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-L'enseignement primaire en Algérie
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Mes écoles algéroises
Albert Bensoussan

-----------La sortie de la maternelle, impasse Danton, babil dans les arbres bien avant le passage de l'aile du corbeau qui ferait crépuscule hâtif sur la darse ensoleillée, et la chute clans les escaliers, précipitée malgré les voix de prudence et les cris consternés de la maîtresse, mais juste en face, comment résister, patienter dans la bousculade ?
Le texte ci-dessous est extrait d'un numéro spécial de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information. - n°14 - 15 mai 1981.avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
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---------La sortie de la maternelle, impasse Danton, babil dans les arbres bien avant le passage de l'aile du corbeau qui ferait crépuscule hâtif sur la darse ensoleillée, et la chute clans les escaliers, précipitée malgré les voix de prudence et les cris consternés de la maîtresse, mais juste en face, comment résister, patienter dans la bousculade ? les tartines beurrées des deux côtés que l'enfant sépare avec ravissement, et le coup de dent en tendresse dépasse le baiser. Et moi, l'enfant de trois ans courant vers la maison où maman, en vigie du haut du quatrième, surveille mes pas maladroits, avec la même patiente inquiétude qu'elle le ferait plus tard, lorsque la soufflerie des bombes ou le sifflement sournois des douk-douks l'obligerait le soir de mon retour hâtif au bercail à sortir sur le balcon, armée d'un seau d'eau et d'un balai protecteur contre quels fantômes, quels ténébreux bandits, terroristes ou rebelles ? Mais non, maman est encore une femme jeune, malgré toutes ses maternités dont je suis l'ultime surprise, et elle se penche en riant et commentant avec la voisine ma course sur l'asphalte en pente qui relie l'école à la porte de l'immeuble où je m'engouffre tandis qu'au bout de la rue les petites mauresques ont déjà installé leur théâtre de fin d'après-midi et scandent de leurs petites mains toutes les chansons de Douce France apprises des lèvres de Mme Disdet - ou était-ce Mme Sandra ? J'ai descendu dans mon jardin, je me suis hissé à ma haute treille, pour y cueillir du romarin, où maman m'enveloppe de baisers, et plonge déjà une immense tartine de gros pain dans le bouillon de loubia, gentil coquelicot mesdames, et me permettra d'attendre jusqu'au retour de papa, gentil coquelicot répercuté contre le mur écaillé de la mignonne maison blanche qui ressemble, tout au fond de la rue, à une mosquée, et dès 6 h 30 ce sera le souper, à l'angle des escaliers où surgit enfin la haute stature de mon père, coiffé d'un chapeau de paille parce que c'est la chaleur, et peut-être sommes-nous déjà en avril ou en mai...


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Avril ou mai, toujours mes souvenirs d'école éclatent au grand jour printanier, quoiqu'en ce pays les saisons se répartissent en chaleur ou en fraîcheur. Et papa m'accompagnait dans mes larmes parce que j'avais échoué au concours des bourses, et j'avais de la peine pour M. Rat dont j'étais l'un des meilleurs élèves, profondément dévot et dévoué aux lettres de son moulin et aux fables de sa fontaine. Il y avait eu bien des maîtres en cette merveilleuse école de la rue Daguerre, je ne parle pas de M. Madrier, qui déculottait les petits Arabes qui ne savaient pas leurs divisions, mais M. Durin nous apprenait la politesse en se plantant dans la cour et nous devions obligatoirement passer derrière lui parce que cela ne se fait pas de passer devant quelqu'un qui est en conversation ; M. Trabut était si vieux que sa nuque se creusait d'un pli profond qui me faisait mal ; M. Marcadet était le spécialiste des grands, à qui il assurait à tout prix le succès au certificat d'études, même si le père du certifié n'était que wattman aux C.F.R.A. Moi, mon préféré, c'était M. Rat, qui est mort de la boule cancéreuse qu'il avait au cou, et dont je porte encore l'empreinte énergique de la main me souffletant pour avoir trop brutalement cogné la tête de cet hypocrite de Morel le pleurnichard, eh bien ! ce berger m'a fait agneau, je dois le dire, car dans ce pays nous apprenions plutôt la violence et l'intolérance - Bony ne me boxait-il pas parce que mon nom ne lui revenait pas ? Et alors, il fallait que Gilbert Mesguich vienne sauver l'honneur de la race, ou Vautrin s'interposait avec bonhomie parce qu'il était le plus grand et le plus fort, avec sa moustache d'enfant prodige. Or M. Rat était petit de taille, mais avec une voix profonde et caverneuse qui avait le pouvoir de glacer d'effroi. Et aussi pouvoir de chaleur et de bonté. Pendant les restrictions, il nous distribuait à la récréation une datte et un biscuit, car il fallait, disait-il, nous alimenter. Oh ! maman y veillait bien, qui raflait au marché les grosses têtes de bonite et de thon et nous gavait d'une soupe épaisse et grasse - la laisser refroidir et c'était de la colle ! - pleine de vertus phosphoriques, pourquoi le phosphore, disait le père Usai, le cordonnier maltais de la rue Danton, il est bon pour la carabasse. Et pourtant j'avais échoué au concours des bourses, désespéré j'étais de la désillusion de mon maître Rat, imperturbable et de grosse voix, remontant le moral de mon père, puisque, de toute façon, j'allais réussir l'examen d'entrée en sixième et quitter, hélas ! la cour communale où il régnait en monarque.

 

---------J'allais, la première année, au lycée Emile-Félix-Gautier, lui rendre compte de mes progrès en calcul avec M. Urbain, mais il chancelait déjà sous le poids de sa boule qui l'empêchait d'agrafer le col de sa chemise, condamné mon plus grand instituteur de tous les temps, et que de regrets parce qu'au lycée ce n'était pas, mais pas du tout, la même chose, si nombreux étaient les maîtres, on s'y perdait, et puis il y en avait qui parlaient avec un drôle d'accent traînant et tous les " o " pointus qui faisaient dresser de même mes sourcils appliqués. Certains se faisaient traiter de frangaoui, les Sallet, les Prenant, les Ageron ? qui eût dit que celui-là ferait tant d'histoires avec notre pauvre Histoire de l'Algérie ? Mais nos maîtres favoris restaient ceux de chez nous, et en espagnol, de Maria à Mercadier, quel régal de sympathie ! On s'en payait une bosse, on était en famille, on travaillait autour d'une même table, et même si Sallini, le censeur, faisait sa grosse voix terrifiante, nous savions qu'il était des nôtres et nous marchions droit sans déchoir de l'invincible orgueil des petits mâles que nous voulions, que nous devions être, exagérant l'accent, parlant pire que Brua, pourquoi on voulait pas passer pour coulos, la pitain de Manon. Enfin tout cela était un peu de frime, parce qu'aux examens qui c'est qui ne prenait pas l'accent le plus pointu pour mettre dans le même panier le saule et la sôle, l'arôme et l'arûm, la paume et la pômme, même qu'à la fin nos lèvres arrondies se paralysaient en cul de poule, me cago la mar ! Mais, quoi, Mme Lempereur nous recevait en français au bachot, et Mme de Pachtère, adorable de taches de rousseur parce que c'était une Pied-Noir issue de Bretagne, me serrait dans ses bras parfumés. On les aimait tellement, les profs de ce temps-là de l'Algérie heureuse, et, tiens, moi, quand je suis parti, quand j'ai quitté ma chaire du lycée Bugeaud, après être passé de l'autre côté de l'estrade, mes élèves, mes enfants, ils m'ont fait un cadeau, un livre d'humour français pour que je rie toujours en pensant à eux, en pensant à nous qui savions tellement aimer.

Albert BENSOUSSAN