Les Allogènes *
par Robert ESNAULT
ET nous voilà réunis de nouveau,
au lycée Gauthier, dit Petit-Lycée, dit lycée de
Mustapha, le plus près de chez nous : une dizaine d'arrêts,
ligne C.F.R.A. Seulement on refaisait
une troisième. Faire redoubler un élève qui n'a rien
foutu ou qui est trop jeune pour suivre, c'est normal, mais lorsque vous
faites redoubler de bons élèves qui sont en tête de
leur classe il faut s'attendre à des bizarreries. Nous étions
tous les trois dans un petit coin, complètement détachés
des autres élèves qui apprenaient laborieusement des choses
que nous savions déjà, et bien. Les profs s'étaient
vite rendu compte d'un disparate, d'une bande à part. Peut-être
les avait-on affranchis au sujet du trio insolite. De toute façon,
ayant sondé nos connaissances allogènes et les ayant trouvées
plus qu'adéquates ils s'étaient résolus à
un modus vivendi, un gentleman's agreement, à base de considération
mutuelle. Ils nous laissaient généralement vaquer à
nos occupations personnelles, et nous ne dérangions pas le cours.
Ou presque pas. Dès le début de l'année, quand trois
mains, et trois seules, s'etaient levées au fond de la classe en
réponse à la question : " Voyons, y aurait-il par hasard
quelqu'un qui aurait lu... les Histoires extraordinaires d'Edgar Poe...
(ou) Les Regrets, de Joachim du Bellay?... nous avions été
jugés, pesés, classés, mis en réserve. Quand
devant une question difficile, une colle, la classe restait muette, les
prots parfois faisaient donner la garde. Ils s'adressaient du geste ou
du regard au petit groupe du fond et l'un de nous, ...Vas-y, Spinach...
A toi, l'apprenti... voulait bien se dévouer pour répondre
sans pour autant cesser l'ouvrage en cours.
- On peut trouver la même idée, à la même époque,
sous la plume de...
- Tu y vas, Claude, ou j'y vais?
- Allez, vas-y, à toi.
- Rabelais, M'sieur. Dans le chapitre sur l'abbaye de Thélème.
Tu parles ! On n'avait pas attendu qu'ils soient au programme pour se
régaler de certains grands classiques.
On devait former une équipe assez décourageante par certains
côtés. Les résultats des compositions laissaient peu
de place à la surprise.
En tête, si c'était pas l'un, c'était l'autre. On
arrivait généralement ou gagnant, ou placé. La lecture
des meilleures copies était une cérémonie classique
: le devoir de Claude sur un sonnet de Ronsard ou celui de Spinach sur
Voltaire. Avec l'expression sarcasmes édentés " votre
camarade a bien su rendre..., etc. " Et puis moi, de temps en temps.
C'était selon.
Pour bande-à-part que nous fussions nous ne laissions pas de prêter
parfois une oreille intéressée aux cours de nos profs de
français pour la bonne raison qu'ils étaient, à peu
d'exceptions près, passionnés et passionnants. Quand Mazoyer
se lançait dans une exégèse de Montaigne (qui était
son livre de chevet) il était difficile de rester indifférent
; et quand Ducrocq expliquait Andromaque, toute affaire cessante, nous
étions aux aguets.
Ducrocq, toujours sanglé dans une cravate, un gilet et un complet
sombres, avait la mèche voleteuse, le visage plein, le pli désabusé
au coin de la lèvre et l'oeil pâle et lointain, comme tourné
vers les antiquités de Rome, d'un Chateaubriand déçu
par les chutes du Niagara. Ses cours du matin, élégiaques,
baignés de langueur gaélique et rêveuse, nous laissaient
froids. Il semblait bien y bailler sa vie, en effet. Mais ceux de 2 heures
de l'après-midi avaient notre audience captive, pour la raison
que voici : Ducrocq nous venait de France et, comme tous les Français,
il avait été dérouté par un bon nombre de
choses : la chaleur, qui le surprenait toujours engoncé dans son
costume trois-pièces dont il ne voulait pas se départir
bien que transpirant à grosses gouttes ; et puis la soif, la pépie
incoercible des pays chauds. Alors, à midi, il l'étanchait
d'un bon petit vin de pays, comme on le fait à Lannion ou à
Plougastel-Daoulas. Seulement, ce qu'on avait oublié de lui dire,
c'est qu'en Algérie les bons petits vins de pays titrent 12°5,
13° minimum. C'est ainsi qu'à 2 heures il faisait en classe
une entrée remarquée, à la fois mal assurée
et fracassante. Il était toujours romantique mais cette fois du
genre échevelé : la mèche en bataille et l'ceil vague
s'allumant parfois de l'éclair de l'inspiration. Après avoir
énoncé la situation dans Andromaque : "Oreste qui veut
Hermione qui veut Pyrrhus à qui est promise Andromaque... il fonçait
au tableau en tracer l'équation :
Andromaque Pyrrhus
Hermione Oreste
...Mais, clamait-il, voilà-t-y pas qu'Andromaque décide
de rester fidèle au souvenir d'Hector ! Et nous avons :
Il inscrivait les réactions en chaîne :
Hector Andromaque
Pyrrhus
Oreste
(note du Déjanté : je
n'ai pu mieux pour cette flèche!)
avec une petite flèche descendante.
...Alors Pyrrhus se tourne vers Hermione, qui l'accepte. Il ne reste plus
qu'Oreste... "
- Qui se dépose, lançait froidement Claude, traduisant la
petite flèche tombante en son langage chimique.
- Exactement, approuvait Ducrocq, appréciateur... Imaginez, imaginez
un instant, se démenait-il, que le roi des Belges tombe amoureux
de Mme Lebrun (Albert Lebrun était le président de la République
en ce temps-là). Un sale coup pour Albert ! Hein ?
On était aux anges.
J'ai de bons souvenirs de cette année-là. Ce fut tellement
croquignolesque ! Nous étions déphasés comme il est
pas permis. Nous allions jusqu'à faire du français en classe
de français. Mais pas ce qui s'étudiait en classe. Non,
une étude de la littérature parallèle au cours de
la classe. Par fantaisie ? Par goût ? Je ne sais pas. Il n'empêche
qu'en troisième au programme officiel il y a eu le XVIIe siècle,
mais notre petite bande a fait les Romantiques. Par exemple, tandis qu'autour
de nous se déroulait une explication de Nicomède, nous,
nous faisions une lecture, quasi scénique de L'Aigle du Casque,
de Victor Hugo. Spinach lisait le texte, Claude faisait le bruitage et
la musique de scène et moi j'étais chargé de mimer
le tout. Ce spectacle total avait autrement d'allure et d'attrait que
les tartuferies de Prusias. Le prof devait entendre de drôles de
bruits venant de notre coin, et heureusement qu'il avait le dos tourné
aux derniers vers du poème :
Il lui pétrit le crâne en ses ongles ardents
Sous l'armet d'où le sang sortait comme d'un crible,
Le jeta mort à terre, et s'envola terrible
car là je prenais un essor effrayant, quittant presque ma table.
Ces matinées poétiques, c'était distrayant, d'accord,
mais il n'y avait pas que la rigolade. Ça allait bien un moment
; après nous reprenions nos problèmes de math ou nos exercices
de langue.
Ce qui était sérieux aussi, c'était le casse-croûte.
Nous, les métèques, les vieux chevaux de retour, avions
de solides habitudes de rastaquouères endurcis. A 10 h et demie,
on arrêtait le travail quel que fût le cours en train. Exposés
ou travaux pratiques, exercices ou compositions, on n'en avait rien à
faire, l'heure du casse-croûte c'était l'heure du casse-
croûte. Avec une mère cordon bleu j'étais plus ou
moins préposé au ravitaillement. Son souci constant était
mon alimentation en particulier et la table en général.
Dans la famille jamais de déplacement sans des provisions comme
pour une expédition au pôle. Quant à moi, avec les
vivres que j'emportais au lycée, en cas de blocus, j'aurais pu
tenir deux jours. Je transportais mes affaires et mon ravitaillement dans
une malette. A 10 h 30 précises j'ouvrais la malette et Claude
et Spinach, se léchant déjà les babines, faisaient
un peu de rangement sur leur table. Je distri?
buais les parts, "Tu veux l'aile ou la cuisse?", et puis moi
derrière le couvercle de ma malette et mes copains abrités
par des paravents de fortune, nous collationnions.
- T'aurais pas un peu de moutarde, par hasard ?
Je fourrageais dans ma malette. "Ah oui. " Ma mère avait
pensé à tout. Il y avait des grognements de satisfaction
tandis que s'égrenaient les noms des participants au Congrès
de Vienne ou les vertus des produits remarquables.
- Déconnez pas, les gars, que je leur disais pour la énième
fois. Mangez pas tous ensemble, qu'il y en ait au moins un qui ait pas
la bouche pleine en cas que le prof...
- Quelle est la formule du méthane ?...
- Oh ! putain ! Qu'est-ce que je vous disais !
- ...C'est une formule d'hydrocarbure, bien entendu, nous avons donc...
Et le prof se tournait vers la malette et les paravents. On s'étranglait
sur des rondelles de saucisson ; on s'essuyait la bouche d'un revers de
main et on répondait en catastrophe : "...C...hm... H4...
glmph... "
- Merde ! T'as raison. L'apprenti, fais la mata pendant qu'on termine
les sandwiches.
- Et puis quoi encore ? Ces messieurs veulent peut-être des cure-
dents.
- On peut pas bouffer tranquille, rouspétait Spinach. Vraiment,
il se croyait au "Chapon fin" çuilà.
Ils zyeutaient dans ma mallette.
- Il te reste pas un morceau de coca?
La coca, c'était une sorte de pizza aux olives, anchois, tomate,
etc., mais avec de la soubressade et des poivrons en plus et la pâte
était salée. Elle avait beaucoup de succès. Même
Spinach la trouvait bonne. Parce que pour la bouffe il était d'un
difficile! Les jours de soubressade c'était un ram'dam que je suis
pas près d'oublier.
Je venais parfois avec une soubressade et du pain. Claude et moi on se
régalait mais ce bâtard de Spinach maugréait en mâchonnant
:
- C'est froid.
- Eh! Bien sûr c'est froid. Qu'est-ce tu veux ? Que je te l'amène
dans un thermos?
- Non, hm.. mais c'est bien meilleur chaud, la soubressade, hm... Tu pourrais
pas la faire griller un peu ? Hm...
- ???
- Tiens, prends mon couteau, - il me passait son Opinel no 9 -, tu coupes
un peu de bois à la table et tu fais un petit feu de bois dans
la malette...
- Dans la malette?!
- ...Ou dans le casier. Mieux encore. Personne y voit rien.
On le lorgnait voir si il rigolait ou pas. Il mastiquait sérieux
comme un pape.
- Il est mnièk, çuilà. Et la fumée? Et l'odeur?
- Hm... N'empêche qu'on mange froid - il grognait.
Il revenait sans cesse à la charge.
- Pourquoi que t'apportes pas la soubressade le vendredi?
- Le vendredi?
- Ouais. On a des travaux pratiques de chimie, de 10 à 11... Peut-
être, sur un bec Bunsen... dans un coin du labo...
Une obsession, la soubressade grillée. Il faut reconnaître
que sous la braise, en papillotes, pendant un quart d'heure/vingt minutes...
Robert ESNAULT.
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