---------La sortie
de la maternelle, impasse Danton, babil dans les arbres bien avant le
passage de l'aile du corbeau qui ferait crépuscule hâtif
sur la darse ensoleillée, et la chute clans les escaliers, précipitée
malgré les voix de prudence et les cris consternés de la
maîtresse, mais juste en face, comment résister, patienter
dans la bousculade ? les tartines beurrées des deux côtés
que l'enfant sépare avec ravissement, et le coup de dent en tendresse
dépasse le baiser. Et moi, l'enfant de trois ans courant vers la
maison où maman, en vigie du haut du quatrième, surveille
mes pas maladroits, avec la même patiente inquiétude qu'elle
le ferait plus tard, lorsque la soufflerie des bombes ou le sifflement
sournois des douk-douks l'obligerait le soir de mon retour hâtif
au bercail à sortir sur le balcon, armée d'un seau d'eau
et d'un balai protecteur contre quels fantômes, quels ténébreux
bandits, terroristes ou rebelles ? Mais non, maman est encore une femme
jeune, malgré toutes ses maternités dont je suis l'ultime
surprise, et elle se penche en riant et commentant avec la voisine ma
course sur l'asphalte en pente qui relie l'école à la porte
de l'immeuble où je m'engouffre tandis qu'au bout de la rue les
petites mauresques ont déjà installé leur théâtre
de fin d'après-midi et scandent de leurs petites mains toutes les
chansons de Douce France apprises des lèvres de Mme Disdet - ou
était-ce Mme Sandra ? J'ai descendu dans mon jardin, je me suis
hissé à ma haute treille, pour y cueillir du romarin, où
maman m'enveloppe de baisers, et plonge déjà une immense
tartine de gros pain dans le bouillon de loubia, gentil coquelicot mesdames,
et me permettra d'attendre jusqu'au retour de papa, gentil coquelicot
répercuté contre le mur écaillé de la mignonne
maison blanche qui ressemble, tout au fond de la rue, à une mosquée,
et dès 6 h 30 ce sera le souper, à l'angle des escaliers
où surgit enfin la haute stature de mon père, coiffé
d'un chapeau de paille parce que c'est la chaleur, et peut-être
sommes-nous déjà en avril ou en mai...
---------Avril ou mai, toujours mes souvenirs d'école
éclatent au grand jour printanier, quoiqu'en ce pays les saisons
se répartissent en chaleur ou en fraîcheur. Et papa m'accompagnait
dans mes larmes parce que j'avais échoué au concours des
bourses, et j'avais de la peine pour M. Rat dont j'étais l'un des
meilleurs élèves, profondément dévot et dévoué
aux lettres de son moulin et aux fables de sa fontaine. Il y avait eu
bien des maîtres en cette merveilleuse école de la rue
Daguerre, je ne parle pas
de M. Madrier, qui déculottait les petits Arabes qui ne savaient
pas leurs divisions, mais M. Durin nous apprenait la politesse en se plantant
dans la cour et nous devions obligatoirement passer derrière lui
parce que cela ne se fait pas de passer devant quelqu'un qui est en conversation
; M. Trabut était si vieux que sa nuque se creusait d'un pli profond
qui me faisait mal ; M. Marcadet était le spécialiste des
grands, à qui il assurait à tout prix le succès au
certificat d'études, même si le père du certifié
n'était que wattman aux C.F.R.A. Moi, mon préféré,
c'était M. Rat, qui est mort de la boule cancéreuse qu'il
avait au cou, et dont je porte encore l'empreinte énergique de
la main me souffletant pour avoir trop brutalement cogné la tête
de cet hypocrite de Morel le pleurnichard, eh bien ! ce berger m'a fait
agneau, je dois le dire, car dans ce pays nous apprenions plutôt
la violence et l'intolérance - Bony ne me boxait-il pas parce que
mon nom ne lui revenait pas ? Et alors, il fallait que Gilbert Mesguich
vienne sauver l'honneur de la race, ou Vautrin s'interposait avec bonhomie
parce qu'il était le plus grand et le plus fort, avec sa moustache
d'enfant prodige. Or M. Rat était petit de taille, mais avec une
voix profonde et caverneuse qui avait le pouvoir de glacer d'effroi. Et
aussi pouvoir de chaleur et de bonté. Pendant les restrictions,
il nous distribuait à la récréation une datte et
un biscuit, car il fallait, disait-il, nous alimenter. Oh ! maman y veillait
bien, qui raflait au marché les grosses têtes de bonite et
de thon et nous gavait d'une soupe épaisse et grasse - la laisser
refroidir et c'était de la colle ! - pleine de vertus phosphoriques,
pourquoi le phosphore, disait le père Usai, le cordonnier maltais
de la rue Danton, il est bon pour la carabasse. Et pourtant j'avais échoué
au concours des bourses, désespéré j'étais
de la désillusion de mon maître Rat, imperturbable et de
grosse voix, remontant le moral de mon père, puisque, de toute
façon, j'allais réussir l'examen d'entrée en sixième
et quitter, hélas ! la cour communale où il régnait
en monarque.
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---------J'allais,
la première année, au lycée Emile-Félix-Gautier,
lui rendre compte de mes progrès en calcul avec M. Urbain, mais
il chancelait déjà sous le poids de sa boule qui l'empêchait
d'agrafer le col de sa chemise, condamné mon plus grand instituteur
de tous les temps, et que de regrets parce qu'au lycée ce n'était
pas, mais pas du tout, la même chose, si nombreux étaient
les maîtres, on s'y perdait, et puis il y en avait qui parlaient
avec un drôle d'accent traînant et tous les " o "
pointus qui faisaient dresser de même mes sourcils appliqués.
Certains se faisaient traiter de frangaoui, les Sallet, les Prenant, les
Ageron ? qui eût dit que celui-là ferait tant d'histoires
avec notre pauvre Histoire de l'Algérie ? Mais nos maîtres
favoris restaient ceux de chez nous, et en espagnol, de Maria à
Mercadier, quel régal de sympathie ! On s'en payait une bosse,
on était en famille, on travaillait autour d'une même table,
et même si Sallini, le censeur, faisait sa grosse voix terrifiante,
nous savions qu'il était des nôtres et nous marchions droit
sans déchoir de l'invincible orgueil des petits mâles que
nous voulions, que nous devions être, exagérant l'accent,
parlant pire que Brua, pourquoi on voulait pas passer pour coulos, la
pitain de Manon. Enfin tout cela était un peu de frime, parce qu'aux
examens qui c'est qui ne prenait pas l'accent le plus pointu pour mettre
dans le même panier le saule et la sôle, l'arôme et
l'arûm, la paume et la pômme, même qu'à la fin
nos lèvres arrondies se paralysaient en cul de poule, me cago la
mar ! Mais, quoi, Mme Lempereur nous recevait en français au bachot,
et Mme de Pachtère, adorable de taches de rousseur parce que c'était
une Pied-Noir issue de Bretagne, me serrait dans ses bras parfumés.
On les aimait tellement, les profs de ce temps-là de l'Algérie
heureuse, et, tiens, moi, quand je suis parti, quand j'ai quitté
ma chaire
du lycée Bugeaud, après être passé
de l'autre côté de l'estrade, mes élèves, mes
enfants, ils m'ont fait un cadeau, un livre d'humour français pour
que je rie toujours en pensant à eux, en pensant à nous
qui savions tellement aimer.
Albert BENSOUSSAN
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