Civilisation - Population
Les composantes d'une communauté
sur site le 6-10-2009
extraits du numéro 17, septembre 1982 , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

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CIVILISATION
Les composantes d'une communauté

Si l'on excepte une faible minorité d'environ 5 p. 100, la communauté européenne d'Algérie était française. En 1954 on comptait 49.979 étrangers sur 984.031 habitants de population municipale non musulmane dont le total était de 1.024.409 individus. Elle l'était juridiquement. Elle l'était volontairement. Elle l'était sentimentalement même si bon nombre de ces Pieds-Noirs n'avaient jamais franchi la Méditerranée sauf, pour certains d'entre eux, à l'occasion des deux guerres
mondiales.


En 1962 personne ne contestera le fait, mais il n'en avait pas toujours été ainsi car durant les décennies au cours desquelles cette communauté se constituait, de graves inquiétudes s'étaient manifestées : beaucoup ne voyaient que les scories apparaissant à la surface du magma bouillonnant dans le creuset algérien et doutaient que d'éléments aussi hétérogènes pût sortir un jour un groupe humain qui, tout en conservant ses caractères propres, fût marqué profondément à l'effigie de la France. C'est cependant ce qui se produisit même si a priori on pouvait en douter à l'examen des éléments constitutifs de ce " peuple algérien " que Victor Demontès présentait en 1906 et pour lequel la France, l'Europe et l'ancienne Régence devenue l'Algérie avaient apporté leur part dans sa formation.

I. - LA FRANCE

Les quelques Français qui vivaient dans la Régence avaient disparu après le conflit déclenché par le fameux " coup d'éventail " du 29 avril 1827. Sauf exception, ils ne devaient pas revenir. C'est donc une population toute nouvelle qui allait s'établir et, avant de préciser les régions d'où elle venait, on peut s'interroger sur les origines et les conditions de son émigration.

1. - Vers l'Algérie

a) L'Afrique mais la ville
Les débuts du peuplement français en Algérie évoquent surtout deux images : d'une part, celle des grands colons aventureux venus " en gants glacés en en habits noirs ", les de Vialar, les de Tonnac, les de SaintGuilhem, les de Lapeyrière et bien d'autres d'origine bourgeoise, qui n'hésitent pas à s'installer seuls au milieu des Arabes avec lesquels ils établissent souvent de bons rapports et se lancent dans des entreprises agricoles presque toujours ruineuses ; d'autre part, la naissance de Boufarik, autour de la petite colonie du " bazar ", et le véritable calvaire des premiers habitants aux prises avec la fièvre et l'insécurité.

Dans un cas c'est le début de la colonisation libre et dans l'autre l'implantation de la colonisation officielle dans la Mitidja, mais dans les deux on pense à l'établissement de colons, au sens propre du terme, c'est-à-dire seulement au monde rural, sans doute parce que la France d'alors était essentiellement paysanne et plus encore parce qu'on était persuadé qu'en dernier ressort le pays appartiendrait à ceux qui peupleraient les campagnes et les mettraient en valeur.

Or, c'est un fait, jamais souligné mais incontestable, la colonisation française dès le début fut surtout urbaine et elle le fut de plus en plus avec le temps, imitée d'ailleurs par tous les autres éléments européens. Ce sont des Français qui, les premiers, élèvent de toute part à Alger maisons de commerce et magasins. Le commandant Pellissier de Reynaud, qui a laissé de remarquables Annales algériennes, note qu' "on trouvait à Alger, dès le mois de janvier 1831, à satisfaire à peu près tous les besoins de la vie européenne ". Et, à un moindre degré, il en sera de même dans les ports recevant les immigrants puis dans les villes de l'intérieur. En 1835, il y a déjà à Alger 3.205 Français (pour 1.835 Espagnols, l'élément étranger le plus important). Avec la disparition de l'immigration d'aventure, cette attraction de la cité s'exerce sur toutes les catégories du corps social ouvriers des diverses corporations amenés par les travaux d'urbanisation, boutiquiers sans affaires cédant au mirage des profits faciles en Afrique, fonctionnaires de tous grades recrutés d'abord exclusivement en métropole et retenus par quelques avantages financiers s'ajoutant à l'emprise du pays, soldats du contingent qui n'ont pas résisté au charme d'une Algéroise ou d'une Oranaise... A la fin du siècle on estimera que la seule colonisation administrative, à peu près uniquement citadine, laisse chaque année en Algérie un millier d'individus. De plus en plus afflueront bientôt vers les villes les petits colons ruinés ou les fils de ceux que la terre ne peut retenir en attendant les terriens enrichis qui pratiquent l'absentéisme Au dénom- brement agricole de 1903 on comptera 125.204 Français de population rurale alors que le recensement de 1901 avait totalisé une population fran- çaise de 413.770 personnes.

Déjà, au 31 décembre 1853, on peut noter que, sur une population civile européenne de 133.192 individus dont 74.558 Français, la population agricole, c'est-à-dire " l'élément véritablement colonial " n'est que de 32.000 personnes dont sans doute un peu plus de la moitié françaises. C'était peu et si elle voulait créer une classe paysanne nombreuse (on parlera plus tard de démocratie rurale), la colonisation officielle devait se montrer plus attirante.

b) L'appel séduisant
L'expression est de Bugeaud qui, dès 1840, disait à la Chambre " Il faut des colons (...). Pour les avoir, il faut leur faire un appel séduisant car sans cela vous n'en aurez pas. " Et l'Administration s'y employa, fondant son action sur l'octroi des concessions et, à un moindre degré, sur la publicité.

Au début on accorde de manière assez anarchique des concessions pour la constitution des fermes et cette libéralité à l'égard d'hommes bien en cour se poursuivit avec parfois des choix heureux comme ceux de Borély la Sapie à Souk Ali, près de Boufarik (1844) ou de Dupré de Saint-Maur à Arbal, dans la région d'Oran (1846). Mais ce sont les concessions destinées à former des villages qui devaient être l'instrument de choix pour l'implantation française. Boufarik, baptisé d'abord Médina-Clauzel, date officiellement de 1836. Des villages naîtront parfois plus ou moins spontanément autour d'une " mercantiville " établie près d'un camp militaire, l'initiative privée précédant et forçant alors l'intervention administrative. Mais le premier plan de colonisation officielle, dû au comte Guyot, est de 1842 avec pour base la concession gratuite selon l'arrêté signé par Bugeaud le 18 avril 1841. Si l'on excepte quelques tentatives de création de villages par des entrepreneurs, c'est l'Etat qui demeure le maître d'œuvre, choi- sissant les régions, fixant les périmètres à lotir, recrutant les colons, leur imposant les conditions à remplir pour devenir propriétaires. Celles-ci ont varié et la concession gratuite laisse même la place, en 1864, à la vente. On y revient cependant de 1871 à 1904 pour donner ensuite une place prépondérante à la vente sans supprimer complètement la concession gratuite.

Mais encore fallait-il que les futurs colons aient connaissance des créations décidées et des avantages accordés. D'où l'intérêt des renseignements reçus par les postulants ou diffusés par voie d'affichage à l'initiative des préfets. Et ces imprimés évoquaient la proximité d'une rivière (!), la fertilité des terres, la future station de chemin de fer, le prochain barrage, maniant avec un art consommé le présent, le futur et le conditionnel, alors que rien n'existait encore, que l'eau manquait et que la région pouvait être totalement dénudée sous un soleil torride.

Dans certains cas, pour attirer les émigrants, à l'octroi de la concession complaisamment décrite, on ajouta des avantages particuliers très importants, toujours sur le papier mais parfois dans la réalité.

Il en fut ainsi tout d'abord pour les colonies agricoles de 1848. Dans le but essentiel d'éloigner les ouvriers au chômage dans la capitale après la fermeture des ateliers nationaux, on créa d'un coup 42 villages en promettant aux futurs colons, outre la concession, une maison d'habitation en maçonnerie, des instruments agricoles, des semences, des têtes de bétail et des subventions alimentaires pendant trois ans. Alors partirent, par fleuves et canaux, avec la bénédiction des prêtres et les attentions prodiguées par la franc-maçonnerie, 16 convois (plus un 17e de Lyon) qui déversèrent sur le sol algérien quelque 13.000 individus qu'attendaient des baraques en bois sans aucun confort, la promiscuité, des sols hérissés de palmiers nains ou de jujubiers, une administration militaire sourcilleuse et, pour comble, la sécheresse, les sauterelles et surtout, en 1849, le choléra qui ravagea les villages. Résultat : compte tenu des décès et des départs, il fallut établir 20.502 habitants pour qu'il en restât 10.397.

Moins tragique mais comparable à bien des égards fut l'expérience des Alsaciens-Lorrains. Sur les 125.000 quittant les provinces annexées, on comptait en attirer un bon nombre vers l'Algérie en mettant à la disposition de chaque famille, avec la concession, une maison de 2.000 F et un capital de 1.500 F. Quelque 5.000 se fixèrent en Algérie. Si les résultats peuvent être considérés comme assez bons pour le peuplement, ils furent médiocres quant à l'implantation rurale : en 1899, sur 1.183 familles installées, 383 seulement avaient conservé leur propriété, 519 n'avaient plus leur concession mais étaient restées en Algérie, 277 avaient quitté l'Algérie ou avaient disparu.

Comme autre type de colonisation privilégiée pour lequel l'appel fut particulièrement séduisant, on peut citer la colonisation maritime, dont le but était d'assurer le contrôle des côtes par des pêcheurs français. Des tentatives avaient eu lieu de 1845 à 1848 près d'Alger et elles avaient échoué à cause du mauvais recrutement des pêcheurs. On les reprit sur les côtes algéroise et constantinoise en 1872, 1890, de 1893 à 1897 en offrant, à la fin du siècle notamment, maison avec jardin, matériel de pêche, prime d'émigration, allocations et secours divers. Ce fut l'échec dans les deux tiers des cas pour diverses raisons dont la concurrence des Italiens et de nouveau le recrutement défectueux : on vit les pêcheurs devenir maraîcher ou garde-champêtre quand ils ne vendirent pas à des naturalisés ou à des estivants algérois.

Pratiquement la colonisation officielle se termine en 1928, avec la création du dernier village, Gaston Doumergue, dans la région d'Aïn Temouchent. Au total, en y comprenant les quelques éléments militaires et religieux dont nous faisons état plus loin, le bilan officiel, à la fin de 1929, s'établissait ainsi pour le nombre de " villages ou groupes de fermes créés ou agrandis "
- 1830 à 1850 : 150
- 1851 à 1860 : 91
- 1861 à 1870 : 23
- 1871 à 1880 : 205
- 1881 à 1890 : 89
- 1891 à 1900 : 80
- 1901 à 1920 : 217
- 1921 à 1929 : 71

soit en tout 928 groupes d'habitations constituant notamment quelque 70 véritables villages, avec 45.000 paysans chefs de famille, l'assise de 1a population rurale européenne, à l'origine essentiellement française.

c) Le "compelle intrare " : pression et contrainte
A côté de la séduction, le "Forcez-les d'entrer " de l'Evangile ft employé lorsqu'il s'agit des militaires et des déportés politiques.

Militaires, certains le furent malgré eux, tels ces " volontaires par siens " de 1830 dont plusieurs avaient pris part à la Révolution de Juill( et que le gouvernement voulut exiler, sans le dire, en les dirigeant ver l'Afrique. On leur fit des promesses qui ne furent pas tenues et ils devinrer les soldats du 67° de Ligne avant de rester parfois en Algérie comme "ouvriers d'art ".

Tout le monde connaît l'expérience de Bugeaud. Après avoir utilisé la troupe à effectuer les travaux préparant la colonisation, il pensa que les soldats seraient les meilleurs colons et ce furent en 1841-1842, fondées sur le travail en commun, les expériences malheureuses d'Ain Fouka, Beni Mered et Mahelma, dont la seule conséquence démographique fut de conduire en Algérie quelques femmes de Toulon " mariées au tambour". Cependant, la colonisation d'origine militaire ne s'est pas limitée à ces villages. Dans divers centres les soldats libérés ont obtenu un grand nombre de concessions et parfois même la totalité comme à Pélissier, fondé en 1846 à l'est de Mostaganem sans autre nom que " les Libérés ", ou à Saint André, à l'ouest de Mascara.

Le cas des déportés politiques appelés aussi " transportés " est particulier. Il y eut trois déportations : celle qui suivit les journées de juin 1848 et qui eu lieu en réalité en 1851, celle des victimes du coup d'Etat du 2 décembre 1851 et celle qui s'attaqua aux opposants après l'attentat d'Orsini en 1858. Le sort de ces déportés fut variable et ils effectuèrer des travaux divers mais quelle fut leur importance sur le peuplement. Elle a été très exagérée : on a dénombré 6.258 individus mais, après le décret de grâce du 23 septembre 1859, la plupart rentrèrent en France. Si l'on déduit du total les 472 décédés et les 42 évadés, 195 seulement sont restés à coup sûr en Algérie, ce qui est peu pour une population européenne atteignant alors 200.000 habitants. Toutefois, ouvriers politisés intellectuels , ils jouèrent, comme journalistes notamment, un rôle important dans la formation d'une opinion hostile à l'Empire.

d) Doctrines et religion
L'Algérie ne fut jamais une terre où les théoriciens vinrent avec leurs disciples se livrer à de grandes expériences économiques et sociales. Les Saint-Simoniens jouèrent un rôle notable dans la politique algérienne dans la mise en valeur du pays mais ils ne furent à l'origine d'aucune entreprise de peuplement : même si Enfantin s'enthousiasma un moment à l'idée d'un magistrat d'" envoyer en Algérie les bagnards, les mendiant les vagabonds et les enfants trouvés qu'on organiserait en colonies agricoles ", aucune réalisation ne suivit. Le bibliothécaire d'Alger, Adrien Berbrugger, songea à fonder un phalanstère à Sidi-Ferruch, mais le seul essai notable des Fouriéristes, et notamment de l'économiste Jules Duval fut la création, en 1846, de l'Union agricole du Sig qui, disposant de 3.000 hectares, voulut être une " colonie sociétaire ", mais ne devint jamais un véritable phalanstère, bien qu'on l'appelât ainsi dans la région et dont le but, l'établissement de 300 familles, ne fut jamais atteint ni même approché. On pourrait aussi évoquer les projets de catholiques sociaux songeant aux miséreux et aux inadaptés qui auraient pu se régénérer au soleil d'Afrique en contribuant à apporter une solution au problème aigu de la main-d'œuvre.

Peut-on parler d'une colonisation religieuse ? Outre ses multiples expériences, Bugeaud " voulut encore essayer de la colonisation par la main des moines " et ce fut en 1843 l'établissement des Trappistes à Staouéli sur une concession de 1.020 hectares. Ce sont des religieux qui crurent possible de faire venir en Algérie, sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire, une partie des 100.000 enfants trouvés dénombrés en France, mais les orphelinats créés à Ben Aknoun (près d'Alger), Medjez- Ahmar (O. de Guelma), Misserghin (O. d'Oran) et Dély-Ibrahim (celui-ci à l'O. d'Alger réservé aux protestants) recueillirent surtout des orphelins d'Algérie et, en totalisant ceux qui furent transportés de France, on ne trouve que 330 enfants. C'est aussi une colonisation d'inspiration religieuse que celle des " Alpins " de Freissinières (au N.-0. de Gap) qui, à l'iniative et avec l'aide du Comité protestant de Lyon, allèrent, en 1881, fonder le centre de Trois-Marabouts, près d'Aïn Temouchent, soutenus très activement par un pasteur. De même la Société Coligny, société protestante de colonisation fondée en 1890, aida jusqu'en 1902 de nombreuses familles à s'établir dans divers centres d'Oranie Guiard (O. Temouchent), Turenne (O. de Tlemcen), Hammam-bou-Hadjar (E. d'Aïn Temouchent), Ténézéra (Chanzy, au S. de Sidi Bel Abbés).

Au total, pour toute la colonisation de motivation idéologique ou religieuse sans doute moins d'un millier d'individus sur les 136.314 Français nés en métropole que permet de dénombrer le recensement de 1896, compte non tenu des territoires annexés par l'Allemagne.

2. - Les régions d'origine

Avec les nombres donnés par V. Demontès pour 1896, on peut établir la carte ci-contre :

Origine des Français d'Algérie nés en France (en 1896)
Origine des Français d'Algérie nés en France (en 1896)

Trois régions doivent être mises à part : les territoires annexés non mentionnés et dont les trois départements (Moselle, Bas-Rhin, Haut-Rhin) ont fourni quelque 5.000 émigrants pour les seules années 1871 et 1872 le département de la Seine (6.370 individus) dont nombre d'émigrants venaient en réalité de la province ; et la Corse qui détient le record avec 7.303 individus, soit 2,5 p. 100 de la population de l'île et 5,39 p. 100 de la population totale d'origine française en Algérie.

Sans être aussi précis pour les autres départements, on voit que ce sont les régions méridionales qui ont fourni les gros contingents, ce qui s'explique par la proximité, la similitude des conditions géographiques et, plus encore, les crises économiques et avant tout celle de la viticulture. Les départements pauvres du Centre et la Franche-Comté (celle-ci grâce à des initiatives individuelles) donnèrent naissance également à une émigration notable. On notera aussi qu'aucun département n'est resté étranger à la colonisation de l'Algérie, qui fut réellement une œuvre nationale.

Pour concrétiser celle-ci, on pensa même à une colonisation départementale, chaque département se chargeant de la création d'un village. Certains, comme Jules Duval, prédisaient un bel avenir à ce projet et on envisageait l'organisation de convois semblables à ceux de 1848 pour les colonies agricoles. En fait, un seul véritable essai fut tenté, à partir de 1853, surtout, avec des Francs-Comtois à Aïn Benian, qui devint VesoulBenian, près de Miliana. Sans pratiquer la véritable colonisation départementale, on s'efforça cependant de grouper dans chaque centre des gens de la même région : Chéragas est peuplé de paysans du Var (1843) ; Sidi Merouane O. N.-0. de Constantine) de Corses de Cargèse (1872) ; Montgolfier (S. de Relizane) et Taine (dans le Sersou) recevront des Savoyards (1905-1906) et on pourrait citer d'autres exemples. Le plus souvent, il est vrai, le centre reçoit des concessionnaires issus de terroirs différents, mais tous français depuis 1871.

(A suivre.) Xavier YACONO.