La sereine mystique du Maghreb :
TLEMCEN

Claude CAUSSIGNAC

extraits du numéro 63, , septembre 1993, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 16-12-2009

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Claude CAUSSIGNAC
La sereine mystique
du Maghreb :
TLEMCEN

Que celui qui ne voit qu'avec ses yeux, et ne croit pas à l'invisible, délaisse ce récit monotone comme la psalmodie des sourates du Coran, paroles révélées que les tolba récitent nuit et jour, leur vie entière, en se balançant lentement dans l'ombre propice de la mosquée.

L'Islam n'est assurément pas dans son essence, une religion mystique et contemplative. L'ascèse est clairement déconseillée, les versets enjoignent aux croyants de ne pas mépriser les largesses de leur Seigneur et d'en user convenablement. Pas de monachisme non plus.

Mais il faut croire que contemplation et mysticisme entrent impérieusement dans la nature de certaines âmes d'élite, car du 9e au 14e siècle surtout, apparaissent et prospèrent plusieurs mouvements mystiques. Vous avez tous sans doute entendu parler des derviches tourneurs - ordre monacal si l'on veut, fondé au 13e siècle par Mevlâna Celai et Tin Rumi, à Konya en Turquie. Bien avant, dès le 9e, le soufisme, doctrine d'ascèse et de mysticisme, soufi ou çoufi veut dire vêtu de laine, a imprégné tout le Moghreb fort longtemps, et donné à Tlemcen une position privilégiée dont elle a gardé au delà des siècles, l'héritage.

Maintenant encore elle va sereine et forte, faisant fi des tribulations humaines, sous la protection des puissants thaumaturges qu'elle honore toujours dans la conscience de son peuple, sous les oliviers millénaires et les caroubiers en fleurs.

Peut-être en avez-vous entendu parler lors d'un séjour en Algérie, et là, accepté d'y passer un grand jour entier puisque vous prenez votre temps. Ou peut être n'y êtes vous allé qu'en rêve. Cela ne fait rien, ce que l'on peut voir en suivant un guide officiel ne vaut pas un tel voyage. Car on se retrouve dans une petite ville de garnison fort provinciale, au demeurant assez mal tenue. Bien sûr, on vous parle mosquées, musée, stade olympique, Hôtel des Zianides, oeuvre de cet architecte boulimique qui a dénaturé déjà les alentours de Tipasa, de Sidi-Ferruch et d'autres lieux encore.

Certes, la grande mosquée est ancienne, elle a été édifiée par les Almoravides, au 12e siècle, ce qui ne date pas d'hier. Elle est vaste, avec des arcs en plein cintre blanchis à la chaux, de vastes lustres en fer forgé, des lanternes et des tapis comme toutes d'ailleurs. Le mihrab est remarquable etc... etc... Ce que l'on peut en dire, c'est qu'elle n'est en rien comparable aux mosquées du Maroc, la Karaouiyne à Fez, la Koutoubia à Marrakech, qui elles sont des joyaux. Rien à voir non plus avec la Giralda de Séville, ou la Mosquée de Cordoue.

Le musée, quatre pas plus loin, mosquée de Sidi Bel Hassen, ne ressemble en rien au pavillon de la Ménara à Marrakech se découpant sur l'Atlas enneigé qui se reflète dans son immense bassin. Rassemblant des débris disparates, tessons, poteries, stèles, il parle peu à l'esprit.

Et pourtant, Tlemcen est vraiment aristocratique, comme Istanbul la vieille courtisane qui séduit certains coeurs à jamais, sous sa crasse, sa fumée et sa misère. Mais le souvenir enchanteur qui étreint ceux qui ont appris à l'aimer est d'un autre ordre, ceux-là seuls qui sont aptes à saisir aussi ce qui n'est qu'esprit. Car dans une campagne aussi paradisiaque que les jardins d'Allah, ont vécu de tous temps des mystiques et des poètes, chantant la poésie de l'âme et celle de la beauté. Les deux crédos du musulman, la totale soumission à Dieu, El Lah la Divinité, et une poésie parfois délirante, sont portés vers des sommets par une population originale, unique en Algérie d'avant l'indépendance ; certains éléments de la bourgeoisie marocaine surtout fassie (de Fez) ayant la même origine... Quant à Tlemcen, depuis 1962, il y a eu bien des brassages dévastateurs.

Il est question des Andalous - qu'on les appelle parfois Hadars ou Maures n'y change rien. De teint blanc, ils ne diffèrent pas des Européens, Espagnols, ou même bien plus Nordiques. Car finalement, dans le royaume de Boabdil, il existait 1 % de conquérants et 99 % de mélange Ibères Wisigoths. La race n'a pas évolué. Ils se sentaient autres, bien supérieurs au fond arabo-berbère, et ne s'intégraient pas.

Lorsqu'en 1492 les rois catholiques conquirent Granada, malgré l'exil du roi Boabdil, l'Islam persistait en secret ; et pour assurer leur conquête ils durent réduire l'Alpujara et expulser l'intégralité des musulmans.

Ceux-ci passèrent donc le détroit vers le Maroc, certains furent pirates à Salé par esprit de vengeance, d'autres se pressèrent en grand nombre dans le quartier des Andalous de Fez el Bali, d'autres continuèrent jusqu'au royaume zianide de Tlemcen, qui les reçut à bras ouverts. C'était un apport de grande qualité. Ils apportaient avec eux la civilisation la plus avancée de l'époque. Que l'on n'oublie pas qu'à l'université de Cordoue affluaient les étudiants de l'Espagne catholique, de France et de tout le monde occidental. Que l'on se souvienne d'Ibn Sina (Avicenne) ; ils détenaient face aux barbares du nord, la science, l'art, la médecine, la philosophie et tant d'autres choses. Ainsi, des éléments de décoration de la cathédrale du Puy ont-ils été inspirés par la mosquée de Cordoue !

Il serait totalement aberrant de s'imaginer que ces sept cents années de reconquête aient été une guerre totale et sans merci. Il y avait généralement bon voisinage et relations commerciales normales. Les barons servaient à l'occasion chez les musulmans, le Cid lui-même a eu, à un moment donné, pour allié l'émir de Saragosse. La totalité des Andalous de souche ayant été d'une façon ou d'une autre rejetés à la mer, donc au Maghreb, ceux qui peuplent l'Andalousie actuellement sont venus de Castille, et autres régions d'Espagne et d'ailleurs, par exemple des Allemands du Rhin ont été amenés dans le village de La Carolina, et leurs descendants en ont encore le type. Ils me font rire quand ils revendiquent la culture arabe ! Barbares un peu alanguis par le climat du Sud, le Cante Hondo et les Saetas qui sont leurs chants caractéristiques ont des intonations gitanes mais n'ont rien à voir avec la musique andalouse que j'ai entendue tous les soirs pendant huit ans sous mes fenêtres ; à la nuit tombée, s'accompagnant d'un luth, des jeunes et des moins jeunes, venaient langoureusement sous les micocouliers de la porte des carrières jouer leurs mélodies nostalgiques, tristes même, et si profondes !

II faut dire que des liens étroits existaient de tout temps entre l'Andalousie et l'Afrique, leurs habitants étaient les mêmes grenouilles sur le bord de la mare et passaient de l'une à l'autre avec facilité. Beaucoup d'entre eux avaient durablement gagné le Moghreb et ses grands espaces avant la période fatale ; de ce fait il a toujours existé à Tlemcen une importante élite intellectuelle, poétique, littéraire, philosophique, religieuse, encore confortée par leur afflux, elle a développé des médersas dont la renommée attirait de loin professeurs et élèves. Une bonne partie de cet enseignement était coranique et bien des maîtres étaient des chorfa, des marabouts, des théologiens souvent ascétiques et vertueux ; morts sur place, le peuple leur a voué un culte pour leurs pouvoirs réels ou supposés, ce qui a amené cette floraison de koubbas gracieuses, certaines très anciennes, où je vous emmènerai. Ibn Khaldoun lui même a enseigné longtemps à la médersa de Sidi Bou-médine, lui, le plus grand des historiens musulmans, celui qui a écrit là-bas dans la kasbah de Taour'zout au sud des deux Tahert, sur la Mina, pas loin des grands Djerdda " l'Histoire des Berbères ". Mais il est mort le 25e jour du ramadam de l'an 808 de l'Hégire au Caire - 16 mars 1406 - sa tombe est toute de faïences bleues, si l'on en croit Madame Boisnard. Andalou, de bien avant l'exode, ce n'était pas un théologien, il était plutôt mécréant, mais son génie profond convenait à l'universalité du rayonnement de Tlemcen.

Le Coran vient de Kra, lire, c'est la parole de Dieu révélée à Mohammed, le louangé, par l'intermédiaire de Gabriel, car les origines des trois grandes religions monothéistes sont les mêmes. Pureté, intransigeance absolue dans le monothéisme. Aucun culte n'est reconnu qu'à Dieu seul, l'Unique, le Généreux, le Miséricordieux. Mais le peuple est le peuple, et le Berbère n'est certes pas le type de l'orthodoxie religieuse. Dix fois il a abjuré, en tout cas il n'a renoncé que du bout des lèvres à ses croyances ancestrales, aux idoles peut-être, mais pas aux arbres sacrés, là où les femmes stériles viennent prier en déposant un morceau de leur vêtement. En Turquie d'ailleurs il en va de même. Les chorfa, descendants directs du Prophète, censés disposer d'un pouvoir surnaturel, les marabouts, lignées de saints personnages, par leurs vertus et leurs prières, auraient les mêmes prérogatives, comme de faire pleuvoir, de voler, ou tant d'autres manifestations visibles avec les yeux de la foi.

Les traditions arabes abondent sur ces phénomènes miraculeux dûs à la puissance occulte des serviteurs d'Allah. Sidi Rehane, qui, là-bas sur la corniche faisait labourer ses boeufs et sa charrue tout seul, simplement en posant sa calotte sur le mancheron. De même la grande sainte Lalla Maghnia, mais ceci ne date guère que d'un petit siècle et demi, avait, lors d'une grande disette, rendu un tellis d'orge inépuisable. Dans le feu de l'action, elle avait aussi transformé son berger Kaddour en palmier, et après avoir fauté avec lui, recouvré sa virginité. Rien n'est trop beau pour les élus de notre coeur.

Je le redis bien, ceci est absolument inadmissible pour l'Islam, et un de ses meilleurs commentateurs exilé en France après une longue vie en Algérie, et que j'ai eu l'honneur d'avoir à ma table il y a très longtemps à Orléansville, se trouvant par voie héréditaire marabout dans le Sud Oranais, explique bien que, quant à ce dernier rôle, pour le vrai croyant, rien n'est moins évident. Mais pour le peuple, il en est comme du culte des saints, des calvaires, des vierges de tout poil voire des pierres plantées rendez-vous des farfadets, dans notre pays. Notre vieille bonne bretonne Henriette invoquait conjointement Notre-Dame d'Auray et Sidi bou Médine, avec souvent quelques jurons pour rendre plus pressante sa demande. Alors, nombreux sont en terre berbère les hommages rendus aux saints musulmans, l'histoire en est pleine, depuis les 21 koubba du Figuig qui ont décuplé la force et la puissance du fameux rebelle Bou Âmama, l'homme au turban, dans le Sud Oranais, jusqu'aux charmants mausolées édifiés par la piété populaire à ceux qui ont répondu à leur ferveur. D'ailleurs, ils interviennent aussi dans l'histoire : En 1422 le sultan de Tunis assiégeait Tlemcen qui était à bout. Lorsqu'il fit un rêve terrifiant o son armée en déroute devant les saints protecteurs de la Cité, Sidi bou Médine en tête. Et il leva le siège.

Je vous convie maintenant à me suivre dans une charmante promenade. La plupart des haux lieux du souvenir et de la foi sont au Nord-Est de la ville et relativement groupés. C'est le çoufisme alors en grand honneur, que professaient tous ces marabouts et thaumaturges.

Ici, une petite mosquée au toit de tuiles vernissées, au minaret gracieux surmonté de trois boules et d'un croissant. Une cour intérieure reposante, aux belles mosaïques vertes et aux faïences multicolores. Quand j'avais 15 ans, j'aimais ce calme et la plénitude de ce sanctuaire. Une pierre tombale anonyme sous un caroubier, sur un petit tertre attenant.

C'est le lieu de repos où un cadi de Séville, Abou Abdallah Ech Choudsi vint, fatigué de la vie, se retirer en pèlerin. Il vivait en fabriquant et vendant des sucreries (haloua) qui lui firent donner son nom, Sidi Haloui. Il partageait son temps entre la vie mystique et le soulagement des misères, avec son petit commerce, et laissa à sa mort en 1353, un souvenir impérissable - encore très vivant actuellement.

Un peu plus loin, au milieu de jardins et de vergers entourés de clôture d'épines, se dresse solitaire, un grand minaret isolé, seul reste de la mosquée fondée vers 790 dans le premier Tlemcen musulman, par Idris 1er venu de Fez. Car quelques centaines d'années plus tard, à la fin du XIe siècle, l'Almoravide Youssef ben Tachfine créera la Tlemcen actuelle sous le nom de Tagrart, qui englobera Agadir. Agadir en berbère signifie El Kalaa en arabe, la forteresse.

A quelques 800 mètres se profile un gracieux mausolée tout blanc, dans le feuillage gris bleuté de mûriers centenaires. Couvert d'une coupole, c'est le lieu de repos de Sidi Daoudi ibn Nacer, le patron d'Agadir. Celui du Tlemcen almoravide étant devenu Sidi Bou Medine qui l'a détrôné. Ces lieux de repos sont totalement sereins dans leur riante campagne, d'ailleurs les cimetières musulmans, sobres, avec leurs tombes, une pierre à la tête, une autre aux pieds, donnent l'impression apaisante de l'oubli et du retour à Dieu dans la paix et le pardon. Les troupeaux de moutons paissent au milieu des tombes, le berger y joue de la kas'ba, sa flûte de roseau, tout est calme et souriant De ci, de là s'élèvent des koubbas, les unes en ruines, les autres encore entretenues, blanchies à la chaux. Tout ceci parfois aussi dans un bois d'oliviers magnifiques et pleins d'oiseaux.

C'est alors que, revenant vers la ville, un sentier ombragé nous mène au bois sacré de Sidi Yakoub. Là, au milieu de gigantesques térébinthes, et un sous-bois de pâquerettes, on vénère le modeste tombeau à ciel ouvert de Sidi Yakoub. Ces nécropoles sont si anciennes que l'on finit par oublier la personnalité du saint sinon sa légende. A côté un élégant mausolée octogonal en briques du Xile, restauré il y a quelques sièdes. C'est le tombeau de la sultane. Quelle sultane ? On ne se rappelle plus. Anonymat et égalité des croyants devant la mort. Que tout cela est émouvant Une autre élégante koubba à côté, celle de Sidi Louhb ben Monabbih, saint personnage, qui est encore vénéré. Qu'il est difficile d'apprendre après tant de siècles, la vérité ou tout au moins la légende de ces mystiques qui ont préféré la foi à la richesse, la compagnie du Tout Puissant à celle des hommes !

Après un dernier regard sur ce site charmant, plein de foi et de mystère, il est encore temps pour vous de retourner en arrière, je vous ai prévenu au début, nous nous dirigeons vers les makbara, les champs des morts, qui longent presque continuellement et des deux côtés la route qui mène à El Eubad, où repose Sidi Bou Médine. Les croyants sont déposés nus, roulés dans une natte, dans la terre, sans signes distinctifs, Dieu saura les reconnaître Ce n'est pas que pendant quelques temps, le vendredi, les femmes ne viennent pas au cimetière, c'est d'ailleurs un endroit où l'on se rencontre entre amies. Mais plus tard, c'est l'oubli. Une fois rendues à l'anonymat, les sépultures sont respectées, et il y en a des champs immenses, entre l'actuel cimetière bordé de grilles et de cyprès et El Eubad. Des mausolées s'élèvent de ci de là, les uns en ruines d'autres toujours vénérés. A droite, la koubba couverte d'un toit de tuiles vertes de Sidi Snoussi, grand théologien mort en 1489. Puis un minaret isolé, et un petit mausolée qui abrite Sidi Mohamed Ibn Ameur disparu en 1344 et son fils mort en exil à Bougie en 1355. De celui-là, le souvenir demeure vivace car les femmes y viennent prier les soirs de lune rousse et surtout lorsqu'une comète vient à passer, pour conjurer la guerre. De- ci, de-là quelques ânes s'y abritent du soleil.

A gauche de la route, par contre, une koubba en ruines. C'est le lieu de repos d'Abou Ishak Ibrahim et Tayyar, illustre marabout mort en 1300, qui avait le don des miracles. Il lui arrivait d'assister à Midi à la prière à la Mekke, à 5 heures à la mosquée El Aksa (la lointaine : C'est une mosquée de Jérusalem), et le soir à Sidi Bou Medine, d'où son nom " l'homme volant ". (L'avion se dit Et ayyara.) Tout ceci au milieu d'un fastueux décor de caroubiers, d'aloès, de figuiers de Barbarie, de moutons paissant entre les tombes et de bergers.

Vous me direz que vous ne partagez pas l'enthousiasme des musulmans, et peut-être aussi un peu le mien, pour cette évocation du passé et de ses forces occultes, mais il faut voir aussi en cette visite une agréable promenade dans une campagne délicieuse et fleurie. Bientôt, nous arrivons à El Eubad. Petit village berbère étagé sur la pente du Djebel el Beniane, ombragé de grands arbres, avec des treilles centenaires suspendues à des claies de roseaux, il respire une odeur de mysticisme et son nom d'ailleurs veut dire " les gens pieux ". C'est là que fut enterré un autre Andalou, Choaib ibn(Sidi Bou medine)Hussein el Andaloussi, né à Séville, marabout et thaumaturge, mystique et çoufi, mort près de Tlemcen, vers l'Isser exactement, en 1197, en se rendant de Bougie à Marrakech ce qui n'était pas une mince affaire, appelé par le sultan almohade Yakoub el Mansour.

Le successeur de ce dernier, Mohammed en Nacer, fit élever à sa mémoire un charmant " complexe religieux ", une koubba pour le grand saint, une mosquée pour louer Dieu, une médersa pour l'enseignement, et un mini pied-à-terre pour lui. Médersa où je l'ai dit, d'illustres maîtres dont Ibn Khaldoun ont enseigné. A l'échelle du lieu, qui n'est pas immense, c'est une charmante illustration de l'art chérifien. Car tout ce qui a été beau ou grand à Tlemcen l'a été sous l'égide du Maroc. La koubba, carrelée de zellidges, avec des colonnes en onyx de Mansoura, peintures curieuses et ornements délicats. Dans une salle quadrangulaire, avec des vitraux et des lanternes, murs couverts d'arabesques et d'inscriptions, dans une châsse en bois sculpté disparaissant sous de riches étoffes, dort depuis sept siècles l'Elu de Dieu. A l'entrée, un puits miraculeux dont l'eau est presque aussi célèbre que celle du puits Zem-zem à La Mekke. La margelle en marbre est entaillée prodigieusement par la chaîne depuis sept cents ans !
En face, la mosquée n'est pas grande, mais c'est un petit bijou. C'est la plus riche d'Algérie, parce qu'elle est marocaine. Caractères coufiques, inscriptions multiples, massives portes en bronze ciselé, arcs brisés entièrement calligraphiés. Colonnes du mihrab travaillées avec un art exquis, un élégant minaret tout décoré de zellidges à fond bleu au sommet Et la médersa qui recevait autrefois les étudiants en théologie venus de tout le Moghreb, voire de plus loin, est désertée. Grande cour entourée de portiques à étages, sur laquelle s'ouvrent des cellules destinées aux étudiants comme à la Karaouiyne à Fez. Le tout dans une atmosphère profondément mystique et respectueuse, la porte de la mosquée faite en Espagne, un grand chef-d'œuvre andalou, y aurait été jetée à la mer et transportée miraculeusement à El Eubad !

Les esprits positivistes ne prendront pas au sérieux ce pèlerinage
hors du temps et de l'espace, atmosphère étrange et d'un autre âge. En compensation je vais vous faire parcourir la campagne exubérante et riante dans ce havre de beauté et sous une latitude où le ciel se montre déjà parcimonieux.

Il faut préciser que Tlemcen est pour ainsi dire une oasis de montagne, la terre est aride tout autour, à quelques kilomètres, produisant tout au plus de la vigne et du blé, ou bien une simple steppe caillouteuse. Les ignorants parlent de sources nombreuses. En huit ans de promenades, je n'en ai jamais vu une seule de quelque importance. Parce que la région est karstique, comme les causses.

Un grand plateau terminé par une falaise, Djorf el Kébir, domine la ville gardée par la koubba de Lalla Setti, autre sainte protectrice. Il pleut quand même de novembre à avril ou mai. Mais pas assez pour les fruits de France. Alors, depuis des temps immémoriaux, aux cascades d'El Ourit, à 7 km, le Méfrouch, petite rivière qui naît non loin de là sur le plateau dans un beau cirque entre le col des Zarifètes et Terni, est canalisé en partie, et, née à 1 100 mètres, descend en pente très douce, irriguant tout ce qui est en dessous. C'est la Séguia en Nesrani, le canal du Nazaréen, qui apportait l'eau à Pomonia (Les Vergers) à l'époque romaine Il n'est pas bien gros, tel un ruisseau, un frais murmure s'en échappe parfois, courant très doux, eau très limpide. Des vannes permettent de dériver l'eau dans de petits canaux tout le long, selon des lois sans doute millénaires comme en Espagne. Il donne une fécondité merveilleuse à ce grand verger. Arrivé au-dessus de la ville, il plonge brusquement car il animait autrefois toute une série de moulins qui maintenant le méprisent, répand son eau précieuse le long de son trajet et va se terminer dans les cultures en bas vers Agadir. Dès son changement de destination, les flancs de la falaise, sur lesquels de nombreuses maisonnettes ont été édifiées de tous temps, avec un petit toit de tuiles, se parent de figuiers de Barbarie et de haies de lyciet, plante de sécheresse. Toute la fraîcheur vient donc bien du canal.

De fait, ce verger est limité en surface mais c'est une succession de jardinets enchanteurs où se côtoient tous les fruits de France et même d'ailleurs. Dès la fin janvier, explosion de fleurs d'amandiers qui, comme le retour des cigognes quelques jours plus tard, annonce gaiement le printemps. Mais déjà les pêchers tachent de rose la montagne, les oiseaux, mésanges, rouge-gorges, bergeronnettes, nichent au milieu de pépiements étourdissants, puis les cerisiers éclatent à leur tour, en même temps que les grenadiers. Connaissez-vous ces délices de la poésie persane, ils fleurissent vers Pâques, des fleurs rouges à six pans, les petites grenades rose chair, tels les seins d'une jouvencelle, deviennent en six mois ces beaux fruits charnus auxquels jamais un Arabe n'a pu résister. Dès la mi-avril, les néfliers du Japon aux longs fruits dorés qui fondent dans la bouche, croulent sous leur fardeau. Mais attention, pendant la saison des récoltes, des gardes sont là fusil à la bretelle et ils ont la gâchette facile ; il est plus simple de leur en acheter - avec de bons douros, vos désirs seront les leurs. Puis les bigarreaux, clairs ou foncés, délicieusement fondants, célèbres dans toute l'Oranie. Car peu de sites en Algérie conviennent à cet arbre délicat. Il y a aussi Miliana, et le Hamma au pied du Rocher de Constantine qui fournissait en cerises Paris dès le 15 avril. A des prix sûrement dissuasifs. Mais ce n'est pas fini Fin mai, les délicieux mechmech, les abricots gros ou petits, des raisins en août, même quelques orangers, mais ce n'est pas leur coin favorable car la neige les casse, avec leurs feuilles persistantes. Tous ces arbres ne sont pas alignés en plantations à l'air bête, mais dispersés, mélangés, le terrain est bosselé, comme s'ils avaient choisi chacun de pousser à sa place. Rien d'apaisant comme de suivre le petit chemin longeant le canal au printemps, d'écouter le murmure de l'eau et le chant des oiseaux. Même en plein sirocco, le vent brûlant du Sud, il fait bon sous ses ombrages, c'est un climat de France un peu chaud l'été, mais l'hiver, oui, il neige, j'en ai vu de mes yeux soixante-dix centimètres tombés en un seul jour une mauvaise année. Et dans les rues encore. Deux pensions, les Villas Marguerite et Rivaud, recevaient de longue date les amateurs de calme et de repos dans ce cadre de France.

Il nous est possible à partir de là de grimper sur le plateau de 1 alla Sein, une forêt de pins d'Alep, un plateau dénudé tombant à pic sur Tlemcen de trois cents mètres de haut, plein de fleurs de polygala au printemps, sur son rebord le tombeau de la Sainte qui reposait sous une koubba ouverte aux quatre vents autrefois ; mais tout s'embour
geoise, je l'ai revu bien hermétique et attenant au logement d'un gardien !

Au bout du plateau, à quelque cinq kilomètres, était une ferme européenne avec des vignes, elle a dû changer de mains, la forêt de pins d'Alep toujours sur tout le monticule qui sépare du bassin du Méfrouch la rivière qui a fait la ville, comme l'Egypte est un don du Nil.
De là, on peut gagner le col des Zarifètes et la magnifique forêt de ces arbres, je veux dire des chênes-lièges, dans l'air léger et clair de ses douze cents mètres. Un embranchement va vers la maison forestière d'Hafir dans les bois ensoleillés. Je me souviens d'y être monté à bicyclette, de m'y être reposé un instant, et d'avoir vu tomber de la manche de ma veste posée sur le sol un scorpion jaune de bonne taille ! Avis aux amateurs. Le seul toutefois que j'aie vu à Tlemcen !

Ou bien redescendre vers la plaine, Mansoura la victorieuse, petit village d'agriculteurs, alsaciens pour beaucoup d'entre eux, auprès de laquelle subsistent les ruines en pisé, donc pas mal détruites par la pluie d'hiver, de Mansoura la ville d'Abou Yakoub, construite en 1299 contre Tlemcen pour attendre que cette dernière assiégée, se rende - avec un palais somptueux, en matériaux si fragiles qu'il n'en reste pas trace. Les saints protecteurs de Tlemcen réagirent en faisant périr le sultan, le siège fut levé, il n'y avait eu que cent mille morts de faim, les plus faibles, c'était la sélection naturelle.

Nouvel échec sept ans après, mais en 1337, après un nouveau siège de quatre ans, les Marocains annexaient la ville, et se plurent à la parer de tous les monuments qui font aujourd'hui sa gloire. N'est-ce pas encore une manière de donner la victoire ?

La route, en trois kilomètres, nous ramène à la ville, en passant devant le Sahrij, bassin de deux hectares, construit pour distraire la fille d'un roi de Tlemcen qui venait s'y baigner. On savait vivre en ces temps. On devait sûrement faire évacuer les alentours, pour la circonstance ! C'est l'eau du Méfrouch qui l'alimentait, quand on parle de sources captées à Lalla Setti aussi sèche que Sauveterre, c'est à dire le causse, ce ne peut être que la rivière. Mais soixante dix mille mètres cubes, il devait falloir tout un hiver pour le remplir !

Nous voilà revenus à notre point de départ, en pensée, vous quitterez la région l'âme sereine, je vous l'ai racontée de mon mieux. Ce
n'est que Tlemcen, après tout, petite ville provinciale, grande par son rayonnement et son histoire, sans cesse convoitée, malgré ses solides
remparts, et bien souvent conquise !

Ecrit en 1975. Depuis bien des ravages ont été commis.
Claude Caussignac
N.D.L.R. La suite de cet article comportant l'actualisation de ces notes (1984-1992) paraîtra dans l'Algérianiste n° 64.