SALAOUETCHES - Paul Achard
Evocation pittoresque de la vie algérienne en 1900
APRÈS-MIDI D'ALGER
pages 129 à 155
TERRAINS VAGUES, AÏDÉ LA QUESTION! , A L'OMBRE DES TRAMOUSSES EN FLEURS, COUP DE CLASSE, LORIA, CITADINS, LA BONNE DU CAFÉ MAURE,
SCANDALE RUE DE LA MARINE, CHEZ MAKLOUF EN CABINET PARTICULIER, A COURRO, COURRO ET DEMI, UNE TÊTE,COURSE AU FLAMBEAU, JEUX ET RIS, LE PLUS BEAU JOUR DE SA VIE, IDYLLE A LA CANTÈRE, SOUS LES ARCADES
Illustrations de Charles Brouty
Editions Baconnier

 


mise sur site le 20-3-2011

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APRÈS-MIDI D'ALGER

TERRAINS VAGUES.

ALGER en est pleine ( Alger est du féminin.) : l'esplanade de Bab-el-Oued, le no man's land entourant le tombeau de Barchicha le Saint juif, les abords de " la Carrière à Madame Jaubert ", le terre-plein dominé par la prison de Barberousse, les solitudes des " Quat' Canons ", les ravins et les routes pierreuses du Tagarin, du Fort-l'Empereur et du Télemly, les hauteurs stratégiques du Petit Plateau et le bastion du village d'Isly, sont autant de royaumes déserts où poussent, dans une fraternelle promiscuité, la ronce, le bidon à pétrole, le chardon, le cul de bouteille et ce qu'il est convenu d'appeler improprement la " sentinelle ". Des malins, dès 1890, achètent ces terrains à vingt sous le mètre. Comme réclame, on évoquera bientôt l'image pittoresque et tumultueuse du père de Redon - que de pères, à l'Algérie ! - ce front en citadelle, cette couronne de cheveux socratique, cette barbe en coup de vent et cette conviction, cette force de persuasion, qui est capable d'aller du bouton de veste arraché, jusqu'au rapport circonstancié, lu à n'importe quelle tribune, même celle de la Chambre, où l'accueillent les incompétences coudoyant les " j' m'enfoutismes".

Ainsi la Préfecture sautera, la Marine sera démolie, Bab-el-Oued ressemblera à New-York et l'Agha à San- Francisco. Marabout de Redon l'a dit : cela arrivera. Aussi

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dépêchons-nous de revoir ces sites barbares sous la lumière de l'archaïsme, avec leurs habitants ; les " irascibles indigènes ", les " vils escarpes ", les " dangereux récidivistes ", et les " imprudents promeneurs ". Le flirt y fleurit, le coup de classe y sévit, les enfants y font loria, la bonne du café maure y donne des rendez-vous, le courro y gagne son titre à coups de tête et la police y intervient... quelquefois.

AÏDÉ LA QUESTION!

La môme " Rossignol " est une modiste, dont la soeur est une beauté d'Alger. On les a surnommées ainsi parce qu'elles sont légères, frivoles, aériennes. Mais sérieuses : l'une a très bien fini, l'autre assez bien. Pour l'instant, la plus jeune a quinze ans. Sans plus la dépeindre, on peut dire qu'elle est déjà femme ; deux femmes même. Tous les " mangeurs de fourrage " la suivent quand elle va travailler chez les soeurs Ceccaldi. Celles-ci ont un frère, le jeune César, qui veille sur la vertu de l'apprentie. Il ne sait où donner de la tête car il devrait se battre dix fois par jour pour empêcher les " rippeurs " de tirer la langue derrière le joli déhanchement de la petite. Il y renonce enfin.

La môme Rossignol, elle, ne pense pas à mal. Elle accepte les rendez-vous, même les promenades à deux. Peu lui importe que les rivaux en viennent aux mains dans les rues sombres du quartier Rovigo, devant le Lycée ou vers les régions désertes environnant la Faculté. Toujours gracieuse, souriante, même narquoise, elle garde sa vertu. Elle est même fort capable d'allonger une gifle au " frotteur " qui voudrait aller trop loin. Le jeune Marella, le benjamin de cinq frères unis comme les cinq doigts de la main, paraît jouir d'une place privilégiée dans les faveurs de la blonde Rossignol. Car elle est blonde aux yeux bleus : une rareté.

Tous deux se promènent sur les hauteurs dominant Alger. On s'allonge sous les figuiers. On boit du Benichama et l'on mange des biscuits " de chez Fabreguette "> la maison où il y a une si jolie vendeuse. On parle beaucoup. On essaie aussi d'agir. Mais Marella a peur des risques et des claques. Quant à Jeannette, elle se sait capable, d'un coup de pied, d'envoyer dinguer le greluchon " en bas des oliviers ".

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Et puis les " jeunesses " sont protégées : il y a les frères, les beaux- frères, leurs amis, leurs voisins, qui tous prennent à leur compte la vertu menacée. Alger est une ville pleine de vertu.

A L'OMBRE DES TRAMOUSSES EN FLEURS

Alors on a recours à la ruse. On tâte de la promenade en barque, de la partie de pêche qui prend tout un dimanche. On va jusqu'à s'embarquer sur la vedette qui " fait " Fort-de-l'Eau. Là, sur la plage déserte, on grignote des cacahuètes, des tramousses, on trempe ses pieds dans l'eau ; la prochaine fois on apportera " le costume de bain " ; comme il n'y a pas de cabines, il faudra bien se déshabiller quelque part pour se rhabiller, en baigneuse, en arborant ces tenues de scaphandriers qu'étaient les costumes balnéaires avant la guerre. Le jour tant espéré est arrivé ; on a mangé et surtout bu : anisette, vin doux, limonade, cacahuètes, tramousses, font un drôle de mélange. Mais, au moment de procéder à la transformation vestimentaire, Rossignol est prise d'un malaise. Insolation ? Non, tramousses. Qu'on le veuille ou non, il faut vomir. Alors on gagne le village, on entre dans un café prendre un vulnéraire. Toute la famille du patron s'en mêle, s'intéresse, conseille, veut même raccompagner. " C'est foutu ", songe le dernier des Marella. Rossignol a la même impression, car, au rendez-vous suivant, elle envoie en son lieu et place Estelle Sarfati. Celle-ci, depuis longtemps, a à ses trousses plusieurs mauvais garçons de la rue de la Lyre, qui voient en elle un gibier appétissant, fort propre à enrichir leur chasse gardée et du reste productive. En cet an de grâce 1903, l'échec de Marella devant Rossignol fut accueilli au lycée par cette remarque d'un camarade : " Quand même, qué honnêtes qu'elles sont les Algériennes ! "

COUP DE CLASSE

Le jeune Marella n'est pas bête ; le samedi suivant, Bénaïm (où travaille la jeune Sarfati) étant fermée, la remplaçante est emmenée par lui au Ravin de la Femme Sauvage. Là, vautrés dans l'herbe, on déterre des " petites patates " qu'on se passe de bouche à bouche. Soudain, une

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silhouette peu rassurante se découpe au haut d'une butte. Un homme, deux hommes, trois hommes surgissent. La petite a peur ; elle se lève et veut partir ; le jeune homme voudrait crâner, il reste ; elle fait quelques pas de retraite, pour le décider à quitter les lieux, car elle a reconnu les visages qui la poursuivent depuis des mois. Deux bras la saisissent sous les épaules ; deux autres lui prennent les jambes ; le groupe emporte sa proie, disparaît derrière un repli de terrain. L'amoureux, indigné, s'élance, mais un coup de tête venu on ne sait d'où lui enlève tout contrôle sur ce qui va se passer. Quand il revient à lui et se tamponne le nez, tout saignant, il s'aperçoit qu'il est seul. Tout seul. Il croit qu'il a été le jouet d'un cauchemar. Mais il est bien obligé de reconnaître qu'il n'a pas rêvé, lorsque, à neuf heures du soir, un agent se présente chez lui, pour requérir son témoignage dans une affaire de " coup de classe ", d'où la jeune Sarfati s'est tirée heureusement sans trop de dommages, grâce à l'intervention d'un sous-officier du génie, qui passait par là avec sa fiancée et qui a mis en fuite les agresseurs. On demande au pauvre gosse le signalement de ces derniers ; il l'ignore totalement. Quant à la petite, elle ne le donnera jamais : elle a bien trop peur des représailles.

LORIA

Ces " tristes individus " un peu trop entreprenants, eussent bien mérité d'être pris entre deux feux s'ils se fussent trouvés par hasard à égale distance des deux camps d'une loria en règle. Il ne faut pas souhaiter aux promeneurs d'être placés dans la zone de tir de deux bandes de jeunes forcenés qui viennent de se déclarer la guerre à coups de pierres. Pour un rien, pour un mot, une insulte, ou une contestation survenue au cours d'une partie de billes ou de noyaux, c'en est fait. Deux groupes se forment, s'éloignent l'un de l'autre et soudain retentit le cri belliqueux :
- Loria !

Et la bataille à coups de cailloux commence. Les uns se servent de leurs mains, les autres de frondes, dont le type le plus courant est le tire-boulettes fait avec une petite fourche de branches au bout desquelles sont fixés deux

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élastiques et une pochette de cuir. Au bout de quelques instants, les têtes ont des bosses ; souvent les crânes ont des trous. Et, la paix signée, chacun songe en regardant sa blouse maculée et sa culotte déchirée par les obstacles de la guerre en campagne, à la raclée qu'il recevra en rentrant à la maison. Mais le lendemain chacun dira :
- Quand même, la mort des coqs, on a bien rigolé ! ".

CITADINS

C'est dans un de ces sites sauvages et parmi ces solitudes peu ou mal fréquentées, qu'Aïcha bent Brahim rencontrait son amoureux. Son amoureux était peintre, natif de l'Ile-de-France et dont la longue chevelure d'esthète et la barbe philosophique faisaient un curieux contraste avec les facies des clients habituels du Café Maure ou Aïcha travaillait comme fille de cuisine. L'artiste aimait l'ambiance de cet établissement, situé rue de la Marine, et exploité par un certain Lâmine, émule du célèbre Makhlouf.

Dehors, sur les nattes, à l'ombre des arcades proches de celles de la Mosquée, protégés contre les plaisanteries des passants par une frontière de pots de fleurs abritant des rangées de babouches, tout un monde indigène de l'uléma au portefaix, buvait de l'eau fraîche dans de grands verres et du café maure dans des tasses minuscules et surchargées de dorures. On fume beaucoup, en silence : le narguilé, la longue pipe en terre ou la cigarette. De temps à autre une grande barbe raconte et toute la terrasse écoute.

Dans la fraîche salle de l'intérieur, dont les colonnades sont ornées de mosaïques et de faïences couvertes d'inscriptions coraniques, des mangeurs voraces et pressés avalent les portions de couscous, de mouton au piment et à la tomate, de poivrons au safran, de loubia, de chtit'ha, de kebab, de marga, de barbouche, de boulettes à la sauce piquante et de tchouktchouka, que leur sert un grand Arabe à la voix de stentor dont les " commandes " retentissent avec éclat :
- Y un couscous soigné, un ! Trois barbouches pour le numéro ouahad, envoyi ! La loubia y en a plus, tiraillor tout mangé !

Un gros bruit de mâchoires accompagne la scène. Des gueules ouvertes comme des passe-boules engouffrent

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des potées d'eau fraîche ; on entend des " aha ! " de satisfaction. Les mieux élevés éructent. Les mouches, furieuses, attaquent les tranches de pastèque et les pâtisseries au miel qu'un vieux Turc, avec des gestes d'alchimiste, aligne sur une étagère verte.

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LA BONNE DU CAFÉ MAURE

La tête enfouie sous trois kilos de turbans, le frère du patron est absorbé dans la confection du café. Le ciel peut tomber, Saïd ne bougera pas. Au contraire, le fils, Allel, emporte les verres, passe les salières, essuie les tables et les bancs ; la blancheur de la serviette qu'il agite met en valeur la teinte de ses doigts rougis au henné. Son père, le Kaouadji, va d'une table à l'autre, poussant en avant son gros ventre recouvert d'un gilet brodé aux cent boutons. Il félicite les clients pour leur choix et pour leur appétit. Il devrait les complimenter sur leur estomac. Par la porte de la cuisine, entre-bâillée à cause de la chaleur, on aperçoit la patronne affairée, tatillonne, balançant son corps trop lourd, à la façon d'une cane ; devant le gril rougeoyant où grésillent les brochettes de viandes fumantes au puissant fumet, le visage d'Aïcha bent Brahim s'éclaire d'étranges lueurs. Le portraitiste, en regardant cette fille qui n'est ni belle ni laide, mais qui est représentative d'une race, a souvent pensé à cette Mauresque qui fut la maîtresse de Benjamin Constant et posa la " Salomé " de Regnault. Aïcha lui donnerait une Cléopâtre admirable. Elle a le nez court et droit, le sourcil horizontal, l'oeil triangulaire. Non qu'elle soit désirable, mais elle a du type... Aïcha a été jolie à douze ans, quand un autre gargotier de la rue de la Mer Rouge, Bachir ben Kouider, l'a épousée. A dix-neuf ans, elle a été répudiée par ce qu'elle n'a su donner à son mari aucun enfant, sauf trois filles. Le marchand de soupe arabe disait couramment en montrant le garçon que lui avait fourni la grosse Fatoum sa seconde femme : " J'ai un enfant et trois filles ". Les gamines abandonnées ont été recueillies par la fondation Lavigerie. Elles portent entre les yeux la petite croix bleue des écoles chrétiennes.

Aïcha a gagné dans le mariage qui l'a prématurément fanée, de bonnes connaissances dans l'art d'accommoder le mouton et les épices. Aussi Lâmine l'a-t-il engagée comme aide-cuisinière de sa femme. C'est là que Jean Pannelle, Prix de Rome et professeur de dessin, l'a découverte. Sans se soucier des quolibets qui l'accueillent lorsqu'il passe sous les voûtes de la Mosquée où il entend murmurer un peu partout " La bonne du Café Maure ! ", il a couché sur le papier une bonne douzaine d'esquisses qu'il pense présenter au Salon des Artistes Français. Mais il a compté sans ses élèves de l'Ecole des Beaux-Arts. En effet, ne

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pouvant, au cours de ses promenades sentimentales, fixer avec des couleurs le profil impérial de celle qu'il entoure d'une passion toute artistique, il a fait venir Aïcha chez lui, où il a commencé sa grande toile de Cléopâtre.

SCANDALE RUE DE LA MARINE

Ce fut un beau tchaklalla dans le quartier. La concierge, une matrone redoutable nommée Madame Fresco, ameuta toute la maison.
- Yo no sais qu'est-ce qui mé rétient dé aller lé chercher al' Commissare dé Poulice ! Mira, qué esté salope elle fait la danse del ventre por loui tout sol à cé saligaud-là ! Mira, mira !

Effectivement, on pouvait voir, les fenêtres étant ouvertes, la bonne du Café Maure, vêtue en reine d'Egypte, le cou et les bras chargés de faux bijoux achetés à la Place de Chartres, prendre les attitudes voluptueuses que lui indiquait le brave professeur.

Lors de la seconde séance, tous les locataires se rassemblèrent dans la cour et se mirent à pousser des cris hostiles. Quelques élèves de l'Ecole, prévenus on ne sait comment, s'étaient joints à eux. La fureur des spectateurs s'accrut de ne pas savoir ce que renfermait une certaine boîte que le peintre avait rapportée et dont le contenu, sûrement, devait servir à ses orgies. Du reste, bientôt on vit Aïcha tenir entre ses deux mains jointes un petit objet qu'elle approchait de son visage et qui - disons-le dès maintenant - n'était autre chose qu'un petit serpent de bois acheté au bazar.
- La puta, la puta ! el cochino ! jura la concierge.

Ce jour-là, les passants eux-mêmes s'attroupèrent. On laissa sortir le couple, à la tombée de la nuit, mais le lendemain, le brave professeur fut tout étonné, en rentrant de son cours, de trouver chez lui le commissaire de police, flanqué de deux agents et qui lui dit en montrant le tableau
- C'est vous qui faites des choses pareilles ? C'est du propre !

Et l'infortuné Pannelle s'aperçut que sur la toile, le serpent avait été remplacé par un attribut, peint dans la même tonalité, mais dont le classicisme pour ainsi dire mythologique n'excluait pas l'inconvenance.

Pour que sa stupeur fût complète, la concierge lui mit sous le nez un journal du matin où l'incident était

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relaté en quelques lignes ambiguës, sous le titre " Un scandale rue de la Marine ".

Il fallut pour innocenter le pauvre homme et réhabiliter la vertu de la bonne du Café Maure, plus de démarches qu'il n'en fut nécessaire vers la même époque, pour soustraire à la justice un certain nombre de belles dames qui, elles, à l'encontre du malheureux Pannelle, avaient consommé, de concert, un délit réel, mais demeuré inconnu de l'opinion publique qui, à Alger, fut toujours une puissance redoutable.

CHEZ MAKLOUF
EN CABINET PARTICULIER

A dire vrai, ce ne fut pas chez le vrai Makhlouf, rue Bruce, mais chez Lâmine, son imitateur, que se déroulèrent les scènes qui vont suivre, mais l'auteur a respecté le titre de l'anecdote, telle qu'elle fut colportée de la place Mahon à Bab-el-Oued, par La Renommée, cette prompte courrière. Ce fut précisément la " bonne du Café Maure " qui, à la suite de cette mésaventure, et dans le désir de n'être jamais plus mêlée à la moindre histoire fâcheuse, crut devoir prévenir certain mari que sa femme faisait bombance chez Lâmine et même chez Makhlouf avec un galant des plus entreprenants. Faire le portrait complet des trois protagonistes de ce drame conjugal serait peindre une fresque de l'Alger de ce temps. L'auteur ne s'y risquera pas. Il se bornera à présenter les acteurs :

Le mari est aide-pharmacien rue de la Marine ; c'est un Marseillais, gros et fort garçon, orgueilleux, hâbleur, parfaitement odieux. Frisé, myope et portant lorgnon, blond roux, sentant fort et servant les clients avec des mains malpropres, il est détesté des voisins, en majorité originaires de Naples, de la Sicile, de la Calabre et des Pouilles.
L'imprudent a épousé Vénus. Vénus elle-même. Rien de plus pur que cette statue de marbre rose que six maternités triomphantes n'ont pas déformée ; elle s'en va dans la vie escortée de cette demi- douzaine de gosses accrochés à ses jupes. Les pieds nus dans des sandales qui claquent lorsqu'elle traverse la rue, un jupon effiloché, un caraco usé et mal fermé sur une poitrine qu'eût sculptée Phidias, cette créature jamais peignée, pas toujours très bien lavée, accoutumée à se gratter et à se

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fourrer les doigts dans le nez sans vergogne, possède en outre une voix criarde, éraillée, et une bêtise à couper au couteau. Malgré cela ou à cause de cela, elle n'est jamais ridicule ; tout le quartier la couve comme une gloire nationale.

D'où venait-elle ? On savait que sa mère, née d'un Maltais et d'une Espagnole, l'avait eue d'un marin Grec, fils lui-même d'une Scandinave rencontrée au cours d'une croisière dans la mer Egée. Dès qu'elle passait, traînant sa nichée et portant son couffin bourré de légumes, les commerçants couraient sur le pas de leurs portes : Le Mozabite, le boucher noir, le raccommodeur de filets, le cafetier et le marchand d'oiseaux quittaient leurs pratiques et suivaient d'un regard attendri la déesse qui s'en allait, roulant les fesses comme la popa d'une belle tartane soulevée par les vagues. Le spartero lui-même, homme froid, lâchait la corde à espadrilles pour venir respirer ce parfum de gloire locale.

Tout le monde souhaitait des cornes à ce brave aide-pharmacien, mais nul n osait tenter l'entreprise, tant en raison du respect de ces hôtes pour un Français de France, que par déférence vis-à- vis de la beauté de cette reine du pavé. Si bien que ce temple d'amour à deux

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colonnes restait vide o et la belle, l'incomparable Hélène (c'était son nom) , vertueuse par force, attendait son Pâris.

Il vint, sous la forme la plus inattendue.

C'était un Italien de l'armée en déroute. Ses mouchoirs étaient ornés d'une couronne de comte. A la vérité, il avait quitté, à la suite d'une vieille histoire de femmes, la section qu'il commandait sur le front éthiopien. Vrai gentilhomme, du reste, mais très pauvre, il avait réussi à gagner Tunis, puis Bône, enfin Alger, où, en attendant le retour d'une Fortune versatile, il était entré comme clerc chez un homme d'affaires du quartier de la Marine ; son patron, rusé Napolitain, avait vu aussitôt le parti qu'il pouvait tirer de la collaboration de
ce garçon distingué, instruit, pétulant, trépidant, vif comme du salpêtre et qui pouvait parler une demi-heure à un client sans se fatiguer ni être grossier. Le comte Scipione di

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Fradoletti était petit, maigre, noir, velu, portait un monocle et retroussait constamment une moustache conquérante semblable à celle d'un chat ; son regard, d'une mobilité surprenante, ses gestes rapides et saccadés, ses cheveux coiffés en brosse, ses guêtres, ses chapeaux de mousquetaire et l'énorme serviette bourrée de pape- rasses qu'il portait sous le bras, ne pouvaient passer inaperçus dans cette rue de la Marine à laquelle les pieds nus, les savates et les espardaignes, les tatouages, les anneaux d'oreilles et les tricots des hommes de mer conservaient une tonalité plutôt populacière. Tout d'abord on rigola sur le passage de l'invraisemblable freluquet qui, par surcroît, se parfumait avec violence et adressait des sourires à tout le monde, dans le dessein de se faire des relations.

Le dernier à rire ne fut pas le Marseillais. Il devait être le premier à n'en plus rire, car, dès qu'elle rencontra le petit homme, la belle Hélène demeura interdite. Parmi les êtres en force, à larges épaules et à grosses mains, au milieu desquels elle vivait dans une de ces maisons à galeries où rien n'est ignoré des ménages et où les secrets d'alcôve ne sont pas plus mystérieux que les linges qui sèchent à chaque étage sur les fils de fer tendus d'un mur à l'autre, jamais elle n'avait imaginé qu'il pût exister d'homme aussi curieux. Elle le crut d'une race différente, sinon supérieure et le considéra un peu comme un habitant de la lune. Quant à lui, se voyant regardé avec curiosité par une pareille cariatide, son sang ne fit qu'un tour. Prêt à s'arracher les cheveux en la comparant à toutes les divinités romaines, Scipione ôta son feutre, d'un grand geste noble, et adressa à cette œuvre d'art descendue de son socle un madrigal si bien tourné, qu'elle n'y comprit goutte, peut-être parce qu'il fut exprimé dans la langue classique de Dante et de Pétrarque. Elle se contenta de sourire, lui montrant le ciel, sans répondre. Alors il parla français, puis napolitain lorsqu'il comprit qu'elle entendait des dialectes moins relevés.

Fou d'amour après cette première entrevue, le comte multiplia ses imprudences. Il guettait la femme, sous ses fenêtres, à la Pêcherie, au marché, à la porte des magasins. Du coup, le quartier ne se moqua plus de lui. On répondit à ses sourires. On fit des vœux pour sa réussite. On la favorisa même. N'était-il pas l'étranger survenu à point nommé pour faire cesser un scandale qui avait trop duré : cette vertu inutile, cette fidélité imméritée par ce Marseillais qui se faisait faire tous les jours des bouillabaisses et qui, le dimanche, s'enfermait des

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heures avec sa femme, tandis que les gosses, abandonnés, se réfugiaient chez des voisins.

D'un seul coup, le comte trouva cent complices. Depuis le garçon de l'Hôtel de Charles-Quint, où il logeait, jusqu'au dernier des gamins rencontrés dans la rue, chacun se faisait une joie de porter un billet à la belle, de lui faire une commission. Elle, bécasse, séduite surtout par le gros parfum du galant, se laissait courtiser ; déjà, elle donnait un coup de peigne dans une tignasse jusqu'alors inculte ; on lui vit aux oreilles des boucles d'argent, au doigt une bague de six francs, folies du dernier des Fradoletti, ravagé par la passion. Dix fois il menaça de se tuer sous les yeux de la cruelle. Le mari lui-même, fatigué d'en rire, commençait à avoir pitié du fantoche. Quand, brusquement, les choses changèrent.

Le vieux Lâmine, qui nourrissait à l'égard du pharmacien roumi une vieille rancune (celui-ci avait jadis soutenu les dires d'un client prétendant avoir été incommodé par des oeufs pourris utilisés, disait-il, à la confection d'entremets compliqués), attira chez lui Scipione, lui ouvrit un crédit, le fit dîner à part, dans une petite pièce décorée à l'orientale et séparée de la salle commune par un mur épais. Puis, un jour, Hélène se risqua à venir boire une citronnade ; on la fit entrer par une petite porte dérobée. Elle goûta au miel et aux écoeurantes pâtisseries du gargotier. Elle prit l'habitude, n'y voyant aucun mal, de venir passer un instant dans ce " cabinet particulier ", en compagnie de son soupirant. Et un jour, le petit bonhomme qui avait du vif argent dans le sang, ayant jugé le fruit mûr et prêt à tomber, attaqua avec frénésie une place qui ignorait elle-même combien elle avait peu de défense. L'infortune du futur pharmacien fut complète. Elle devint quotidienne ; elle se répéta à tout propos. Elle fut publique car tout le quartier, au courant de la chose, riait sous cape. Cette situation eût pu durer longtemps si le hasard ne s'en était mêlé. Il fallut la mésaventure de la bonne du Café Maure, dont le coeur ulcéré ne pardonnait pas le " scandale de la rue de la Marine " pour que cette fille, plutôt bonne de son naturel, éprouvât le besoin de se venger en allant tout raconter au mari.

Le Marseillais alla se poster devant la porte du gargotier ; il vit bientôt sortir sa femme qu'il envoya rouler à terre, d'une paire de claques magistrales. Quant au bel officier en disponibilité, il le prit sous le bras, l'emporta rue de la Marine et là, devant la pharmacie, en présence de tout le

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quartier, il lui administra une volée formidable qui ne prit fin que parce que l'autre, en se débattant, fit choir le lorgnon du Marseillais, qu'un pêcheur écrasa aussitôt d'un coup de pied. La moustache à demi arrachée, saignant du nez et de la bouche, un oeil fermé sous l'enflure et le poignet foulé, le mousquetaire eut encore le beau geste d'envoyer un grand baiser et un grand coup de chapeau à sa dulcinée qui, sur le trottoir d'en face, au milieu d'un groupe de femmes indignées, pleurait et abreuvait son mari d'injures.

Puis, clopin-clopant, le comte salua l'assistance et s'en fut se faire panser chez un pharmacien concurrent. près de la Régence. On ne le revit plus jamais dans le quartier. Son orgueil l'avait exilé on ne sait où. Quant à l'infortuné mari, lui, il quitta Alger quelque temps après pour ouvrir une pharmacie à Marseille et emmena avec lui ses sept gosses - il en avait un de plus - et sa femme, qu'il installa à Endoume où, paraît-il, elle fut, depuis cette histoire, un modèle de fidélité.

A COURRO, COURRO ET DEMI

Batailles, rivalités, l'Algérie est une terre de champions, le champ clos des courros. Le courro, c'est le costaud, le vainqueur. Le goût de la bataille le tient toujours ; il recherche les rencontres, provoque les plus forts, n'hésite pas à mettre son titre en jeu. Le courro fleurit sur la voie publique et y défend les couleurs d'une bande, d'une école, d'un village. On est le courro de Saint-Eugène ou de " La Pointe " ; plus modestement,

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le courro de l'Ecole Dordor ou de la Rampe Vallée, ou plus humblement encore le courro de la " maison Féraud ". C'est le cas pour le jeune Azzopardi, dont la devise, héritée de la ligne paternelle, est " Azzopardi, rien d'im- possible ". Le père, déjà, selon les dires, était un " terrible ". Son fils Guglielmo, dit Gugu, est le courro du " 22 de la rue de Chartres ",
véritable pépinière de salaouetches.

Mais cette gloire d'immeuble ne lui suffit plus, depuis qu'il a " passé le certificat ". Il rêve d'étendre sa domination sur toute la rue, de gagner la rue Randon, d'atteindre même le Marché de la Lyre, véritable prytanée de la " baroufe ". Mais là, se dresse un antagoniste de taille, que dis-je : un mur : le crâne de fer du jeune Abdallah, un crâne qui enfonce les portes, défonce les poitrines et casse les planches. Avant d'assouvir cette ambition napoléonienne et de faire rayonner son prestige sur tout le quartier, et peut-être ensuite, qui sait, sur Alger, Gugu doit abattre ce rempart, envoyer au tapis ce redoutable négroïde à la boite crânienne monstrueuse et à la face camuse. Non que le jeune commis du Négro de l'Abattoir soit méchant, ni même particulièrement " costaud " ; il est même assez bas sur ses pattes et plutôt mal fait, sa seule supériorité est une capacité " d'encaisseur " à peu près sans limites. Il ne sent pas les coups et décourage l'adversaire ; ainsi il est devenu la terreur du " Marché ", où il règne sur tout un peuple d'ouled-plaça et de cireurs dont quelques-uns, ayant gardé le cuisant souvenir de certain " coup de tête empoisonné ",

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se chargent de chanter aux quatre coins de la place les louanges de ce chef en forme de calebasse, qui, de ce fait, est célèbre, du Théâtre à la Casbah, sous le nom de Carabasse, bien mérité, il faut le reconnaître.

UNE TÊTE

C'est que la tète du jeune Abdallah n'est pas ordinaire ; c'est une curiosité, un spécimen, que guette la Faculté de Médecine imaginez une sorte de tour bosselée, un front bombé, un crâne oblong recouvert d'une espèce d'herbe noire et crépue qui pousse comme du chiendent ; un peu " innocent ", Abdallah marche la tête en avant, tel un buffle ou un hydrocéphale, et malheur à qui se cogne à ce bélier. Autant heurter un arbre. Ce crâne est une arme, qui devrait être prohibée, pensent bien des sous-courros à qui ce gnome à la peau dure barre la route, en entravant leur carrière. Quiconque reçoit cette catapulte dans le ventre ou sur le nez est étendu à terre, malade, blessé, défiguré, parfois estropié. Le jeune boucher se fie à la puissance de ce levier, aussi bien pour soulever d'un coup le volet métallique de la boutique de son patron, que pour se frayer un passage dans les foules les plus compactes il ne se dérange jamais pour laisser passer, c'est lui qu'il convient d'éviter. Il fonce tête baissée et dit : " Attention ! ". Quand le cheval de la voiture de l'Abattoir dépasse l'étal du " magasin ", Abdallah le fait reculer en appuyant son front contre celui de l'animal et en poussant un peu.

Un jour, à l'époque où circulaient les premiers tramways électriques, auxquels les Algérois n'étaient pas encore habitués, on vit un indigène traverser la rue sans se soucier du tram qui arrivait à toute allure. Le wattman freine ; trop tard ; le lourd véhicule, prenant en écharpe l'imprudent piéton, le frappe en pleine tête et l'envoie rouler sur le trottoir. On se précipite, on le croit mort. Il se relève. C'est Abdallah, qui se frotte le crâne où ne paraît aucune ecchymose ; Abdallah constate seulement une bosse de plus sur sa calebasse et il dit simplement au wattman
- Tu peux pas faire entention, non ?

Le directeur du Casino, à qui il livre la viande, conseille à Abdallah de préparer un numéro de music- hall, une attraction unique : descendre un escalier sur

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la tête, à petits sauts, en se recevant chaque fois sur la boîte crânienne, sans mettre les mains. Abdallah étudierait bien l'exercice ; mais ce qui l'effraie, ce n'est pas " les coups d'escalier sur la tête ", c'est " l'équilibre "> qui est nécessaire à ce tour de force. Et Abdallah n'est pas adroit ; il est seulement dur ; quand on se bat avec lui, on se fait mal.

Pourtant Gugu va le défier rue Jean de Matha. En le frôlant, il crie : " Ho, Batta ! ". L'autre, calme et toujours un peu abêti, lui lance un regard louche. Mais la provocation se précise. Gugu trouve facilement parmi les détritus mêlés au crottin, qui jonchent le pavé entourant le marché, un fétu de paille qu'il ramasse et place sur son épaule gauche, en disant à Abdallah :
- Quitte-moi la paille ! Allez, quitte-moi la paille si tu es un homme !

C'est une façon de cartel, de gant jeté. Si l'adversaire a le courage " d'enlever la paille ", c'est la bataille immédiate, le duel accepté, en présence de la marmaille exultante.

Le négro le regarde étonné et, mollement, fait tomber du bout de ses doigts noirs la paille symbolique. Puis, sans se presser il va poser sur le bord du trottoir le petit mouton qu'il livre en ville et revient faire front contre Gugu, c'est le cas de le dire. Les jeunes spectateurs, déjà ameutés, excitent les combattants.
- Donne-z-y, Gugu !
- Haïdé, Carabasse !

On pourrait croire Azzopardi téméraire, à le voir affronter l'imbattable " batta ". Mais le " courro du 22 " s'est préparé au combat. Il a étudié maintes fois sur le vif le jeu de son rival. Déjà le sport, si populaire à Alger, de la bataille de rue, se modernise ; d'illustres exemples viennent du ring américain. Et Gugu, très " à la page "> aime à répéter : " Moi, un scientifique je suis ". Il parle de " travailler au corps ", comme disent les boxeurs et en " souplesse ", pour employer l'expression chère aux dresseurs de fauves. Les voilà donc face à face.

Ils s'empoignent. Gugu essaye vainement, par des coups de genou sous le nez, d'obliger Abdallah à lever la tête afin de lui " taquiner " les yeux, mais c'est comme s'il frappait sur une enclume, l'autre ne bronche pas. Alors Azzopardi, le saisit par les oreilles et tire de toute sa force tandis qu'il saute à pieds joints sur les orteils nus de l'Arabe et se met à les piétiner en lui mordant la tignasse à pleines dents. Le

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négro, crispé par la douleur, halette et bave, il cherche à placer sa tête pour frapper, mais l'autre, étant plus grand, a su dégager son visage, tout en resserrant son étreinte et en tenant le terrible crâne collé contre sa poitrine. Cette tactique, d'une folle témérité, arrache des cris d'enthousiasme aux garnements qui ont rarement eu l'aubaine d'assister à un pareil régal pugilistique. Vraiment Azzopardi a travaillé son coup.
- Tue-le ! râle une voix.
- El ras, murmure un Biskri.

Carabasse n'est pas habile de ses mains, tandis que son adversaire, pourvu de longs bras, paralyse les mouvements de l'Arabe, tout en lui arrachant lentement les oreilles, mais le négro réussit à atteindre, par derrière, le cou de Gugu et à introduire ses doigts noueux entre le col et la peau blanche ; alors, désespérément, il tire sur la chemise et la veste, de haut en bas. Azzopardi sent le danger ; l'étoffe lui scie la " gargamelle ", étrangle sa voix qui bégaie, demandant un secours à quelqu'un, à n'importe qui :
- Qui c'est qui me coupe le bouton, la putain de sa mère ! Mais un tollé général s'élève contre cette irrégularité :
- Que personne il les touche !
- Laissez-les s'esquinter...
- Adrob ! Adjebett !
- Blanco !
- Négro !

Gugu est violet. Quant au bouton de son col qui lui entre dans les cartilages, inutile d'espérer qu'il cède, pas plus que les autres boutons du reste ; la mère Azzopardi, qui connaît son rejeton, les coud avec du fil de fer. La tête du candidat courro, peu à peu, se renverse en arrière tandis que celle de Carabasse avance, se place ; et, soudain, d'un coup sec, au risque d'un essorillement, l'énorme boule vient toucher le menton d'Azzopardi à l'instant précis où cette partie du visage se trouve dans l'axe du front bovin.

D'un brusque écart, Gugu se dégage, pour éviter le second coup de tête ; et, d'une forte bourrade dans l'estomac, il repousse Abdallah qui glisse sur des ordures et va donner du crâne dans une dame qui passe et qui furieuse, se met à lui marteler la tête à coups d'ombrelle.

Le négro se relève, se frotte les oreilles et se masse les pieds avec une grosse feuille de chou, Gugu crache le sang. Les experts estiment que le match est nul.

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- Mata la poulice ! crie une voix étouffée.

Azzopardi s'esquive, se tamponnant la bouche avec un gros mouchoir qu'un " sabatero " Valencien lui a prêté ; il court, l'Espagnol réclame son mouchoir en gueulant :
- Mi pañuello, mé cago en Dios !

Carabasse a ramassé son mouton, souillé de déchets boueux et disparaît dans un couloir à double issue. L'agent Ceccaldi, appelé par une mère de famille indignée ne trouve plus sur le théâtre du combat qu'un groupe dispersé de cireurs prenant l'air étonné de ceux qui n'ont rien vu.

Dix fois cette année-là, Abdallah et Gugu se sont mesurés de nouveau et séparés, sanglants et meurtris, à bout de souffle et pleins de haine, après des batailles sans vainqueur ni vaincu, l'un cherchant le corps à corps pour éviter la grosse tête, l'autre encaissant tout afin de pouvoir la placer. Finalement, Abdallah quitta Alger pour entrer chez un boucher en gros à Maison-Carrée. Il remit officiellement son titre à Gugu, jugé par lui ainsi que par tous, comme seul capable de lui succéder. L'accord fut scellé par une poignée de mains, suivi du geste traditionnel des doigts embrassés. On toucha cinq et Gugu fut désormais le courro du quartier.

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COURSE AU FLAMBEAU

Ainsi Rovigo, La Marine, Belcourt, l'Agha, Mustapha, Bab-el-Oued, Saint-Eugène ont leur courro. Les noms de sites et de décors célèbres s'unissent aux noms historiques pour fixer le domaine et éterniser le prestige de tel ou tel courro, en ville, dans la banlieue, aussi bien que " dans l'intérieur ". Du Maroc à la Tunisie, une armée de courros occupe la colonie, du Maroc à la Tripolitaine.

Un étranger, pour apprendre l'histoire et la géographie d'Alger, pourrait utiliser deux excellents moyens : prendre connaissance de la liste des courros s'il en existait une, et suivre l'Arabe qui, après avoir allumé le premier bec de gaz, à l'heure où, selon le Coran, on ne peut distinguer un fil blanc d'un fil noir, fait au pas gymnastique sa tournée, allumant l'un après l'autre les lumignons de la ville, ceux des rues et ceux des ruelles, des venelles, des placettes et des impasses. Sa course terminée, tel le coureur de Marathon, il tombe ; un autre Arabe emporte le flambeau ; ainsi l'on voit se répandre la lumière municipale, à petites doses, du reste, rue Randon, rue de Chartres, rue du Divan, rue Rovigo, rue de Tanger, rue Roland de Bussy, rue d'Isly, Place Bugeaud, Boulevard Amiral Pierre, rue des Abencérages, rue René Caillé, rue des Coulouglis, Impasse Micipsa, rue Massinissa, Impasse Jugurtha, Voûte du vent, rue des Corsaires, rue du Caftan, rue Clauzel, rue Bruce, rue Juba, rue des Trois Couleurs, rue Porte Neuve ; un indicateur des rues d'Alger serait à la fois un précis d'histoire romaine, carthaginoise, turque, arabe et française, avec pas mal de littérature autour.

Gloires gagnées à coup de politique, à coups de canons, à coups d'abordages, à coups de baïonnettes, à coups de découvertes, à coups d'explorations et à coups d'accès de fièvre, vous êtes la couronne royale d'Alger la Blanche, que s'applique à ciseler toute une génération de poètes de terroir dont les héros vont du crapuleux et pittoresque Cagayous de Musette aux conquérants bardés d'or d'Albert Tustes.

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JEUX ET RIS

Mais tous les jeux de la marmaille que nous fûmes, ô futur père des " Sirénéennes ", ne furent pas toujours aussi féroces que ceux du jeune Azzopardi et du terrible Carabasse. Cependant, nous nous battions parfois ; l'auteur se rappelle avec émotion les pugilats qui, tous les mois, le mettait aux prises avec son meilleur camarade : Raymond Guasco, le bel et regretté écrivain disparu au champ d'honneur. Un jour qu'il pleuvait, nous partions ensemble pour le lycée, ainsi que chaque jour ; nous devions à quatre heures nous livrer à notre combat mensuel et la mère de Raymond, qui le savait, et déplorait tous les trente jours ces yeux pochés et ces lèvres enflées, nous dit très gentiment " Mais puisqu'il fait mauvais aujourd'hui, venez donc vous battre à la maison. Vous goûterez après ".

C'est que dans l'immense couloir de l'Hôtel des Postes qu'habitait alors Guasco, il y avait assez de place pour se flanquer des raclées, non seulement à deux, mais à vingt.

Elles n'étaient pas non plus très mondaines, les distractions que nous prenions au Square Bresson, sous le regard vigilant de nos mères dont l'attention visuelle et auditive devait faire face à trois obligations : nous surveiller, éviter les chiures de moineaux qui tombaient dru comme grêle sur leurs chapeaux encombrés de fleurs, de légumes, de fruits, de rubans, de plumes et d'oiseaux empaillés, et, en troisième lieu, écouter les petits potins d'Alger, dont ces braves dames étaient aussi friandes que de musique italienne. Là, nous ne pouvions pas jouer à la galline parce qu'on risquait de blesser les gens à coups de pierre en voulant atteindre le bidon à pétrole ou la vieille bouteille choisis comme cible, mais nous nous livrions aux joies du cheval-fondu, où l'on marche sur les mains et les têtes de ceux qui ont cédé sous le poids des joueurs entassés en pyramides ; avec nous le jeu de saute-mouton devenait étrangement brutal, la plombade à l'américaine (forcée) et la raie étaient admises, au grand dommage des " moutons " qui crevaient littéralement sous les poings fermés des sauteurs joyeux. On jouait aux billes et aux noyaux. Il y avait des expressions rituelles pour dire qu'on avait le droit d'enlever l'obstacle qui se trouvait devant la bille, " le pouce " comme on l'appelait : on disait : " Plisse ! " Si l'on ne se pressait pas de s'octroyer cette licence, le partenaire disait : " Pas plisse ni rien ! " Alors

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vous n'aviez plus qu'à accepter l'aléa du caillou rencontré et dont la présence pouvait être néfaste ou salutaire. Selon les cas, on entendait :
- Bonne arrête pour tout ça qui m'arrête !
- Pas bonne arrête pour tout ça qui t'arrête !
- Tu bourres... Tu manges du fromage...

On jouait au trou pourri ; au jeu de la toupie ; on remplaçait presque toujours le clou rond par un long clou nommé gangui dont on adoucissait la pointe avec du crottin pour la rendre païne de carosse qu'elle était à l'état brut, avant ce curieux traitement. Il suffisait de sacrifier une mouche pour faire chanter la toupie.

On jouait au gendarme et au voleur et c'étaient des courses, des poursuites, des gosses renversés, des dames bousculées, des chaises cassées, des arrosages interdits auprès de la fontaine des W.-C. que gardait, tel un cerbère, la mère Fouillopot, tenancière des cabinets. Les roulements d'yeux de Taïeb, l'homme des chaises, n'effrayaient personne. Quant aux menaces du père Pagès, gardien du square, on en riait. On savait que l'ancien comique du théâtre municipal, devenu impotent et inapte à la scène, ne pouvait pas marcher vite, à cause d'une infirmité qui l'obligeait à porter des pantalons très larges et à garder toujours sa veste hermétiquement fermée à deux rangées de boutons. Les gosses en rigolaient. La " c... au père Pagès " faisait partie des blagues qui alimentaient le répertoire des jeunes salaouetches.

LE PLUS BEAU JOUR DE SA VIE

Parfois, en sortant du Lycée, c'était la reconnaissance poussée jusqu'à Bab-el-Oued où les gosses couraient pieds nus à travers les orties et les tessons de bouteilles. Les mères ne leur mettaient des chaussures que pour les conduire à la messe, le dimanche. Ah ! la première communion à Bab-el-Oued ! Les jeunes garçons, agenouillés dans la poussière, jouaient aux sous jusqu'au dernier moment, sans se soucier de salir leurs gants blancs ni leurs brassards avant d'entrer aux Vêpres.
Le brave curé, essayant d'exalter leurs sentiments religieux,
rappelait à ces chenapans, ces pilleurs de vergers et ces
demi-sauvages ivres de bataille, les vieux exemples clas?
siques toujours de circonstance en cette sainte occasion :
- Mes enfants, disait le digne prêtre dont la voix

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tremblait, savez-vous ce que l'on demanda un jour à Napoléon ? Eh bien, on lui demanda quel était le plus beau jour de sa vie ; et savez-vous ce que répondit Napoléon ? Eh bien, mes enfants, il répondit : " C'est le jour de ma première communion. "

Et il baissa la tête pour se recueillir. A ce moment un noyau de lionce projeté par une sarbacane, frappe le curé sur le nez ; il croit qu'un petit bout de plâtre s'est détaché du vieux baldaquin qui domine sa chaire ; il lève la tête, puis inspecte les rangées de petits crânes tondus qui s'alignent au pied de l'autel et qui ne bronchent pas. Une mère, qui a reconnu son fils dans l'auteur de cette plaisanterie déplacée, lui fait les gros yeux, en ajustant son foulard noir sur ses cheveux luisants. La sortie est tumultueuse ; on se dispute sans la moindre pudeur :
- Donne le pain bénit, le c... de ta mère !

Une paire de claques retentit. L'enfant corrigé proteste :
- Pourquoi tu tapes, dis, mama ! Moi j'en ai pas eu, j' te jure.
- Menteur ! rentre à la maison, ti auras pas de la crème à l'oncle.
- Qu'il aille se la prendre dans le...
- Tu beux té taire, aspèce dé boyou !

On entoure un bichonné, un " chouchou ", on le menace ; déjà ses gants ont disparu. Un père gourmande les gosses qui protestent et accusent :
- Ce bâtard de curé il lui a donné une image dorée, à ce coulot-là !
- Et à nous autres, zouaviss !

Dans dix ans ils embrasseront leur scapulaire avant de partir pour la pêche et se signeront avant de plonger " à la mauresque ".

IDYLLE A LA CANTÈRE

L'après-midi on danse. Un grand garçon maigre joue de l'espadrille en virtuose. Pour l'instant il enlace une brunette nommée Dolorès. Un groupe de jeunes filles, rajustant leurs châles multicolores, hochent la tête, en pinçant les lèvres :
- Hé ben, celle-là-là, quel toupet qu'elle a !
- Elle n'a pas honte quelle se fait remarquer comme ça...
- C'est dégoûtant. Elle " fréquente et pis pendant que le novio qu'il travail de nuit à le quai, il dort, elle fait rien que de danser avec cette espèce de chiqueur.

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- C'est pas un chiqueur, d'abord, Mademoiselle, il travaille avec nous chez Berthomeu.
- Vous êtes des cigarières, vous autes ? Aha !
- Et alors ! Vous êtes pas contentes, non ? Des propriétaires vous êtes vous autes ?
- Nous autes nous sommes des bonnes. Et toutes nous sommes fiancées et honnêtes, entention à qui vous parlez !...

Les filles se défient du regard. Les cigarières ont mauvaise réputation. Les bonnes, elles, entretiennent ouvertement des relations avec un novio qui vient les chercher chaque soir, devant la maison où elles travaillent. Le novio se poste en face et siffle. La bonne descend aussitôt. Rien ne pourrait la retenir à ce moment. Impossible pour les maîtresses de maison de donner un dîner qui se prolonge. A neuf heures, la bonne paraît, astiquée, prête à partir :

- Alors, madame, je descends, bonsoir tout le monde. Et si l'invité s'étonne de ce brusque départ, la dame de céans lui dit :
- Hé oui, qu'est-ce que vous voulez ? Elle " fréquente ".

Aucune bonne ne couche à domicile. La nuit, les patrons peuvent crever la gueule ouverte.

Parfois le novio touche de la guitare. Il se rend sous les fenêtres de sa belle, accompagné d'amis grattant qui de la bandurria, qui du luth espagnol. Un chant s'élève dans la nuit qui sent le jasmin, le géranium et le chèvrefeuille, avec une odeur de fruit de mer :
- Aun del pie de una rudile yo te vi
- Contemplan de tous bonitos blanco pie...

La sérénade n'est pas du goût de tous les locataires. Certains protestent. On a vu les galants recevoir le contenu d'un pot à eau... ou même pire. Les vieilles surtout crient qu'on les empêche de dormir, Jesus Christo !

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Souvent l'un des drilles, peu respectueux des cheveux blancs apparus entre une cage de canari et un pot de basilic, répond aux imprécations par un bruit incongru. La voix cassée de la septuagé- naire réplique aussitôt
- Acho ves la portar al coul dé ta sor !

Affreux patois espagnol des îles et de la côte, qui ferait rougir de honte un Castillan.
- C'est la tia Bolbaça... lance toujours quelqu'un en rigolant. La tia Bolbaça est une soeur de Carabosse, du Djehâ arabe, du Calino français et du Doctor Schnauzius von Trafalgar dont les professeurs d'allemand entretiennent les élèves des petites classes.

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SOUS LES ARCADES

On y fait le " persil ". Sous les arcades du bon côté naturellement, car la rue Bab-Azoun à un mauvais côté, celui qu'emprunte un public moins " mondain ". Il y a, à Alger, plusieurs rues pourvues d'arcades. Mais il y en a une seule qu'on désigne simplement par ces trois mots " Sous les arcades ". Certains jours, ces deux cents mètres de dalles, de pavés et d'ombre propice, sont les lieux de prédilection d'une foule avide de se sentir formidable, compacte et crapuleuse. Il s'y déroule des saturnales : entre le square Bresson et la Place du Gouvernement, les jours de mardi-gras et de mi-Carême, Alger semble s'être vidé dans ce couloir comme dans un monstrueux boudin qui crèverait de toute sa peau.

C'est un énorme pince-fesses. Les cris des femmes hardiment dégrafées se mêlent à des rires déchirants ; la licence frôle la vertu ; le rire gras d'une foule délirante accompagne les exclamations furieuses, les mots d'indignation. Une racaille brutale joue des coudes et des reins pour garder des places convoitées et acquises au prix de bousculades capables d'étouffer un âne.
- Poussez pas, dites, vous, hein !
- Ho Tromba, donne des confetti, donne.
- Manco toc ! j'en ai pas un. Ramasse-z-en, c'en est plein dans la rigole.
- Espèce de dégoûtant ! n'en jetez pas de par terre, si vous plaît, n'est-ce pas ?

Des gens entrent dans la foule comme dans une bagarre, d'autres en sortent en lambeaux, la cravate au vent, les chapeaux défoncés, mais hilares. Une grosse fille, à demi étranglée par un
grand vaurien qui veut à toute force l'embrasser, invoque la protection des honnêtes gens. On rit. Une joie égoïste rend le flot humain indifférent à tout ce qui n'est pas le plaisir de voir, de gueuler, de crier et de rigoler. On est porté par la vague, secoué de remous à déborder un carré de zouaves en tenue de campagne avec armes et bagages. Toute la ville, une partie de la banlieue et de " l'intérieur " tient dans ce boyau à arcades, qui s'allonge lentement dans la rue Bab-el-Oued jusqu'au Lycée et qui, par les rues adjacentes, se trouve débridé : le Boulevard de la République est envahi ; ses cafés : le Grüber, l'Oasis, le Bordeaux, sont assiégés par une marée humaine où l'on

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reconnaît, au passage, des gens de tous les milieux et de toutes les provenances : Beni-Saf, Sebdou, Tizi-Ouzou, Beni-Méred, Akbou, Azeffoun, Baba-Ali, ont vu leurs habitants prendre le train pour aller " s'amuser " à Alger. Certains viennent de Frenda, de Saïda, de Géryville, de Chellala, de Boghar ou d'Aïn-Mokra. On s'interpelle :
- Bonjour Madame Sudaka, où c'est que vous habitez maintenant ?
- Rue Porte-Neuve, madame, nous avons déménagé. Et votre fille où elle est ?
- Mariée à Bordj-bou-Arréridj avec un docteur, un Français.
- Hé ben, j'espère !
- Bonjour, Monsieur Brinca, je suis à moitié aveuglée par la poussière, excusez-moi.
- Et moi par les confetti, ils sont pleins de crottin, c'est honteux... Si ça continue, obligé j'irai consulter le docteur Cange !
- Les batailles de fleurs, c'est plus pire, ma soeur elle a reçu une botte de marguerites sauvages d'un peu ça lui crève un oeil, elle est restée douze jours à l'hôpital.

Des filous arrachent les sacs et introduisent leurs mains dans les goussets. On entend :
- Gare les poches !
- C'est çuilà... Au voleur !

Des rendez-vous sont jetés à tout hasard.
- A sept heures au café de la Croix de Malte.
- Dimanche nous allons promener à la Vallée des Consuls.
- Ho Garcia, où c'est que tu travailles maintenant ?
- A la rampe Chasseloup-Laubat, n° 12. Viens me chercher demain soir.

Des indigènes venus de l'Ouarsenis, du Djurdjura ou du Djebel-Amour pour acheter ou pour vendre, au marché de Maison- Carrée, s'efforcent de tirer leur burnous de la mêlée. Ils mâchonnent des récriminations, d'une voix basse et gutturale.
- On se fait ladja ? propose un légionnaire qui a assez ri.
- Ti as raison ! Scapa, scapa ! répond un infirmier de spahis.
- Vous allez au bal masqué ce soir ? Mademoiselle ?
- Pensez-vous, Madame ! ma mère elle veut pas. C'est trop mélangé...

Carnaval, carnaval, que de folies, que de barbarismes on commet en ton nom !...

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