Au Plateau Saulière
à Alger dans les années vingt
par Yves Pleven
On habitait tout en haut de la maison. Les escaliers étaient
éclairés par un ciel ouvert dont la verrière resplendissait
de soleil. Elle résonnait parfois sous les forts roulements de
tambour des orages de grêle. Le petit trois pièces cuisine
s'ouvrait au sixième étage sur les deux branches d'un immense
balcon d'où l'on découvrait les bâtiments de l'hôpital
de Mustapha, la cloche à gaz si haute le matin et, au-delà,
la grosse molaire de Bou Zegza dans l'éblouissement de l'aurore.
Les nuées de martinets peuplaient le ciel de vols tournoyants,
happant les moucherons. Une nichée pépiait sous les tuiles
du toit. Le balcon d'où montaient les hautes tubulures des cheminées
de tôle desservant les étages inférieurs, butait à
droite sur la murette de la terrasse de la buanderie. Celle-ci était
couronnée d'une grille en quart de roue dont les rayons partaient
d'un moyeu évidé, interdisant l'escalade. Pour un petit
garçon, familier des Pages du dictionnaire, c'était le drapeau
du Japon.
La Grande Guerre était encore toute proche, le faubourg changeait,
les terrains vagues, les tonnelleries disparaissaient, laissant peu à
peu la place aux ateliers de mécanique, aux ferblanteries, aux
menuiseries, aux boutiques d'accessoires automobiles. M. Joseph Seiberras
avait transformé sa grange eti cinéma et ouvert un centre
fournissant " tout ce qui concerne le cinématographe
", disait l'enseigne sur bleu et blanc. Ce n'est que plus tard, vers
1930, que la célébration du Centenaire devait entraîner
la création d'immeubles de rapport.
La rue Meissonier
(coll. B.Venis)
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La rue Meissonier était réservée
dans la matinée aux étals du marché dont la rumeur
montait dès le petit jour. Rue Élie-de-Beaumont, la fabrique
de limonade Hamoud - la distillerie, on disait - livrait ses bouteilles
dans de sonores casiers de bois. On les empilait bruyamment sur le plateau
d'un camion attelé de deux ou trois chevaux aux colliers garnis
de grelots.
De bonne heure le matin rue Auber, c'était le cortège des
Tramways Algériens,
les TA, sortant du dépôt Yusuf, avec leurs motrices
aux perches touchant le fil tendu le long de la voie. Elles filaient,
après le tournant, grimpaient par la rue
Edgar-Quinet, doublaient " rran rran " la fabrique
de pâtes de la rue Hoche, atteignaient la rue Michelet où
leurs convois étaient aiguillés dans le réseau urbain.
Sans être aussi passante que la rue du Marché, sa voisine
parallèle,
la rue Auber était parcourue par bien des personnages
divers, compagnons encadrant les charretées de longues poutres
destinées aux constructions de l'hôpital, jeunes médecins
militaires à barbes noires, hâtant le pas sous la croix d'or
de leurs képis. On voyait aussi des files de malades en traitement,
tous vêtus de vieux bougerons militaires bleu délavé,
coiffés de rouges chéchias, arrivant de Kabylie par la gare
de l'Agha.
En sens inverse, dans la matinée, c'était la cornette immaculée
et la vaste robe bleue d'une soeur de Saint-Vincent-de-Paul regagnant
sa communauté après son service de nuit. L'appel de baryton
basse " mar-chand-des-habits-ya ! ", lancé à
la façon des bergers de Kabylie, la main en porte-voix sur la joue,
était perçu dans le haut et clair battement des tiges du
chantier des fers à béton. Quelquefois aussi, sous le piétinement
de ses chevaux, un peloton du 5è Chasseurs allait au pas vers le
chemin de l'Abbé-Grégoire, rentrant au quartier
Margueritte, derrière ses trompettes et son fanion.
Enfin, vers midi, le Belge, son bâti de verres à vitres sur
le dos reflétant le soleil, allait lentement, rue Auber, annonçant
son retour au logis d'un sonore et guttural " vi-trier! ".
Tous les jours, très régulièrement, les moteurs de
l'hydravion Lioré et Olivier L242 se faisaient entendre vers les
deux heures de l'après-midi. Pour amerrir dans le bassin du port
de l'Agha, sa courbe descendante passait à moins de 200 m du balcon.
Les hélices brillaient au soleil, on distinguait sous le biplan,
les flotteurs, la coque, les hublots de la cabine jaune foncé.
Il arrivait de Marseille après une escale dans l'île de Majorque
à Alcudia, transportant le courrier et quatre ou cinq passagers.
Il franchissait la Méditerranée en moins de huit heures
!
Souvent une équipe du Gaz plantait de minces tubes dans le sol
empierré de la rue. On recherchait une fuite de distribution. Ces
tubes coiffés d'un petit chapeau de clown en papier jaune, devaient
recueillir le gaz échappé de la conduite souterraine en
changeant de couleur. Le point de fuite ainsi détecté, permettait
une intervention par fouille. C'était la guerre des tranchées
des gosses, rue la Tour-d'Auvergne, rue Tocqueville et rue Élie-de-Beaumont,
laquelle grimpait vers la rue Horace-Vernet, limite du Plateau au nord-ouest.
Il ne faut pas oublier les Ateliers Marcel Lehoux dont la forge mécanique
remplissait le quartier de sonores " hi han " d'âne bien
portant. On la tenait responsable des fissures des cloisons et surtout
des plafonds dont le plâtre saupoudrait finement les meubles...
On admirait le coureur automobile Lehou dans sa combinaison blanche, son
casque et ses lunettes au volant de sa blanche Bugatti, dans le tonnerre
d'un " plein gaz ", laissant une puissante odeur d'es sence
rue Auber...
Après dîner, prenant le frais sur le balcon, le ciel apparaissait,
pur des lumières d'une ville qui éteignait de bonne heure
ses éclairages. Cassiopée, la Grande Ourse, étaient
à leur poste et un certain triangle sans nom aux côtés
égaux, paraissait sur nos têtes. On pouvait entendre un accordéoniste
jouer des valses brillantes en grand professionnel. Puis le calme revenait,
souligné du " lui tui " d'un grillon. Tel était
le quartier dans ces années vingt, avec sa lumière, son
active circulation de piétons, les automobiles AL-2 étaient
encore rares, ses tramways, les coups de marteau des ferrailleurs, les
vacarmes soudains et alternés du tour ou de la scie de menuiserie,
les " han " furieux de la forge.
La ville s'étendant, bientôt ces ateliers disparurent, remplacés
par des immeubles à loyer; le dépôt des TA fut transféré
plus haut. Le stationnement des voitures gagna le long des trottoirs.
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