Les statues d'Alger.
Quelle est la plus petite
ville de France ou d'ailleurs qui ne possède sur l'une de ses
places publiques, à un carrefour de rues, le buste, l'image en
pied ou équestre de son " enfant du pays "
Je n'en connais guère qui aient renoncé à cette
douce et inoffensive coutume que le Larousse désigne sous le
nom évocateur de statuomanie.
Alger et l'Algérie n'y devaient pas manquer - comme il est juste.
Déjà, alors que les troupes de débarquement s'occupaient,
dans la journée du 29 juin 1830, à investir le fort l'Empereur
avec Berthezène, Loverdo, d'Escars et bien d'autres, M. Alphonse
de Fontvanne adressait à la " Gazette de France " la
lettre suivante :
" La conquête d'Alger est un triomphe de l'humanité
sur la Barbarie ; cette gloire que la France vient de s'acquérir
est un bienfait pour l'Europe.
Permettez-moi de proposer par la voie de votre journal un but de souscription
éminemment digne de la France, de son Roi et du glorieux fait
d'armes de ses enfants.
Qu'une colonne triomphale s'élève, couronnée de
la statue de notre Roi Charles X, Charles le Bienfaisant. Que le bronze
serve cette fois à consacrer un succès obtenu en faveur
de l'humanité.
Que sur ce monument soient consignés l'hommage de la France à
la gloire de son Roi, et sa reconnaissance pour ses braves armées
de terre et de mer, et les dignes chefs qui ont été appelés
à l'honneur de les commander.
Que tous les Français dignes de ce nom contribuent à son
érection ; que même la plus faible souscription soit accueillie
dans ce nouveau concours de tous, les sentiments qui ont fait la gloire
de la France... "
Ce fut là, du moins je me crois autorisé à en accepter
la certitude, la première manifestation de... statuomanie qu'ait
inspirée Alger.
Il devait en sourdre bien d'autres, de plus baroques, de plus compliquées
ou de plus louables qui, pour une raison ou pour une autre, demeurèrent
à l'état de projet et sur lesquelles, faute d'indication
précise, nous ne saurions insister.
On frappa il est vrai force médailles - forme plus discrète
ou moins conséquente de la statuomanie _ depuis celle illustrant
le siège d'Alger par Charles-Quint (1541), le siège d'Oran
par Hassan-Pacha (1564), la libération des esclaves chrétiens
(1663), l'alliance de Louis XIV, Soliman III, Mazzomorto et Jacques
II (1668), etc., etc.. jusqu'aux médailles gravées de
1830 à 1866, par Bayard, Caqué, Borrel, etc., avec, pour
sujet, la prise d'Alger, de Mascara de Constantine ; le passage des
Portes de fer ; les combats de Mazagran, la transportation des insurgés
de 1848, la visite de Napoléon III et de l'impératrice
Eugénie à Alger, et tant d'autres.
Les statues demeurent - en principe. Les générations se
succèdent. Après cinquante ans, combien sont-ils ceux
qui se souviennent, qui savent ?
Ne vous est-il pas arrivé de découvrir un jour, par hasard,
la... statue du " Père Bugeaud " ?
Vous l'avez regardée alors, étonné, peut-être
intéressé, et vous vous êtes dit : " chaque
jour depuis des mois, des ans, je passe devant elle ; mais c'est bien
la première fois que je la vois !"
Un autre jour vous avez découvert de la même manière,
le Duc d'Orléans, Lamy, Maillot... Et votre mémoire a
pu ne vous restituer à leur sujet que d'assez imprécises
réminiscences.
Il nous a donc paru qu'il ne serait pas tout à fait inutile de
feuilleter aujourd'hui l'album d'ailleurs très modeste de notre
statuaire urbaine ; et d'y cueillir quelque enseignement, quelque anecdote,
quelque ressouvenance pittoresque.
La première planche qui s'offre à nos yeux, si nous respectons
l'ordre chronologique, est celle dédiée à la gloire
du Duc d'Orléans.
Nous aurons loisir, si vous le voulez bien, de consacrer quelques prochaines
pages à Bugeaud, à Pélissier, à Lamy, à
Maillot ; et aussi, à celui qui fut véritablement un "
enfant du pays " : René Viviani.
Duc
d'Orléans.
Ferdinand-Philippe, duc
d'Orléans, héritier du trône de France, fut blessé
une première fois en 1835, au cours de la bataille du Sig. Ce
qui ne l'empêcha point de prendre part le lendemain au combat
d'Ouled-Sidi-Brahim, et d'y avoir une aussi brillante attitude.
Son retour en Algérie a lieu en 1839. Son rôle est alors
d'inspecter l'armée, très misérable, bien que glorieuse.
Le Duc écrit au Roi à ce sujet : " J'attacherai ma
gloire à ce que l'amélioration du sort des soldats date
du voyage du Prince Royal ; je mettrai plus d'ambition à la conquête
d'un matelas et d'un toit pour les malades qu'à la prise d'une
place forte ".
L'organisation sanitaire laisse terriblement à désirer.
La nourriture est mauvaise. Le Duc s'ingénie à y remédier.
Et il y parvient magnifiquement.
Entre temps, il effectue, dans la compagnie du Maréchal Vallée,
le passage des Portes de fer ; et le 12 mai 1940, il prend le Col de
la Mouzaïa " chargeant, une badine à la main, à
la tête de ses fidèles tirailleurs de Vincennes ".
Le Duc d'Orléans fut tué le 13 juillet 1842 à Neuilly,
dans un accident de voiture.
L'Algérie songea aussitôt à perpétuer le
souvenir de ce prince qui, par le fait d'une politique heureuse et intelligente
avait ménagé un terrain particulièrement fécond
sur lequel Bugeaud allait pouvoir déployer une activité
remarquable.
On mit le projet du monument au concours. De nombreuses maquettes parvinrent
an Comité. Celle du sculpteur Marochetti, auteur de la Bataille
de Jemmapes, de l'Arc de Triomphe, fut retenue et exécutée,
sans doute parce qu'elle exprimait avec davantage de fidélité
et de sens, artistique, la noblesse de l'homme et la fière allure
du soldat qui " s'inscrivit parmi les plus utiles serviteurs de
l'Algérie ".
Nous reproduisons dans ces colonnes un projet absolument inédit,
d'auteur inconnu, qui, comme bien d'autres, ne fut pas agréé.
L'inauguration eut lieu le 28 octobre 1845, à 2 heures. La milice
et les zouaves encadraient la Place Royale. Le général
Barre et le comte Guyot prononcèrent les discours d'usage devant
une foule immense et enthousiaste.
Un journal de l'époque, qui relate fidèlement les faits,
rapporte que : " l'artillerie mêla sa voix à celle
des clairons et des fifres un peu trop tôt, car la queue du cheval
s'opposa un fort long temps à la chute du voile..."
M. Henri Klein, dans son cinquième volume des des feuillets d'El-Djezaïr
qu'il est fort intéressant de relire, nous apprend qu'un double
de la statue du Duc d'Orléans fut coulé pour le Louvre
et exposé dans la cour d'honneur. Cette uvre, que le peuple
de Paris renversa en 1848 fut définitivement placé à
Versailles, dans une cour à gauche, au pied du grand escalier.
La légende ne perd jamais ses droits. On raconte volontiers que,
peu de temps, après la cérémonie de l'inauguration,
le sculpteur Marochetti mit fin à ses jours, car il avait juré
de se tuer dans le cas où son uvre serait incomplète
par quelque détail que ce soit. Or, pour un il averti,
l'uvre est incomplète : il y manque, en effet, la gourmette
qui fixe d'ordinaire le mors de bride dans la bouche du cheval...
Notons, en passant, que Marochetti ne mourut guère qu'en 1868,
c'est-à-dire vingt-trois ans après les fêtes du
28 octobre 1845. Sous la présidence du Prince Louis-Napoléon,
on plaça à quelque distance du monument un immense candélabre
de bronze supportant un aigle aux ailes éployées. Ce candélabre
fut supprimé en 1852.