Le Vieil Alger qui disparaît
Le joli quartier de l'Amirauté
qui fut mis à l'ordre du jour, en avril dernier, lors des gracieuses
joutes fleuries dont la darse fut le théâtre, l'est à
nouveau depuis quelques jours par le projet de démolition qui
menace l'une de ses parties les plus curieuses, celle où se trouve
la " Porte des Lions " que nous avons reproduite ici.
Il est, en effet, question de construire en ce lieu une caserne destinée
aux marins. Mais nous sommes persuadés que M. Jonnart, président
d'honneur du Comité du Vieil Alger, ne laissera pas accomplir
la destruction de ce monument intéressant.
D'ailleurs, tout n'est-il pas intéressant en ce quartier de l'Amirauté
? N'y rencontre-t-on pas de tous côtés du passé
d'El-Djezaïr ? Et ce passé n'évoque-t-il pas lui-même
un passé plus lointain encore : le palais de l'amiral, par exemple,
dont les voûtes sont faites de pierres romaines provenant de l'ancien
municipe de Rusguniae ?
Tout près de cet édifice, le légendaire Peñon
qu'illustra l'héroïque Martin de Vargaz - dont aucune rue
d'Alger, soit dit en passant, ne rappelle le souvenir - Là, c'est
la jetée Kheïr-ed-Din, commencée avec les débris
de l'une des tours de la forteresse espagnole. Ailleurs, le marabout
Sidi Brahim et Roberini, si fréquenté des femmes musulmanes.
Puis, la voûte qui abritait, jadis, la fameuse pièce d'artillerie
: la Consulaire - aujourd'hui à Brest - à la bouche de
laquelle mourut notre consul, le père Levacher, pendant le bombardement
de Duquesne. C'est aussi le Bordj-es-Sardin avec ses tableaux de marbre
sculpté, où apparaissent des oiseaux, des ifs, une mosquée
hérissée de minarets... Et c'est encore la darse aux aspects
si changeants, dans les eaux de laquelle les raïs d'autrefois,
terreur de la Méditerranée, venaient, au retour de leurs
expéditions, mouiller leurs galères chargées de
butin.
Combien de peintres, séduits par le charme de ce vieil Alger
maritime, par le coloris si divers de ses ondes, en ont fixé
les détails sur leurs toiles ! Combien d'écrivains en
ont décrit la si particulière physionomie !
Cette Porte des Lions, qu'on rêve de renverser, reçut,
que de fois, l'hommage de la plume et du pinceau ! C'est qu'elle offre
un intérêt tout à fait à part avec ses félins,
son écu couronné, son sceau de Salomon, qui constituaient
les anciennes armes d'Alger, lesquelles furent l'uvre de quelque
esclave chrétien.
La salle où elle donne accès était un corps de
garde de janissaires. Des fresques, représentant des bouquets,
en parent les murs. Il existe, là aussi, des râteliers
d'armes, présentant en leur partie supérieure, l'emplacement
des crosses.
Cette disposition rappelle la coutume qu'ont les Turcs de porter en
marche les fusils inclinés vers le! sol.
Le fort édifié en cet endroit était appelé
Bordj Ras-el-Moul (fot de l'extrémité du Môle).
Il fut construit en 1712. Voici ce que disent les premières lignes
de l'inscription placée au-dessus des armoiries de la porte :
" Fort extraordinaire qui triomphera des ennemis de mon Maître,
le Défenseur, dont les flancs jetteront les dommages dans les
entrailles de quiconque est voué à la ruine ! "
Dans le voisinage, se trouvaient cinq cloches rapportées d'Oran
en 1708, après la conquête de cette ville sur les Espagnols.
Il y a encore à citer, parmi les curiosités de l'Amirauté,
deux gracieuses fontaines ; l'une, proche du pavillon de l'amiral, charmante
avec ses décorations de marbre et de faïence ; l'autre,
chef-d'uvre de finesse et d'élégance, et qui, malheureusement,
a été dissimulée en recoin du quai, dont le caractère
est peu en harmonie avec sa beauté.
Par le charme de ses détails, par le pittoresque de son ensemble,
et aussi par les nombreux souvenirs historiques qu'il rappelle, ce quartier
de l'Amirauté mérite bien, n'est-il pas vrai ? d'être
conservé intact, en face de l'Alger nouveau. C'est là
le vu de tous les artistes, de tous les archéologues de
notre cité.
Il faut espérer que, malgré la menace dont est l'objet
en ce moment cette partie d'El-Djezaïr, nulle atteinte ne sera
portée à ses précieux vestiges, et que nos descendants
pourront encore y montrer aux touristes, entre autres choses anciennes,
l'originale Porte des Lions, dont l'opinion publique se préoccupe
tant aujourd'hui.