SALAOUETCHES - Paul Achard
Evocation pittoresque de la vie algérienne en 1900
SOIRS D'ALGER 2 : CARNETS DE BAL
pages 189_221
2 - LE BAL DU GOUVERNEUR ( à rapprocher de Nuits d'Alger, Bertrand) *, VEGLIONI , MASQUES ET BERGAMASQUES, BALS DU TIR, DE LA PATRIOTE ET DU CLUB DE GYMNASTIQUE, UN BAL A LA LYRE ALGÉRIENNE, BAL A LA PLACE DE CHARTRES, BIBLIOGRAPHIE
Illustrations de Charles Brouty
Editions Baconnier

 


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SOIRS D'ALGER

II
CARNETS DE BAL

LE Bal du Gouverneur aura lieu le douze. Le bruit en court dans Alger, frais et léger comme une brise de mer. La rumeur devient " nouvelle " ; la date devient officielle. On commence à voir dans les magasins des étalages de tissus, de dentelles et de colifichets. Au marché de la Lyre, entre une pyramide de gargoulettes que vend un vieil Espagnol dont les paupières rouges sont assaillies par les mouches, et une montagne d'artichauts que débite un fils du Mzab, barbu, ventru, les jambes torses et les lèvres en rebord de vase, ces dames s'attroupent pour bavarder : le Bal du Gouverneur aura lieu le douze.
- Pas possible !
- Je vous jure, Madame, j'ai reçu l'invitation... pas moi, ma mère... même que c'est un spahi qui l'a apportée, pas à moi bien sûr, à mon père, qui est à la Chambre de Commerce, vous savez bien.
- Quelle chance vous avez !... Hé ben j'espère !... moi j'y suis jamais été, Mademoiselle Mélia, vous pensez, on invite rien que des officiers, des fonctionnaires, des professeurs, mais un marchand d'objets indigènes...
- En gros, Madame Tubiana, en gros... Je suis sûre que si votre mari voulait se débrouiller par le Consistoire...

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- Ah ! ouiche ! Jamais de la vie, il est bien content de faire l'économie d'une toilette !...
- Parce que par exemple : les Fassina sont invités. Et il paraît qu'on va même inviter les Bélaïche... Pourtant leurs magasins sont pas bien anciens.
- Oui mais c'est des négociants en gros... Enfin tant pis... J'aurais pu arranger ma robe du mariage de Mademoiselle Chiche, vous savez, qui a épousé le docteur de Brineuil... j'aurais rien eu qu'à mettre un petit volant, avec la dentelle trou-trou autour et arranger un peu les manches à gigot... quand même comme c'est drôle, la mode, Mademoiselle Melia...
- A propos de la mode, à c'qui paraît que la nouvelle Dugazon du Théâtre, elle a les cheveux coupés courts. Hier tous les enfants ils l'ont suivie dans la rue. D'un peu il y avait une manifestation, un monôme comme il dit mon petit frère, c'est lui qui m'a raconté ça...
- Toujours aussi dégourdi, votre frère ?
- Un vrai salaouetche, Madame Tubiana, comme votre fils.
- Ne m'en parlez pas, tous les jours il me rentre de l'école avec des bosses, le pantalon déchiré ; et les calottes je lui en achète plus, il me les perd, il se bat avec, je sais pas qu'est-ce qu'il fait, mais toujours il revient nu tête... un de ces jours il va me revenir à pieds nus.
- C'est des terribles, Madame Tubiana, à c't'âge-là surtout... et encore je crois que votre fils il est pas si armée que mon frère ; quand même vous devriez faire attention s'il va pas avec toute une bande d'enfants du Lycée baigner au petit Bassin dans le port... Mon frère il y va... Remarquez qu'on lui a défendu, mon père il dit que c'est dangereux parce que c'est fond.
- Encore ça c'est rien, mais c'est mal fréquenté : c'est plein d'Arabes, alors vous pensez, avec les enfants... Moi le mien il va chez Mattarès.
- C'est plein de Maltais.
- C'est vrai, mais il y a des juifs aussi ; alors là nous avons des relations, çà fait qu'on peut le surveiller, le petit... Oh, dites, qui c'est qui passe là-bas, c'est pas Madame Dominguez ?... Mais oui... regardez-moi ça. Je veux bien qu'il fait chaud, mais quand même on met pas une blouse en zéphir avec rien en-dessous quand on a une poitrine comme ça... Il y a Ahmed qui rigole là-bas, regardez, le marchand de poissons...

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Laissez-la faire, elle aura une belle robe au bal, allez, n'ayez crainte...
- Si c'est pas malheureux, ces gens-là, hier encore c'était des Mahonnais, c'est venu ici à pieds nus.
- Pas elle, elle est de Toulouse.
- Non, mais son mari qui faisait l'importation des arachides, comme il dit pour pas dire des cacahuètes ; aujourd'hui, il est conseiller municipal, alors elle se sent plus.
- Il est naturalisé ; vous savez... papa aussi, j'en ai pas honte.
- J'ai pas voulu dire une mauvaise parole, Mademoiselle Melia, c'est pas une raison parce que nous autres nous sommes Français depuis longtemps déjà...
- Depuis la guerre.
- Bien sûr, mais il y a naturalisés et naturalisés; votre père il est dans le haut commerce, c'est pas la même chose et puis votre mère c'est une fille Casabianca, c'est une autre paire de manches.
- Il y a du soleil pour tout le monde, Madame Tubiana, en tout cas pour le Bal de cette année il n'y a rien à faire pour vous inviter, mais il y aura aussi chez le Gouverneur une garden-party.
- Une quoi ?
- C'est de l'anglais, ça veut dire un thé en plein air... Si ça vous dit, je peux vous faire rentrer, là c'est plus facile.
- Merci. Et puis pour le tapis, dites-lui à votre mère qu'on lui fera le dernier prix, mais c'est du Tlemcen véritable. Nous gagnons pas un sou là-dessus. C'est seulement pour faire plaisir... La Maison Tubiana et Cie est capable à tous les sacrifices pour les bons clients... Oh, mais dites que des belles tomates que vous avez !... Vous les avez prises à l'Espagnol ? Combien, sans indiscrétion ? Elles sont chères en ce moment.
- Un peu : trois sous la livre.
- Ah ! c'est de la primeur ! Encore c'est une chance qu'on envoie pas tout là-haut en France. A nous, rien il nous reste. C'est vrai, ça, c'est comme pour le raisin. A propos, dis, Ahmed, combien le muscat ?
- Trois sous le kilo, Madame.
- Grand voleur, va !
- Allez, cinq sous les deux kilos.
- Ça me fait penser qu'il m'en faut aussi, tiens voilà sept sous ; donne-m'en trois kilos et bon poids hein !
C'est que nous sommes cinq, nous, avec la bonne, Madame.

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- C'est toujours Trinidad ?... Et vous êtes contents ?
- Ne m'en parlez pas !... Elle fréquente... Enfin qu'est-ce que vous voulez ? Dis, Ahmed ne donne pas un coup sur la balance, s'il te plaît, hein ? Ils sont plus embrouilleurs les uns que les autres...
- Et toi, les artichauts, combien ?
- Y en a trois bor on sou.
- Ouyouye ! ils sont petits... A mon mari à lui tout seul il lui en faut une douzaine. Donnes-en trois douzaines ça fait dix sous.
- Non, Madame, douze sous.
- Hé ben, tant pis, je les achètes pas.
- Donne onze !
- Non, dix... Tu veux ou tu veux pas ?
- Allez, donne dix, madame, mais j'ti jur', je perds.
- Qué crapules qu'ils sont !... Alors vous allez maintenant à la viande, méfiez-vous : le boeuf de France, il sent.
- Oui mais d'un autre côté, toujours du mouton...
- Prenez du poisson ; justement je vais à la Pêcherie.
- La Pêcherie ! Hier j'en ai eu pour vingt sous et j'avais presque rien : une douzaine et demie de rougets à peine... Ils profitent quand il y a un peu de mauvais temps, vous savez.
- Ecoutez, Mademoiselle, si je trouve quelque chose de bien, du loup ou du mérot, je le prends et nous partageons, vous voulez ? Parce que pour nous ce serait trop gros.
- Vous êtes bien gentille, Madame Tubiana ; alors c'est entendu, je vais toujours prendre de la viande. Si j'ai pas de poisson, je la fais ce midi ; sinon, je la cuis et on la mange froide ce soir, papa il aime ça : avec une salade : tomates, concombres, anchois, oeufs durs, olives, oignons, poivrons, enfin tout. Mais comment je saurai si vous avez trouvé du poisson ?
- Oh, dites, vous plaisantez ! Mon petit il vous le porte à la sortie de l'école. S'il est pas chez vous à onze heures et demie c'est que le poisson il était trop cher. Vous pensez que je vais pas mettre des vingt sous à des folies pareilles... Monsieur Tubiana il me donne cinq francs tous les matins pour le marché, nous sommes quatre, avec la mauresque qui lave par terre, parce qu'elle mange là... elle aussi à midi. Et nous sommes difficiles, je vous assure...
Mais quand même il faut pas exagérer.
- Bien sûr, Madame Tubiana... Alors merci ; mais dites à votre fils qu'il fasse pas le grand tour pour venir chez nous.

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- Non, direct, il monte les tournants Rovigo et il prend la rue Mogador... au revoir, Mademoiselle Melia.
Devant sa pile de melons, le marchand répète :
- A la fabrica de soucre ! A la cop' li miloun à la cope ! Les ménagères se pressent. L'heure s'avance. Les prix baissent. Les cris se font plus touchants.
- Li zi-i-i-eff s ! quat' sous la dozin li zi-i-i-effs !
- Zartichauts I y en a quat' bor oun sou.
- Aï li p'tits pois, li p'tits poi-ïs ! Aï li toumat' li toumat !...
Devant le marché passent et repassent les marchands de bouteilles, les dentellières gitanes et les vieilles qui vendent des accessoires de cuisine. On entend.
- Marchand di boutilles !
- Zé-ah ! A la bella dentella, Madame, alla bella dentelle. Le vendeur d'éponges à l'air de s'étrangler en criant : - Spoondjdj !
Et le chiffonnier lance sa plainte sourde :
- Mar-cha-d'chif-foohng !
Mais joyeuse, la trompette du marchand de broussses domine le concert des cris, le brouhaha des voix, le bourdonnement des mouches, les " Porti Madame ? " des ouleds plaça. De temps en temps la sirène d'un paquebot met tout le monde d'accord et fait converger tous les regards vers le port où la mer en furie attaque la jetée de Kheireddine.
L'émouvante échéance approche ; toute la ville en parle ; ces dames sont dans tous les états : au square, sous l'averse de fiente de moineaux, " à la musique " place du Gouvernement, aux bains Nelson, dans les soirées, les matinées, en mangeant des gâteaux chez Fille ou chez Gailloud, on en cause. La femme de Sentseboca, le célèbre bottier d'Alger, raconte :
- A c'qui paraît que Mademoiselle Exposito elle sera en blanc.
- Ma chère ! fait la comtesse d'un air pincé.
- Elle est assez belle fille pour ça, proteste Mademoiselle Acquébono, la fille du grand liquoriste. C'est pas comme la petite Ouzilou ! Quel calamar, n'est-ce pas, Madame Sentseboca ?
- Le fait est que sa mère, la pôvre, on dirait une araignée de mer... ça tient de famille... Elles sont bien gentilles mais c'est des vrais carnavals... A c'qui paraît qu'elle sera tout en violet et la fille tout en vert. Quel rire !
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- Oh ! que c'est joli, cette guipure, d'où ça vient ?
- De chez Belaïche, Madame de Pardieux.
- Ils ont de la nouveauté. Moi j'ai acheté ce taffetas aux Dames de France.
- C'est vrai, vous achetez pas chez les Juifs, rapport à votre mari qu'il est commandant.
- Oh, vous savez, pour un soir, ça vaut pas la peine dépenser l'argent.
- Vous avez raison ; la preuve c'est que j'ai pris mes bas chez Soussan ; et tenez, les gants, par exemple, au " Gaspillage " c'est pour rien... De la camelote, naturellement, comme dit mon mari.
- Bien sûr ; mais enfin qu'est-ce que vous voulez, pour un soir. Ah oui... c'est qu'il est difficile votre mari, chaque fois que le mien il lui fait une paire de bottes, il a peur de pas assez bien faire, mais enfin vous le savez, on fait ce qu'on peut ; le client paie le prix...
- Certes, vous êtes cher, mais c'est bon... ; la chaussure, n'est-ce pas ce n'est pas comme les petites bricoles de la toilette, il faut du solide.
- Oh oui, c'est même comme ça qu'on a été invités au Bal du Gouverneur, nous autres, on fournit Ben Chérif, l'officier d'ordonnance. Même qu'il me tarde de voir comment ça se passe dans ce bal. Il paraît qu'il y a un buffet gratuit.
- Oui, mais si vous avez une robe qui craint, je ne vous conseille pas d'y aller... Vous savez... dans la bagarre...
- A c'qui paraît, renchérit la jeune Acquébono. Il y a deux ans j'ai eu la jupe déchirée. Mais mon frère et moi nous allons avant, avec le Conseil Municipal, rapport à mon père. Nous nous faufilons... Bien sûr que vous, Madame de Pardieux, c'est les Messieurs qui vous portent les orangeades, les glaces et tout. Je voudrais bien danser comme vous.
- Vous dansez très bien, Mademoiselle.
- Allez, allez, je sais la polka, la mazurka et la valse, pas plus. Déjà la scottisch, je me trompe. Tandis que vous, la Berline, la Moscovite et Pas des Patineurs ça vous fait pas peur. Avec mon frère et mes parents on essaie les Lanciers devant la glace. Quel
rire ! Mon père il se trompe toujours, il sait pas compter.
- Pourtant...
- A c'qui paraît, mais pas pour la danse ; enfin ça ira ; et puis je suis sûre de pas faire tapisserie ; ma mère

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elle a invité un adjoint-administrateur qui viendra en uniforme, avec nous.
- Hé, hé !
- Justement, Mademoiselle Stephanopoli peut pas lui finir la robe à ma mère parce qu'elle a les fièvres. Vous croyez que votre couturière consentirait à la terminer ? Vous vous habillez toujours chez Madame Fayard, la femme de l'entrepreneur ?
- Mais oui...
- Celle que son fils est à Paris à l'école des Beaux-Arts ?
- C'est cela. Allez donc la voir de ma part, Mademoiselle.
- Vous êtes bien gentille... A revoir, Madame de Pardieux.
- A bientôt... Elle est charmante, cette petite.
- Oui, mais elle a besoin de grossir... Qué maigre ! C'est un anchois, Madame, vous trouvez pas ?
- J'étais comme elle à son âge.
- Hé ben, vous avez profité, c'est pas pour vous flatter, mais...
- Vous me trouvez forte, Madame Sentseboca ?
- Forte non, mais... smina comme il dit mon porteur d'eau. Oui c'est à moi qu'il dit ça... Oh ! c'est un brave homme. Saïd, il y a vingt ans qu'il nous monte l'eau... et vous pensez au sixième étage... et même à la terrasse...
- Ça en fait des étages !
- Mais aussi ça en fait des sous, à un sou la cruche. Oh ! il s'embête pas. Croyez-moi, il a des économies. Allez, je veux pas vous faire perdre du temps, au revoir, Madame, et bien des choses au commandant.
- Au revoir Madame.

La comtesse n'a pas fait trois pas sous les arcades Bab-Azoun qu'elle s'entend appeler par la modiste Ernestine, qui, sur le pas de sa boutique, lui fait signe d'approcher ; elle est haletante.
-Dites, Madame, vous savez ce qu'on vient de me dire ? Madame Darribat a fait faire sa robe à Paris pour le bal. C'est honteux ! Comme s'il n'y avait pas des bonnes maisons à Alger !...
- En effet !...
- N'est-ce pas ? Ça donne un mauvais exemple aux autres. Mais n'est-ce pas, ces gens-là ça se refuse rien. C'est comme Madame Arbona, la femme de l'imprimeur qui vient de lancer un journal de théâtre, et bien, vous ne savez
pas ce qu'elle a depuis hier ? Devinez ! Le téléphone.

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LE BAL DU GOUVERNEUR

LE BAL DU GOUVERNEUR
Le grand soir est arrivé. Les tramways ont bourrés de jeunes filles en bleu, jaune, vert, rose, mauve et blanc. Les robes sont amples. On les retrousse pour marcher, mais sans montrer la cheville, ce serait inconvenant. Les chevelures sont des chefs-d'oeuvre : rouleaux, bandeaux, torsades, vagues, tours de Babel, soyeuses, raides, crépues, tous les genres... avec des rubans, des turbans, des cordelières, des boucles, des diadèmes, des épingles et des peignes. Les souliers de satin, à hauts talons, font trébucher sur les pavés de la petite rue qu'il faut descendre ou monter pour arriver à un arrêt du tram. Et les décolletés, qu'ils sont touchants : ils sont tout petits, en rond, en pointe ou en carré, montrant à peine les salières. O jeunes filles d'Alger à la peau blanche, rose, jaune, grise, brune ou noire, que votre souvenir émeut celui qui tente

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de vous revoir, telles que vous étiez alors, à peine poudrées, légères, agitées et le coeur battant, ne sachant ni marcher ni vous asseoir, ni manger, ni danser, ni battre de l'éventail, ni mentir, ou si peu, mais si charmantes avec tous ces défauts, vous, nos soeurs, nos cousines, nos belles-soeurs, vous les gauches, vous les pudiques, vous les oiseaux bavards et puérils dont le gazouillement a charmé notre jeunesse de salaouetches, car nous vous respections ; les autres aussi vous respectaient. On ne savait d'où venait cette pudeur chez des garnements irrévérencieux et souvent grossiers, que nous étions ; on se le demandait parfois, peut-être tout simplement parce que nous ignorions encore que nos grands-pères - ou ceux de nos frères, les millions d'autres enfants de France - avaient condamné Madame Bovary.

Pourtant, parmi l'essaim de jeunes et jolies femmes, de maturités encore ensoleillées

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et de ruines vacillantes, qui abordaient crânement le décolleté, le rouge et les frisettes, on se montrait déjà les Bovary, souvent celles qu'on croyait telles parce qu'elles étaient mystérieuses ou seulement peu familières. Les dames d'Alger étaient méchantes, parfois sans le savoir. Que de petites calomnies ont pu entendre les palmiers, les phoenix, les dracenas, les quincias et les ficus derrière lesquels on échangeait des confidences, des aveux, des serments et des potins, sous les lampions et les girandoles du Palais d'Eté, transformé en palais des mille et une nuits.

Des milliers de lumières multicolores soulignent les contours mauresques des bâtiments. Les graviers blancs crient sous les souliers Richelieu, les bottes éperonnées et les bottines à élastique. Un flot d'invités se presse dans les jardins féeriques et dans les salons étincelants dont les perspectives sont multipliées par les glaces. Une fanfare de cors lance dans les airs les refrains de chasse les plus vibrants : les chasseurs d'Afrique chargés de cette partie musicale sont invisibles, bien au frais sur quelque terrasse, avec des boissons et un chef corseté, en tenue N° 1, qui attend avec impatience la fin de la corvée de fanfare pour aller valser avec une femme mariée qu'il a connue à la messe le dimanche précédent.

Car il n'y a pas que les femmes, il y a les hommes : civils, militaires, généraux, amiraux, officiers, chamarrés d'or et constellés de décorations ou fonctionnaires vêtus de noir, c'est-à-dire en uniforme à un autre point de vue, uniforme de ceux qui n'en ont pas, uniforme de ceux qui n'ont peut-être pas eu d'idéal et qui coudoient avec envie les dolmans triangulaires et bleus pâles des officiers de chasseurs d'Afrique, les crevés de satin rouge des manches des zouaves, les soies et les laines de prix des burnous des caïds. des cheiks. des aghas et des bach-aghas, grands dignitaires de la Légion d'Honneur et qui s'avancent, lents, calmes, majestueux comme il sied à de triomphants vaincus. Vieux fracs sentant le poivre et le camphre, ceintures élargies pour la circonstance, premiers smokings taillés dans la vieille redingote du père, costume de première communion arrangé, débridé, pour " le petit ", qui a poussé depuis le mois de mai... Hommes de tous poils et de tous genres : maris, amants, amoureux, fiancés, soupirants, danseurs, frères, fils et enfants, ils passent ait bras des grand'mamans, des mères, des soeurs et des petites camarades de jeux qui aujourd'hui baissent les yeux, ils passent au millet:Me la foule des invités, dans les allées,

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dans les salons, entre deux rangées de spahis en grande tenue, sabre au clair, immobiles, le regard à dix pas, glacés sous les trois burnous réglementaires, par la fraîcheur du soir qui est descendue à 15° au-dessus de zéro, et qui pensent à quelque gourbi lointain et qu'ils voudraient acheter, à un cheval, un mulet, à un âne, à un chameau, à une femme, à une famille. Ils se foutent du Bal comme de leur première gandourah ; c'est une corvée qui fait partie du service ; ils attendent le jour, la relève. Demain ils dormiront.

Les moins favorisés sont ceux qui gardent le buffet, l'arme au bras. Ils auront à dégager des personnes à demi étouffées par les assaillants, à protéger les enfants, à sauver des traînes piétinées. Au petit jour, ils rejoindront leur casernement, avaleront le " jus " et se coucheront dans leur chambrée qui sent le cuir arabe et l'équipement militaire. La fête sera terminée. Il en restera des déceptions, des espoirs, du doute ou de la confiance en des mots, des promesses, des impatiences de se revoir. Il en restera des pieds écrasés et de la courbature, avec une robe perdue, impossible à remettre une seconde fois, il en restera un mal à l'estomac, une migraine et aussi un carnet de bal qui jaunira avec le temps et sur lequel dans quelques années on ne pourra même plus reconnaître les noms qui y auront été inscrits, d'une main tremblante, dans un inoubliable décor d'épopée coloniale, dans une ambiance composite où se mêlaient l'odeur de l'administration, de la mer, de l'armée et de l'Europe méditerranéenne, avec un peu du parfum de Shéhérazade.

VEGLIONI

Le carnaval et la Mi-carême permettent aux Algérois de se livrer à des réjouissances moins guindées, sous l'anonymat du déguisement et le mystère du masque. Le Veglione organisé chaque année au Théâtre Municipal par le Comité des Etudiants, offre à cet égard un exemple typique du refoulement provincial, si puissant à Alger. Certes, on y voit une bonne partie des personnalités qui " honorent de leur présence " l'autre Bal des Etudiants, fête officielle donnée sans loups ni dominos. Mais le Veglione,
s'il éloigne les familles et bon nombre de " jeunes filles bien "> attire des bambocheurs, des vieux garçons paillards, des femmes frivoles, voire des cocottes. Le Café

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Tantonville, par sa situation, se trouve être l'antichambre de la fête masquée. Les travestis, isolés ou en groupes, s'y attablent. On se montre Marie-Jeanne, Adrienne de Verteuil, Aimée Sintès, Mademoiselle Yaya, jolies filles du moment, qui se gardent bien de se rendre méconnaissables sous le déguisement. Ainsi font également les personnes qui tiennent à être reconnues et, par là, respectées. Tout autrement agissent ces solitaires grimés, masqués, transformés au point qu'ils pourront se permettre tout ce que leur interdit en temps normal leur " position ". Ainsi, une année, un grand personnage officiel s'est déguisé en Cagayous, avec un masque de carton très bien imité. Et toute la nuit il s'est efforcé de parler pataouète et d'être grossier. Il a fini au poste.

MASQUES ET BERGAMASQUES

Les costumes, en général, sont classiques. Certes il y a bien toujours le Prix d'Originalité, qui récompense la fantaisie ; mais alors, c'est au bal masqué de Bab-el-Oued qu'il faut aller si l'on veut vraiment trouver de l'invention dans le costume. Des filles aux fortes poitrines sont habillées en turcos ; leurs formes tiennent à peine dans le large sarouel ; elles ont du mal à se défendre contre les assiduités de jeunes gens déguisés en toréadors et en moutchous ; les plus hardis sont traverstis en femmes ; leurs grosses mains cachées sous des gants de fil, étalant des appâts volumineux obtenus grâce à des paquets de linge sale ficelés autour du corps, abominablement fardés, les gaillards coudoient, circulent, prêts à ôter leur chapeau à fleurs pour donner un coup de tête ; les plus sinistres sont ceux qui, déguisés en mouquères, jouent de la prunelle sous leur voile qui ne montre que les yeux et cachent de grosses moustaches de débardeurs. L'un d'eux, un marbrier du cimetière, s'est fait la tête et la silhouette de Marie l'Anisette et il parcourt la salle de bal à grands pas, en se retournant tous les dix mètres, brusquement, pour crier à des ennemis imaginaires : " Sales bâtards ! " Au matin, on l'a retrouvé, ivre-mort, devant l'entrepôt de son patron, couché dans un entourage de tombe, comme dans un lit.

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BALS DU TIR, DE LA PATRIOTE ET DU CLUB DE GYMNASTIQUE

La Société de Tir, elle, donne ses bals le soir et l'après-midi, mais déjà c'est autre chose.
- C'est tout de même moins officiel, Madame Morosolli, n'est-ce pas ?
- Oui, mais c'est bien ; les jeunes filles s'amusent, Madame Mota, regardez votre fille, si elle s'en paie. Vous savez que le jeune homme qui danse avec la petite Castarède va entrer à Polytechnique. C'est le fils Dana, un des Dana.
Le Président de la société parle avec un Conseiller de Préfecture, du projet de Redon.
A la fête du Club Gymnastique ou de la " Patriote", on entend :
- Ho Thérèse, à qui ti as promis la polka ?
- Au fils Gavazza. Et toi ?
- A Giudice, l'aîné. Ti a vu comme il valse !...
- Ho Négrète ! ti es trop grand pour inviter la soeur de Parascandollo que c'est une nanousse... Ya ma cousine que c'est une longatodil, si je te la présente, tu me présentes à la fille Crispo ?
- Qu'est-ce que tu payes, grand Jouette, si je te présente ?
- Ti as raison, on crève de soif... Garçon, deux billes Grima ! A propos, il paraît que les filles Grima, au Bal du Gouverneur, elles avaient que la robe sur la peau.
- Tu y as été ?
- Non, mais mon patron il me l'a dit... Ça vous faire rire, Mademoiselle, oh ! qué des yeux que vous avez... quoi ? vous nous connaissez pas ? Vous permettez ? Ce grand sloughi-là...
- Laisse. Je suis le fils Négrète, Mademoiselle. Et je vous présente mon ami Ayello, que vous avez vu tout à l'heure sur la barre fixe.
- Enchantée ; moi mon père c'est M. Botella, le frère du cafetier et mon amie c'est Mademoiselle Françoise Amadéo.
- Vous êtes parente avec celui qu'on appelle l'avocat des Maltais ?
- Moi, non, mais vous savez je suis Française, mon père est chef de bureau à la mairie de Saint-Eugène...
- Vous dansez le quadrille ?
- A peine un peu. Et vous ?

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- On se débrouille. On va chercher Baudouin, il le sait.
- Quel Baudouin ?
- Un de Bône... oh ! vous savez, c'est un vrai salaouetche, faut pas faire attention à ce qu'il dit, mais c'est un bon garçon et un fils de famille, son père il est tailleur et lui, il veut être capitaine au long cours... Vous aimez les cacahuètes ?
- Oui, mais ça donne soif...

UN BAL A LA LYRE ALGÉRIENNE

Un festival artistique a précédé la " Sauterie ". Le chef d'orchestre réservait une surprise aux invités. Il a relevé tous les morceaux qui ont été exécutés au Bal du Gouverneur et il les jouera pendant toute la nuit : " Rose Mousse "> " La Tsarine " et les " Saltimbanques " de Ganne, " Sobre las olas ", et des nouveautés de Paris : " Fascination ", " La Valse Bleue "... Quel programme !
Les messieurs portent des fleurs à la boutonnière, les jeunes filles ont des robes couleur de ciel, de mer, de campagne et de soleil. Mais personne n'a de gants.
- Vous dansez pas, Mademoiselle ?
- Je vous connais pas, Monsieur.
- Permettez que je me présente : Tolédano. Mon père c'est le coiffeur de la rue Mahon.
- Enchantée. Seulement je suis fatiguée. J'ai mal au pied.
- Quittez le soulier et reposez-vous un peu les doigts de pied. Dans deux trois danses, je reviens. Vous avez un carnet de bal ?
- Non.
- Attendez, je connais un commissairé le fils Garignello, je vais lui en demander un pour vous.
Quatre heures du matin.
- Oh M'sieur Matcho, vous êtes pas sérieux. Je suis une femme mariée, vous savez...
- C'est la faute à vot' parfum, parce que moi aussi je suis un père de famille... que bon que vous sentez, alors !
- Oh ! du simple patchouli.
- Faisons quand même encore une polka.
- Oui, mais après je rentre. C'est un nazard que je sois venue seule avec une voisine, mon mari il fait les vingt-huit jours, le pôvre.

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Cinq heures du matin. Beaucoup de femmes sont parties.
- Je dois rentrer à six heures chez ma patronne. Je suis placée chez le docteur Azoulay.
- Moi aussi, la blanchisserie elle ouvre à la demie.
- Et moi la cigarerie à sept heures. Avant, il faut que je lui fasse le café à ma mère, qu'elle va en journée et que je fasse la soupe pour le petit... Au revoir, Messieurs...

Les hommes, restés seuls ou presque, dansent ensemble, en se prenant aux épaules. Ce n'est pas encore la " martiale " des chiqueurs, mais cela lui ressemble... Une dernière anisette rue de la Marine et en route pour le travail : le maçon, le peintre, l'employé du port et le garçon de café rejoignent leur " maison ".

BAL A LA PLACE DE CHARTRES

Ici l'élite est constituée par quelques petits commerçants du quartier, des femmes de ménage et des vendeuses du marché. Le reste vient d'un peu partout. La Marine, Bab-el-Oued et la Casbah envoient leur contingent. Cela donne de la couleur à la fête : les caracos de tons criards, les chevelures huilées, les grosses boucles d'oreille et les teintes chatoyantes des châles sont en harmonie avec les chaussures voyantes, les pantalons trop clairs et les foulards bariolés des hommes.

De temps à autre, une compétition, une injure, un défi causent un remous, une sortie en bousculade.
- Répète qu'est-ce que ti as dit, dis.
- J'ai dit ti es un falso.
- Viens le dire dehors.
- Y alors.

On suit les champions. Il arrive que le poing, le genou, le crâne suffisent à régler le différent. D'autres fois le coup de poing américain, le casse-tête, ou même le couteau entrent en jeu. Puis l'on revient danser sans se préoccuper d'entendre : " Donnes-y ! " ou " Tue-le ! " ou " Tape par terre ! "

Mais le plus souvent c'est la grosse rigolade autour de quelques boute-en-train, connus de l'assistance. Tel est celui qu'on appelle Malafatche à cause de sa gueule patibulaire. Il danse avec deux femmes en même temps : une grosse fillasse qu'on appelle Marie et une petite Espagnole sèche et méchante qui se nomme Carmen.

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carnets de bal


L'orchestre est digne des danseurs : sur un tréteau boiteux, déjà couvert de bouteilles vides, un piston, un trombone, un bugle et un tambour se désaltèrent sans arrêt. Débraillés, suants, ils interpellent les couples :
- Ne vous serrez pas si tant ! Entention aux enfants !
- Dais, Joséphine, tu me fais cornard, la figa de ta soeur !
- Ho, Pépé, méfie-toi de çuila-là que tu danses avec, il l'a coupé...

De gros rires accueillent ces plaisanteries. Quelqu'un, du bout de la salle, crie au chef :
- Ho, Bolufer, sors-nous la polka des chiqueurs.

Il s'appelle Ando. Mais Bolufer, nom d'un makstro célèbre, est un titre générique. Le bougre ne se fait pas prier ; il attaque le morceau demandé, toute la place de Chartres reprend le refrain. Puis l'assistance réclame la

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Tonkinoise, une nouveauté; l'orchestre la sabote, mais voici Malafatche fendant la foule pour " faire un numéro " et donner la primeur d'une chanson qu'il a composée sur cet air déjà célèbre, alors qu'il purgeait à Barberousse une peine de trois mois à lui infligée pour coups et blessures. Il monte sur la tribune où sa découpure fait un curieux contraste avec les drapeaux tricolores tendus le long des madriers. Il lance :
- Mesdames et Messieurs, nous allons avoir l'honneur de vous enterpéter une mélodie intitulée " Atellou. ", autrement dit " Adrob slimann " c'est-à-dire tout ça qu'ils disent et qu'ils font ceusses-là qu'ils pissent debout, avec celles-là qu'elles pissent assises.

Un hourvari accueille cette annonce. On entend les rires d'une Italienne aux prises avec des matelots et des artilleurs, qui attendent le jour pour entrer au quartier. L'orateur s'interrompt :

205

- Pardon, M'sieu Dames, mais je crois qu'il y a des enfants dans la salle pourquoi il y en a qui veulent pas entendre des cochonneries.
- Non ! hurle la foule, tandis que les soldats applaudissent bêtement.
- Très bien, alors si y en a des dames que ça les gêne d'entendre les gros mots, elles ont rien qu'à se boucher les oreilles. Comme ça c'est taïba pour leurs cavaliers, pourquoi pendant qu'elles ont les mains occupées, eusses ils peuvent se les toucher partout ousque ça mord pas parce qu'il y en a pas des dents ni de l'os, mais rien que d'la viande... Entention, tanca la boca, la compagnie, je commence : sur l'air de la Tonkinoise !

Fant de garce
Comm' tu valses
Fant d'putain
Comm' tu valses bien
Aïdé le c... de ta mère
Tu lèv' trop la jambe en l'ai-re
Ho Carmène
Grand' putaine
Allez nous sortons dihors
C'qu'y paraît quand tu suc' tu mords
Entention, la mort de tes morts
Nous allons vec la pastère
Fair' une kémia là-bas en côté du cim'tière
      Prendre un verre à chez Giouzepp'
      Après, tu m'rasqu'ras mon zepp
Mira, mira qué papass
C'est dommage que ton caraco y soye gamass
      Nous s'aurions fait cassouela
      La figa de ta ouela.
Va sercher ta soeur la maigre
Cell' qu'd'un peu elle avait un moutchachou du nègre
      Y a six mois qu'j'veux la casser
      Du fourrage j'en ai assez
Si je m'la chop' je m'la nique
Si Fia rechop' la p'tain d'sa mèr' je m' la renique
      Comme ça tout l'mond. il rra l'gousto
      Sur mon zepp de bourricot.

206

La chute de la dernière strophe est saluée par une longue acclamation où l'on distingue des cris de fausse indignation. Des femmes, pincées, protestent ; un géant, tout débraillé, prenant une voix de jeune fille, crie sur un ton de fausset : " Dites, Monsieur Quiquo ? Vous l'avez gros ? " L'orchestre reprenant le refrain à toute volée, couvre le bruit des voix, mais n'arrive pas à dominer le trépignement des espadrilles, des pantoufles, des babouches, des talons Louis XV, des bottines à la chique, des chaussettes à clous et des savates.

BIBLIOGRAPHIE

Pour clore cette fresque rétrospective consacrée à l'art et à la mondanité, l'auteur croit devoir faire connaître au lecteur un document écrit, qu'il a sous les yeux. Bien que le poète n'ait pas désiré se faire connaître, certains pourront penser que ce morceau a pu tout aussi bien être composé à la Faculté qu'à la Casbah. Reconnaissons que cette poésie n'eût pas été déplacée ; elle eût au contraire été goûtée, à une époque où l'on pouvait être à la fois licencié en droit et salaouetche. C'est une complainte qui se chante sur l'air de " Sois bonne ô ma chère inconnue ", très en faveur entre 1898 et 1905.

SÉRÉNADE A L'INFIDÈLE
(Musique : Sois bonne ô ma chère inconnue)

I

Depis qu'ti as sauvé, la pitain,
te jur' j'ai fait du mauvais sang
Ton beau-frèr' et le p'tit Tintin
Y m'remplac' pour vend' des oursans
Ma mère' pour pas que j'vas dihors
Y m'a caché l'accordion
Mais moi qu'j'suis Jouette à la mort
Je m'ai sorti cette chanson.


207

      Refrain :

Rien qu' pour toi mon coeur y remue
Viens, nous s'ensauvons tous les deux
Tu me laisses pas dans la rue
La rascass' de tes yeux
Rien qu' pour toi mon coeur y remue
J' quitt'rai la Bonn' du café maure
Pour la mort de tes morts
Descends ou je me tue.

II

Ahier y m'a dit ta cousine
Ti as sauvé avec un torto
Vincent, l'pêcheur du cap Caxine
Y t'a vu avec un coulot
C'qu'y paraît qu'ti as fait la mouna
Avec un négro d'Hussein-Dey
Tu fréquentes avec des batta
J' te jur' tu te fais remarquer.

      Refrain :
Rien qu' pour toi mon cœur y remue

etc...

III

Si je chante sous ta fenêtre
Ainsi qu'un galant troubadour
Manco j'espèr' d'te voir paraître
Je sais qu'ti as une chambr' chez Kassour
C'matin y m'a dit ta petite
Tu prends à crédit les poivrons
Qu'est-ce qu'y va penser l'Mozabite
Aïaïaïe, quell' réputation !

      Refrain :
Rien qu' pour toi mon cœur y remue

etc...

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    IV

Depis qu'ti as cassé d'la guitoune
J'te jur' je suis venu tonto
Tous les soirs j'suis rentré tchispoune
A mon père j'y ai dit " grand macro "
Si ça continue, ma parole
La figa de ta djermana,
J'te parie trois sous ravachols
Qu'on m'met à l'hôpital d'Mustapha

      Refrain :
Rien qu' pour toi mon cœur y remue

etc...

V

Faroudja d'la Lyre Algérienne
Que dihors il s'tient le drapeau
M'a vu manger à Sant-Ugène
Douz figu' d'Barbarie vec la peau.
Il appel!' ma soeur qu'elle est bonne
Depis sept ans chez Bouderba
Scouza d'lui dir' ça il s'lui donne
L'adress' d'son garni rue Juba

      Refrain :
Rien qu' pour toi mon cœur y remue

etc...

VI

Hier j'y ai donné trois quai' coups d'têt'
Au coin de la rue Lalahoum
A un tronc d'figuier d'Bablouett'
Çuila qui vend l'hadjeb sekkhoun
Depis, de sousto d'la police
J'a resté dedans la casbah
Demande-z-y au petit Cassis :
Je m'détruis avec la mahia.
      Refrain :
Rien qu' pour toi mon cœur y remue

etc....

209

 VII

Djeandjean l'marchand d'billets d'thréât'
Hier à la pêch'rie y s'amène
Descend l'escayer quat' à quat'
Y m'dit : " Tu veux voir jouer Carmen ? "
Le soir, y m'frapp' un poulailler
J'y ai fait caprice à une smina
Que je suis été m'l'envoyer
Au vingt-deux d'la rue Jénina
      Refrain :
Rien qu' pour toi mon cœur y remue

etc....

VIII

Ton frèr' Pascoualett' le tondeur
Çuilà-là qui'l a mal aux yeux
Il a dit comme ça qu'ti as pas d'cœur
Qu'ti as besoin qu'j'te jongle un p'tit peu
Si tu viens pas sous l'réverbère
A la sortie d'chez Berthomeu
Je te casse le c... de ta mère,
Descends, pour l'amour du bon Dieu.

     Variante pour le Refrain final :
Rien qu'pour toi mon cœur y remue
Régarr' qué rabia que j me tiens
Quatorz anisett' je me suis bues
Entention que je viens
Rien de ça qu' f ai fait je regrette
Bien fait que cocu ti as été,
Mais, comm' j'm'appell' Pépète,
Descends-z-ou je me tu-u-e.

Ah, cher Pilato, toi à qui nous avons pensé en voyant Charlot, comme tu aurais chanté cette sérénade, avec quels clins d'oeil et quelle bouche tordue ; et toi Malafatche, qui as fini cuistot à Mareuil, enterré sous ta roulante avec une section de bataillonnaires, je t'imagine, disant le dernier vers et appuyant sur la liaison :
2" Descends-z-ou je me tue " en faisant une bouche en cul de poule, pour avoir l'air d'un " gommeux ". Salaouetches, je vous ai quittés en 1907 pour ne vous revoir et surtout entendre parler de vous, qu'en 1914.

210

VINGT ANS APRÈS
L'ON excuse l'auteur si,
afin de sortir un peu des chemins battus et pour ne pas refaire une fois de plus l'éloge des soldats algériens pendant la guerre, et cela parce que les beaux et véridiques récits abondent en la matière, il croit devoir faire appel à un témoignage saisissant dans sa sobriété. Le 30 Août 1914, le gouverneur militaire de Paris, chargé par M. Millerand de défendre la capitale jusqu'au bout et résolu à former à la hâte cette armée de Paris qu'il devait jeter sur le flanc de Von Kluck, le 30 août 1914 le vieux soldat qui sauva la France d'une invasion totale, d'une paix honteuse et peut-être d'une mort nationale, demandait au Ministre " que la 450 division (composée de réservistes algériens) cantonnée à ce moment aux Aubrais, fût mise à sa disposition et dirigée sur Paris ". Curieux destin que celle de cette division, commandée par Drude. Arrivée trop tard pour Charleroi (grâce à un hasard providentiel) mais trop tôt pour la Marne, elle dut marquer le pas, avant de s'élancer aux
côtés des troupes héroïques et fatiguées de Maunoury pour percer le 40 corps de réserve allemand et culbuter la garde prussienne.
211 U
c.L2
SALAOU
La " division des salaouetches " va donc s'installer comme réserve générale entre Noisy-le-Sec et Vincennes, ayant devant elle, au Bourget, la brigade des fusilliers marins de Ronarch.
LE GRAND BAL
Avant de laisser la plume au général Galliéni, qui écrit dans ses " Mémoires " ce qui va suivre, rappelons que nous sommes le 3 septembre 1914 : l'armée française bat en retraite devant les Allemands qui avancent à une vitesse de 60 kilomètres par jour ; l'armée anglaise hésite à reprendre l'offensive ; le camp retranché n'est pas encore en état de résister au torrent germanique ; le gouvernement a laissé la clef sur la porte ; Paris est bombardé chaque jour par les tauben ; le général Galliéni a en tout et pour tout 9 avions à sa disposition ; et c'est par ce service de renseignements squelettique qu'il va être informé du mouvement de l'envahisseur : Von Klück porte son armée vers le Sud-Est afin d'encercler l'armée française épuisée, il offre ainsi son flanc à une armée dont il ne soupçonne pas l'existence, mais qui compte, à côtés d'effectifs épuisés, cette " division algérienne " et ces " pompons rouges ", l'audace et le génie de Gallieni vont permettre à Joffre d'accepter la bataille sur la Marne. Voici donc comment Gallieni décrit le passage des réservistes algériens dans un Paris qui demeure crâne et calme, certes, mais se fait peu d'illusions sur le " repli stratégique prévu ", dont lui parlent les communiqués officiels :
" Son passage à Paris par le Boulevard Saint-Michel et le
Boulevard de Sébastopol avait fait sensation. Les régiments de
zouaves et de tirailleurs algériens qui le composaient avaient un
effectif renforcé. Elle avait ses organes au complet, son régiment
de chasseurs d'Afrique, son artillerie de 75, ses convois dont les
voitures étaient du type africain. Le général Drude avait bien dû
se mettre en marche avant d'avoir reçu tous ses services de l'arrière,
mais, telle quelle, la division donna aux Parisiens qui la virent défiler
en tenue de guerre à travers quelques-unes des principales voies
de la capitale, l'impression d'une force sérieuse. Pour moi,
cette division algérienne constituait surtout une troupe
fraîche qui n'avait pas connu l'influence déprimante
d'une retraite qui avait influé d'une manière si grave
212
ACHARD

sur l'état moral et matériel des divisions de réserve de la 6e armée. "
C'est là une citation avant la lettre, citation que les salaouetches vont gagner dans quelques heures car chacun de leurs pas en avant est un pas en avant dans la légende et compose une ligne pour l'Histoire de France. Désormais, les Jouettes, les courros et les pataouètes d'Alger sont inséparables de la bataille de la Marne, de celles de la Somme et de Verdun, de la Victoire. Et c'est justice. Car la France, qui a pris des barbares, a rendu après les avoir brassés sur son sein, des civilisés de la qualité la plus rare car ils portent en eux toutes les vertus, tout le fond, tout le passé des races méditerranéennes.
Si le vaincu avait absorbé le vainqueur, si le climat avait fardé et composé un type : l'Algérien, la nation avait donné à ces transplantés une seule et même âme : l'idée française.
Peu importait que leur visage fût resté une carte géographique plus forte qu'un état-civil. Peu importait qu'ils parlassent un idiome
normé d'argots latins déformant toutes les
langues mères, d'un espagnol changé en
pataouète, d'un maltais mué en dialecte arabe,
d'un romain transformé en un amalgame fait
de tous les idiomes italiques, d'un hébreu
devenu un yddish composite, enfin d'un
français ayant pris figure de sabir. Les langues se mêlaient,
empruntaient les unes aux autres ; la langue de Voltaire
et de Chateaubriand ne triompherait jamais complètement
de ce langage affectif, primaire, créant des triphtongues
213.
c.,
b-
SALAOU
dont les trois syllabes réunies en une seule sont impossibles à traduire, aussi impossibles que la notation manuscrite du langage du chien, du lion ou de l'oiseau. L'essentiel, le résultat, le " miracle "> comparable au miracle grec, c'était cette troupe coiffée de chéchias et vêtus d'uniformes à la turque et de falzards d'opérette, qui allait opposer son coeur national à la furie de l'envahisseur, et montrer de telles vertus antiques, qu'à tout jamais le souvenir de l'armée d'Afrique demeure glorieusement attaché à la plus sanglante des défaites militaires, à la plus imprévue, à la plus miraculeuse, à la plus sanglante des victoires du monde.
Voilà, au moment où la vieille civilisation française faisait appel aux enfants à demi sauvages recueillis par elle, ce que donnait l'union de ces races éternelles, poussées comme de fortes plantes aux racines indestructibles, sur cette terre qui avait enfanté des Tertullien, des Apulée, des Saint-Augustin et donné des empereurs à Rome.
LA GUERRE... TOUJOURS...
Marne, ton nom, doux comme la caresse d'un soir d'automne,
deviendra dans l'histoire des Hommes l'égal de l'abomination de
la désolation. Tu demeureras à travers les siècles la plus poignante
des illustrations de cette lutte à mort qui dressera toujours les races
du nord contre celles du sud. En t'évoquant, l'esprit se laisse envahir
par des images curieuses, cocasses, burlesques : cette vague occi?
dentale, cette marée d'aïoli, de sauce piquante, cette verve gallo-
romaine, vient déferler contre ce flot tumultueux de symphonies, de
philosophies et de cathédrales nordiques ; tout cet harmonieux
désordre méditerranéen affronte cette rectitude et cette ponctualité,
en une des innombrables reprises de ce duel séculaire entre la force
et la ruse ; et cela donne la Marne. L'histoire n'est qu'un perpétuel
recommencement. Comme dit, dans la tranchée, ce Salaouetche, ce
professeur d'histoire : " Toujours ces gens sont allés vers le Midi,
toujours ils ont reçu le coup de caveçon ". Dans ce match à perpé?
tuité entre le Latin et le Germain, ce n'est là qu'un round
victorieux. La bataille a d'autres aspects plus généraux :
nous avons tout inventé, vous avez tout utilisé souvent
vous avez porté aux nues ; la musique, par vous, a rejoint
›214
kcHAREI
ce ciel que vous prétendez atteindre ; premiers navigateurs, nous avons découvert des continents et créé des civilisations ; vous avez bâti des escadres ; nous avons inventé la religion, l'art, la philosophie, la politique et les sciences ; vous les avez magnifiées pour tenter de dominer le monde ; l'électricité, c'est nous ; la T.S.F., c'est nous ; le cinéma, c'est nous. La vie moderne, c'est nous qui l'avons faite. Tout est à nous. A l'origine de tout progrès, il y a un Latin ; à l'origine de toute exploitation, il y a un Anglo-Saxon. Quelle compétition titanique ! Vous et nous, dans nos luttes fratricides, nous rajeunissons éternellement le thème du combat des géants et des dieux. La moyenne entre nos défaites et nos victoires établit l'équilibre de la condition humaine, l'harmonie nécessaire aux dieux pour régner : la misère et l'esclavage du pauvre Monde... à croire que les divinités entretiennent nos querelles et empêchent notre union par crainte de nous voir conjuguer nos efforts pour les détrôner et nous mettre à leur place. Mais pourquoi espérer rompre cette servitude acceptée : inch Allah !...
SUR LA ROUTE DE LOUVIERS
Suivant le cours charmant de l'Eure, des soldats qui ont couché à Evreux, gagnent Mantes, au pas de route. De là ils seront dirigés sur l'Aisne et la Marne, où le Dieu de la guerre, après trois ans de combats, a une fois de plus et comme en 1914, fixé le destin des batailles. Vraiment il n'y a rien de nouveau sous le soleil, si ce n'est cette troupe composée d'hommes nés à Alicante, à Valence, à Palma, à Carthagène ou à Barcelone. Ils s'avancent en chantant. Leurs capotes et leurs casques sont couleur de brumes, de halliers, de crépuscules, d'horizons. Leurs noms sonnent comme des noms de conquistadors.
Ceux-là ne sont pas encore naturalisés. Ils veulent entrer dans la carrière, la carrière de Français. Il leur faut gagner ce
titre ; alors ils ont débarqué à Brest, on les a habillés, instruits, armés ; ils s'en vont Lebel sur l'épaule, Lebel au côté ; on en a formé une légion, étrangère au premier chef,
215
1-1.0
SA I.AOU
mais qui n'a ni la gloire, ni l'honneur d'être " La Légion ". Et voici ce qu'ils chantent, avec un accent à tout casser, qui, quatre ans auparavant, aurait fait rire les Français de France invités aux soirées de la Lyre Algérienne :
Pour lé plasir, lé répos del militario Il est là-vas à dos pass della forrrêtt
Ouna mason ail' toit tout courbert dé lierre Al torloro es' el nomm del' cavarett
La serbante est djone y djentilla
Lédjère comm' oun' parpaillonn
Como son binn son oil petilla
Nous l'appelons la Madalonn
Nous y pennsons lé djour
La nuit nouss en rêbons
Cé n'est que Madalonn
Ma por nous c'est l'amour.
Refrain
Quand Madalonn bient nous serbir à voire
Sous la tonnell' on frôle son d' joupon Y chacon loui racont' oun histoire Oun' histoire à sa façon.
La Madalonn por nous n'est pas sébère Cuando on loui prend la taille y lo mentonn
Ella rit es tôt' l'mal qu'ell' sait faire Madalonn, Madalonn, Madalonn.
LA PAUSE
- Ho, Zouzou !
- Ho !
- Allume la lumière ! allume !
Et il rallumait. Après le contre-appel. Lui seul avait l'audace
et le pouvoir d'enfreindre tous les règlements de l'hôpital militaire
N° 6. Tout autre que lui eût été puni. Mais Zouzou jouissait d'une
immunité que beaucoup jalousaient mais que tous admiraient.
C'était un zouave long, dégingandé, qui allait plus vite
sur ses béquilles qu'un Alpin défilant au pas cadencé. Il
glissait, patinait, la chéchia toujours en bataille. S'il y
avait une belle veste dans l'hôpital, c'était pour lui ; un
216
ACHAR D
mouchoir sans trous, un paquet de cigarettes, une corvée agréable comme celle d'aller tirer le vin à la cave, c'était pour lui. Un camarade qui l'avait connu au front disait : " Ça continue ". A Mareuil, à Verdun, partout, s'il y avait un oeuf, une poule ou un jambon dans le pays, c'était Zouzou qui l'avait. Il aidait les infirmières, toujours prêt à se rendre utile, à se multiplier. Enjôleur, blagueur, menteur, monteur de coups, câlin, sympathique, c'était le chouchou de l'hôpital.
Après l'extinction des feux, chaque soir, c'était la même comédie. On entendait :
- Ho ! Moutchou !
- Ho !
- Tu me la croques ?
Cette invite quotidienne s'adressait à un tirailleur sans mâchoire. La blague prenait toujours et provoquait les rires. Les deux ou trois têtes de Turc y passaient, puis il y avait régulièrement une voix qui criait :
- Ho, Zouzou !
- Ho !
- Allume la lumière, allume !
Zouzou illuminait le dortoir, s'affublait d'un sarreau laissé par l'infirmier, passait la visite, énonçait des diagnostics inattendus :
- Gros coup d'civil dans le bide !... Et vous, mon ami, faiblesse de patriotisme... Toi, mon petit, ti as le courage indécis... Vous caporal, je vois ce qu'il vous faut : deux litres de vin par jour ; inscrivez ! Quant à vous, vous vous êtes oublié, mon garçon... ça sent la paix ici...
Il y avait de gros rires étouffés sous les couvertures. Un tringlot demandait :
- Pardon, M'sieu l' major, quand c'est qu'elle finira la guerre ?
- Va savoir...
Finalement, Zouzou, prié de distraire ses camarades et d'exécuter son numéro quotidien, faisait la danse du ventre, sans béquilles.
- Faites-moi la mata, recommandait-il auparavant, parce que si jamais ils me voient comme ça, ils me renvoient au bal masqué, ces bâtards...
17.
LAOU

BAL MASQUÉ
Et il dansait sur ses jambes molles comme des queues de poisson. en s'appuyant à une colonne centrale. Un masque à gaz autour du cou, un drap de lit sur la
tête, il prenait des poses lascives, roulait des yeux d'almée en murmurant " Dites, Ahmed, vous m'aimez ? " Les blessés pouffaient. Ils ne tenaient plus rancune à Zouzou du régime de favoritisme dont bénéficiait depuis deux mois ce grand zouave désarticulé dont les longues jambes,

lorsqu'il s'asseyait sur son lit, pendaient lamentablement, pareilles à celles d'un pantin cassé. Depuis deux mois il égayait l'hôpital et relevait le moral des combattants écoeurés par la guerre moderne. Mais depuis deux mois, Zouzou passait chaque jour sur le billard pour se faire extraire un bout d'acier, une esquille ou enfin " quelque chose ", comme il disait : il avait reçu 79 éclats d'obus dans les jambes ; c'était là son secret. Et, au bout de soixante jours de souffrance et de rigolade, il disait en faisant une grimace et un geste digne des plus classiques salaouetches : " Encore dix-neuf au jus, la p... de sa mère ! "
REPOS
Il est mort, Zouzou. C'est pourquoi l'auteur a jugé bon de raconter son histoire. Car, s'il avait vécu, il ne serait peut-être aujourd'hui qu'un pauvre cul-de-jatte sans prestige, sans gloire, et dont les aventures, racontées la sébile en main, n'eussent sans doute intéressée personne.
Il est mort à Verdun, car, selon les prévisions de ce grand psychologue, " ils " l'on renvoyé au bal masqué. Pensez : un zouave. Il est mort dans l'exercice de ses fonctions de salaouetche : en allant chercher, dans un petit poste allemand, abandonné depuis une heure, un sac de patates tout neuf, tout plein et, comme il disait " qui n'avait pas de mal ". C'était un piège : une grenade toute amorcée et bien placée a fait du grand Zouzou sept ou huit petits Zouzous. En partant, il avait dit simplement : " Donne le bouvillon, donne ! " Ce furent ses dernières paroles.
EPITAPHE
Son arrière grand-père maltais avait quitté la Mélité des Grecs pour gagner la Sicile, à bord d'une tartane. A la rame, avec ses enfants, il avait fui vers la Sardaigne pour échapper à un tremblement de terre ; une balancelle espagnole les avait transportés à Livourne ; on s'était mariés avec des Lucquoises qui avaient vu arriver ces éternels émigrants,
219.
SALAOU
toujours ramant, toujours voguant " ponante " ou sciant " poc à poc ", de l'aviron. Marseille connut enfin cette famille d'hommes de mer, dont un armateur fixa bientôt le destin à Tunis. On fit souche à Bône, puis à Alger. Des grand'mères épousèrent des Espagnols, des grand-pères fécondèrent des filles indigènes. Et Zouzou, rejeton d'un arbre généalogique des plus branchus, avait pris l'habitude pour exprimer l'idée de cette complexité raciale, de répondre lorsqu'on lui demandait quelle était son origine : " Que le cul il me tombe si je sais ! " Il tenait de son ascendance multiple et diverse un grand choix de gestes et d'attitudes dont l'ensemble composait ce type qui était Zouzou, mais dont un ethnologue se fût passionné à rechercher, à discerner et à identifier les origines : ce froncement de sourcils, c'était le bisaïeul maltais, cette ruse était italienne, cette blague, marseillaise, cette colère, corse, cette vantardise, espagnole et ces yeux en coulisse : maures ; quant à ce sens des affaires, il était peut-être juif. A chaque réflexe de cet homme, le savant eût pu dire : " Ça, c'est la grand'mère ", ou " C'est tout à fait le grand-oncle ! " Et quand Zouzou remuait le petit doigt, on revoyait sans le savoir quelque ancêtre débardeur au port du Pirée. Aujourd'hui son fils, s'il en a laissé un quelque part, doit entendre, lui aussi, ces phrases éternelles : " C'est tout son père " (ce qui indiquerait déjà un beau complexe) ou " A qui est-ce qu'il ressemble au juste ? ", ce qui reviendrait à ouvrir un débat dans lequel le père de Galland lui-même aurait perdu son latin et Dieu sait s'il en avait ; autant entreprendre l'histoire tout entière de la Méditerranée...
IN MEMORIAM
Zouzou n'avait rien à défendre, que sa vie. Il l'a mal défendue.
Mais il avait une dette à payer. Il l'a bien payée. Rubis sur l'ongle.
A l'échéance. En bon débiteur. Fidèle à son propre modèle vivant,
il mourut en vrai zouave : le bouteillon en main. Coup de chapeau,
Messieurs dames, ça vaut bien ça... Et bonsoir. La parole est à
l'Algérien 1938, que l'auteur salue comme les aînés
saluaient les cadets aux fêtes nocturnes des lampadopho?
ries, quand les relais de coureurs se transmettaient l'un
à l'autre les torches enflammées. Vous avez le flambeau
r220
ACHARD
en main : " Entention, il brûle ! Forsès pas, mais tiens bon la rampe, diokann ! " A vous d'écrire " Vingt ans après ".
Même sans écrire " en salaouetche ", il vous faudra tout de même trouver des mots pour chanter ce pays étonnant où c'est l'Iliade tous les jours.
7
221 EL u
SALAO
IMPRIME SUR LES PRESSES DES EDITIONS BACONNIER 4, RUE DE PARIS
A L G E R
MARS 1 9 4 1
ICensure Alger Ir 1748