--------Le rôle important de la formation
des enseignants n'est plus à souligner. Mais il fallait parler
de cette école normale de Bouzaréa et raconter son histoire.
Naissance de l'Ecole normale
d'Alger
--------L'acte de naissance
de l'Ecole normale d'Alger est un décret impérial du 4 mars
1865. Organisée par arrêté ministériel du 3
août 1865, elle a ouvert ses portes le 16 janvier 1866 à
Mustapha, à deux pas de la rue Michelet et du chemin du Télemly,
sur cette colline qui surplombe un peu la ville et qui deviendra un jour
le parc de Galland. C'était alors un coin de campagne, avec quelques
maisons basses, de petits jardins et des troupeaux de chèvres.
Le bâtiment, une ancienne maison mauresque, qui abrita au départ
une trentaine d'élèves, sera peu à peu complété
par des locaux annexes indispensables. C'est en ce lieu historique que
furent formés les premiers instituteurs des trois départements
algériens. Parmi les lauréats indigènes du premier
concours, reçus paraît-il grâce à l'indulgence
du jury, figurait le jeune Fatah qui devait largement prouver sa reconnaissance
par une longue vie de dévouement à l'enseignement et à
la culture française.
--------En 1887, les 54 élèves
sont à l'étroit et il devient urgent de trouver des locaux
plus vastes. C'est au début de 1888 que sera réalisé,
en catastrophe, à cause de menaces de glissements de terrain, le
transfert à Bouzaréa, dans des bâtiments immenses,
mais inachevés, prévus pour servir d'asile à des
aliénés. Il était bien entendu que ce transfert ne
serait que provisoire.
La période héroïque
(1888-1914)
--------Ce n'est certainement
pas la disposition de ces bâtiments qui a milité en faveur
du transfert : ils comprennent deux ailes 'très longues, formant
un angle d'environ 160 degrés, et reliées entre elles par
une " rotonde " à arcades qui fait un peu moins d'un
demi-cercle. Côté Ouest, un étage avec galerie découverte
surmonte l'interminable rez-de-chaussée flanqué d'une galerie
couverte. Côté Est, les cuisines, les réserves, l'écurie,
l'étable, la porcherie sont en contrebas et débouchent sur
les pentes d'un vallon. Rien n'abrite l'ensemble des vents qui soufflent
presque en permanence qu'ils viennent de l'Ouest, du Nord ou de l'Est,
ils font trembler les boiseries à travers lesquelles le froid passe
durant tout l'hiver.
--------Parmi les multiples incommodités
de l'implantation, on peut mettre au premier rang l'isolement et la difficulté
des liaisons avec l'extérieur. Quand on vient d'Alger, dans une
voiture à chevaux, il faut grimper du niveau de la mer à
316 mètres : l'attelage serpente dans les
tournants Rovigo, puis dans ceux de la Fontaine-Fraîche
et des Tagarins
; on traverse la petite agglomération d'El
Biar, on laisse le carrefour de Châteauneuf et on entrevoit
l'école sur un dos-d'âne qui précède de plusieurs
centaines de mètres le village encore invisible
de Bouzaréa.
Eloignée d'Alger de huit à neuf kilomètres, l'école
est seule dans un site qui mettra trente ans à se garnir de "
villas ". Le village lui-même est loin d'être un pôle
d'attraction.
--------" C'était un pauvre petit
village de rien du tout, dira le professeur Di Luccio, sans eau, sur un
piton, au carrefour des routes de crêtes qui, par des détours
compliqués, montaient d'Alger vers le sommet : deux agglomérations
de quelques feux chacune, la gendarmerie, deux cafés, un barbier,
deux épiciers et, un peu plus haut avec l'église, la mairie
et l'école de filles, une ou deux maisons, voilà pour le
centre européen. Plus haut, sur la crête, tout à fait
vers Baïnem, la Tribu : quelques misérables gourbis indigènes
au milieu des figuiers de barbarie. Le gros des habitants de la commune,
trois ou quatre cents habitants, vivaient dispersés en fermes isolées,
dans les vallons, le long des jardins de fond, ou sur les pentes, cultivant
les terres sèches. Tous avaient leur âne, les moins pauvres
une carriole et une mule... "
--------Aucune aide et aucune distraction
à en attendre ! Les trams jaunes des Messageries du Sahel ne fonctionneront
qu'à partir de 1907 ; encore s'arrêteront-ils à El
Biar, un seul poussant jusqu'à Châteauneuf, une fois par
heure. Pour l'instant, élèves et professeurs doivent surtout
compter sur leurs jambes et emprunter les traverses qui font gagner trois
kilomètres.
--------Autre handicap, l'absence d'eau courante.
L'école est alimentée par une noria, mue par l'un des deux
mulets du " cheptel". Il faut parfois que les élèves
aillent la chercher au fond du ravin, à 800 mètres... Enfin,
dernière malédiction, les bâtiments sont dépourvus
d'éclairage : les seules sources de lumière sont des lampes
à pétrole qu'un factotum allume, éteint, entretient.
--------Quoi d'étonnant à ce
que tout le monde soit mécontent ? Au bout de deux ans, on en a
assez. Le 31 mars 1890, le conseil des professeurs condamne à l'unanimité
le maintien de l'Ecole normale en ces lieux incommodes. Mais le 8 mai,
à la réunion du conseil d'administration, les avis sont
partagés. Le maire de Bouzaréa, M. Folco, vante la pureté
de l'air de sa commune ; il est soutenu par le conseiller général
Alphandery, qui craint d'engager l'assemblée départementale
dans de nouvelles dépenses. Le sénateur Mauguin ajoute à
la confusion en offrant d'accueillir l'école à Blida,
dont il est conseiller général. Les mécontents sont
tenus en échec : le provisoire va durer.
--------Alors, la vie s'organise, au fil
des jours. Les élèves économisent l'eau pour limiter
les corvées. Les professeurs trottent sous la pluie ou au soleil,
dans la boue ou la poussière. Le directeur,
le Chaïb, comme on dit, se déplace majestueusement
en break et, pour lui, une réunion au rectorat est une expédition.
En fait, bon gré, mal gré, on s'installe, en prenant patience.
Il en faudra : c'est seulement le 26 mars 1914 que l'électricité
entrera à l'école ; quant à l'eau au robinet, c'est
le 12 juin suivant qu'un moteur électrique tout neuf la fera monter
du ravin. La joie est grande ; mais maintenant il est clair que le provisoire
devient définitif. L'école n'ira pas à Blida et ne
redescendra jamais à Alger !...
L'école se développe
--------Dès l'ouverture,
en 1866, l'Ecole normale de Mustapha
avait pris un bon départ avec ses trois promotions de dix élèves,
correspondant aux trois années d'études. Mais le recrutement
pose un problème : si les normaliens de France sont venus assez
facilement constituer la seconde et la troisième année,
le concours d'entrée en première année a été
un peu décevant en raison du niveau des candidats. Jusqu'en 1929,
on sera obligé de faire appel aux élèves-maîtres
de la métropole pour compléter les effectifs, le recrutement
local étant insuffisant : les jeunes Européens ne sont pas
attirés par une profession dont l'avancement
est encore incertain, les Arabes sont réticents ; seuls les Kabyles,
plus évolués, se dirigent vers l'Enseignement.
--------En 1883, à ces trois promotions
vient s'ajouter le " Cours normal indigène " qui fonctionnera
jusqu'en 1924, formant des moniteurs pourvus du certificat d'études
primaires et des adjoints titulaires du brevet élémentaire.
Cette ségrégation culturelle prendra fin quand le niveau
des jeunes Musulmans atteindra celui des jeunes Européens. En 1888,
le " Cours normal " montera à Bouzaréa, comme
les promotions traditionnelles.
--------Ces promotions recevront un jour,
dont l'histoire n'a pas retenu la date, des noms de baptême officieux
: les élèves-maîtres de première année
s'appelleront. des " tirons "
(c'est le nom que les Romains donnaient aux jeunes soldats ou aux apprentis
gladiateurs et que le Larousse attribue aujourd'hui aux " novices
en tout métier ") ; ceux de deuxième année seront
des " profanes " ("
personnes non initiées à certaines connaissances ")
; quant aux grands de troisième année, ils portent fièrement
le titre de " vétérans "
dont la résonance glorieuse flatte leur amour-propre.
--------Un décret du 20 octobre 1891
créera à Bouzaréa la "
Section spéciale ", destinée à
adapter à l'enseignement des indigènes des instituteurs
presque tous métropolitains. Fixé à 40 au départ,
leur nombre descendra à 6 en 1900 puis remontera progressivement
pour plafonner à 50. Ce sont les " sectionnaires
" de Bouzaréa qui ont répandu la langue française
et l'instruction primaire dans la masse indigène.
--------En 1909 sera créée
une quatrième année qui formera des candidatsprofesseurs
pour Saint-Cloud : les " quatrios "
parcourront les galeries de Bouzaréa, avec leur air olympien, jusqu'en
1935, année où la recherche d'économies amènera
à supprimer cette quatrième année qui a formé
de nombreux professeurs d'écoles primaires supérieures.
La tourmente (1914-1918)
--------En 1914, l'Ecole
normale d'Alger-Bouzaréa est en plein développement les
réserves de locaux et les agrandissements permettent de faire face
à l'accroissement des effectifs ; le confort dû à
l'adduction d'eau et à l'électricité, une certaine
amélioration dans les transports rendent la vie plus supportable.
La machine tourne silencieusement et efficacement, sous la direction d'un
homme unanimement respecté, M. Ab der Haldn. --------C'est
alors qu'éclate la catastrophe qui va balayer le monde pendant
quatre longues années.
--------La guerre va porter de rudes coups
à Bouzaréa : les " sectionnaires " et les
" quatrios " sont tous mobilisés, la plupart des
" vétérans " sont à la caserne ou
au front, et bientôt la mort frappe avec acharnement : trente-neuf
élèves-maîtres européens seront tués,
ainsi que sept élèves-maîtres indigènes, cinq
sectionnaires, cinq professeurs et soixante et onze anciens élèves.
Le 11 août 1915, le directeur part au front comme capitaine au 5e
Tirailleurs algériens et M. Guillemin le remplace. --------C'est
lui qui recevra désormais les mauvaises nouvelles et qui aura la
lourde charge d'assurer la continuité de la formation des maîtres
afin de maintenir malgré tout la pérennité de la
culture française partout où elle a pénétré.
--------Quand la paix sera revenue, il faudra
beaucoup de courage, de volonté et d'efforts pour que Bouzaréa
remonte la pente... Le retour à l'école des combattants
démobilisés, en particulier, posera de sérieux problèmes
car il est terriblement difficile de redevenir l'élève-maître
qu'on était quand on sort vieilli de l'enfer...
|
|
Souvenirs d'un normalien
de l'entre-deux guerres (1927-1930)
--------J'ai
été normalien juste au milieu de l'entre-deux guerres :
entré à Bouzaréa en 1927, neuf ans après l'armistice
qui mettait fin à la Première Guerre mondiale, j'en suis
sorti en 1930, neuf ans avant le début de la seconde.
--------En 1927, le problème des transports
a été résolu : un service de bus régulier
relie Alger à la Bouzaréa plusieurs fois par jour et le
break du directeur est pratiquement devenu un objet de musée ;
l'école sera bientôt dotée d'une camionnette ! Pour
le reste, l'évolution est imperceptible : les bâtiments n'ont
guère changé, l'entrée principale n'est toujours
qu'une modeste interruption de la barrière à claire-voie
; le directeur est toujours le Chaïb Guillemin et il fait respecter
le même emploi du 'temps aux élèves-maîtres
européens et aux élèves-maîtres indigènes
qui constituent toujours deux groupes distincts.
--------En octobre 1927, il se passa pourtant
quelque chose d'insolite à Bouzaréa. Quelques jours après
la rentrée, une quinzaine de candidats de la liste supplémentaire
vinrent grossir nos rangs. En effet, notre promotion, qui prendra place
dans les annales administratives sous le nom de " promotion des
72 ", doit sortir en 1930, année du centenaire de la prise
d'Alger, et l'attribution à l'enseignement des indigènes
d'une quinzaine d'instituteurs de plus constituera sans doute un geste
d'une haute portée politique. Ce geste ne sera d'ailleurs pas renouvelé.
--------La rentrée de 1928 mérite
une mention spéciale car elle eut d'importantes répercussions
sur la vie de l'école. Admis à la retraite, le Chaïb
Guillemin fit place à un nouveau directeur, un ancien sectionnaire,
inspecteur des " écoles d'indigènes " depuis vingt
ans M. Charles Dumas. Cet homme, d'une droiture exemplaire, fit passer
dans les moeurs une réforme capitale : la fusion des élèves-maîtres.
Européens et Musulmans vont désormais être mêlés
vingt-quatre heures sur vingt-quatre : dans les salles de cours, en étude,
au réfectoire, dans les dortoirs. C'était préparer
la fusion des deux enseignements qui ne sera réalisée que
vingt ans plus tard.
--------Mais, dès 1930, le nouveau
directeur, faisant le point dans la Revue de l'éducation de juillet,
pouvait écrire : " Officiellement, il y a bien encore deux
écoles normales à Bouzaréa, mais la fusion s'est
faite entre les élèves-maîtres français et
indigènes, qui fraternisent en bonne amitié, pour le plus
grand profit de tous... "
--------Laissant de côté la
vie studieuse que fut la nôtre à Bouzaréa, permettez-moi
maintenant de vous faire part de deux souvenirs restés en bonne
place, parmi tant d'autres, dans ma mémoire : la " culbute
" de 1929 et le mystère des pas au plafond.
--------La " culbute ", pour un
normalien, c'était le moment fugitif où il y a égalité
du nombre des jours accomplis et du nombre des jours restant à
courir jusqu'à " la fuite
". Traditionnellement, ce grand jour est marqué par un banquet
nocturne, les cours n'étant pas supprimés. Le nôtre
eut lieu en février 1929, à Alger, dans la grande salle
de la Brasserie de l'Etoile de la rue d'Isly. Délivrés de
toute surveillance, les 72 " flibustiers " entretiennent l'euphorie
de cette soirée mémorable en faisant couler à flots
l'anisette ; les " douze degrés " blancs et rouges,
qui arrosèrent le repas firent le reste. Si certains conservèrent
leur sang-froid, d'autres, plus sensibles aux vapeurs de l'alcool, ne
tardèrent pas à accuser le coup. Nous en étions à
la fraternisation qui suivit le dessert quand M. Giorgetti, le redoutable
directeur de la section, délégué par le Chaïb,
fit une apparition pour contrôler la température. Nous lui
offrîmes une coupe et nous trinquâmes à la prospérité
de l'école et aux hautes destinées qui nous attendaient.
--------C'est alors que notre camarade El
Robrini Mohammed, dit Doudouille, l'un des plus " émus ",
entoura de son bras les épaules de M. Giorgetti et, l'appelant
par son surnom, lui dit, avec une certaine tendresse dans la voix : "
Georgeot, t'es un frère, 'toi !... " La température
de la salle baissa de plusieurs degrés, mais pour la première
fois nous vîmes " Georgeot " sourire, il nous fit seulement
remarquer qu'il était peut-être temps de regagner le bercail
et nous quitta, soucieux sans doute de ne pas laisser son image de marque
subir d'autres assauts d'une sentimentalité dont le caractère
éphémère ne lui avait pas échappé.
Le lendemain, revenus aux réalités, nous avons tremblé,
dans l'attente des retombées de l'incident ; mais rien ne vint
et " Georgeot " remonta dans notre estime.
--------L'incident des " pas
au plafond " fut un épisode héroï-comique
de la plus haute envolée. Un matin, à la stupeur générale,
on aperçut, tout au long de l'arête de la voûte d'un
dortoir, à six ou sept mètres du sol, une suite de traces
de pas, comme si un être extraordinaire marchant la tête en
bas avait traversé le dortoir dans toute sa longueur. Etait-ce
" l'homme invisible " ?...
--------Selon les critères du guide
Michelin, le fait " valait le déplacement " et il en
résulta une effervescence suffisante pour attirer l'attention du
directeur.
--------M. Dumas était alors un homme
dans la force de l'âge, froid, sévère, imposant le
respect. Je revois encore son large visage avec ses moustaches gauloises,
son regard d'un bleu perçant, capable de donner la chair de poule
aux plus braves, et j'entends sa voix, au timbre doux, un peu voilé,
compensé par la netteté d'une articulation assez énergique
pour ramener le calme par un simple " Eh bien ! mais... ", suivi,
dans les grandes occasions par un rappel à la dignité :
" Sont-ce là des moeurs d'éducateurs ?... " Ce
jour-là, donc, quand il fit dire à la promotion de se rassembler
dans la salle de conférences, où les caricatures des professeurs,
peintes par Manuel mettaient une inutile note gaie, nous comprîmes
que nous avions intérêt à raser les murs pour y aller
ou, comme disent aujourd'hui nos " arrière-neveux", d'une
façon plus lapidaire, à " écraser".
--------Après un petit speech, dont
l'impact fut assez limité (nous rappeler que dégrader des
locaux scolaires c'est se dégrader soi-même), il appela à
sa gauche les occupants du dortoir en cause, directement suspectés
et demanda collectivement aux coupables de se faire connaître. Cet
appel ingénu n'ayant donné aucun résultat, il entreprit
un interrogatoire individualisé. A la question : " N'avez-vous
rien jeté au plafond ? " chacun répondit à son
tour du ton touchant d'un enfant " au-dessus de tout soupçon
" : " Non, Monsieur le Directeur ! " et passa de la gauche
à la droite.
--------La scène prenait une tournure
moliéresque qui nous amusa. Nous commencions à sourire quand
" Charlot bras d'acier " - c'est le surnom que nous avions donné
à notre directeur en hommage irrévérencieux à
son inflexible autorité -, fronça les sourcils et recommença
l'opération. Cette fois, la question fut : " Pouvez-vous me
donner votre parole d'honneur que ce n'est pas vous ?... " Pas un
des " soixante-douze " n'aurait parié un centime sur
la parole d'honneur d'un des suspects et la candeur du Chaïb nous
emplit d'une joyeuse commisération. Chacun d'eux repassa de la
droite à la gauche après avoir bredouillé un "
oui " plus ou moins convaincant. Quand il n'en resta plus qu'un,
il devint clair que la méthode allait à un fiasco et nous
jubilions. Le dernier, F..., était un Oranais (Oran n'aura sa propre
école normale qu'en 1933) sympathiquement chahuteur, que nous pensions
coriace. Contre toute attente, seul le silence répondit à
la question. Le Chaib (notre promotion a supprimé le tréma
de Chaïb) la renouvelle, et comme F... ne répond pas davantage,
il s'écrie : " C'est vous, alors ? " Puis il ajoute,
en se tournant vers le groupe déconcerté : " Serait-il
le seul à avoir le sens de l'honneur ? " Alors, fait incroyable,
plusieurs se détachent et vont se ranger aux côtés
de F... Nous sommes sidérés !
--------Le Chaib, qui sort grandi de l'épreuve,
leur dit simplement : " Je vous attends dans mon bureau " et
lève la séance en faisant signe à M..., notre porte-parole,
de le suivre. Celui-ci racontera qu'après la distribution des dimanches
de colle et la sortie des pénitents, le Chaib lui aurait dit, satisfait
: " Hein ! M..., on les a eu ! " En vérité, il
nous avait tous eus et il pouvait être content de lui : chargé
de nous enseigner la morale professionnelle, il avait bien rempli sa mission
et sa leçon " occasionnelle " avait indiscutablement
porté.
La mission de Bouzaréa
--------Il faut bien dire,
en effet, que comme son directeur, Bouzaréa avait une mission à
remplir : transformer en trois ans des adolescents désinvoltes,
sceptiques, plus ou moins portés à tricher avec les règles
de conduite imposées par les professeurs, irresponsables, en jeunes
hommes soucieux de donner le bon exemple, d'enseigner la morale laïque,
d'élever avec amour les enfants qui leur seraient bientôt
confiés. Faut-il dire qu'après Mustapha, Bouzaréa
a pleinement rempli sa mission en contribuant à former plus de
quatre mille maîtres ; entre 1866 et 1937, comme le rapportait,
en 1938, Aimé Dupuy, directeur, dans son beau livre publié
à l'occasion du cinquantenaire du transfert, 1.691 élèves-maîtres
européens, 993 élèvesmaîtres indigènes
et 1.215 sectionnaires ont appris, dans ces deux sites " inspirés
" à donner le meilleur d'eux-mêmes aux enfants d'Algérie.
--------À leur tour, les promotions
de notre génération, comme celles de la génération
précédente, ont connu l'épreuve de la guerre et y
ont fait face avec les mêmes " murs d'éducateurs
". Chers camarades de la " promotion des 72 " qui, comme
Aberkane, Esquier, Garmier, reposez depuis 1940 dans la terre de France
après avoir imprimé vos pas dans la glaise de la Sarre,
les berges du canal de l'Ailette ou les bords de la Loire, notre Chaïb
a dû être content de vous : face à l'envahisseur, vous
avez montré que les anciens élèves de Bouzaréa
savaient ce qu'est le sentiment de l'honneur.
E.HAZAN
|