CASTIGLIONE
Extrait de "Chronique d'un itinéraire singulier" par Lucien Patania
Sept 2007:« N.D.L.R : et la mort vient d'enlever notre Ami qui nous a livré quelques souvenirs avant son départ ! Paix à son âme.»
Aux échos d'Alger, n° 96-97-98 de mars, juin, septembre 2007
sur site le 21-10-2007

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-Je suis né à Castiglione plage en 1920, dans une famille de pêcheurs d'origine sicilienne (mes parents avaient vu le jour, tous les deux à Augusta, port d'importance moyenne sur la côte orientale de la Sicile, entre Catane et Syracuse, dans une région vouée au culte d'Héphaïstos). Je dois probablement à cette ascendance, dont j'ai toujours été très fier, une profonde admiration pour la culture gréco-latine, un tempérament passionné, l'attachement viscérale à la " mamma ", un certain côté " macho ", le respect des traditions, l'attrait de l'opéra. Dans la conduite de ma vie, j'ai toujours placé l'enthousiasme parmi la plus cardinale des vertus...

Nous habitions la partie supérieure d'une grande maison, appartenant à mon grand-père paternel. Au fronton de celle-ci figurait l'inscription " EL BLIDI (ou petit bled) 1872 ". De plain-pied sur la rue Courbet, artère principale de la Plage, cette partie se composait d'une longue véranda avec vue sur la mer, de trois pièces exiguës et d'une minuscule cuisine. Par un petit escalier de quelques marches, on descendait dans une cour où mon père étendait parfois ses palangres. Près du portail donnant accès à la rue, se trouvait un robinet qui alimentait l'appartement en eau potable et qu'on utilisait pour tous les besoins domestiques. Un " auguste figuier " qui produisait à son heure de volumineuses et succulentes " bacores " blanches était planté à l'angle de la cour. Mon père, très gourmand de ces fruits, jurait, lorsqu'il constatait qu'ils avaient reçu la visite de clients nocturnes quand il s'apprêtait à en cueillir quelques-uns, mûris à point, au moment de son départ en mer. A l'extrémité de la cour, une sorte de hangar faisait office de grenier.

On descendait vers la partie inférieure de la maison par un escalier d'une douzaine de marches : tout petit, je dégringolai un jour toutes ces marches et dus subir la pose d'agrafes au front. A son retour de la pêche, mon père, furieux, exigea des explications et réprimanda sévèrement ma mère et ma sœur aînée.

Au bas des escaliers et à leur gauche résidaient mon oncle Joseph Costanzo, dit " Pepoutsse ", originaire de Bou-Haroun, ma tante Marie, yeux bleus, cheveux frisés et leur fille Paulette. Celle-ci portait aux chats une véritable passion, que ne partageait pas sa mère. Parfois, des cris stridents retentissaient, témoignage d'accrochages, brefs mais violents, lorsque Marie, excédée par de trop fréquentes et intempestives incursions des chats dans l'appartement, pourchassait les protégés de Paulette, notre dévouée et chaleureuse cousine.

A droite de l'escalier, l'appartement principal était occupé par mes grands-parents et ma tante " Fifine ", veuve de guerre, son mari Antoine Costanzo, le frère de " Pepoutsse ", tué au front, en 1916, l'avait quittée, avec deux fillettes en bas âge... Quel courage lui avait-il fallu pour élever, à force de travaux de couture et de sacrifices, deux enfants pour en faire des institutrices

L'aînée, Nymphe (quel prénom poétique L..), en poste dans un village du Sersou devait mourir brutalement à l'âge de 20 ans. L'autre Vincente épousait un agriculteur de " Fontaine du Génie où elle avait été nommée.

Au fond de la cour du " bas ", sous un belombra exubérant, un bassin rectangulaire dans lequel se faisait la lessive, recevait l'eau fraîche, mais imbuvable d'un puits où plongeaient les racines du belombra. A droite de ce puits, un petit local de rangement.

Dès ma plus tendre enfance, j'avais trouvé en " bas , des trésors d'affection... J'y couchais fréquemment : lorsque je n'avais pas été sage ou que je tardais à m'endormir, on me menaçait gentiment d'une sorte de croque-mitaine, surnommé" Babac ", sensé se cacher sous le lit et que je craignais par-dessus tout. Aussitôt calmé, j'entendais ma grand-mère me chanter, pour m'endormir, une berceuse de son cru en sicilien, dont je me souviens encore des premières paroles : " Lucianede, che si bello " (Petit Lucien que tu es beau !)

Ma mère, que tous appelaient Anna était une " sainte " femme, d'une grande douceur, toujours appliquée aux soins du ménage, d'une patience évangélique, respectueuse des traditions, extraordinairement attachée à ses six enfants, qu'elle chérissait également. Elle illuminait la maison de son sourire et de son égalité d'humeur. Elle a toujours illustré pour moi les vers très émouvants de V. Hugo :
" ô l'amour d'une mère ! amour que nul n'oublie ! Pain merveilleux qu'un dieu partage et multiplie ! Table toujours servie au paternel foyer ! Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier

Mon père Alfred régnait sur son foyer comme Jupiter tonnant. Travailleur acharné, c'était un très fin patron de pêche, estimé pour son énergie et la réussite de ses entreprises. Chercheur dans l'âme, il n'hésitait pas, malgré les risques de pertes ou de dégâts de son matériel (nasses et palangres) à les larguer dans des fonds inconnus et souvent dangereux de roches ou de précipices sous-marins. Dans un rude métier qui demandait force physique et savoir faire, une mémoire étonnante lui permettait de retenir les points de repère des lieux où il réalisait ses plus belles prises...

Mon frère Joseph, l'aîné des enfants, né en même temps que le début de la première guerre mondiale, avait dû interrompre sa scolarité, après le certificat d'études pour rejoindre, en qualitéde novice, l'équipage de la " Marie Louise "... II entrera plus tard à l'Inscription Maritime, au service de la surveillance des Pêches où il terminera sa carrière à Marseille en qualité d'Inspecteur des Pêches. Ma sœur aînée, soustraite à l'école à l'âge de onze ans, secondait efficacement notre mère dans les travaux ménagers et s'occupait de son mieux des plus petits. Très douée pour les travaux de couture, elle devait obtenir, après avoir suivi des cours de couture de haut niveau, un diplôme très valorisant. A près la mort de maman en 1945, prématurément enlevée à notre affection, à 53 ans, après une vie tout entière consacrée aux siens, ma soeur Vincente demeura jusqu'à maintenant, pour tous ses frères et sœur, le symbole vivant d'un dévouement jamais lassé et souvent un recours.

René, mon cadet, mit lui aussi un terme à sa scolarité après l'obtention du certificat d'études, afin d'apporter un supplément d'aide à mon père. Formé à bonne école, il devint, à son tour, un pêcheur compétent et prit en 1954 à Alger, le commandement d'un chalutier de 20 m, le " Ste Salsa" construit à Arles/Rhône avec lequel, grâce à son sérieux, il fit preuve de ses capacités.
J'évoquerai à nouveau ma jeune sœur Salsa dans un chapitre réservé à Tipasa. Elève de l'EPS de jeunes filles de Maison-Carrée (aujourd'hui El Harrach), elle poursuivra une carrière d'enseignante.

Le dernier frère, comme Salsa, avait reçu un prénom d'origine religieuse : Augustin ; excepté mon père, tout le monde l'appelait Henri. Comme mes deux autres frères, il dut abandonner ses études. Très indépendant, il pratiqua avec bonheur toutes les techniques de pêche.

... J'eus le privilège de faire mes premiers pas dans uns station balnéaire réputée, la perle de la " Côte turquoise ", à 45 kmà l'ouest d'Alger, sur la route nationale Alger - Cherchell, jalonnée de villages riants et prospères ; après Castiglione, Chiffalo, Bou-Haroun, Bérard, Tipasa...

Aux bords d'une source : Ain-Bou-Ismaël, dans un maquis boisé de lentisques où ne vivaient que trois familles musulmanes fut fondé un village érigé en commune en 1854...

Sur son écusson figurent des grappes de raisin et une sorte de galère avec ses voiles et ses rames, attestant la double vocation du village : agricole et maritime.

" L'histoire commence avec l'arrivée en 1848 d'une quarantaine de familles de " quarante-huitards ", en provenance de Paris, de la Savoie, de l'Auvergne, du Doubs... Elles font partie du 4° convoi qui quitte Paris Bercy le 22 octobre 1848, à destination de Marseille pour Alger. Ce convoi prend place sur des péniches tirées par deux chevaux, le long des voies fluviales, puis poursuit par bateau à vapeur et par chemin de fer jusqu'à Arles... le 4 novembre, il parvient à Marseille, non sans avoir essuyé la froideur des populations à chaque étape (un peu plus d'un siècle plus tard, leurs descendants, chassés de leur terre natale, connaîtront le même sort à leur retour en métropole... Plus d'un reçoit ces " républicains (étrange paradoxe de ces " rapatriés d'Algérie ", dont les aïeux de souche française furent pour la plupart de fervents et courageux " républicains ", mais qui subirent la vindicte des lois de la République !) pistolet au poing, les refoule ou les cantonne sur de la paille jetée dans un hangar ouvert à tous les vents quand ce n'est pas dans une cave dont il cadenasse la porte, de crainte d'être " assaillis " par ces "gredins "... La plupart des colons embarquent à bord du MONTEZUMA dont le capitaine s'appelle CUNEO d'ORNANO...

La traversée est terrible : mal de mer, nourriture exécrable, mais l'accueil à Alger est généreux et agit comme un baume sur les souffrances des colons qui rejoignent - A PIED - leur village désigné, quasi inexistant. Le réveil est en effet cruel, peu ou pas d'installations d'hébergement, des terres en friche dont l'exploitation sera un véritable calvaire. Chaque colon reçoit une concession de 12 ha à défricher et cultiver ". En 1871, quelques Alsaciens-Lorrains s'intègrent aux premiers colons.

Quelques années plus tard, des émigrants espagnols d'Alicante, de Valence, de Malaga, des Iles Baléares (Mahon) viendront les rejoindre. Ils fourniront un contingent d'ouvriers agricoles très appréciés " et s'attelleront avec les Français, à la grande tâche de la Fructification "... au départ, la vigne était la culture principale, pratiquée surtout par les colons de souche métropolitaine... Les émigrants espagnols se retrouveront chez les " tomateros " qui cultivaient et produisaient des légumes primeurs.

A la même époque et au cours de la dernière décennie du siècle, des pêcheurs siciliens venus avec leurs familles de Palerme, Cefalu, Messine, Augusta... compléteront un peuplement pionnier dont la diversité et le dynamisme feront merveille... En 1948, cent ans après l'installation des 40 familles des premiers " colons ", Castiglione comptera 2240 européens et 3760 musulmans.
Trois paliers se partageaient la localité : la plage, dans un ancien site de dunes basses, dont on découvrait encore des vestiges à proximité de la conserverie de sardines SARTHON, le village proprement dit et le plateau, hautement et légitimement revendiqué par des castiglionais de vieille souche.

Casti-plage (devenu l'été Blida plage!) était synonyme de vacances, de festivités, de réjouissances multiples, de promenades le long du Boulevard, mais aussi d'activités industrielles et commerciales prospères...

Aux heures de baignade et le soir après le répit de la sieste sacro-sainte, la brasserie MARTINEZ, installée dans les voûtes de la partie centrale du boulevard, diffusait bruyamment les refrains en vogue de l'époque, parmi lesquels revenaient, avec le plus de fréquence, les succès de Tino Rossi : (nul chanteur moderne, même parmi les plus courus, n'aura atteint, malgré l'ampleur et la variété des moyens audiovisuels actuels, la célébrité du chanteur corse, idole de ce temps) si bien que toute la plage baignait dans une atmosphère de liesse et de romances.

" L'Ecole de pêche " (comme on la désignait alors) fut édifiée en 1921, tout près de l'extrémité est du boulevard, sous forme d'un laboratoire de biologie appliquée à la pêche, du fait d'une pêche intensive de poisson bleu dans la région et de l'implantation de conserveries de sardines et d'ateliers de salaisons. Dans les deux aquariums des sous-sols, évoluaient les spécimens les plus rares et représentatifs d'une faune maritime régionale que de nombreux visiteurs bien motivés venaient observer certains jours où la station était ouverte au public : mérous bruns aux tâches blanchâtres, dorades royales, loups, sars, pageots de différentes variétés, rascasses rouges, squales, murènes et congres, tortues...

Enfant, puis adolescent, mes jeux préférés variaient selon les saisons, des billes aux noyaux et au ballon, mais c'est surtout aux boules qu'allaient mes préférences... J'avais une dizaine d'années lorsque la passion des boules s'empara de moi. Tous les soirs, à la belle saison et après la sieste, les mêmes o mordus " du jeu algérien se retrouvaient sur la place de la plage, face au café de l'Oasis " et disputaient des parties acharnées pendant lesquelles ils donnaient libre cours à leurs penchants. Les uns, toujours grognons et insatisfaits, apostrophaient leurs partenaires - ou " trop courts ", ou " trop longs " - qui ne tenaient pas suffisamment compte de la longueur du jeu, de la nature du terrain, ne parvenant que rarement à se rapprocher du " cochonnet ". D'autres, plus mesurés, faisaient la part des choses et suivaient avec flegme le déroulement des parties. Si les lazzi plus ou moins méchants fleurissaient, à la grande joie des spectateurs : ' t'as le cul comme une malle arabe ", " t'as le cul en fleurs ", " t'as le cul comme une popamona ", " tu peux voyager loin ", " t'as trouvé tous les cailloux de la récréation (sic) "a., " t'es pas capable de toucher une vache ! ", " falso "... ; les compliments étaient plutôt rares et ne s'exprimaient que lorsque le tireur avait réussi un " carreau " ou le pointeur, un " bouchon "... la " galerie ", partagée, suivait avec plaisir et intérêt ces joutes passionnées. Les " tireurs ", en général chefs d'équipe, faisaient des " pointeurs " leurs souffre-douleur, les incriminant des défaites subies, se gaussant de leur maladresse et de leur manque de cran : " t'as le cul serré ! "... mais s'appropriaient le mérite des victoires. Je devais connaître au cours de mon existence, en maintes circonstances, des exemples frappants d'une si injuste dépendance...

Durant ces rendez-vous boulistes, il y avait là le " père " TARDY, le joueur le plus chevronné, mais aussi le plus ronchonneur qui s'élançait vers la boule visée qu'il fracassait d'un " tir plongeant "... je revois le grand, sympathique et charmant Marc ROBICHON, (qui fut par ailleurs gardien de but dans l'équipe locale de ballon) joueur complet, aussi bon tireur que pointeur, avec qui je devais remporter plus tard de nombreux concours réputés de fêtes, notamment à Castiglione et à Marengo. Ce n'est pas sans émotion que j'évoque mon maître es boules : FELICIANO le têtu, dit " Tonette ", pointeur exceptionnel, le roi de la " demi-donnée ", d'une précision diabolique, mais au caractère difficile : lorsqu'une partie ne " marchait " pas à sa convenance, deux sillons parallèles de contrariété apparaissaient au dessous du front, à la naissance de son nez : c'est alors qu'il fallait se tenir " à carreau " et faire preuve de sang-froid ! Que de parties compromises n'avons-nous pas remportées, de situations désespérées rétablies, grâce à ce tacticien consommé qui trouvait d'instinct la parade !...

Je dois aussi beaucoup de gratitude à un autre habitué de ces rencontres : Coco LORENDEAUX, heureux propriétaire d'une demeure de maître qui dominait la place. II avait remarqué que je m'amusais souvent avec des galets, aussi ronds que possible, recueillis sur la plage, avec lesquels je m'entraînais au tir à toutes les distances réglementaires. Un jour, il m'offrit une paire de petites boules noires cloutées, puis quelques mois plus tard, une seconde paire de boules en bronze de diamètre réduit. Lorsqu'il estima mes performances suffisantes, il me fit accepter dans le cercle restreint des antagonistes du soir.

Je garde aussi le souvenir vivace de Robert GAUDIO que je connaissais bien puisqu'il achetait fréquemment du poisson pêché par mon père et qu'il habitait tout près de la baraque de salaisons de mon grand-père... C'était un brave homme et un commerçant astucieux dont je goûtais l'abord souriant et l'humeur. II me manifestait une vive amitié ; par surcroît, il se trouvait être le père de Mimi, l'un de mes meilleurs camarades de classe et de jeu (Mimi GAUDIO disparaîtra peu de jours après l'indépendance algérienne. victime innocente de la fatalité : je ne puis songer à lui, que j'avais pourtant perdu de vue, sans avoir le coeur serré, tant j'appréciais sa gentillesse et sa bonne humeur).

Robert GAUDIO était un joueur habile, estimé pour ses qualités boulistes... je me souviens fort bien d'avoir remporté avec lui et Marc ROBICHON, dans les années 30, un grand concours au jeu algérien à Casti durent les fêtes du village.

On y comptait aussi à l'occasion d'autres participants plus effacés : REME, le débonnaire, au crâne totalement dénudé, toujours en quête d'herbe pour ses lapins, Coco MARTINEZ à la stature imposante, ALCAÏNA : digne représentant de l'agriculture locale... et, parfois " l'illustre Macalous

Je progressais rapidement, tant et si bien qu'à l'âge de 15 ans, je fus admis à part entière dans une triplette dans laquelle j'accompagnais, en qualité de tireur, l'irremplaçable " Tonette " et mon bienfaiteur Coco LORENDAUX. Pour sa première sortie à TIPASA, cette équipe fut battue en finale durant l'été 1935, par la fameuse triplette d'El Achour, quasi imbattable dans la région, conduite par SARRAZIN, véritable seigneur des boules, dont les tirs (surtout au o bouchon ") manquaient rarement leur cible et qui avait pour partenaires efficaces l'élégant DAUPHIN (avec son éternel cigare!) et le calme SAINT RAYMOND (dont le fils Marceau deviendra un élément réputé du "jeu lyonnais " en métropole), autre roi de " la demi-donnée ", à l'instar de o Tonette ".

Quinze jours après TIPASA, qui avait réuni la fine fleur des boulomanes de l'Algérois, y compris les matamores " d'Alger, notre équipe remporta un nouveau succès, au concours de La Trappe, à STAOUELI au domaine de Mr Henri BORGEAUD, ne s'inclinant qu'en finale, devant une triplette de grande valeur de Maison Carrée,

Début septembre, pour " la fête des vendanges ", la plage se couvrait de banderoles et de drapeaux, de guirlandes multicolores et de lampions. Les baraques, manèges, stands de tir, jeux de toutes sortes affluaient. Au centre de la place, désertée par les boulistes pendant une semaine, le Comité des fêtes plantait un kiosque, joliment décoré et illuminé où prenaient place, pour trois nuits dansantes, les musiciens infatigables d'un orchestre réputé, généralement l'orchestre ESTANG. Son chef était un " as de la trompette (comme mon gentil cousin : Mimi BERENGER qui anima de nombreux bals et soirées dansantes à Castiglione et dans sa périphérie)... Cette fête, parmi les plus prisées du littoral, attirait des foules considérables et l'on dansait jusqu'à l'aube, dans la bonne humeur générale...

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Extrait de " Chronique d'un itinéraire singulier " par Lucien PATANIA (Suite du n°96)

Au programme des réjouissances diverses, organisées par le Comité, celle qui remportait sans conteste la faveur du public était, le dimanche en fin d'après-midi, la course de bateaux, suivie par nombre de badauds depuis le rivage et le boulevard. Les plus grands lamparos de CHIFFALO et BOU-HAROUN, une bonne quinzaine au total, y participaient... Au signal de départ, ils s'élançaient, dans un fracas de moteurs assourdissant... Les concurrents devaient virer autour d'une grosse bouée, flottant à environ un mille des côtes... J'avais l'impression que les bateaux, au maximum de leur puissance mécanique, sautaient sur l'eau... Les trois ou quatre premiers, bord à bord, semblaient monter l'un sur l'autre et l'on devinait les gerbes d'écume qui éclaboussaient leur course folle. La bouée virée, sur le trajet de retour, la sélection se dessinait plus clairement. Seuls, trois de ces ,"lamparos ", se dépassant tour à tour, la proue haut levée, faisaient figure de vainqueurs possibles, en route vers les lauriers du triomphe. Dans un bond ultime, le bateau le plus rapide touchait au but alors que crépitaient des applaudissements et des cris pour saluer l'heureux vainqueur, fêté comme un véritable héros...

... Un autre de mes jeux, plus puéril, occupait parfois mes loisirs. Des boîtes de sardines vides, de formats différents, traînaient sur des monticules de sable fin, derrière l'usine SARTHON (dirigée alors par Mr CARLI , l'époux de la directrice d'école maternelle, située en face du cinéma SABATIER)... Sur le sable, des coquilles blanches de petits escargots... " j'embarquais " sur une boîte vide, de grande capacitéet poussais énergiquement mon embarcation " factice, à partir du rivage, vers les petites dunes proches, telles des vaguelettes... Dès que j'avais repéré une concentration intéressante d'escargots, je simulais toutes les opérations de pêche à l'anchois... Ma " boîte " se remplissait vite d'anchois ou de sardines, que je faisais mine de " démailler "... Ma pêche terminée, le retour vers le rivage s'effectuait en singeant les pétarades d'un moteur. J'allais déverser, au pied d'un buisson qui figurait l'usine de salaison ou la conserverie de sardines, ma précieuse cargaison. Que d'heures émerveillées ai-je passées dans cet univers enchanté où j'étais mon propre maître, houspillant des marins inventés, assénant des ordres décisifs, supputant des prises miraculeuses dont j'évaluais les rapports, me forgeant une image du
patron " !

C'est toujours avec honte et le cœur serré que j'évoque aussi parfois un autre jeu, moins puéril, auquel je m'adonnais enfant : celui des "pièges " : cet âge est sans pitié ! ". Une distraction (!!) des gamins de mon âge consistait à " caler " ces petits engins meurtriers (que nous achetions à la quincaillerie BERNARD, à l'extrémité est de la rue principale du village). Je partais à la chasse des " fourmis d'ailes " (appâts dont les oiseaux étaient très friands) que j'emprisonnais dans de petits flacons. Derrière la haie de roseaux de ma grand-mère maternelle, un espace non planté à la lisière d'un champ de tomates attirait particulièrement les moineaux. C'est là que le mercredi soir tombé, je plaçais sept à huit pièges bien fichés en terre, ne laissant dépasser que les fourmis d'ailes. Le lendemain matin, aux premières heures du jour, je courais à la recherche de mes " pièges " et découvrais souvent un triste tableau de mes victimes, dont certaines (des moineaux), capturées depuis peu, se débattaient encore. Je n'ai jamais mangé ces moineaux que je ramenais à ma mère qui les refusait systématiquement, me couvrant de reproches, épouvantée de ma jeune cruauté. Un matin pourtant, j'eus l'amère surprise de constater que tous mes pièges avaient mystérieusement disparu ; j'appris par la suite qu'ils avaient été dérobés par une petite bande de rôdeurs qui écumaient les champs. A partir de ce jour, je pris conscience de ma faute et décidai d'interrompre ce jeu malsain. Je garde de cette dérive enfantine un remords cuisant... Depuis, j'ai détesté et combattu la violence, sous toutes ses formes, surtout lorsqu'elle était gratuite, me méfiant des systèmes et des doctrines qui l'encourageaient et la justifiaient, sans pour autant condamner la virilité bien appliquée, sans laquelle une société se désagrège rapidement.

Une allée conduisait de CASTI-PLAGE à CASTI-VILLAGE et aboutissait à la route Nationale. En montant sur la droite de cette avenue, de pimpantes villas, sur la gauche, des vignobles. Les vendanges terminées, il restait toujours sur les ceps des grappillons de raisins blancs... nous franchissions avec dissimulation des clôtures peu dissuasives pour aller en cueillir quelques uns dont on se délectait aussitôt, tant les grains délaissés, longuement mûris au soleil ardent des mois de juillet et août, exprimaient de saveur.

Je garde de cette allée un souvenir cuisant : dans le jardin de la villa du Docteur BAILLE, au sommet de la légère côte qui accédait à la route nationale, poussait tout au bord du mur de clôture un magnifique néflier : ses fruits, d'un jaune éclatant étaient sur notre passage, lorsque nous montions au village, un vrai supplice de Tantale. Un jour, n'y tenant plus, je sautais la murette, en compagnie d'un copain. Juchés sur les basses branches du néflier, nous commencions à nous remplir les poches de ces fruits appétissants quand des aboiements féroces retentirent et qu'un gros chien de garde se précipita sur nous, nous menaçant de ses crocs redoutables qu'il planta sur l'une de mes chaussures. Incapable de prendre la fuite, nous tentâmes de nous réfugier dans les plus hautes branches, mais les aboiements du chien, comme notre peur, redoublaient de force. Heureusement pour nous, une personne accourut de la maison, fit taire le chien et nous libéra, après une réprimande paternelle, nous laissant même emporter notre larcin. Par la suite, je ne repassais jamais devant cette demeure sans penser à cette menue fredaine qui fut cependant pour moi un signal fort : respecter le bien d'autrui.

" L'allée de la Gare menait de l'extrémité est du boulevard à la gare. Que de fois me suis-je empiffré des baies juteuses de ses mûriers, offertes en toute quiétude aux passants ! C'est en bordure centrale ouest de cette allée qu'habitait mon bon camarade de classe : Lucien BOBY, un as " en dessin, discipline où il excellait et pour laquelle j'étais vraiment peu doué... je me souviens d'avoir présenté un jour, à l'un de mes maîtres, un dessin si nul qu'il m'expédia sur le champ un zéro et une gifle magistrale qui me fit trébucher et heurter un coin de table, m'occasionnant une légère blessure au menton. Interrogé le soir par mon père, désireux de connaître l'origine de cette ecchymose, je lui en avouai piteusement la cause, ce qui entraîna un deuxième et rude soufflet.

Mon père qui n'avait pas eu la chance de fréquenter normalement l'école (il y était allé à BOU-HAROUN, un an à peine, tout juste pour apprendre à lire) ne plaisantait pas avec les résultats scolaires : en ce temps-là, on faisait entièrement confiance au maître d'école ", fonctionnaire peu rémunéré, mais bien considéré et on ne cherchait pas à poursuivre l'enseignant coupable d'avoir infligé une gifle ou un coup de règle à un élève récalcitrant, ce qui remettait souvent celui-ci dans le droit chemin. Je partageais régulièrement avec Lucien BOBY les places de premier et de second dans la classe du Certificat d'études, mais la note de dessin m'était souvent fatale.

Peu d'habitants de la localité, hors tes riverains, empruntaient cette allée et les voyageurs qui prenaient le train omnibus pour ALGER étaient plutôt rares. Les castiglionais préféraient le service ROQUE des cars rouges, bien plus pratiques et rapides qui faisaient, aux heures de pointe, la tournée du village et de la plage et avaient pour terminus à ALGER, un garage mitoyen du cinéma " SPLENDID ", situé au bas de la rampe Bugeaud, rue Colona d'Ornano et en face de l'Hôtel Aletti, un des fleurons de la capitale régionale en matière d'hôtellerie.

Du coquet et riant village, groupé autour de son école, de sa mairie et de sa salle des fêtes, j'évoquerai d'abord le groupe scolaire avec son école de garçons pourvue d'un cours complémentaire, dirigée énergiquement par Mr BERTRAND, redouté par tous les élèves. Son épouse aussi électrique qu'une pile, dirigeait l'école de filles. Les meilleurs élèves des deux classes du Certificat d'études (garçons et filles) poursuivaient leur scolarité au cours complémentaire pour l'obtention du Brevet élémentaire, diplôme de capacité reconnu alors pour l'accès à l'enseignement primaire. Ce n'est pas sans émotion que je me retrouve dans la classe du Certificat pendant l'année scolaire 1931-1932. Mon maître : Mr MERCIER, d'origine métropolitaine, visage toujours sérieux, regard profond, républicain convaincu, était le modèle même de ces anciens maîtres qui vivaient leur profession comme un sacerdoce laïc.

La journée de classe débutait invariablement par le commentaire d'une maxime morale, éclairée par des exemples concrets tirés de la vie quotidienne. Mon maître revenait souvent sur la tolérance et la loyauté. Cette brève maxime avait été écrite au préalable, sous la date du jour, au tableau noir en caractères d'une calligraphie parfaite et il fallait la recopier sur le cahier de classe. Aujourd'hui, le simple rappel de cette pratique ferait sourire ! La règle morale y a-t-elle gagné ? Nous écrivions sur nos cahiers au porte-plumes. Les plumes " Sergent-Major " facilitaient le traçage des pleins et des déliés. Le service journalier du remplissage des encriers d'encre violette incombait aux élèves, à tour de rôle. Après la guerre 39-45, une civilisation de la vitesse a imposé le BIC dans les écoles.

Je prenais le plus grand soin de très bien tenir mes cahiers qu'il visait régulièrement et j'étais heureux lorsque j'avais mérité une suite ininterrompue de Bien et de T.Bien. Au milieu de l'année scolaire, tous les cahiers de la classe du Certificat furent ramassés et corrigés par le Directeur. Deux ou trois jours après, ils nous furent retournés avec les annotations - en rouge - de celui-ci : je reçus des compliments. En récompense, je fus invité à participer à une sortie des élèves, filles et garçons du cours complémentaire pour assister , au cinéma SPLENDID à ALGER, tout près du garage des cars ROQUE, à la projection d'un film de guerre parlant : "A l'ouest rien de nouveau ", tiré d'un ouvrage au titre identique, d'un écrivain allemand dit Erich Maria Remarque ".

C'était la première fois que je voyais un film parlant. Et quel film ! Je conservai longtemps le souvenir bouleversant du fracas des explosions d'obus, des plaintes des blessés et des mourants, de la boue des tranchées, des vagues d'assaut fauchées dans leur élan... images terribles qui me firent saisir l'horreur de la guerre. A ma grande confusion, l'image qui revenait le plus souventétait celle d'un soldat allemand, torse nu, qui extirpait d'un tricot de peau, des poux, qu'il jetait, un à un, méticuleusement dans le couvercle d'une boîte suspendu à un fil de fer au-dessus d'un bout de bougie allumé. Dans cette petite poêle improvisée, les poux étaient liquidés.

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Extrait de " chronique d'un itinéraire singulier " par Lucien PATANIA (suite du n°97)

Pendant la dictée, la rédaction de la solution d'un problème d'arithmétique, le résumé écrit d'une leçon, Mr MERCIER passait et repassait entre les rangs, redressant l'élève qui bâclait son travail... Les cahiers étaient régulièrement visés et une note sanctionnait leur tenue pour le classement mensuel... Il possédait, dans son enseignement, une inflexible rigueur... l'orthographe et la récitation étaient ses marottes... une rédaction truffée de fautes d'orthographe attirait la foudre sur son auteur ; une récitation dite comme une litanie l'irritait : il fallait respecter la ponctuation, marquer les pauses, les chutes, mettre en valeur les sentiments, réciter avec le ton " !... Sévère, mais juste, tous les élèves le craignaient et le respectaient à la fois.

II connaissait bien ma situation familiale et le rude métier de mon père. Confiant dans mes possibilités intellectuelles, il tenait à me présenter, en fin d'année scolaire, au difficile concours de Bourses Nationales. Un succès à ce concours aurait permis une poursuite de ma scolarité dans une École primaire supérieure. Il s'occupait de moi, après la classe, à titre gratuit... Mon père, qui avait d'autres projets pour moi n'était pas d'accord et il fallait toute l'insistance de ma mère pour le fléchir.

La première épreuve du concours consistait en une dictée d'une douzaine de lignes, suivie de questions portant sur l'intelligence du texte et la grammaire. La dictée avait été tirée d'un texte d'A. DAUDET : " Retour de chasse ". Une épreuve de calcul figurait aussi au concours. J'avais le sentiment d'avoir bien réussi et mon maître paraissait satisfait de mon travail. Aussi attendions-nous avec confiance les résultats. Quand ils parurent, quelques jours après, je ne faisais pas partie de la liste des candidats reçus à l'écrit. Très intrigué, Mr MERCIER demanda communication de mes notes qui se révélèrent partout excellentes, sauf en dictée où j'étais crédité d'un zéro qui lui parut impossible. Il décida d'en avoir le cœur net et fort de mes résultats scolaires, insista longuement auprès des services académiques pour avoir accès à ma copie et découvrir avec stupeur que celle-ci comportait la mention 0 faute, et non la note zéro (je me suis longtemps demandé si cette erreur avait vraiment été l'effet d'une confusion dans le zéro !...). Imaginez ma joie lorsqu'il m'annonça cette nouvelle inespérée. Je fus ensuite convoqué à Alger, à l'Académie, pour y subir des épreuves orales qui confirmèrent mes résultats écrits.

C'est ainsi qu'en octobre 1932, je fis mon entrée à l'Ecole primaire de Boufarik, au grand bonheur de ma mère qui rêvait de faire de moi un instituteur... à l'époque, et malgré un salaire modeste, l'accession à cette fonction, représentait pour elle une promotion sociale importante, surtout pour un fils de pêcheur !... Parmi les Européens, les pêcheurs comptaient peu et se trouvaient dans une classe sociale peu considérée ; je m'en étais très vite rendu compte avec beaucoup d'amertume et je m'étais juré de militer, le moment venu, pour leur rendre une dignité qu'ils méritaient... Je pus constater, quelques années plus tard, qu'il n'en allait pas de même en métropole où personne n'affichait de sentiments hostiles à leur égard.

Il faut dire que je fus attiré très tôt vers cette profession de maître d'école " qui me semblait s'apparenter à celle d'un commandant de navire, d'un pilote d'avion, d'un chef d'entreprise ou mieux encore, d'un chef d'orchestre.
Sur toutes les portes de la maison, j'écrivais à la craie des énoncés de problèmes, des questions de dictée, des mots difficiles de vocabulaire, des préceptes moraux, poursuivi par ma mère et ma sœur aînée qui avaient ensuite le mal de les effacer.

La passion de la lecture contribua sans doute à ma réussite scolaire : les jours de congé, j'occupais une bonne partie de mes loisirs à la lecture d'ouvrages que j'empruntais à la bibliothèque bien fournie de l'école. Je me retirais pour lire dans le hangar du " haut ".

Je souffrais avec Edmond Dantès, emprisonné au Château d'If et je goûtais avec lui les fruits de sa vengeance. Dans sa lutte féroce avec Javert, je prenais parti pour Jean Valjean et j'exécrais les Thénardier. Je rivalisais d'adresse, de courage et de chevalerie avec " Les Trois Mousquetaires " et je compatissais aux épreuves endurées dans la brume et les glaces par " Les Pêcheurs d'Islande ". " L'allumeur de réverbères ", " Sans famille ", " La case de l'oncle Tom ", o Les travailleurs de la mer ", "Le tour du monde en 80 jours ", " Notre Dame de Paris " m'entraînaient dans des mondes où régnaient l'aventure, la souffrance, l'épouvante et tous mes héros prenaient place dans mon univers imaginaire.

Toute une littérature héroïque et aventureuse me transportait vers des contrées lointaines et mystérieuses, des personnages exceptionnels, des situations rares. Je ne faisais pas encore commerce des grands auteurs classiques, mais les fables de La Fontaine, les poèmes de V. HUGO, d'A. Samain, de F. Coppée chantaient en moi et je m'exerçais déjà à en écrire de modestes. Je faisais heureusement partie d'une génération qui goûtait encore la poésie et aimait la dire. Le cinéma SABATIER, en face de l'école maternelle, représentait un lieu d'exception. Lorsque je pouvais disposer d'une somme suffisante (la place valait quelque deux francs), j'attendais avec fébrilité les séances des dimanches en matinées, au cours desquelles étaient souvent projetés des films à épisodes : " Les aventures de Rintintin ", " Le comte de Monte-Cristo ", " Sans famille ", " Faty ",...

Avec les westerns, je rêvais de chevauchées fantastiques, de paysages lunaires, de bagarres homériques où les bons justiciers finissaient toujours par l'emporter sur les méchants.

Pour mon père, catholique fervent, la messe du dimanche était sacrée et tous ses enfants devaient y assister... Était-ce aussi pour lui l'occasion de se repentir pour un langage en mer parfois blasphématoire quand la pêche n'était pas bonne, les courants contraires, ses engins vides de poisson, le matériel perdu... Il s'en prenait alors au bon Dieu et à ses saints et même à la vierge Marie à laquelle il vouait pourtant une grande dévotion : à l'occasion du 15 août, il m'emmenait à Alger, pour la procession de Notre Darne d'Afrique... C'était le chanoine CELORO qui officiait. Image même de la pauvreté, je le revois, dans sa vieille soutane défraîchie, l'air toujours un peu renfrogné, admonestant ses paroissiens, ou ses enfants de chœur. Il maugréait contre ceux qu'il appelait les " chrétiens du dimanche " et fulminait contre :es coquettes venues à la messe seulement pour se pavaner et exhiber leurs toilettes. Il affichait, en chaire, le plus profond mépris pour les mécréants et ceux qu'il traitait de " libres penseurs ", de " libres buveurs ", fustigeant les " francs maçons " qu'il rendait coupable de tous les maux.

Il maniait avec énergie et dextérité une sorte de baguette en bois qui l'aidait à rétablir la discipline parmi ses sujets les plus indisciplinés durant les leçons de catéchisme... Un jour, il s'aperçut que deux burettes emplies du vin blanc de la messe, avaient été vidées de leur contenu. Notre bon curé entra dans une colère mémorable et finit par découvrir les deux enfants de chœur, coupables d'avoir accompli ce forfait en sacristie... Il administra, de sa baguette vengeresse, des coups bien appliqués sur les fesses des deux garnements qui n'en menaient pas large et se souvinrent longtemps de cette juste correction.

Mon père, qui me destinait aux ordres (souhait vivement combattu par ma mère et moi-même) avait demandé au prêtre de m'accepter comme enfant de chœur : leur tâche consistait à assister celui-ci dans toutes les célébrations importantes de la vie religieuse de la commune : service de la messe, baptêmes, mariages, communions, mois de Marie, enterrements...

Enfant de chœur, en soutane rouge et surplis blanc, j'étais appelé à tenir l'encensoir, auprès du prêtre, pour les obsèques des personnes de la plage décédées... Je ne puis m'empêcher d'évoquer, chaque fois que je me rends à un enterrement, le rituel qui accompagnait la visite mortuaire : nous nous rendions au domicile du défunt : " le père " bénissait le corps ; à ses côtés, je regardais impressionné, le cadavre, figé dans sa o boîte ", généralement capitonnée à l'intérieur d'une étoffe de couleur mauve. Depuis ces cérémonies funèbres, le mauve, sous toutes ses nuances, devint et resta pour moi la couleur du deuil et de la mort... A cette époque, les gens mouraient généralement chez eux ;lorsque le décès se produisait en clinique ou à l'hôpital, on les ramenait dans leur demeure où ils étaient veillés, la nuit précédant les obsèques, par les familles et les amis proches...