, le commandant Bedeau le soutiendra. Le frère de
Saint-Arnaud paye les dettes, " Dieu seul peut récompenser
un tel être du bien qu'il fait sur la Terre! " écrit-il.
C'est juste, car Delattre mort, Adolphe de Saint-Arnaud recueille les
deux nouveaux orphelins et se trouve, lui célibataire, avec quatre
enfants à élever.
Saint-Arnaud fait des efforts - tardifs certes - pour être un parfait
officier. A l'hôpital de Douéra,
il se perfectionne en arabe : les termes de guerre, les questions à
poser à un espion ou pour demander son chemin. Il arrive à
se faire comprendre et il est un des rares officiers à se donner
tant de mal (La Moricière agit de même). Il pense sérieusement
à s'établir comme colon au cas où une nouvelle révolution
viendrait tout bouleverser. Il pense à ses enfant: " Mes
pauvres enfants, écrit-il, je serais plus heureux si j'y
pensais moins souvent ".
A Tixéraïne il s'ennuie un peu et veut voir la guerre, la
vraie, de près. Pendant ce temps, au gouvernement, on tergiverse.
Faut-il rester en Algérie, faut-il partir? On tremble devant la
mauvaise humeur des Anglais. La guerre? Elle se limite surtout à
des razzias que tel ou tel responsable militaire décide de son
propre chef. Saint-Arnaud se rend compte que cela ne mène à
rien. Les Bédouins battus s'enfuient, se reforment ailleurs et
réapparaissent. Les tribus soumises sont massacrées par
des cavaliers d'Abd el-Kader, ce qui conduit à des représailles.
On incendie les récoltes, les douars, on coupe les arbres fruitiers,
on détruit les silos, on comble les puits et on coupe des têtes.
C'est une guerre sauvage et impitoyable qui ressemble à la guerre
de " Reconquista " de l'Espagne. Aussi le gouvernement préconise
l'occupation des centres: Médéa, Miliana,
Mascara, Tlemcen, et bien évidemment Constantine. Mais les garnisons
de ces postes sont vite bloquées et les soldats meurent de maladie
et de faim car le ravitaillement nécessite le déplacement
d'une petite armée. Bugeaud s'en rend compte. Il demande des effectifs
et veut utiliser les méthodes des Romains : le soldat vétéran
devenu colon, et l'emploi d'auxiliaires indigènes. Mais la guerre
menace en Europe. Thiers mène une politique belliqueuse. Le plus
stupéfiant - chose merveilleuse disait Louis Bertrand en 1941 -
c'est que l'Algérie française se soit faite malgré
tout. Et sans doute contre la volonté des gouvernants de l'époque.
Saint-Arnaud, à Douéra, est désenchanté en
cette année 1837. " Un gueux de pays sur lequel le bon
Dieu n'a jamais jeté un regard de miséricorde ".
Les Bédouins sont à 2 km de lui! Fin avril 1837, il participe
à une marche sur Blida:
10 000 hommes commandés par le général comte Damrémont,
dont la Légion, les Zouaves
et les Spahis.
On se réunit à Boufarik. Saint-Arnaud est enthousiaste.
Les Français arrivent à Blida : Saint-Arnaud et 150 hommes
de la Légion et une centaine de Zouaves s'élancent contre
les tireurs d'un douar. En avant! Tous les ennemis sont tués car
on ne fait pas de quartier mais nous subissons des pertes.
Saint-Arnaud tombe de nouveau malade, sans doute un ulcère d'estomac
ou une gastrite grave. Mais le frère d'Abd el-Kader attaque Boufarik.
Notre lieutenant, à peine convalescent, subit les marches et contre-marches
harassantes. En août, il est nommé capitaine alors que la
Légion reçoit l'ordre de s'embarquer pour Bône. Le
nouveau promu est heureux ! On sait qu'une première expédition
contre Constantine s'est terminée en désastre. Clauzel a
échoué car son attaque a été mal préparée
avec des effectifs insuffisants. De plus, on n'avait pas tenu compte du
climat rigoureux et excessif dans cette région.
Les Français ont réuni 10 000 hommes qui se mettent en marche
et campent du côté de Guelma. En face, Hadj-Ahmed, bey de
Constantine, dispose de 40 000 combattants. Les Bédouins opèrent
des coups de main sur nos colonnes et assassinent les traînards
et ceux qui s'éloignent.
Puis comme l'année précédente, la pluie arrive et
les soldats, surchargés de matériel et empêtrés
dans leurs lourds uniformes sont trempés dans un pays ravagé.
L'allure de nos troupes est lamentable. Entre le 9 et le 10 octobre, l'artillerie
prend ses positions et commence le bombardement. Mon propos n'est pas
de raconter la prise de la ville ce que j'ai déjà fait dans
un essai précédent.
L'assaut aura lieu le vendredi 13 octobre. Une première colonne
commandée par le colonel La Moricière s'élance, traverse
la brèche, est arrêtée par une deuxième muraille.
Une seconde colonne commandée par le colonel Combes et Saint-Arnaud
s'élance à son tour.
Le combat est terrible au milieu des mines qui explosent. Saint-Arnaud
crie " À moi la Légion, à la baïonnette!
".
Les batailles de rue font penser au siège de Saragosse.
Saint-Arnaud et ses légionnaires arrivent au pont
d'El Kantara en emportant sur leur passage toutes les barricades.
Partout des cadavres et du sang.
Sur les 50 hommes de Saint-Arnaud, on dénombre 10 morts et 11 blessés
(3). L'exaltation du combat dissipée, Saint- Arnaud fait l'analyse
de toutes les fautes commises : date mal choisie (saison des pluies),
effectifs insuffisants, lourdes pertes en officiers (dont le commandant
en chef Damrémont coupé en deux par un boulet).
Les soldats sont trop lourdement équipés compte tenu du
climat et ils sont décimés par les fièvres et le
choléra. Le commandement n'avait pas de plan, tout a marché
" à l'aventure ". De plus Saint-Arnaud constate que les
officiers et les soldats ont pillé. Puis l'armée abandonne
Constantine en y laissant une garnison de 2 500 hommes qui seront bientôt
décimés par la maladie. Saint-Arnaud est heureux : on le
décore. Il a enfin la croix! Mais c'est à l'hôpital
qu'on lui apporte le ruban rouge!
Sur le chemin du retour vers Bône, Saint-Arnaud ressent les premières
atteintes du choléra. Ses soldats le transportent sur un brancard
sur une quinzaine de kilomètres. C'est un médecin italien
du camp de Nechmaya qui le sauve. Toute une partie de l'armée est
décimée.
En janvier 1838, il est de retour à Kouba, assez mal remis de tous
ses ennuis de santé. Mais il a une volonté de fer : "
Le moral marche, le physique suit " dit-il. De Kouba, on l'envoie
au Fondouk alors très insalubre sans parler de l'insécurité.
Il tombe encore malade. Au printemps 39, il part pour Djidjelli se battre
contre les Kabyles: chaleur d'enfer et combats continuels. En août,
il n'en peut plus et on l'envoie à Alger à l'hôpital
du Dey. Il abrège sa convalescence, et il est blessé au
combat du col de Mouzaïa. " Destiné à vivre
ou mourir en Africain, je dois résister et je résisterai
écrit-il. Retour au Fondouk dans de très mauvaises conditions
de campement. Il a la hantise des crapauds. Vermine, pluies glaciales,
boue, chaleur torride. On trouve 300 hommes dans des baraques faites pour
80 !
L'année 1839 commence dans de tristes conditions. Saint-Arnaud
écrit une lettre pathétique à son frère :
pluie, vent, humidité, rats, ravitaillement défectueux,
bref les soldats souffrent. Il avoue être " cul nu " et
demande l'envoi de vêtements. Il pense à ses enfants. Arrivé
avec 103 soldats, il ne lui en reste plus que 68, puis 40 un peu plus
tard. Son rêve est d'être nommé chef de bataillon pour
pouvoir rembourser son frère.
Le 7 juin 1840, il embarque pour la France muni d'une permission. Il arrive
à Paris seulement le 20, avec la peur d'effrayer ses enfants avec
sa figure grave, son teint boucané, ses joues creuses. Mais la
joie du retour emporte toutes ses craintes.
Les effusions passées il se rend au ministère pour essayer
de se faire nommer commandant. Ses démarches aboutissent: il est
nommé chef de bataillon au 18e léger... à Metz !
Et on parle déjà d'une guerre imminente avec l'Allemagne.
Il s'installe à Metz le 30 septembre et retrouve la pluie et le
froid. " Canaille de pays, cochon de temps " écrit-il.
Pourtant, Metz est une des garnisons les plus agréables.
Il est vite en bons termes avec son colonel et malgré ses 42 ans,
il séduit encore. Il donne des leçons d'anglais à
la fille du colonel, et il l'écrit à son frère qui
s'en épouvante. Le coeur de la jouvencelle en est vite troublé
et Saint-Arnaud s'éloigne prudemment. Hélas ! il se concilie
aussi les bonnes grâces de l'épouse de son général,
Madame Achard. Nouvel effroi du frère! En fait, Saint-Arnaud ne
cherche pas une aventure. Il est devenu réaliste et flatte ce qui
peut aider son avancement. Il est devenu une sorte de Rastignac ! Mais
c'est compter sans la générale qui use d'arguments tels
que notre héros " succombe ". Ce ne sont que dîners,
bals, réceptions. Parfois, il est obligé d'y renoncer à
cause de son état de santé.
Au début de 1841, il apprend que Bugeaud est nommé gouverneur
général de l'Algérie, Bugeaud dont il a été
le secrétaire. Il écrit, il supplie!
Quinze jours plus tard, après avoir fait ses adieux à ses
enfants, il arrive a Marseille, puis à Toulon avec le colonel Randon.
Le 16 avril 1841, il débarque à Alger ( C'est
cette même année - avril 1 841 - que Saint-Arnaud est affecté
aux Zouaves dont Duvivier et La Moricière ont fait une troupe d'élite.)
et retrouve Bugeaud qui l'apprécie et qui est le parrain de sa
fille Louise. C'est plus que de l'amitié, c'est de l'affection
qui lie les deux hommes. Quatre ans plus tard, Bugeaud écrira en
bas d'une lettre: " Vous me prouvez que vous êtes un homme
de coeur et d'intelligente activité ". Cette affectueuse amitié
va susciter bien des jalousies ! Saint-Arnaud se lie d'amitié également
avec le duc de Nemours et le duc d'Aumale, deux fils de Louis-Philippe.
Il rejoint son régiment à Blida commandé par le colonel
Cavaignac. Il est ravi de ce poste et de ces hommes. Pour lui, ces Zouaves
sont l'équivalent de la Garde impériale ! Et puis la guerre
continue: expéditions contre Médéa et Miliana, certains
combats tournant à la boucherie. Saint-Arnaud se signale par des
excès de témérité.
Marche sur Oran, reprise de Mascara, hommes épuisés, traînards
décapités. Voilà le quotidien. Les récits
que fait Saint-Arnaud dans ses lettres sont hallucinants. Bugeaud le nomme
officier de la Légion d'honneur en août 1941. Comme il est
épuisé, Bugeaud le fait entrer et soigner à Alger
où il passe trois mois, Mme Bugeaud étant aux petits soins
pour lui. Il donne des leçons à la fille du général,
Léonie Bugeaud. On le considère comme faisant partie de
la famille et il songe à demander la main de Léonie pour
qui le général offre une dot de 100000 francs, somme considérable.
Cependant, les choses restent en l'état: Saint-Arnaud est veuf,
a deux enfants, il a 44 ans et Léonie en a 17. Il semble que Saint-Arnaud
se soit effrayé à juste titre de cette différence
d'âge. Quoiqu'il en soit, le 13 avril 1842, il est nommé
lieutenant-colonel et deux mois plus tard il reçoit le commandement
de Miliana, ville qui n'est plus qu'une ruine. " Une aire de vautours...
un sépulcre vivant ". Il a trois bataillons d'infanterie,
soixante cavaliers, de l'artillerie, du génie. S'il est déçu
de la ville détruite, il est par contre ravi de ce commandement.
Il reçoit des fonds secrets pour les informateurs et les guides,
et 150 F de frais de représentation.
Il n'y a rien à Miliana. Il faut tout y apporter ou faire venir.
Miliana sera " sa " création. Il va d'abord loger 2400
hommes et les chevaux. Peu de temps après, grâce à
un travail acharné, on entend de nouveau le muezzin. Il fait construire
un four, une caserne, des latrines publiques, des fontaines, un hôpital.
Il fait percer, malgré l'insécurité, une route jusqu'à
Cherchell. On cultive des jardins et on établit un moulin. On fabrique
même une horloge !
Il s'arrange pour que les hommes soient distraits : journaux de France,
petite bibliothèque, représentations théâtrales
: on joue " La Tour de Nesle ", " Changement d'uniforme
", " L'aumônier du régiment " (Une
des plaies de la conquête d'Algérie fut la consommation d'alcool
sous forme d'eau-de-vie et d'absinthe.). Bref, un confort très
relatif mais un confort tout de même. En novembre 1842, il reçoit
le duc d'Aumale, Bugeaud, deux colonels, six officiers. Saint-Arnaud y
est de sa poche!
L'insécurité règne. Il faut à la fois protéger
les colons (habitants de la colonie la plupart du temps miséreux)
les Juifs et les Arabes, les uns contre les autres...
Il se lie avec des chefs de tribus qui l'accompagnent en tournée
tel un petit seigneur. Mais la guerre contre les partisans d'Abd el-Kader
continue: des tribus soumises sont massacrées par les troupes de
l'émir et il faut appliquer la loi du talion. Il exécute
ces horreurs la mort dans l'âme et ce qu'il écrit ne laisse
aucun doute sur sa bonne foi: " Que de femmes et d'enfants réfugiés
dans les neiges de l'Atlas y sont morts de froid et de misère,
les pauvres gens... Plus j'avance, plus je me dégoûte de
cette guerre... ". Il admire aussi ses soldats qui souffrent sous
la neige, le froid, la pluie, mais chantent au moindre rayon de soleil.
Arrivant à un puits, il fait boire ses 500 hommes avant lui ! Aussi
est-il aimé de sa troupe (Bivouac chez les Ouled Aïad, 2 novembre
1842).
Il reste en excellents termes avec Bugeaud mais déteste Changarnier
qui, venimeux, l'accuse de malversations.
Fin juillet, il quitte Miliana et le 5 août il s'embarque pour Marseille.
Il va revoir ses enfants après deux ans d'absence.
(À suivre)
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