A propos du...
lycée Gauthier d'Alger
par Paul GARÉ
L'article d'Albert Bensoussan, "l'Université
française, ma patrie", paru dans L'Algérianiste n°
38, ne pouvait rester sans écho. C'est pourquoi il nous est apparu
souhaitable de proposer à nos lecteurs les très amicales
réactions de Paul Garé qui, à son tour, se souvient.
L'Algérianiste.
JE viens de lire l'article de M. Albert Bensoussan : il y évoque
notamment le lycée Gauthier d'Alger et les noms de quelques-uns
de ses illustres professeurs. Merci, Monsieur Bensoussan, d'avoir su,
en quelques lignes, faire revivre tout un passé et d'avoir permis
de relire les noms de certains de nos anciens maîtres qui ont marqué
notre jeunesse de façon définitive. Je voudrais simplement
prolonger cette émouvante évocation en corrigeant et complétant
des souvenirs auxquels nous sommes si attachés.
Une inexactitude
M. Delabarre, surnommé " Canasson
", n'enseignait pas la géographie, mais les mathématiques.
Comment pourrais-je l'oublier, puisque c'est grâce à lui
que je fus dans l'obligation de présenter un examen de mathématiques,
en octobre, pour passer de 4e en 3e, ce qui me valut de travailler pendant
tout l'été, au lieu de profiter de la fraîcheur de
la Méditerranée sur les blocs de la jetée.
C'est ainsi que, pendant ces trois mois de canicule, mon père me
fit " prendre des cours " chez un de ses amis, professeur de
mathématiques, qui habitait Bab-El-Oued,
rue du Moulin.
Ce fut une épreuve pour lui et pour moi.
Pensez que j'allais chez lui, en plein mois d'août, à 2 heures
de l'après-midi, après avoir traversé toute la ville
d'Alger dans un "tram " des T.A.
J'habitais, en effet, le plateau Saulière, pratiquement à
l'opposé. Quand j'arrivais chez lui, mon coup de sonnette le tirait
de sa torpeur, car, que voulez-vous qu'on fît, à Alger, au
mois d'août, à 14 heures, quand le soleil écrase la
ville et la vie de sa gangue de plomb, et lorsqu'on est un enseignant
en vacances, sinon la sieste ?
Ah! cher Monsieur Saki, c'est vous qui, par M. Delabarre interposé,
m'avez permis d'accéder à la 3e et de m'orienter définitivement
vers une voie qui n'eut plus rien à voir avec les mathématiques.
Soyez-en, une dernière fois, remercié.
Oui, "Canasson ", c'était bien les maths.
Quelques omissions
En effet, cher Monsieur Bensoussan, comment
avoir cité M. Laherre sans avoir parlé de son homologue,
pour les " premières ", M. Videau ?
Laherre, c'était l'emphase, le lyrisme, l'émotion, les larmes
dans la gorge quand il récitait, debout effectivement : "
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine...", ces vers du poète,
condamné à mort et exécuté à trente-deux
ans pour s'être enthousiasmé, lui aussi, pour ses idées!
Laherre, c'était la latiniste, l'helléniste, le philologue,
qui nous confessait, avec une certaine pudeur, qu'il lisait dans une année
plus de latin et de grec que de français.
Laherre, c'était celui qui corrigeait mon accent quand je récitais
:
Comme un vol de gerfauts, hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitènes
Partaient, ivres d'un sang héroïque et brutal.
" Non, me disait-il, il faut ouvrir la bouche et dire capitaine."
C'est vous, Monsieur Laherre, par José Maria de Heredia interposé
(il aurait pu être pied-noir par la consonnance de son nom), qui
m'avez, le premier, fait sentir ma différence.
Videau, c'était le méridional élégant, une
petite écharpe blanche, en soie, autour du cou, dès que
la température ou un impérieux besoin de rester jeune l'exigeait.
Videau, c'était Musset et Vigny, c'était l'homme du baccalauréat,
l'assurance tout-risque pour passer en Philo, Mathélem ou Sciences-ex.
Videau, c'était quelquefois l'humour féroce, lui qui dit
un jour à mon meilleur copain devenu depuis mon unique beau-frère
: " Et vous pensez avoir votre bac, vous qui écrivez "opinion"
comme "oignon" ? "
Oui, Messieurs Laherre et Videau, je peux affirmer, maintenant que mes
cheveux ont blanchi, maintenant que, malgré moi, j'ai découvert
la France, je peux affirmer que c'est vous qui m'avez fait découvrir
le français, sa littérature, ses prestigieux acteurs, la
naïveté du Roman de la Rose et la philosophie stoïcienne
de la Mort du loup.
En histoire, cher Monsieur Bensoussan, comment ne pas avoir cité
Bertrand et Cléach, sans parler de M. Sauvage, baptisé "Zoulou
" ?
Je me souviens de l'époque, mais je devais être alors en
5e, où les murs d'Alger fleurissaient tous les matins de "
Zoulous " écrits à la craie, où un doigt de
lycéen avait inscrit dans la poussière blanche et sablonneuse
des " trams ", des " trolleys " et des voitures un
" zoulou " anonyme et perfide. Je me souviens d'un article paru
dans la Dépêche ou l'Echo de l'époque, mentionnant
cette prolifération de " Zoulous ", et demandant s'il
s'agissait d'une organisation mystérieuse ou de l'imminence d'un
débarquement d'extraterrestres!
Bertrand, c'était et ça restera, pour moi, l'époque
napoléonienne. Quand il parlait du " Corse aux cheveux plats
", les stylos se levaient, les yeux des trente ou quarante auditeurs
restaient suspendus aux lèvres de ce petit bonhomme, trapu comme
un trois-quarts de rugby.
Cléach, c'était un zézaiement délicieux, une
petite moustache fine qui, malgré l'âge, s'obstinait à
rester blonde; ce fut mon dernier professeur d'histoire à Gauthier
: devant mon comportement en cours, il m'avait promis une " catastrophe
" au bac, alors que je me plongeai, l'année suivante, à
la Faculté, avec ravissement dans l'histoire des idées politiques
et dans la géographie humaine.
Pourquoi avoir oublié Bellanger, en anglais, auquel les élèves
préféraient Helsmoortell - que vous avez cité - et
qui faisait écrire à l'un d'entre nous, Emerit, pastichant
Malherbe dans les Stances à Dupérier :
Ma douleur, Bellanger, sera donc éternelle,
Et les tristes discours
Que me met en l'esprit le regret d'Helsmoortell
L'augmenteront toujours?
Pourquoi ne pas avoir cité Evenou en philosophie? Oui, bien sûr,
Chosky était la maître ; mais Evenou, qui m'enseigna la philosophie,
me fit découvrir une matière que je n'ai jamais cessé
d'aimer.
J'obtins, cette année-là, le er prix de philosophie, et
ce cher homme voulait à tout prix que je m'oriente vers des études
supérieures de Philo. Il me ménagea même un entretien
avec M. Ménard, le maître des maîtres, chargé
de me convaincre. La vie en décida autrement, mais depuis il m'est
souvent arrivé de reprendre ses cours que j'ai pieusement conservés.
Evenou, c'était le penseur tracassé, le jeune homme désabusé,
mais le professeur consciencieux jusqu'au bout de ses ongles mal faits.
Je le revis plus tard ; il s'était marié ; il était
transfiguré et radieux ; il avait trouvé dans la vie conjugale
ce que la philosophie n'avait pu lui apporter.
Je vous salue, Monsieur Evenou.
Des précisions complémentaires
Notamment en ce qui concerne M. Helsmoortell que vous avez cité.
Cher Monsieur Helsmoortell, si par hasard vous me lisez, sachez que vous
êtes et resterez pour moi ce que l'on fait de mieux en matière
de pédagogie.
Vous aviez coutume de dire : " Mon cours, c'est la vie ". Je
vous ai eu en 5e, 4e, 3e, 2e et 1e (en sciences-ex. j'eus M. Bellanger).
Je vous ai retrouvé ensuite, pendant trois ans, en Faculté.
Pourquoi ne suis-je pas devenu angliciste? Vous avez pourtant tout fait
pour cela.
Quel cours étincelant et quel brio! Quelle verve! Quelle aisance
pour faire passer une langue étrangère dans la tête
d'adolescents pourtant bien éloignés des brumes londoniennes.
Quarante ans après je n'ai rien oublié.
Je sais que " See me home " ne signifie pas " Venez me
voir à la maison " comme on pourrait le penser, mais "Accompagnez-moi
chez moi ", et cela grâce à une histoire d'un jeune
français faisant la cour à une anglaise.
Je sais que " calf " signifie " mollet " - quand tout
le monde pense " veau " - et cela grâce à une de
vos fréquentes pitreries, qui vous fit entrer, comme une fusée,
dans une classe médusée, grimper sur une table et retrousser
votre pantalon en nous montrant votre mollet blanc et en nous disant :
" This is my calf ".
Je sais qu'il suffit de remplacer un W anglais par un G français
pour obtenir la bonne traduction (ainsi " waer rob " devient
" garde-robe").
Je sais que les lords anglais posent leur derrière sur un "wooden-bag
" (sac de laine) quand ils sont assis au Parlement. Lorsque la plus
timide de vos étudiantes avouait ne pas le savoir, vous lui répondiez,
d'une voix suave : " Mais, Mademoiselle, c'est une lacune, c'est
un trou dans votre cul-ture ! "... comme elle rougissait, la pauvre
petite!
Je sais que " rusty " signifie " rouillé ",
à preuve ce marin anglais qui, lorsqu'il rejoignit le domicile
conjugal après de longues années d'absence eut un enfant
roux. Pourquoi ? "It must be rusty " (il doit être rouillé)
disiez-vous sans rire
Je sais que la bonne prononciation pour appeler un policier de Londres
est " please man", parce que c'est un monsieur auquel on dit
"s'il vous plaît ".
Voyez, cher Monsieur Hegmoortell, je n'ai rien oublié... ou presque...
Je me souviens que vous êtes arrivé à Alger après
la guerre, avec, comme seul costume, une tenue d'officier allié
; que vous avez eu une fille que vous avez appelée Eve, et qui
est devenue, je crois, une distinguée agrégée de
mathématiques; qu'un jour de 1961, je vous ai revu dans les couloirs
de l'Université, et qu'en touchant du doigt le ruban rose et blanc
de la croix de la Valeur militaire que votre ancien élève
portait à la boutonnière, vous m'avez simplement dit : "Ça,
c'est bien. "
La dernière fois que je crus vous revoir fut un certain jour de
l'été 1962, en arrivant directement d'Alger au Mans, alors
que je me préoccupais de faire dédouanner ma voiture. Ce
fut votre sosie qui procéda aux formalités : miracle, c'était
votre frère!
Merci, Monsieur Bensoussan, de m'avoir permis, d'un seul coup, de revoir
ces visages qui furent toute mon adolescence.
J'adresse à tous ces professeurs un merci collectif et ému.
C'est grâce à vous, Messieurs, que les jeunes Pieds-Noirs
de notre génération ont pu devenir des Français sans
complexe.
C'est parce que vous m'avez appris à prononcer " capitène
" que je suis devenu, cher Monsieur Laherre, capitaine de réserve.
C'est grâce à vous, cher Monsieur Helsmoortell, que j'arrive
à lire, sans trop de difficulté, le programme d'informatique
qui égaye mon micro-ordinateur.
C'est grâce à vous, cher Monsieur Evenou, que je sais qui
était Alexis Carrel, qui a donné son nom à la faculté
de médecine que mon fils a fréquentée.
C'est grâce à vous, mes maîtres, que la population
pied-noir compte aujourd'hui cent cinquante-huit agrégés
en activité.
Vous fûtes la France en Algérie.
Vous resterez l'Algérie pour le Français que je suis devenu.
Paul GARÉ.
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