Louis BERTRAND
de l'Académie française

NUITS D'ALGER
VII
AU PALAIS D'HIVER



mise sur site le 20-5-2011

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VII
AU PALAIS D'HIVER

Le palais d'hiver
Le palais d'hiver


EST-CE par snobisme, ou par simple curiosité, que j'assistai à ce bal du Palais d'hiver ? Toujours est-il que j'endossai mon habit noir, qui, depuis de longs mois, gisait au fond d'une malle, sous des couches de naphtaline et que je me rendis, avec la cohue des fonctionnaires, à l'invitation de M. le Gouverneur général.

Sauf le cadre vaguement exotique, ce fut une soirée officielle comme toutes celles oi je m'étais déjà vu à Paris ou en province. Encore cette petite maison mauresque, qu'on appelle pompeusement " le Palais d'hiver", a-t-elle été fâcheusement remaniée par le Génie militaire qui lui a composé une façade selon le goût des Roumis et qui l'a munie de beaux escaliers et d'un salon de réception. Je doute d'ailleurs que, dans son état primitif, elle montrât quoi que ce fût de bien remarquable. A côté de l'archevêché, - qui est en face, de ses marbres blancs et de ses charmantes boiseries, - le Palais d'hiver fait piètre figure. Mais peut- être que la partie dérobée au public, ou celles qui sont restées à peu près intactes, méritent tout de même qu'on s'y arrête.

Enfin, il y avait grand bal, ce soir-là, au Gouvernement général !

Dès le seuil, la foule était si dense qu'on ne pouvait pas plus avancer que lorsqu'on fait queue dans une gare, devant un guichet encombré. On s'empilait jusque dans les moindres recoins des petites chambres au plafond surbaissé. Et avec cela une chaleur suffocante, la chaleur d'un soir de sirocco, encore aggravée par un terrible et rudimentaire éclairage au gaz. Malgré cet empilement, cette atmosphère inhumaine, des couples enragés tournoyaient, s'acharnaient à danser, si l'on peut dire, car on piétinait sur place. On dansait un peu partout, jusqu'au buffet et dans la galerie extérieure du premier étage : spectacle accablant, grisâtre et morne....

Mais, le long du mur des salons, quelque chose de magnifique et de farouche : une grande tache rouge et blanche, un amoncellement de burnous écarlates à glands d'or, une floraison de turbans liés de cordons en poils de chameaux et, dans la blancheur des cache-cols, de rudes visages boucanés aux barbes grises, aux sourcils en broussaille - les caïds !... Les caïds, qu'on avait fait venir tout exprès de leur douar, ou de leur lointaine bourgade. De loin, ils avaient l'air de paquets de linges fraîchement étuvés. Les bergers, les nomades, ceux qui venaient du Sud exhalaient une forte odeur de suint et de savon de Marseille. Outre leurs belles draperies rouges, tous étalaient sur leurs genoux des mains gantées de blanc, des gants tout neufs, gonflés par des mains puissantes et qui, çà et là, craquaient aux coutures. On avait infligé ce supplice, à ces hommes de la steppe, de leur emprisonner les mains dans des fourreaux fragiles qui éclataient au moindre mouvement. Quelle cruauté ! Quelle humiliation pour certains d'entre eux ! On eût dit qu'ils avaient des entraves.... D'autres, au contraire, paraissaient enchantés de leurs beaux gants, et leurs mains posées avec ostentation sur leurs cuisses semblaient les offrir aux admirations du public. Entre les plantes vertes, ils avaient l'air de lions repus qui digèrent dans la forêt....

Quel contraste avec la foule qui les entourait ! Deux mondes s'affrontaient. L'antithèse était violente jusqu'au grotesque. On se pressait pour les regarder, comme on fait pour des animaux en cage, les femmes surtout. Certains les dévisageaient avec une curiosité gênante pour ces malheureux et que je trouvais même insultante et stupide. Ces hommes, ils étaient là en service commandé ! Ils étaient venus, en somme, avec leurs costumes éclatants, pour le décor et pour la figuration. La plupart en avaient sûrement conscience et, malgré le pli habituel de dissimulation, on voyait qu'ils n'étaient pas contents. D'ailleurs ils s'ennuyaient mortellement. Que faire dans un salon, quand on porte sur son dos tout un harnais d'étoffes pesantes et encombrantes et qu'on traîne à ses pieds des bottes éperonnées ? Ils ne pouvaient guère bouger. Ils ne dansaient pas, ils ne jouaient pas à nos jeux, ils ne buvaient pas de champagne, ni aucune de nos liqueurs.

Devant eux, les danseurs et les danseuses, qui se démenaient en une agitation ridicule et laide, avaient l'air d'une cohue misérable, quelque chose de pauvre, d'étriqué et de lamentable. Devant les somptueux burnous chamarrés d'or, je regardais tournoyer les filles ou les femmes de fonctionnaires et de militaires, celle-ci dans une robe de noce retournée et reteinte pour la circonstance, celle-là maigre comme un échalas et montrant de pitoyables salières sous les bretelles de son triste décolletage... , Le grotesque du tableau s'exagérait de plus en plus. Il fallait voir les regards de pitié et de dégoût que ces bons Musulmans assénaient sur cette mascarade. Quel scandale pour eux ! Quelle indécence et même quelle infamie ; ces femmes qui se tortillaient ainsi en pleine liberté et à moitié nues, au milieu d'hommes assemblés, ces danses sans caractère ni expression, cette mêlée des sexes, cette parodie en public et en musique de l'acte qui, entre tous, doit être secret et silencieux ! On sentait bien que tout cela les écoeurait. Les beaux gants blancs, gonflés par ces rudes poignes de maquignons, ne bougeaient pas sur les genoux immobiles. Mais tout ce que la bouche taisait sortait des prunelles chargées de mépris.

Le sentiment de ce juste mépris me devint si intolérable que je me sentis tout à coup incapable de rester une minute de plus dans cet endroit-là. Je déguerpis à l'anglaise, sans même avoir ébauché le plus léger pas de valse. D'ailleurs, ce sirocco, cette chaleur du gaz étaient quelque chose d'infernal. Je rentrai chez moi de fort mauvaise humeur et je me dépouillai hâtivement de mon habit noir comme d'une livrée burlesque, en me jurant bien de ne le remettre jamais : la splendeur des caïds l'avait trop complètement humilié !... Et j'ai tenu ma promesse. Pendant mes dix ans d'Algérie - pas une seule fois je n'ai remis mon habit noir....