DÉCORS QUI S'ABOLISSENT
A la débauche de
publicité dont il s'entoura, l'on aura pu juger de l'importance
du phénomène, j'allais dire du désastre.
Dans tous les journaux d'Alger, quotidiens ou autres, depuis plus d'un
an, le même mot revient avec la monotonie d'un refrain : lotissement,
lotissement...
Et cela se perpètre dans toute la banlieue d'Alger, avec ou sans
architecte, avec l'eau, le gaz, l'électricité et facilités
de paiement ;
Bab-el-Oued, Frais-Vallon, Kouba,
Mustapha-Supérieur, Bouzaréa,
la
Colonne, la
Redoute, le
Télemly, toute la banlieue d'Alger y passe et partout
le vendeur, l'homme de l'art, le maçon et le constructeur propose
au citadin de sévir à son compte.
On allotit toute la campagne d'Alger. Partout s'érigent les petites
maisons à façon de villas, avec du faux confort, un perron
en carton pâte ou ciment armé, un jardinet où planter
les oignons, une buanderie, une penderie, une cave, un cellier, des
combles qui ne verront ni vin, ni bois, ni meubles vétustés
et vénérables.
Partout on abat les arbres, on nivelle, on arpente, on trace les carrés
réguliers de deux à trois cents mètres, où
viendront, dans la joie nouvelle d'être propriétaires,
les petites gens bâtir des petites maisons. !
Nous assistons au phénomène de la dissolution des villes.
Le capital, qui ne se rémunère plus, défaille et
n'entend plus édifier les vastes casernes, dites maisons de rapport,
où la vie se rangeait par tiroirs. Les fermages et locations
lui paraissent insuffisants, il se désintéresse, laisse
à chacun le soin de trouver son gîte et d'organiser son
abri. Les lois de protection par lesquelles notre démocratie,
soucieuse avant tout de gagner du temps, s'efforce de couper court et
de pacifier tous les conflits en imposant le plus gros des sacrifices
aux rentiers fonciers, a découragé ceux qui auraient eu
tendance à le devenir.
Les temps sont à l'individualisme. Chacun s'arrange du mieux
qu'il peut. On recourt aux formes de associationnisme pour tirer chacun
de son côté : Sociétés d'habitations à
bon marché, fonds à 2 % de la Caisse des dépôts
et consignations, coopératives et foyers divers, chacun use de
cela pour faire son jeu, s'isoler. Vive la petite maison où l'on
sera le maître, où l'on mangera, dans le privé mais
librement, à sa manière et à sa guise, du pain
et des oignons ! Et foin de grandes machines collectivistes, des casernes,
des monastères ! Le goût de s'associer et la volonté
de mener la vie en commun décroît de plus en plus : les
systèmes sociaux font faillite les uns après les autres,
qu'on donna pour des panacées.
Il n'y a qu'à s'en féliciter. Cela prouve que les hommes
n'ont pas autant qu'on le dit perdu le sens et le goût de la liberté.
Cela prouve qu'il y a diffusion, morcellement et non point concentration
; si tant de gens aspirent à devenir possesseurs du toit qui
les abrite et du morceau du sol où ils peuvent poser les pieds
en disant : C'est à moi ! cela signifie que le groupement des
paresses et des inaptitudes a bien peu de chances de venir à
bout des intelligences et des activités. C'est beau, après
tout, un homme qui travaille, toute sa vie pour arriver à avoir
sa maison, à détenir, en un point quelconque du monde,
le lambeau de possession et le coin de sol où il aura su n'être
pas un vagabond. Chez moi ! Véritablement, il y a dans ces mots
quelque chose qui émeut ! El le plus curieux demeure que les
plus enfiévrés à réaliser cet idéal
sont, le plus souvent, ceux qu'on voit par ailleurs exprimer les idées
les plus extrêmes et professer les opinions les plus aventurées
: cheminots et postiers communistes, prolétaires des usines et
des ateliers, ouvriers en manchettes des bureaux. Contradiction et paradoxe
! N'insistons pas !
Le phénomène est fatal, inéluctable et après
tout de bon augure, mais il ne va pas sans s'accompagner d'une certaine
tristesse. Le fait est là : on taille dans la campagne, on nivelle
et dénivelé, on éventre, on abat les arbres. Cages
à poules, baraquettes, toitures infimes, jardinets minuscules
et façades prétentieuses, où le mauvais goût
tient lieu de simplicité, la campagne recule, s'effrite, se meurt
et disparaît.
Elle n'était déjà pas si brillante ! On a dit la
grande misère de nos plages ravagées, détruites
par la haute fantaisie des constructeurs mégalomanes de ports
cyclopéens et parfaitement inutiles ; on a dit le jardin d'Essai
défiguré, en bordure de la mer, par la route moutonnière
dont nous affligea avant de mourir un délégué financier
au double nom d'éleveur et de boucher : M. Berger-Vachon. Comme
cela ne suffisait pas, d'autres compagnies s'en sont mêlé,
maintenant le décor se complique d'usines, de mécaniques,
de puits élévatoires, de scories et de fumées fétides.
C'est pareil de l'autre côté. Vers Saint-Eugène,
l'énorme et superlatif boulevard qui illustre cet ingénieur
auquel n'aura manqué qu'une lettre à son nom pour qu'il
soit à jamais célèbre a détruit toute beauté
; ruiné des coins charmants et rendu inaccessibles ces criques
et ces havres aux eaux azurinés où nous aurions pu trouver
quelque consolation, Après, jusqu'à la Pointe-Pescade,
c'est la tranchée des C. F. R. A., et le dimanche les Algérois
s'en vont se promener au long d'une ligne de chemin de fer.
Las il va en être de même du Télemly, notre unique
promenade. Les propriétaires riverains n'ont point résisté
à la tentation de la bonne affaire. Le banquier, le spéculateur
et l'architecte sont venus à bout de ses résistance. Vendre
vingt ou vingt-cinq francs de la terre qu'on paya jadis dix ou vingt
sous et quelquefois moins, c'est une proposition qu'on ne saurait décemment
décliner. On abat des clôtures, on coupe les oliviers centenaires,
on ouvre des routes, on plante des becs de gaz, des poteaux indicateurs
et des panneaux de réclame pour les savons de Marseille, le Bon
Marché et le Cinzano. Les baraques impitoyables prospèrent
comme des colonnes de champignons, briques, tuiles, mâchefer,
ciment armé en simili. Le tout d'une monotonie navrante, déjà
sordide et crasseuse, avec des lessives qui sèchent sur les cordes,
des beuglées de marmots, des cris de coqs et des abois de chiens.
Hier, c'était le parc Gatliff, la propriété Laperlier,
aujourd'hui c'est l'Hôtel Oriental, demain ce sera le parc de
Malglaive ou la propriété de Charles Jourdan.
Il n'y a rien à faire en cette absorption, cette lente dévoration
de la campagne par la cité ne peut que se poursuivre. Elle est
légitime et juste ; sous n'importe quel prétexte on ne
saurait la condamner, sous peine de faire injure à tous les braves
gens excellemment intentionnés que nous avons dit plus haut.
Et pourtant, encore que ces raisons subjectives soient d'intérêt
relatif, il nous sera tout de même permis d'exprimer nos regrets.
Passe encore de Kouba, de la Bouzaréa ou de la Pointe-Pescade,
mais le Télemly ! Dépecé, éventré,
détruit, effacé, le cher Télemly de notre enfance
! Nous y avons vécu, avec les joyeux camarades, nous avons battu
toutes ses sentes, ses chemins creux, ses taillis. Il y avait le ravin
des serpents, la maison cassée, les ravins d'El-Biar, abondants
en cyclamens, mûres de ronce, arbouses et pins pignons. C'était
notre quartier général, notre Far-West, des immensités,
aux jours radieux de l'école buissonnière, où nous
étions les maîtres, les matins y étaient de grâce
indicible et les soirs d'une poésie vaste. Les galopins que nous
fûmes avaient comme pris l'habitude de s'y trouver chez eux. Plus
tard, après trente ans passés, nous y retrouvions toutes
choses dans l'ordre et avec plaisir. Arbres, buissons, vieux pans de
murs nous y étaient familiers comme des visages amis. Et par
ce décor, qui restait le même, nous avions l'impression,
un peu, de n'avoir pas changé, d'avoir fixé le temps et
retenu la minute. Ainsi dans la maison de son père, le vieillard
peut-il encore se croire un enfant.
Aujourd'hui, le Télemly disparaît, notre passé s'efface,
notre histoire s'abolit. Il nous restera la mélancolie des souvenirs,
dernière miséricorde. Perpétuel renouveau et incessante
transformation, la vie est encore plus cruelle aux hommes qu'elle l'est
aux choses ; en mutilant celles-ci, elle signifie brutalement aux êtres
qu'eux aussi sont condamnés et que la même dérive
insensible qui entraîne les unes emportera les autres