Claude CAUSSIGNAC
La sereine mystique
du Maghreb :
TLEMCEN
Que celui qui ne voit qu'avec ses yeux, et ne croit pas
à l'invisible, délaisse ce récit monotone comme la
psalmodie des sourates du Coran, paroles révélées
que les tolba récitent nuit et jour, leur vie entière, en
se balançant lentement dans l'ombre propice de la mosquée.
L'Islam n'est assurément pas dans son essence, une religion mystique
et contemplative. L'ascèse est clairement déconseillée,
les versets enjoignent aux croyants de ne pas mépriser les largesses
de leur Seigneur et d'en user convenablement. Pas de monachisme non plus.
Mais il faut croire que contemplation et mysticisme entrent impérieusement
dans la nature de certaines âmes d'élite, car du 9e au 14e
siècle surtout, apparaissent et prospèrent plusieurs mouvements
mystiques. Vous avez tous sans doute entendu parler des derviches tourneurs
- ordre monacal si l'on veut, fondé au 13e siècle par Mevlâna
Celai et Tin Rumi, à Konya en Turquie. Bien avant, dès le
9e, le soufisme, doctrine d'ascèse et de mysticisme, soufi ou çoufi
veut dire vêtu de laine, a imprégné tout le Moghreb
fort longtemps, et donné à Tlemcen une position privilégiée
dont elle a gardé au delà des siècles, l'héritage.
Maintenant encore elle va sereine et forte, faisant fi des tribulations
humaines, sous la protection des puissants thaumaturges qu'elle honore
toujours dans la conscience de son peuple, sous les oliviers millénaires
et les caroubiers en fleurs.
Peut-être en avez-vous entendu parler lors d'un séjour en
Algérie, et là, accepté d'y passer un grand jour
entier puisque vous prenez votre temps. Ou peut être n'y êtes
vous allé qu'en rêve. Cela ne fait rien, ce que l'on peut
voir en suivant un guide officiel ne vaut pas un tel voyage. Car on se
retrouve dans une petite ville de garnison fort provinciale, au demeurant
assez mal tenue. Bien sûr, on vous parle mosquées, musée,
stade olympique, Hôtel des Zianides, oeuvre de cet architecte boulimique
qui a dénaturé déjà les alentours de Tipasa,
de Sidi-Ferruch
et d'autres lieux encore.
Certes, la grande mosquée est ancienne, elle a été
édifiée par les Almoravides, au 12e siècle, ce qui
ne date pas d'hier. Elle est vaste, avec des arcs en plein cintre blanchis
à la chaux, de vastes lustres en fer forgé, des lanternes
et des tapis comme toutes d'ailleurs. Le mihrab est remarquable etc...
etc... Ce que l'on peut en dire, c'est qu'elle n'est en rien comparable
aux mosquées du Maroc, la Karaouiyne à Fez, la Koutoubia
à Marrakech, qui elles sont des joyaux. Rien à voir non
plus avec la Giralda de Séville, ou la Mosquée de Cordoue.
Le musée, quatre pas plus loin, mosquée de Sidi Bel Hassen,
ne ressemble en rien au pavillon de la Ménara à Marrakech
se découpant sur l'Atlas enneigé qui se reflète dans
son immense bassin. Rassemblant des débris disparates, tessons,
poteries, stèles, il parle peu à l'esprit.
Et pourtant, Tlemcen est vraiment aristocratique, comme Istanbul la vieille
courtisane qui séduit certains coeurs à jamais, sous sa
crasse, sa fumée et sa misère. Mais le souvenir enchanteur
qui étreint ceux qui ont appris à l'aimer est d'un autre
ordre, ceux-là seuls qui sont aptes à saisir aussi ce qui
n'est qu'esprit. Car dans une campagne aussi paradisiaque que les jardins
d'Allah, ont vécu de tous temps des mystiques et des poètes,
chantant la poésie de l'âme et celle de la beauté.
Les deux crédos du musulman, la totale soumission à Dieu,
El Lah la Divinité, et une poésie parfois délirante,
sont portés vers des sommets par une population originale, unique
en Algérie d'avant l'indépendance ; certains éléments
de la bourgeoisie marocaine surtout fassie (de Fez) ayant la même
origine... Quant à Tlemcen, depuis 1962, il y a eu bien des brassages
dévastateurs.
Il est question des Andalous - qu'on les appelle parfois Hadars ou Maures
n'y change rien. De teint blanc, ils ne diffèrent pas des Européens,
Espagnols, ou même bien plus Nordiques. Car finalement, dans le
royaume de Boabdil, il existait 1 % de conquérants et 99 % de mélange
Ibères Wisigoths. La race n'a pas évolué. Ils se
sentaient autres, bien supérieurs au fond arabo-berbère,
et ne s'intégraient pas.
Lorsqu'en 1492 les rois catholiques conquirent Granada, malgré
l'exil du roi Boabdil, l'Islam persistait en secret ; et pour assurer
leur conquête ils durent réduire l'Alpujara et expulser l'intégralité
des musulmans.
Ceux-ci passèrent donc le détroit vers le Maroc, certains
furent pirates à Salé par esprit de vengeance, d'autres
se pressèrent en grand nombre dans le quartier des Andalous de
Fez el Bali, d'autres continuèrent jusqu'au royaume zianide de
Tlemcen, qui les reçut à bras ouverts. C'était un
apport de grande qualité. Ils apportaient avec eux la civilisation
la plus avancée de l'époque. Que l'on n'oublie pas qu'à
l'université de Cordoue affluaient les étudiants de l'Espagne
catholique, de France et de tout le monde occidental. Que l'on se souvienne
d'Ibn Sina (Avicenne) ; ils détenaient face aux barbares du nord,
la science, l'art, la médecine, la philosophie et tant d'autres
choses. Ainsi, des éléments de décoration de la cathédrale
du Puy ont-ils été inspirés par la mosquée
de Cordoue !
Il serait totalement aberrant de s'imaginer que ces sept cents années
de reconquête aient été une guerre totale et sans
merci. Il y avait généralement bon voisinage et relations
commerciales normales. Les barons servaient à l'occasion chez les
musulmans, le Cid lui-même a eu, à un moment donné,
pour allié l'émir de Saragosse. La totalité des Andalous
de souche ayant été d'une façon ou d'une autre rejetés
à la mer, donc au Maghreb, ceux qui peuplent l'Andalousie actuellement
sont venus de Castille, et autres régions d'Espagne et d'ailleurs,
par exemple des Allemands du Rhin ont été amenés
dans le village de La Carolina, et leurs descendants en ont encore le
type. Ils me font rire quand ils revendiquent la culture arabe ! Barbares
un peu alanguis par le climat du Sud, le Cante Hondo et les Saetas qui
sont leurs chants caractéristiques ont des intonations gitanes
mais n'ont rien à voir avec la musique andalouse que j'ai entendue
tous les soirs pendant huit ans sous mes fenêtres ; à la
nuit tombée, s'accompagnant d'un luth, des jeunes et des moins
jeunes, venaient langoureusement sous les micocouliers de la porte des
carrières jouer leurs mélodies nostalgiques, tristes même,
et si profondes !
II faut dire que des liens étroits existaient de tout temps entre
l'Andalousie et l'Afrique, leurs habitants étaient les mêmes
grenouilles sur le bord de la mare et passaient de l'une à l'autre
avec facilité. Beaucoup d'entre eux avaient durablement gagné
le Moghreb et ses grands espaces avant la période fatale ; de ce
fait il a toujours existé à Tlemcen une importante élite
intellectuelle, poétique, littéraire, philosophique, religieuse,
encore confortée par leur afflux, elle a développé
des médersas dont la renommée attirait de loin professeurs
et élèves. Une bonne partie de cet enseignement était
coranique et bien des maîtres étaient des chorfa, des marabouts,
des théologiens souvent ascétiques et vertueux ; morts sur
place, le peuple leur a voué un culte pour leurs pouvoirs réels
ou supposés, ce qui a amené cette floraison de koubbas gracieuses,
certaines très anciennes, où je vous emmènerai. Ibn
Khaldoun lui même a enseigné longtemps à la médersa
de Sidi Bou-médine, lui, le plus grand des historiens musulmans,
celui qui a écrit là-bas dans la kasbah de Taour'zout au
sud des deux Tahert, sur la Mina, pas loin des grands Djerdda " l'Histoire
des Berbères ". Mais il est mort le 25e jour du ramadam de
l'an 808 de l'Hégire au Caire - 16 mars 1406 - sa tombe est toute
de faïences bleues, si l'on en croit Madame Boisnard. Andalou, de
bien avant l'exode, ce n'était pas un théologien, il était
plutôt mécréant, mais son génie profond convenait
à l'universalité du rayonnement de Tlemcen.
Le Coran vient de Kra, lire, c'est la parole de Dieu révélée
à Mohammed, le louangé, par l'intermédiaire de Gabriel,
car les origines des trois grandes religions monothéistes sont
les mêmes. Pureté, intransigeance absolue dans le monothéisme.
Aucun culte n'est reconnu qu'à Dieu seul, l'Unique, le Généreux,
le Miséricordieux. Mais le peuple est le peuple, et le Berbère
n'est certes pas le type de l'orthodoxie religieuse. Dix fois il a abjuré,
en tout cas il n'a renoncé que du bout des lèvres à
ses croyances ancestrales, aux idoles peut-être, mais pas aux arbres
sacrés, là où les femmes stériles viennent
prier en déposant un morceau de leur vêtement. En Turquie
d'ailleurs il en va de même. Les chorfa, descendants directs du
Prophète, censés disposer d'un pouvoir surnaturel, les marabouts,
lignées de saints personnages, par leurs vertus et leurs prières,
auraient les mêmes prérogatives, comme de faire pleuvoir,
de voler, ou tant d'autres manifestations visibles avec les yeux de la
foi.
Les traditions arabes abondent sur ces phénomènes miraculeux
dûs à la puissance occulte des serviteurs d'Allah. Sidi Rehane,
qui, là-bas sur la corniche faisait labourer ses boeufs et sa charrue
tout seul, simplement en posant sa calotte sur le mancheron. De même
la grande sainte Lalla Maghnia, mais ceci ne date guère que d'un
petit siècle et demi, avait, lors d'une grande disette, rendu un
tellis d'orge inépuisable. Dans le feu de l'action, elle avait
aussi transformé son berger Kaddour en palmier, et après
avoir fauté avec lui, recouvré sa virginité. Rien
n'est trop beau pour les élus de notre coeur.
Je le redis bien, ceci est absolument inadmissible pour l'Islam, et un
de ses meilleurs commentateurs exilé en France après une
longue vie en Algérie, et que j'ai eu l'honneur d'avoir à
ma table il y a très longtemps à Orléansville, se
trouvant par voie héréditaire marabout dans le Sud Oranais,
explique bien que, quant à ce dernier rôle, pour le vrai
croyant, rien n'est moins évident. Mais pour le peuple, il en est
comme du culte des saints, des calvaires, des vierges de tout poil voire
des pierres plantées rendez-vous des farfadets, dans notre pays.
Notre vieille bonne bretonne Henriette invoquait conjointement Notre-Dame
d'Auray et Sidi bou Médine, avec souvent quelques jurons pour rendre
plus pressante sa demande. Alors, nombreux sont en terre berbère
les hommages rendus aux saints musulmans, l'histoire en est pleine, depuis
les 21 koubba du Figuig qui ont décuplé la force et la puissance
du fameux rebelle Bou Âmama, l'homme au turban, dans le Sud Oranais,
jusqu'aux charmants mausolées édifiés par la piété
populaire à ceux qui ont répondu à leur ferveur.
D'ailleurs, ils interviennent aussi dans l'histoire : En 1422 le sultan
de Tunis assiégeait Tlemcen qui était à bout. Lorsqu'il
fit un rêve terrifiant o son armée en déroute devant
les saints protecteurs de la Cité, Sidi bou Médine en tête.
Et il leva le siège.
Je vous convie maintenant à me suivre dans une charmante promenade.
La plupart des haux lieux du souvenir et de la foi sont au Nord-Est de
la ville et relativement groupés. C'est le çoufisme alors
en grand honneur, que professaient tous ces marabouts et thaumaturges.
Ici, une petite mosquée au toit de tuiles vernissées, au
minaret gracieux surmonté de trois boules et d'un croissant. Une
cour intérieure reposante, aux belles mosaïques vertes et
aux faïences multicolores. Quand j'avais 15 ans, j'aimais ce calme
et la plénitude de ce sanctuaire. Une pierre tombale anonyme sous
un caroubier, sur un petit tertre attenant.
C'est le lieu de repos où un cadi de Séville, Abou Abdallah
Ech Choudsi vint, fatigué de la vie, se retirer en pèlerin.
Il vivait en fabriquant et vendant des sucreries (haloua) qui lui firent
donner son nom, Sidi Haloui. Il partageait son temps entre la vie mystique
et le soulagement des misères, avec son petit commerce, et laissa
à sa mort en 1353, un souvenir impérissable - encore très
vivant actuellement.
Un peu plus loin, au milieu de jardins et de vergers entourés de
clôture d'épines, se dresse solitaire, un grand minaret isolé,
seul reste de la mosquée fondée vers 790 dans le premier
Tlemcen musulman, par Idris 1er venu de Fez. Car quelques centaines d'années
plus tard, à la fin du XIe siècle, l'Almoravide Youssef
ben Tachfine créera la Tlemcen actuelle sous le nom de Tagrart,
qui englobera Agadir. Agadir en berbère signifie El Kalaa en arabe,
la forteresse.
A quelques 800 mètres se profile un gracieux mausolée tout
blanc, dans le feuillage gris bleuté de mûriers centenaires.
Couvert d'une coupole, c'est le lieu de repos de Sidi Daoudi ibn Nacer,
le patron d'Agadir. Celui du Tlemcen almoravide étant devenu Sidi
Bou Medine qui l'a détrôné. Ces lieux de repos sont
totalement sereins dans leur riante campagne, d'ailleurs les cimetières
musulmans, sobres, avec leurs tombes, une pierre à la tête,
une autre aux pieds, donnent l'impression apaisante de l'oubli et du retour
à Dieu dans la paix et le pardon. Les troupeaux de moutons paissent
au milieu des tombes, le berger y joue de la kas'ba, sa flûte de
roseau, tout est calme et souriant De ci, de là s'élèvent
des koubbas, les unes en ruines, les autres encore entretenues, blanchies
à la chaux. Tout ceci parfois aussi dans un bois d'oliviers magnifiques
et pleins d'oiseaux.
C'est alors que, revenant vers la ville, un sentier ombragé nous
mène au bois sacré de Sidi Yakoub. Là, au milieu
de gigantesques térébinthes, et un sous-bois de pâquerettes,
on vénère le modeste tombeau à ciel ouvert de Sidi
Yakoub. Ces nécropoles sont si anciennes que l'on finit par oublier
la personnalité du saint sinon sa légende. A côté
un élégant mausolée octogonal en briques du Xile,
restauré il y a quelques sièdes. C'est le tombeau de la
sultane. Quelle sultane ? On ne se rappelle plus. Anonymat et égalité
des croyants devant la mort. Que tout cela est émouvant Une autre
élégante koubba à côté, celle de Sidi
Louhb ben Monabbih, saint personnage, qui est encore vénéré.
Qu'il est difficile d'apprendre après tant de siècles, la
vérité ou tout au moins la légende de ces mystiques
qui ont préféré la foi à la richesse, la compagnie
du Tout Puissant à celle des hommes !
Après un dernier regard sur ce site charmant, plein de foi et de
mystère, il est encore temps pour vous de retourner en arrière,
je vous ai prévenu au début, nous nous dirigeons vers les
makbara, les champs des morts, qui longent presque continuellement et
des deux côtés la route qui mène à El Eubad,
où repose Sidi Bou Médine. Les croyants sont déposés
nus, roulés dans une natte, dans la terre, sans signes distinctifs,
Dieu saura les reconnaître Ce n'est pas que pendant quelques temps,
le vendredi, les femmes ne viennent pas au cimetière, c'est d'ailleurs
un endroit où l'on se rencontre entre amies. Mais plus tard, c'est
l'oubli. Une fois rendues à l'anonymat, les sépultures sont
respectées, et il y en a des champs immenses, entre l'actuel cimetière
bordé de grilles et de cyprès et El Eubad. Des mausolées
s'élèvent de ci de là, les uns en ruines d'autres
toujours vénérés. A droite, la koubba couverte d'un
toit de tuiles vertes de Sidi Snoussi, grand théologien mort en
1489. Puis un minaret isolé, et un petit mausolée qui abrite
Sidi Mohamed Ibn Ameur disparu en 1344 et son fils mort en exil à
Bougie en 1355. De celui-là, le souvenir demeure vivace car les
femmes y viennent prier les soirs de lune rousse et surtout lorsqu'une
comète vient à passer, pour conjurer la guerre. De- ci,
de-là quelques ânes s'y abritent du soleil.
A gauche de la route, par contre, une koubba en ruines. C'est le lieu
de repos d'Abou Ishak Ibrahim et Tayyar, illustre marabout mort en 1300,
qui avait le don des miracles. Il lui arrivait d'assister à Midi
à la prière à la Mekke, à 5 heures à
la mosquée El Aksa (la lointaine : C'est une mosquée de
Jérusalem), et le soir à Sidi Bou Medine, d'où son
nom " l'homme volant ". (L'avion se dit Et ayyara.) Tout ceci
au milieu d'un fastueux décor de caroubiers, d'aloès, de
figuiers de Barbarie, de moutons paissant entre les tombes et de bergers.
Vous me direz que vous ne partagez pas l'enthousiasme des musulmans, et
peut-être aussi un peu le mien, pour cette évocation du passé
et de ses forces occultes, mais il faut voir aussi en cette visite une
agréable promenade dans une campagne délicieuse et fleurie.
Bientôt, nous arrivons à El Eubad. Petit village berbère
étagé sur la pente du Djebel el Beniane, ombragé
de grands arbres, avec des treilles centenaires suspendues à des
claies de roseaux, il respire une odeur de mysticisme et son nom d'ailleurs
veut dire " les gens pieux ". C'est là que fut enterré
un autre Andalou, Choaib ibn(Sidi Bou medine)Hussein el Andaloussi, né
à Séville, marabout et thaumaturge, mystique et çoufi,
mort près de Tlemcen, vers l'Isser exactement, en 1197, en se rendant
de Bougie
à Marrakech ce qui n'était pas une mince affaire, appelé
par le sultan almohade Yakoub el Mansour.
Le successeur de ce dernier, Mohammed en Nacer, fit élever à
sa mémoire un charmant " complexe religieux ", une koubba
pour le grand saint, une mosquée pour louer Dieu, une médersa
pour l'enseignement, et un mini pied-à-terre pour lui. Médersa
où je l'ai dit, d'illustres maîtres dont Ibn Khaldoun ont
enseigné. A l'échelle du lieu, qui n'est pas immense, c'est
une charmante illustration de l'art chérifien. Car tout ce qui
a été beau ou grand à Tlemcen l'a été
sous l'égide du Maroc. La koubba, carrelée de zellidges,
avec des colonnes en onyx de Mansoura, peintures curieuses et ornements
délicats. Dans une salle quadrangulaire, avec des vitraux et des
lanternes, murs couverts d'arabesques et d'inscriptions, dans une châsse
en bois sculpté disparaissant sous de riches étoffes, dort
depuis sept siècles l'Elu de Dieu. A l'entrée, un puits
miraculeux dont l'eau est presque aussi célèbre que celle
du puits Zem-zem à La Mekke. La margelle en marbre est entaillée
prodigieusement par la chaîne depuis sept cents ans !
En face, la mosquée n'est pas grande, mais c'est un petit bijou.
C'est la plus riche d'Algérie, parce qu'elle est marocaine. Caractères
coufiques, inscriptions multiples, massives portes en bronze ciselé,
arcs brisés entièrement calligraphiés. Colonnes du
mihrab travaillées avec un art exquis, un élégant
minaret tout décoré de zellidges à fond bleu au sommet
Et la médersa qui recevait autrefois les étudiants en théologie
venus de tout le Moghreb, voire de plus loin, est désertée.
Grande cour entourée de portiques à étages, sur laquelle
s'ouvrent des cellules destinées aux étudiants comme à
la Karaouiyne à Fez. Le tout dans une atmosphère profondément
mystique et respectueuse, la porte de la mosquée faite en Espagne,
un grand chef-d'uvre andalou, y aurait été jetée
à la mer et transportée miraculeusement à El Eubad
!
Les esprits positivistes ne prendront pas au sérieux ce pèlerinage
hors du temps et de l'espace, atmosphère
étrange et d'un autre âge. En compensation je vais vous faire
parcourir la campagne exubérante et riante dans ce havre de beauté
et sous une latitude où le ciel se montre déjà parcimonieux.
Il faut préciser que Tlemcen est pour ainsi dire une oasis de montagne,
la terre est aride tout autour, à quelques kilomètres, produisant
tout au plus de la vigne et du blé, ou bien une simple steppe caillouteuse.
Les ignorants parlent de sources nombreuses. En huit ans de promenades,
je n'en ai jamais vu une seule de quelque importance. Parce que la région
est karstique, comme les causses.
Un grand plateau terminé par une falaise, Djorf el Kébir,
domine la ville gardée par la koubba de Lalla Setti, autre sainte
protectrice. Il pleut quand même de novembre à avril ou mai.
Mais pas assez pour les fruits de France. Alors, depuis des temps immémoriaux,
aux cascades d'El Ourit, à 7 km, le Méfrouch, petite rivière
qui naît non loin de là sur le plateau dans un beau cirque
entre le col des Zarifètes et Terni, est canalisé en partie,
et, née à 1 100 mètres, descend en pente très
douce, irriguant tout ce qui est en dessous. C'est la Séguia en
Nesrani, le canal du Nazaréen, qui apportait l'eau à Pomonia
(Les Vergers) à l'époque romaine Il n'est pas bien gros,
tel un ruisseau, un frais murmure s'en échappe parfois, courant
très doux, eau très limpide. Des vannes permettent de dériver
l'eau dans de petits canaux tout le long, selon des lois sans doute millénaires
comme en Espagne. Il donne une fécondité merveilleuse à
ce grand verger. Arrivé au-dessus de la ville, il plonge brusquement
car il animait autrefois toute une série de moulins qui maintenant
le méprisent, répand son eau précieuse le long de
son trajet et va se terminer dans les cultures en bas vers Agadir. Dès
son changement de destination, les flancs de la falaise, sur lesquels
de nombreuses maisonnettes ont été édifiées
de tous temps, avec un petit toit de tuiles, se parent de figuiers de
Barbarie et de haies de lyciet, plante de sécheresse. Toute la
fraîcheur vient donc bien du canal.
De fait, ce verger est limité en surface mais c'est une succession
de jardinets enchanteurs où se côtoient tous les fruits de
France et même d'ailleurs. Dès la fin janvier, explosion
de fleurs d'amandiers qui, comme le retour des cigognes quelques jours
plus tard, annonce gaiement le printemps. Mais déjà les
pêchers tachent de rose la montagne, les oiseaux, mésanges,
rouge-gorges, bergeronnettes, nichent au milieu de pépiements étourdissants,
puis les cerisiers éclatent à leur tour, en même temps
que les grenadiers. Connaissez-vous ces délices de la poésie
persane, ils fleurissent vers Pâques, des fleurs rouges à
six pans, les petites grenades rose chair, tels les seins d'une jouvencelle,
deviennent en six mois ces beaux fruits charnus auxquels jamais un Arabe
n'a pu résister. Dès la mi-avril, les néfliers du
Japon aux longs fruits dorés qui fondent dans la bouche, croulent
sous leur fardeau. Mais attention, pendant la saison des récoltes,
des gardes sont là fusil à la bretelle et ils ont la gâchette
facile ; il est plus simple de leur en acheter - avec de bons douros,
vos désirs seront les leurs. Puis les bigarreaux, clairs ou foncés,
délicieusement fondants, célèbres dans toute l'Oranie.
Car peu de sites en Algérie conviennent à cet arbre délicat.
Il y a aussi Miliana,
et le Hamma au pied du Rocher de Constantine qui fournissait en cerises
Paris dès le 15 avril. A des prix sûrement dissuasifs. Mais
ce n'est pas fini Fin mai, les délicieux mechmech, les abricots
gros ou petits, des raisins en août, même quelques orangers,
mais ce n'est pas leur coin favorable car la neige les casse, avec leurs
feuilles persistantes. Tous ces arbres ne sont pas alignés en plantations
à l'air bête, mais dispersés, mélangés,
le terrain est bosselé, comme s'ils avaient choisi chacun de pousser
à sa place. Rien d'apaisant comme de suivre le petit chemin longeant
le canal au printemps, d'écouter le murmure de l'eau et le chant
des oiseaux. Même en plein sirocco, le vent brûlant du Sud,
il fait bon sous ses ombrages, c'est un climat de France un peu chaud
l'été, mais l'hiver, oui, il neige, j'en ai vu de mes yeux
soixante-dix centimètres tombés en un seul jour une mauvaise
année. Et dans les rues encore. Deux pensions, les Villas Marguerite
et Rivaud, recevaient de longue date les amateurs de calme et de repos
dans ce cadre de France.
Il nous est possible à partir de là de grimper sur le plateau
de 1 alla Sein, une forêt de pins d'Alep, un plateau dénudé
tombant à pic sur Tlemcen de trois cents mètres de haut,
plein de fleurs de polygala au printemps, sur son rebord le tombeau de
la Sainte qui reposait sous une koubba ouverte aux quatre vents autrefois
; mais tout s'embourgeoise, je l'ai revu bien hermétique
et attenant au logement d'un gardien !
Au bout du plateau, à quelque cinq kilomètres, était
une ferme européenne avec des vignes, elle a dû changer de
mains, la forêt de pins d'Alep toujours sur tout le monticule qui
sépare du bassin du Méfrouch la rivière qui a fait
la ville, comme l'Egypte est un don du Nil.
De là, on peut gagner le col des Zarifètes et la magnifique
forêt de ces arbres, je veux dire des chênes-lièges,
dans l'air léger et clair de ses douze cents mètres. Un
embranchement va vers la maison forestière d'Hafir dans les bois
ensoleillés. Je me souviens d'y être monté à
bicyclette, de m'y être reposé un instant, et d'avoir vu
tomber de la manche de ma veste posée sur le sol un scorpion jaune
de bonne taille ! Avis aux amateurs. Le seul toutefois que j'aie vu à
Tlemcen !
Ou bien redescendre vers la plaine, Mansoura la victorieuse, petit village
d'agriculteurs, alsaciens pour beaucoup d'entre eux, auprès de
laquelle subsistent les ruines en pisé, donc pas mal détruites
par la pluie d'hiver, de Mansoura la ville d'Abou Yakoub, construite en
1299 contre Tlemcen pour attendre que cette dernière assiégée,
se rende - avec un palais somptueux, en matériaux si fragiles qu'il
n'en reste pas trace. Les saints protecteurs de Tlemcen réagirent
en faisant périr le sultan, le siège fut levé, il
n'y avait eu que cent mille morts de faim, les plus faibles, c'était
la sélection naturelle.
Nouvel échec sept ans après, mais en 1337, après
un nouveau siège de quatre ans, les Marocains annexaient la ville,
et se plurent à la parer de tous les monuments qui font aujourd'hui
sa gloire. N'est-ce pas encore une manière de donner la victoire
?
La route, en trois kilomètres, nous ramène à la ville,
en passant devant le Sahrij, bassin de deux hectares, construit pour distraire
la fille d'un roi de Tlemcen qui venait s'y baigner. On savait vivre en
ces temps. On devait sûrement faire évacuer les alentours,
pour la circonstance ! C'est l'eau du Méfrouch qui l'alimentait,
quand on parle de sources captées à Lalla Setti aussi sèche
que Sauveterre, c'est à dire le causse, ce ne peut être que
la rivière. Mais soixante dix mille mètres cubes, il devait
falloir tout un hiver pour le remplir !
Nous voilà revenus à notre point de départ, en pensée,
vous quitterez la région l'âme sereine, je vous l'ai racontée
de mon mieux. Ce
n'est que Tlemcen, après tout, petite ville provinciale, grande
par son rayonnement et son histoire, sans cesse convoitée, malgré
ses solides
remparts, et bien souvent conquise !
Ecrit en 1975. Depuis bien des ravages
ont été commis.
Claude Caussignac
N.D.L.R. La suite de cet article comportant l'actualisation de ces notes
(1984-1992) paraîtra dans l'Algérianiste n° 64.
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