Le Cercle Militaire avant
et après la Conquête
Les Premiers Soldats réguliers indigènes
Une Caserne de Janissaires
Par la disposition pittoresque
de ses bâtiments, par le caractère original de chacune
de ses parties, le Cercle Militaire d'Alger ne ressemble, on peut le
dire, à aucun établissement de cette catégorie.
Quel curieux et joli coup d'il offre, du dehors, ce monument,
avec ses terrasses à balustres, parées de verdure, s'élevant
en gradins, en face de la coquette
place de la République ! et au dedans, quel charme
présentent aux divers étages, ces frais jardins, ces blancs
et silencieux portiques mauresques émaillés, dont les
lignes et la solennité évoquent le souvenir d'un cloître
! C'est près du
Théâtre que se trouve l'entrée principale.
Dans l'escalier d'honneur, qui conduit à la première terrasse,
se trouve une plaque commémorant en ces termes la création
du Cercle :
RÉUNION DES
OFFICIERS D'ALGER.
AU GÉNÉRAL DE DIVISION WOLFF FONDATEUR,
LES OFFICIERS RECONNAISSANTS
15 JUIN 1878
Au-dessous de cette inscription, une
délicieuse fontaine mauresque finement ciselée, en marbres
polychromes. C'est, ensuite, sur un socle, une effigie de cette grande
figure militaire, maintes fois rappelée en cette enceinte, du
légendaire Maréchal Bugeaud. Puis, c'est le jardin du
premier étage, charmant avec ses palmiers, son jet d'eau et son
vieux cyprès géant " qui vit arriver les Français
". A l'entour du jardin disposés en deux étages :
la buvette, les salles du restaurant, de billard, de réception.
C'est dans ce jardin que, les soirs de musique, viennent se réunir
les officiers avec leurs familles.
Au delà de la buvette, une cour à ogives. Ce sont les
cuisines.
Au bas de l'escalier conduisant au deuxième étage, apparaît
une cloche chinoise. C'est un souvenir rapporté du pays jaune
en 1887. Au haut, c'est la Cour mauresque, d'un si beau caractère
architectural, et à qui donnent tant de séduction ces
majestueux ficus au travers desquels filtre une lumière verte.
Au centre, un bijou artistique, une précieuse pièce historique
aussi : une fontaine, toute de marbre, à quatre colonnes torses,
couronnée d'une coupole. Cette fontaine se trouvait jadis au
Palais de la Casbah, sous le porche d'entrée. Ce fut sur le rebord
de sa vasque que, sur l'ordre du Dey, fut décapité, en
1830. l'interprète militaire Georges Garoué, syrien de
naissance, autrefois trésorier du Pacha de Damas, et qui, malgré
les représentations de ses amis, se rendit (muni d'une autorisation
du général en chef), parmi les contingents arabes qu'il
espérait amener à faire cause commune avec les Français
contre les Turcs. Sa tète, ainsi que celle d'autres victimes,
fut exposée sous le porche de la Casbah.
Tout autour des portiques de la cour se remarquent des bandeaux de faïence,
aux jolis tons bleus, des grilles de cuivre travaillé, des portes
à compartiments multicolores.
A l'étage supérieur : la Bibliothèque, riche d'environ
20,000 volumes, dont un grand nombre de haute valeur. Dans les salles
de lectures, divers tableaux représentant des généraux,
des officiers supérieurs et certains événements
relatifs à la conquête de l'Algérie. Citons les
portraits du duc de Nemours, des maréchaux de Bourmont, Bugeaud,Saint-Arnaud,
Randon, Canrobert (avec autographe); des généraux Létang,
d'Arbouville, Levasseur, Bosquet, Gentil, Cavaignac, Lamoricière,
Mustapha ben Ismaël, le Flô, de la Hitte ; des lieutenants-généraux
Négrier, Daunas, le Pays, de Bourjolly. Bedeau ; du colonel Ladmirault
; du lieutenant-colonel Eynard. Mentionnons encore le portrait du capitaine
de Géreaux, avec inscription relatant le fait d'armes de Sidi-Brahim.
A signaler, également, une inscription arabe, sur bois, surmontant
autrefois la porte de Tazza, ville prise par les troupes que commandaient
le général Baraguay-d'Hilliers et le duc d'Aumale. En
voici la traduction :
" Louange à Dieu, la bénédiction et le salut
soient sur l'apôtre de Dieu. Cette ville de Tazza a été
relevée, bâtie et peuplée par l'Emir des Croyants,
notre seigneur El-Hadj Abd-el-Kader (que Dieu l'assiste). Lorsqu il
fit son entrée, il prit Dieu à témoin de ses actes
et de ses intentions ; il dit : " Dieu sait bien que ceci n'est
point de ma part l'indice de longues espérances : certes, la
mort est prochaine et, bientôt, je serai couché misérablement
sous la terre. Le comble de mes vux est d'être agréable
à Dieu et de laisser après moi une uvre durable
et utile aux hommes ". Année hégirienne 1255 (1839).
" Citons encore deux tableaux, avec autographes, don du Comte de
Paris, représentant : l'un, le passage des Portes-de-Fer (18
octobre 1838) ; l'autre, le combat du Ténia de Mouzaïa (12
mai 1840).
Voici maintenant la Salle d'Honneur, dite " des Maréchaux
", qui représente en quelque sorte le sanctuaire de cet
intérieur militaire. C'est là que se font les conférences,
qu'ont lieu les grandes réunions.
Au, pourtour : une galerie surélevée, bordée d'une
balustrade orientale d'un fin travail. C'est en cette partie que se
tiennent, au cours des séances, le Chef du XIXème Corps,
les généraux, les officiers supérieurs. Le parterre
est réservé aux officiers subalternes. Une élégante
coupole vitrée éclaire la salle.
Tout autour, appendus aux murs, de grands tableaux à l'huile
représentant les différents gouverneurs militaires : le
duc d'Aumale, Bugeaud, Randon, Lamoricière, Pélissier,
etc., puis l'amiral Duperré, chef de la flotte en 1830. Signalons
encore deux toiles : le Passage de Guadarrama par Napoléon, en
1808 (de Bellanger) et l'Arrivée du duc d'Aumale à Alger,
en 1846, avec la physionomie ancienne du pavillon de l'Amirauté,
dont le balcon apparaît couvert de toilettes pittoresques de l'époque.
Des trophées d'armes, des panoplies complètent la décoration
de ce magnifique Musée d'Histoire.
Il faudrait encore décrire d'autres salles, telles que celles
de chimie, d'escrime, les logements des officiers de passage, du Trésorier
du Cercle (qu'habita, en 1890, le général Roger, alors
commandant), puis les bâtiments réservés à
la Gérance, aux hommes de service ; nous nous contenterons d'en
faire mention, ayant encore à parler du passé de cette
demeure.
Il y eut là, pendant bien des années, de la troupe : des
soldats du Génie, dans la partie supérieure, des ouvriers
d'Administration dans la partie inférieure.
Les deux portes sculptées, surmontées d'inscriptions,
qui donnent dans la rue Médée, correspondent aux deux
casernes d'autrefois, qu'on dénommait : " Médée
Supérieure " et " Médée Inférieure
".
Dans le mur extérieur de ces casernes étaient encastrées
(elles le sont encore aujourd'hui) des échoppes d'artisans que
l'autorité militaire respecta. Le morcellement de la propriété
indigène a produit de nombreuses curiosités de ce genre
à Alger. Nous citerons comme autre exemple, la pharmacie de l'angle
des rues Philippe et Bab-el-Oued, qui se trouve enclavée dans
un bâtiment du Génie.
Le luxe des Casernes Médée n'était assurément
pas celui du Cercle actuel. Le Coin mauresque et la terrasse du bas
étaient alors pavées en grès bleu. Celle-ci, dégagée
aujourd'hui, était entourée d'une galerie à ogives.
Le cyprès qui s'y trouve avait, à cette époque,
un frère jumeau dans la Cour mauresque, non encore complantée
de ficus.
Près de cette cour s'élevait une mosquée, dite
d'Ali-Pacha, construite par Ali Pacha sur l'emplacement d'une autre,
connue sous le nom de Zawiat-Sidi-Akhal.
Dans ces casernes, de l850 à 1860, furent logés des soldats
autrichiens, faits prisonniers au cours de la campagne d'Italie. Ajoutons
que, dans la suite, une école religieuse fut, sous les auspices
de l'archevêque Lavigerie, installée dans une partie des
locaux de l'établissement, devenus vacants après le départ
des troupes, logées en de nouvelles casernes. Ce ne fut qu'en
1878 que fut établi là le Cercle Militaire.
Voilà pour la période française.
A l'époque turque, il y avait, en ce groupe d'édifices,
deux casernes de janissaires : " El-Foukania ", la supérieure,
et ". Esfelania ", l'inférieure. Toutes deux étaient
désignées sous le nom de ". Casernes des Janissaires
des marchands de légumes ", en raison de la proximité
d'un marché.
Les soldats de la première étaient surnommés "
Daïlaren " (gens de bien). Sous le porche, nous dit Berbrugger.
étaient un canon, un vaisseau et de grandes côtes que l'on
attribuait à des géants païens, et qui n'étaient,
en réalité, que des côtes de cétacés.
Des chaînes pendaient devant la porte. Si un criminel parvenait
à les saisir et s'écriait : ". Cher'a illa ia soultan
! " il était sauvé. Chaque caserne était,
en effet, un lieu d'immunité. Les soldats de l'autre caserne
avaient le surnom de " Jeteurs de balles d'argent ", à
cause de leur adresse qui leur valait, au tir à la cible, de
nombreuses récompenses en numéraire. Ce tir s'exécutait
à Rahbat-el-Fham, marché au charbon, sur une élévation,
rasée aujourd'hui, où s'élève notre Théâtre
municipal.
Chacun des embellissements de ces casernes fut pompeusement célébré
par l'épigraphie. Voici quelques échantillons de cette
prose lapidaire dont nous devons la traduction à M. le professeur
Colin.
- Pour la construction d'une porte à la caserne supérieure,
par Mustapha Pacha, gouverneur en 1595 :
" Que Dieu comble, en tous temps, le désir de Mustapha Pacha,
le fasse parvenir à son but. Il a construit une porte pour les
guerriers de la religion. Il n'est rien de semblable pour offrir un
sujet d'admiration si parfait. Une voix mystérieuse a dit : Allons,
regarde, toi qui demandes quelle est la date. Le nom de celle-ci est
: Porte de l'Assistance de Dieu ! "
- Pour la création d'une fontaine :
" L'abondance de cette fontaine est due à Ali Pacha. O notre
maître, fais que ses efforts soient l'objet des éloges
! Bois de son eau, et lis la date. Une boisson pure rend la vie agréable
". - 1174 (1760-61 ".
Ces inscriptions ont été déposées au Musée
d'Alger.
Les deux suivantes sont encore en place, rue Médée, au-dessus
des portes d'entrée.
Caserne du bas :
" La construction d'une maison, au nombre des plus belles, a été
achevée avec bonheur et prospérité pour les nobles
soldats, à l'époque de l'obtention des désirs,
sous le règne de notre Maître Mourad (Amurat IV, sultan
de Constantinople), au temps du pacha Hassein - puisse-t-il avoir toujours
les deux mains ouvertes - (pour faire le bien) - et par les soins de
Mousa l'Yasriy l'Andalousy l'Himyary, en trente et mil et sept (1728).
Tant qu'Alger durera, les soldats l'habiteront ! "
Cet architecte Mousa était un réfugié andalous,
qui fit plusieurs monuments à Alger. La dénomination d'Himyary
indique que sa famille était originaire de l'Arabie Heureuse
(Colin).
La caserne du haut fut bâtie, dix ans plus tard, par son fils.
Voici la traduction de l'inscription de sa porte d'entrée :
" Cette construction florissante a été terminée
par autorisation de la milice victorieuse, sous le
gouvernement de notre maître auguste, l'illustre Pacha Abou l'Hasan
Aly, représentant de notre
maître le padischah (que Dieu perpétue pour nous son règne
dans la joie), par les soins du
fidèle sieur Aly, fils du sieur Mousa, le constructeur dans les
premiers jours du mois de
Rebi lawwel de l'année parfaite sept et quarante et mil (1738).
"
Peut-être serait-il intéressant, en ce moment où
il est question de la conscription des indigènes, d'étudier
ce qu'était la vie de ces terribles janissaires auxquels, sans
nul doute, nos nouveaux soldats musulmans ne chercheront à ressembler
que par la bravoure.
D'anciens documents nous apprennent que leurs casernes étaient
au nombre de sept à Alger. Elles se trouvaient dans les rues
Médée, Bab-Azoun, des Consuls, Macaron et à la
Porte-deFrance. Chacune contenait environ 600 hommes.
Ces janissaires recrutés, pour la plupart, en Asie-Mineure, atteignirent
le nombre de 6.000. Ils n'étaient plus que 4.000 en 1830.
Chaque homme, dit Venture-Paradis, recevait, à son arrivée
à la caserne, une chemise de toile grossière, un manteau
de gros drap, un pantalon de coton, une chéchia, une ceinture
rouge, une foutah verte, une paire de souliers et une couverture de
laine, très courte et très étroite ; enfin, une
natte devant lui servir de lit.
Les armes qu'on lui prêtait étaient : un mousquet, un yatagan,
une paire de pistolets dont le prix, en cas de perte, était retenu
sur sa paye. Une livre de plomb lui était fournie, dont il devait
faire des balles. L'achat de la poudre lui incombait. Il touchait chaque
jour, quatre pains de 6 à 7 onces chacun.
Les janissaires logeaient par trois dans des chambres spacieuses. Des
esclaves les servaient et prenaient soin de leur caserne. Lorsqu'ils
étaient destinés aux camps ou aux garnisons éloignées
d'Alger, ils recevaient une paire de semelles pour le raccommodage de
leurs souliers.
Le service était d'un an, suivi d'un congé d'égale
durée ; il recommençait ensuite, dans les mêmes
conditions, tant que l'homme était valide.
La solde, touchée tous les deux mois, était de quarante
sols au début. Elle doublait après six mois. La solde
du colonel correspondait à 20 livres tournois, environ. Selon
Shaller, la haute paie, en 1826, n'était que de trois piastres
(16 francs), pour deux mois.
Le janissaire avait, en outre, une part sur les prises maritimes, quand
il était embarqué sur les vaisseaux corsaires. Par suite
des libéralités d'anciens miliciens, parvenus à
de hauts emplois, certaines chambrées de janissaires se trouvaient
propriétaires d'immeubles mis en valeur par des oukils nommés
par ces chambrées. Ceux-ci disposaient des revenus pour améliorer
la situation, des janissaires.
Le retour d'une grande fête, ou encore un changement de Dey, valait
à chaque soldat une augmentation de salaire. Aussi l'appât
d'une meilleure solde fit-il égorger plus d'un Dey.
Cette milice redoutable, dont les principaux officiers faisaient partie,
de droit, du Divan, était véritablement maîtresse
à El-Djezaïr. Au moindre mécontentement, les janissaires
allaient manifester à la porte du palais de la Jénina,
où ils portaient leurs marmites renversées. Bien souvent
l'équipée tournait au drame, et se terminait par regorgement
du Dey.
L'avancement, en ce corps, étant donné à l'ancienneté
et à l'élection, le dernier des miliciens pouvaient prétendre
aux plus hauts grades. Quelques-uns arrivèrent à la dignité
suprême de la Régence. Leur haute fortune ne leur faisait
pas oublier leur passé, et chacun de ceux devenus deys, faisait,
suivant la tradition, réparer et enjoliver sa chambre de soldat,
ainsi que le prouvent diverses inscriptions du genre de celle-ci, qui
fut retrouvée au Cercle militaire :
" Achji Hasan a fait inscrire cette date : 1205 (1791) et a réparé
et restauré sa chambre. "
Cet Hasan devint dey, le 12 juillet 1791.
L'Achji (cuisinier) goûtait les mets du pacha ; il était
aussi directeur du personnel de celui-ci et, parfois, des prisons militaires.
Les archives relatives aux casernes " Médée "
nous renseignent sur les dénominations qu'y avaient certaines
chambres :
C'étaient par exemple :
La chambre d'El-Hadj Ali, agha des spahis.
La chambre Soliman Raïs.
La chambre Osman Bey,
La chambre Ahmed Pacha ben Ali.
La chambre du pacha Ahmed.
La chambre...
Mais nous nous apercevons que la place nous manque pour continuer. Nous
arrêterons donc, ici, cette causerie que nous nous proposons d'ailleurs
de reprendre une autre fois.
Maintenant, il est une question qu'ont pu se poser les amis de l'ancien
El-Djezaïr : Cet intéressant monument, si pieusement conservé
par nos officiers, demeurera-t-il longtemps ce qu'il est en ce moment
? La fièvre des transformations qui bouleversa tant de choses
dans le Vieil Alger, et y fit détruire tant de documents archéologiques,
ne fera-t-elle pas disparaître aussi les dernières casernes
des Janissaires ? Ce serait, certes, une perte à jamais regrettable
pour l'Histoire !
Il faut espérer que les Algérois de l'avenir auront la
sagesse de garder intact ce précieux souvenir du passé
et de lui conserver sa destination militaire qui a été
jusqu'à présent sa sauvegarde,. Et en terminant, nous
exprimerons le vu que la prophétie faite en ce lieu, par
la pierre, s'accomplisse, qui annonça que :
Tant qu'Alger vivra, les soldats l'habiteront !
H. KLEIN.