-Je suis né
à Castiglione plage en 1920, dans une famille de pêcheurs
d'origine sicilienne (mes parents avaient vu le jour, tous les deux à
Augusta, port d'importance moyenne sur la côte orientale de la Sicile,
entre Catane et Syracuse, dans une région vouée au culte
d'Héphaïstos). Je dois probablement à cette ascendance,
dont j'ai toujours été très fier, une profonde admiration
pour la culture gréco-latine, un tempérament passionné,
l'attachement viscérale à la " mamma ", un certain
côté " macho ", le respect des traditions, l'attrait
de l'opéra. Dans la conduite de ma vie, j'ai toujours placé
l'enthousiasme parmi la plus cardinale des vertus...
Nous habitions la partie supérieure d'une grande maison, appartenant
à mon grand-père paternel. Au fronton de celle-ci figurait
l'inscription " EL BLIDI (ou petit bled) 1872 ". De plain-pied
sur la rue Courbet, artère principale de la Plage, cette partie
se composait d'une longue véranda avec vue sur la mer, de trois
pièces exiguës et d'une minuscule cuisine. Par un petit escalier
de quelques marches, on descendait dans une cour où mon père
étendait parfois ses palangres. Près du portail donnant
accès à la rue, se trouvait un robinet qui alimentait l'appartement
en eau potable et qu'on utilisait pour tous les besoins domestiques. Un
" auguste figuier " qui produisait à son heure de volumineuses
et succulentes " bacores " blanches était planté
à l'angle de la cour. Mon père, très gourmand de
ces fruits, jurait, lorsqu'il constatait qu'ils avaient reçu la
visite de clients nocturnes quand il s'apprêtait à en cueillir
quelques-uns, mûris à point, au moment de son départ
en mer. A l'extrémité de la cour, une sorte de hangar faisait
office de grenier.
On descendait vers la partie inférieure de la maison par un escalier
d'une douzaine de marches : tout petit, je dégringolai un jour
toutes ces marches et dus subir la pose d'agrafes au front. A son retour
de la pêche, mon père, furieux, exigea des explications et
réprimanda sévèrement ma mère et ma sur
aînée.
Au bas des escaliers et à leur gauche résidaient mon oncle
Joseph Costanzo, dit " Pepoutsse ", originaire de Bou-Haroun,
ma tante Marie, yeux bleus, cheveux frisés et leur fille Paulette.
Celle-ci portait aux chats une véritable passion, que ne partageait
pas sa mère. Parfois, des cris stridents retentissaient, témoignage
d'accrochages, brefs mais violents, lorsque Marie, excédée
par de trop fréquentes et intempestives incursions des chats dans
l'appartement, pourchassait les protégés de Paulette, notre
dévouée et chaleureuse cousine.
A droite de l'escalier, l'appartement principal était occupé
par mes grands-parents et ma tante " Fifine ", veuve de guerre,
son mari Antoine Costanzo, le frère de " Pepoutsse ",
tué au front, en 1916, l'avait quittée, avec deux fillettes
en bas âge... Quel courage lui avait-il fallu pour élever,
à force de travaux de couture et de sacrifices, deux enfants pour
en faire des institutrices
L'aînée, Nymphe (quel prénom poétique L..),
en poste dans un village du Sersou devait mourir brutalement à
l'âge de 20 ans. L'autre Vincente épousait un agriculteur
de " Fontaine du Génie où elle avait été
nommée.
Au fond de la cour du " bas ", sous un belombra exubérant,
un bassin rectangulaire dans lequel se faisait la lessive, recevait l'eau
fraîche, mais imbuvable d'un puits où plongeaient les racines
du belombra. A droite de ce puits, un petit local de rangement.
Dès ma plus tendre enfance, j'avais trouvé en " bas
, des trésors d'affection... J'y couchais fréquemment :
lorsque je n'avais pas été sage ou que je tardais à
m'endormir, on me menaçait gentiment d'une sorte de croque-mitaine,
surnommé" Babac ", sensé se cacher sous le lit
et que je craignais par-dessus tout. Aussitôt calmé, j'entendais
ma grand-mère me chanter, pour m'endormir, une berceuse de son
cru en sicilien, dont je me souviens encore des premières paroles
: " Lucianede, che si bello " (Petit Lucien que tu es beau !)
Ma mère, que tous appelaient Anna était une " sainte
" femme, d'une grande douceur, toujours appliquée aux soins
du ménage, d'une patience évangélique, respectueuse
des traditions, extraordinairement attachée à ses six enfants,
qu'elle chérissait également. Elle illuminait la maison
de son sourire et de son égalité d'humeur. Elle a toujours
illustré pour moi les vers très émouvants de V. Hugo
:
" ô l'amour d'une mère ! amour que nul n'oublie
! Pain merveilleux qu'un dieu partage et multiplie ! Table toujours servie
au paternel foyer ! Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier
!»
Mon père Alfred régnait sur son foyer comme Jupiter tonnant.
Travailleur acharné, c'était un très fin patron de
pêche, estimé pour son énergie et la réussite
de ses entreprises. Chercheur dans l'âme, il n'hésitait pas,
malgré les risques de pertes ou de dégâts de son matériel
(nasses et palangres) à les larguer dans des fonds inconnus et
souvent dangereux de roches ou de précipices sous-marins. Dans
un rude métier qui demandait force physique et savoir faire, une
mémoire étonnante lui permettait de retenir les points de
repère des lieux où il réalisait ses plus belles
prises...
Mon frère Joseph, l'aîné des enfants, né en
même temps que le début de la première guerre mondiale,
avait dû interrompre sa scolarité, après le certificat
d'études pour rejoindre, en qualitéde novice, l'équipage
de la " Marie Louise "... II entrera plus tard à l'Inscription
Maritime, au service de la surveillance des Pêches où il
terminera sa carrière à Marseille en qualité d'Inspecteur
des Pêches. Ma sur aînée, soustraite à
l'école à l'âge de onze ans, secondait efficacement
notre mère dans les travaux ménagers et s'occupait de son
mieux des plus petits. Très douée pour les travaux de couture,
elle devait obtenir, après avoir suivi des cours de couture de
haut niveau, un diplôme très valorisant. A près la
mort de maman en 1945, prématurément enlevée à
notre affection, à 53 ans, après une vie tout entière
consacrée aux siens, ma soeur Vincente demeura jusqu'à maintenant,
pour tous ses frères et sur, le symbole vivant d'un dévouement
jamais lassé et souvent un recours.
René, mon cadet, mit lui aussi un terme à sa scolarité
après l'obtention du certificat d'études, afin d'apporter
un supplément d'aide à mon père. Formé à
bonne école, il devint, à son tour, un pêcheur compétent
et prit en 1954 à Alger, le commandement d'un chalutier de 20 m,
le " Ste Salsa" construit à Arles/Rhône avec lequel,
grâce à son sérieux, il fit preuve de ses capacités.
J'évoquerai à nouveau ma jeune sur Salsa dans un chapitre
réservé à Tipasa.
Elève de l'EPS de jeunes filles de Maison-Carrée
(aujourd'hui El Harrach), elle poursuivra une carrière d'enseignante.
Le dernier frère, comme Salsa, avait reçu un prénom
d'origine religieuse : Augustin ; excepté mon père, tout
le monde l'appelait Henri. Comme mes deux autres frères, il dut
abandonner ses études. Très indépendant, il pratiqua
avec bonheur toutes les techniques de pêche.
... J'eus le privilège de faire mes premiers pas dans uns station
balnéaire réputée, la perle de la " Côte
turquoise ", à 45 kmà l'ouest d'Alger, sur la route
nationale Alger - Cherchell,
jalonnée de villages riants et prospères ; après
Castiglione, Chiffalo, Bou-Haroun, Bérard,
Tipasa...
Aux bords d'une source : Ain-Bou-Ismaël, dans un maquis boisé
de lentisques où ne vivaient que trois familles musulmanes fut
fondé un village érigé en commune en 1854...
Sur son écusson figurent des grappes de raisin et une sorte de
galère avec ses voiles et ses rames, attestant la double vocation
du village : agricole et maritime.
" L'histoire commence avec l'arrivée en 1848 d'une quarantaine
de familles de " quarante-huitards ", en provenance de Paris,
de la Savoie, de l'Auvergne, du Doubs... Elles font partie du 4° convoi
qui quitte Paris Bercy le 22 octobre 1848, à destination de Marseille
pour Alger. Ce convoi prend place sur des péniches tirées
par deux chevaux, le long des voies fluviales, puis poursuit par bateau
à vapeur et par chemin de fer jusqu'à Arles... le 4 novembre,
il parvient à Marseille, non sans avoir essuyé la froideur
des populations à chaque étape (un peu plus d'un siècle
plus tard, leurs descendants, chassés de leur terre natale, connaîtront
le même sort à leur retour en métropole... Plus d'un
reçoit ces " républicains (étrange paradoxe
de ces " rapatriés d'Algérie ", dont les aïeux
de souche française furent pour la plupart de fervents et courageux
" républicains ", mais qui subirent la vindicte des lois
de la République !) pistolet au poing, les refoule ou les cantonne
sur de la paille jetée dans un hangar ouvert à tous les
vents quand ce n'est pas dans une cave dont il cadenasse la porte, de
crainte d'être " assaillis " par ces "gredins "...
La plupart des colons embarquent à bord du MONTEZUMA dont le capitaine
s'appelle CUNEO d'ORNANO...
La traversée est terrible : mal de mer, nourriture exécrable,
mais l'accueil à Alger est généreux et agit comme
un baume sur les souffrances des colons qui rejoignent - A PIED - leur
village désigné, quasi inexistant. Le réveil est
en effet cruel, peu ou pas d'installations d'hébergement, des terres
en friche dont l'exploitation sera un véritable calvaire. Chaque
colon reçoit une concession de 12 ha à défricher
et cultiver ". En 1871, quelques Alsaciens-Lorrains s'intègrent
aux premiers colons.
Quelques années plus tard, des émigrants espagnols d'Alicante,
de Valence, de Malaga, des Iles Baléares (Mahon) viendront les
rejoindre. Ils fourniront un contingent d'ouvriers agricoles très
appréciés " et s'attelleront avec les Français,
à la grande tâche de la Fructification "... au départ,
la vigne était la culture principale, pratiquée surtout
par les colons de souche métropolitaine... Les émigrants
espagnols se retrouveront chez les " tomateros " qui cultivaient
et produisaient des légumes primeurs.
A la même époque et au cours de la dernière décennie
du siècle, des pêcheurs siciliens venus avec leurs familles
de Palerme, Cefalu, Messine, Augusta... compléteront un peuplement
pionnier dont la diversité et le dynamisme feront merveille...
En 1948, cent ans après l'installation des 40 familles des premiers
" colons ", Castiglione comptera 2240 européens et 3760
musulmans.
Trois paliers se partageaient la localité : la plage, dans un ancien
site de dunes basses, dont on découvrait encore des vestiges à
proximité de la conserverie de sardines SARTHON, le village proprement
dit et le plateau, hautement et légitimement revendiqué
par des castiglionais de vieille souche.
Casti-plage (devenu l'été Blida plage!) était synonyme
de vacances, de festivités, de réjouissances multiples,
de promenades le long du Boulevard, mais aussi d'activités industrielles
et commerciales prospères...
Aux heures de baignade et le soir après le répit de la sieste
sacro-sainte, la brasserie MARTINEZ, installée dans les voûtes
de la partie centrale du boulevard, diffusait bruyamment les refrains
en vogue de l'époque, parmi lesquels revenaient, avec le plus de
fréquence, les succès de Tino Rossi : (nul chanteur moderne,
même parmi les plus courus, n'aura atteint, malgré l'ampleur
et la variété des moyens audiovisuels actuels, la célébrité
du chanteur corse, idole de ce temps) si bien que toute la plage baignait
dans une atmosphère de liesse et de romances.
" L'Ecole
de pêche " (comme on la désignait alors)
fut édifiée en 1921, tout près de l'extrémité
est du boulevard, sous forme d'un laboratoire de biologie appliquée
à la pêche, du fait d'une pêche intensive de poisson
bleu dans la région et de l'implantation de conserveries de sardines
et d'ateliers de salaisons. Dans les deux aquariums des sous-sols, évoluaient
les spécimens les plus rares et représentatifs d'une faune
maritime régionale que de nombreux visiteurs bien motivés
venaient observer certains jours où la station était ouverte
au public : mérous bruns aux tâches blanchâtres, dorades
royales, loups, sars, pageots de différentes variétés,
rascasses rouges, squales, murènes et congres, tortues...
Enfant, puis adolescent, mes jeux préférés variaient
selon les saisons, des billes aux noyaux et au ballon, mais c'est surtout
aux boules qu'allaient mes préférences... J'avais une dizaine
d'années lorsque la passion des boules s'empara de moi. Tous les
soirs, à la belle saison et après la sieste, les mêmes
o mordus " du jeu algérien se retrouvaient sur la place de
la plage, face au café de l'Oasis " et disputaient des parties
acharnées pendant lesquelles ils donnaient libre cours à
leurs penchants. Les uns, toujours grognons et insatisfaits, apostrophaient
leurs partenaires - ou " trop courts ", ou " trop longs
" - qui ne tenaient pas suffisamment compte de la longueur du jeu,
de la nature du terrain, ne parvenant que rarement à se rapprocher
du " cochonnet ". D'autres, plus mesurés, faisaient la
part des choses et suivaient avec flegme le déroulement des parties.
Si les lazzi plus ou moins méchants fleurissaient, à la
grande joie des spectateurs : ' t'as le cul comme une malle arabe ",
" t'as le cul en fleurs ", " t'as le cul comme une popamona
", " tu peux voyager loin ", " t'as trouvé
tous les cailloux de la récréation (sic) "a., "
t'es pas capable de toucher une vache ! ", " falso "...
; les compliments étaient plutôt rares et ne s'exprimaient
que lorsque le tireur avait réussi un " carreau " ou
le pointeur, un " bouchon "... la " galerie ", partagée,
suivait avec plaisir et intérêt ces joutes passionnées.
Les " tireurs ", en général chefs d'équipe,
faisaient des " pointeurs " leurs souffre-douleur, les incriminant
des défaites subies, se gaussant de leur maladresse et de leur
manque de cran : " t'as le cul serré ! "... mais s'appropriaient
le mérite des victoires. Je devais connaître au cours de
mon existence, en maintes circonstances, des exemples frappants d'une
si injuste dépendance...
Durant ces rendez-vous boulistes, il y avait là le " père
" TARDY, le joueur le plus chevronné, mais aussi le plus ronchonneur
qui s'élançait vers la boule visée qu'il fracassait
d'un " tir plongeant "... je revois le grand, sympathique et
charmant Marc ROBICHON, (qui fut par ailleurs gardien de but dans l'équipe
locale de ballon) joueur complet, aussi bon tireur que pointeur, avec
qui je devais remporter plus tard de nombreux concours réputés
de fêtes, notamment à Castiglione et à Marengo. Ce
n'est pas sans émotion que j'évoque mon maître es
boules : FELICIANO le têtu, dit " Tonette ", pointeur
exceptionnel, le roi de la " demi-donnée ", d'une précision
diabolique, mais au caractère difficile : lorsqu'une partie ne
" marchait " pas à sa convenance, deux sillons parallèles
de contrariété apparaissaient au dessous du front, à
la naissance de son nez : c'est alors qu'il fallait se tenir " à
carreau " et faire preuve de sang-froid ! Que de parties compromises
n'avons-nous pas remportées, de situations désespérées
rétablies, grâce à ce tacticien consommé qui
trouvait d'instinct la parade !...
Je dois aussi beaucoup de gratitude à un autre habitué de
ces rencontres : Coco LORENDEAUX, heureux propriétaire d'une demeure
de maître qui dominait la place. II avait remarqué que je
m'amusais souvent avec des galets, aussi ronds que possible, recueillis
sur la plage, avec lesquels je m'entraînais au tir à toutes
les distances réglementaires. Un jour, il m'offrit une paire de
petites boules noires cloutées, puis quelques mois plus tard, une
seconde paire de boules en bronze de diamètre réduit. Lorsqu'il
estima mes performances suffisantes, il me fit accepter dans le cercle
restreint des antagonistes du soir.
Je garde aussi le souvenir vivace de Robert GAUDIO que je connaissais
bien puisqu'il achetait fréquemment du poisson pêché
par mon père et qu'il habitait tout près de la baraque de
salaisons de mon grand-père... C'était un brave homme et
un commerçant astucieux dont je goûtais l'abord souriant
et l'humeur. II me manifestait une vive amitié ; par surcroît,
il se trouvait être le père de Mimi, l'un de mes meilleurs
camarades de classe et de jeu (Mimi GAUDIO disparaîtra peu de jours
après l'indépendance algérienne. victime innocente
de la fatalité : je ne puis songer à lui, que j'avais pourtant
perdu de vue, sans avoir le coeur serré, tant j'appréciais
sa gentillesse et sa bonne humeur).
Robert GAUDIO était un joueur habile, estimé pour ses qualités
boulistes... je me souviens fort bien d'avoir remporté avec lui
et Marc ROBICHON, dans les années 30, un grand concours au jeu
algérien à Casti durent les fêtes du village.
On y comptait aussi à l'occasion d'autres participants plus effacés
: REME, le débonnaire, au crâne totalement dénudé,
toujours en quête d'herbe pour ses lapins, Coco MARTINEZ à
la stature imposante, ALCAÏNA : digne représentant de l'agriculture
locale... et, parfois " l'illustre Macalous
Je progressais rapidement, tant et si bien qu'à l'âge de
15 ans, je fus admis à part entière dans une triplette dans
laquelle j'accompagnais, en qualité de tireur, l'irremplaçable
" Tonette " et mon bienfaiteur Coco LORENDAUX. Pour sa première
sortie à TIPASA, cette équipe fut battue en finale durant
l'été 1935, par la fameuse triplette d'El Achour, quasi
imbattable dans la région, conduite par SARRAZIN, véritable
seigneur des boules, dont les tirs (surtout au o bouchon ") manquaient
rarement leur cible et qui avait pour partenaires efficaces l'élégant
DAUPHIN (avec son éternel cigare!) et le calme SAINT RAYMOND (dont
le fils Marceau deviendra un élément réputé
du "jeu lyonnais " en métropole), autre roi de "
la demi-donnée ", à l'instar de o Tonette ".
Quinze jours après TIPASA, qui avait réuni la fine fleur
des boulomanes de l'Algérois, y compris les matamores " d'Alger,
notre équipe remporta un nouveau succès, au concours de
La Trappe, à STAOUELI
au domaine de Mr Henri BORGEAUD, ne s'inclinant qu'en finale,
devant une triplette de grande valeur de Maison Carrée,
Début septembre, pour " la fête des vendanges ",
la plage se couvrait de banderoles et de drapeaux, de guirlandes multicolores
et de lampions. Les baraques, manèges, stands de tir, jeux de toutes
sortes affluaient. Au centre de la place, désertée par les
boulistes pendant une semaine, le Comité des fêtes plantait
un kiosque, joliment décoré et illuminé où
prenaient place, pour trois nuits dansantes, les musiciens infatigables
d'un orchestre réputé, généralement l'orchestre
ESTANG. Son chef était un " as de la trompette (comme mon
gentil cousin : Mimi BERENGER qui anima de nombreux bals et soirées
dansantes à Castiglione et dans sa périphérie)...
Cette fête, parmi les plus prisées du littoral, attirait
des foules considérables et l'on dansait jusqu'à l'aube,
dans la bonne humeur générale...
****************************
Extrait de " Chronique d'un itinéraire
singulier " par Lucien PATANIA (Suite du n°96)
Au programme des réjouissances diverses, organisées par
le Comité, celle qui remportait sans conteste la faveur du public
était, le dimanche en fin d'après-midi, la course de bateaux,
suivie par nombre de badauds depuis le rivage et le boulevard. Les plus
grands lamparos de CHIFFALO
et BOU-HAROUN,
une bonne quinzaine au total, y participaient... Au signal de départ,
ils s'élançaient, dans un fracas de moteurs assourdissant...
Les concurrents devaient virer autour d'une grosse bouée, flottant
à environ un mille des côtes... J'avais l'impression que
les bateaux, au maximum de leur puissance mécanique, sautaient
sur l'eau... Les trois ou quatre premiers, bord à bord, semblaient
monter l'un sur l'autre et l'on devinait les gerbes d'écume qui
éclaboussaient leur course folle. La bouée virée,
sur le trajet de retour, la sélection se dessinait plus clairement.
Seuls, trois de ces ,"lamparos ", se dépassant tour à
tour, la proue haut levée, faisaient figure de vainqueurs possibles,
en route vers les lauriers du triomphe. Dans un bond ultime, le bateau
le plus rapide touchait au but alors que crépitaient des applaudissements
et des cris pour saluer l'heureux vainqueur, fêté comme un
véritable héros...
... Un autre de mes jeux, plus puéril, occupait parfois mes loisirs.
Des boîtes de sardines vides, de formats différents, traînaient
sur des monticules de sable fin, derrière l'usine SARTHON (dirigée
alors par Mr CARLI , l'époux de la directrice d'école maternelle,
située en face du cinéma SABATIER)... Sur le sable, des
coquilles blanches de petits escargots... " j'embarquais " sur
une boîte vide, de grande capacitéet poussais énergiquement
mon embarcation " factice, à partir du rivage, vers les petites
dunes proches, telles des vaguelettes... Dès que j'avais repéré
une concentration intéressante d'escargots, je simulais toutes
les opérations de pêche à l'anchois... Ma " boîte
" se remplissait vite d'anchois ou de sardines, que je faisais mine
de " démailler "... Ma pêche terminée, le
retour vers le rivage s'effectuait en singeant les pétarades d'un
moteur. J'allais déverser, au pied d'un buisson qui figurait l'usine
de salaison ou la conserverie de sardines, ma précieuse cargaison.
Que d'heures émerveillées ai-je passées dans cet
univers enchanté où j'étais mon propre maître,
houspillant des marins inventés, assénant des ordres décisifs,
supputant des prises miraculeuses dont j'évaluais les rapports,
me forgeant une image du
patron " !
C'est toujours avec honte et le cur serré que j'évoque
aussi parfois un autre jeu, moins puéril, auquel je m'adonnais
enfant : celui des "pièges " : cet âge est sans
pitié ! ". Une distraction (!!) des gamins de mon âge
consistait à " caler " ces petits engins meurtriers (que
nous achetions à la quincaillerie BERNARD, à l'extrémité
est de la rue principale du village). Je partais à la chasse des
" fourmis d'ailes " (appâts dont les oiseaux étaient
très friands) que j'emprisonnais dans de petits flacons. Derrière
la haie de roseaux de ma grand-mère maternelle, un espace non planté
à la lisière d'un champ de tomates attirait particulièrement
les moineaux. C'est là que le mercredi soir tombé, je plaçais
sept à huit pièges bien fichés en terre, ne laissant
dépasser que les fourmis d'ailes. Le lendemain matin, aux premières
heures du jour, je courais à la recherche de mes " pièges
" et découvrais souvent un triste tableau de mes victimes,
dont certaines (des moineaux), capturées depuis peu, se débattaient
encore. Je n'ai jamais mangé ces moineaux que je ramenais à
ma mère qui les refusait systématiquement, me couvrant de
reproches, épouvantée de ma jeune cruauté. Un matin
pourtant, j'eus l'amère surprise de constater que tous mes pièges
avaient mystérieusement disparu ; j'appris par la suite qu'ils
avaient été dérobés par une petite bande de
rôdeurs qui écumaient les champs. A partir de ce jour, je
pris conscience de ma faute et décidai d'interrompre ce jeu malsain.
Je garde de cette dérive enfantine un remords cuisant... Depuis,
j'ai détesté et combattu la violence, sous toutes ses formes,
surtout lorsqu'elle était gratuite, me méfiant des systèmes
et des doctrines qui l'encourageaient et la justifiaient, sans pour autant
condamner la virilité bien appliquée, sans laquelle une
société se désagrège rapidement.
Une allée conduisait de CASTI-PLAGE à CASTI-VILLAGE et aboutissait
à la route Nationale. En montant sur la droite de cette avenue,
de pimpantes villas, sur la gauche, des vignobles. Les vendanges terminées,
il restait toujours sur les ceps des grappillons de raisins blancs...
nous franchissions avec dissimulation des clôtures peu dissuasives
pour aller en cueillir quelques uns dont on se délectait aussitôt,
tant les grains délaissés, longuement mûris au soleil
ardent des mois de juillet et août, exprimaient de saveur.
Je garde de cette allée un souvenir cuisant : dans le jardin de
la villa du Docteur BAILLE, au sommet de la légère côte
qui accédait à la route nationale, poussait tout au bord
du mur de clôture un magnifique néflier : ses fruits, d'un
jaune éclatant étaient sur notre passage, lorsque nous montions
au village, un vrai supplice de Tantale. Un jour, n'y tenant plus, je
sautais la murette, en compagnie d'un copain. Juchés sur les basses
branches du néflier, nous commencions à nous remplir les
poches de ces fruits appétissants quand des aboiements féroces
retentirent et qu'un gros chien de garde se précipita sur nous,
nous menaçant de ses crocs redoutables qu'il planta sur l'une de
mes chaussures. Incapable de prendre la fuite, nous tentâmes de
nous réfugier dans les plus hautes branches, mais les aboiements
du chien, comme notre peur, redoublaient de force. Heureusement pour nous,
une personne accourut de la maison, fit taire le chien et nous libéra,
après une réprimande paternelle, nous laissant même
emporter notre larcin. Par la suite, je ne repassais jamais devant cette
demeure sans penser à cette menue fredaine qui fut cependant pour
moi un signal fort : respecter le bien d'autrui.
" L'allée de la Gare menait de l'extrémité est
du boulevard à la gare. Que de fois me suis-je empiffré
des baies juteuses de ses mûriers, offertes en toute quiétude
aux passants ! C'est en bordure centrale ouest de cette allée qu'habitait
mon bon camarade de classe : Lucien BOBY, un as " en dessin, discipline
où il excellait et pour laquelle j'étais vraiment peu doué...
je me souviens d'avoir présenté un jour, à l'un de
mes maîtres, un dessin si nul qu'il m'expédia sur le champ
un zéro et une gifle magistrale qui me fit trébucher et
heurter un coin de table, m'occasionnant une légère blessure
au menton. Interrogé le soir par mon père, désireux
de connaître l'origine de cette ecchymose, je lui en avouai piteusement
la cause, ce qui entraîna un deuxième et rude soufflet.
Mon père qui n'avait pas eu la chance de fréquenter normalement
l'école (il y était allé à BOU-HAROUN, un
an à peine, tout juste pour apprendre à lire) ne plaisantait
pas avec les résultats scolaires : en ce temps-là, on faisait
entièrement confiance au maître d'école ", fonctionnaire
peu rémunéré, mais bien considéré et
on ne cherchait pas à poursuivre l'enseignant coupable d'avoir
infligé une gifle ou un coup de règle à un élève
récalcitrant, ce qui remettait souvent celui-ci dans le droit chemin.
Je partageais régulièrement avec Lucien BOBY les places
de premier et de second dans la classe du Certificat d'études,
mais la note de dessin m'était souvent fatale.
Peu d'habitants de la localité, hors tes riverains, empruntaient
cette allée et les voyageurs qui prenaient le train omnibus pour
ALGER étaient plutôt rares. Les castiglionais préféraient
le service ROQUE des cars rouges, bien plus pratiques et rapides qui faisaient,
aux heures de pointe, la tournée du village et de la plage et avaient
pour terminus à ALGER, un garage mitoyen du cinéma "
SPLENDID ", situé au bas de la rampe Bugeaud, rue
Colona d'Ornano et en face de l'Hôtel Aletti, un des
fleurons de la capitale régionale en matière d'hôtellerie.
Du coquet et riant village, groupé autour de son école,
de sa mairie et de sa salle des fêtes, j'évoquerai d'abord
le groupe scolaire avec son école de garçons pourvue d'un
cours complémentaire, dirigée énergiquement par Mr
BERTRAND, redouté par tous les élèves. Son épouse
aussi électrique qu'une pile, dirigeait l'école de filles.
Les meilleurs élèves des deux classes du Certificat d'études
(garçons et filles) poursuivaient leur scolarité au cours
complémentaire pour l'obtention du Brevet élémentaire,
diplôme de capacité reconnu alors pour l'accès à
l'enseignement primaire. Ce n'est pas sans émotion que je me retrouve
dans la classe du Certificat pendant l'année scolaire 1931-1932.
Mon maître : Mr MERCIER, d'origine métropolitaine, visage
toujours sérieux, regard profond, républicain convaincu,
était le modèle même de ces anciens maîtres
qui vivaient leur profession comme un sacerdoce laïc.
La journée de classe débutait invariablement par le commentaire
d'une maxime morale, éclairée par des exemples concrets
tirés de la vie quotidienne. Mon maître revenait souvent
sur la tolérance et la loyauté. Cette brève maxime
avait été écrite au préalable, sous la date
du jour, au tableau noir en caractères d'une calligraphie parfaite
et il fallait la recopier sur le cahier de classe. Aujourd'hui, le simple
rappel de cette pratique ferait sourire ! La règle morale y a-t-elle
gagné ? Nous écrivions sur nos cahiers au porte-plumes.
Les plumes " Sergent-Major " facilitaient le traçage
des pleins et des déliés. Le service journalier du remplissage
des encriers d'encre violette incombait aux élèves, à
tour de rôle. Après la guerre 39-45, une civilisation de
la vitesse a imposé le BIC dans les écoles.
Je prenais le plus grand soin de très bien tenir mes cahiers qu'il
visait régulièrement et j'étais heureux lorsque j'avais
mérité une suite ininterrompue de Bien et de T.Bien. Au
milieu de l'année scolaire, tous les cahiers de la classe du Certificat
furent ramassés et corrigés par le Directeur. Deux ou trois
jours après, ils nous furent retournés avec les annotations
- en rouge - de celui-ci : je reçus des compliments. En récompense,
je fus invité à participer à une sortie des élèves,
filles et garçons du cours complémentaire pour assister
, au
cinéma SPLENDID à ALGER, tout près du
garage des cars ROQUE, à la projection d'un film de guerre parlant
: "A l'ouest rien de nouveau ", tiré d'un ouvrage au
titre identique, d'un écrivain allemand dit Erich Maria Remarque
".
C'était la première fois que je voyais un film parlant.
Et quel film ! Je conservai longtemps le souvenir bouleversant du fracas
des explosions d'obus, des plaintes des blessés et des mourants,
de la boue des tranchées, des vagues d'assaut fauchées dans
leur élan... images terribles qui me firent saisir l'horreur de
la guerre. A ma grande confusion, l'image qui revenait le plus souventétait
celle d'un soldat allemand, torse nu, qui extirpait d'un tricot de peau,
des poux, qu'il jetait, un à un, méticuleusement dans le
couvercle d'une boîte suspendu à un fil de fer au-dessus
d'un bout de bougie allumé. Dans cette petite poêle improvisée,
les poux étaient liquidés.
***********************************
Extrait de " chronique d'un itinéraire
singulier " par Lucien PATANIA (suite du n°97)
Pendant la dictée, la rédaction de la solution d'un problème
d'arithmétique, le résumé écrit d'une leçon,
Mr MERCIER passait et repassait entre les rangs, redressant l'élève
qui bâclait son travail... Les cahiers étaient régulièrement
visés et une note sanctionnait leur tenue pour le classement mensuel...
Il possédait, dans son enseignement, une inflexible rigueur...
l'orthographe et la récitation étaient ses marottes... une
rédaction truffée de fautes d'orthographe attirait la foudre
sur son auteur ; une récitation dite comme une litanie l'irritait
: il fallait respecter la ponctuation, marquer les pauses, les chutes,
mettre en valeur les sentiments, réciter avec le ton " !...
Sévère, mais juste, tous les élèves le craignaient
et le respectaient à la fois.
II connaissait bien ma situation familiale et le rude
métier de mon père. Confiant dans mes possibilités
intellectuelles, il tenait à me présenter, en fin d'année
scolaire, au difficile concours de Bourses Nationales. Un succès
à ce concours aurait permis une poursuite de ma scolarité
dans une École primaire supérieure. Il s'occupait de moi,
après la classe, à titre gratuit... Mon père, qui
avait d'autres projets pour moi n'était pas d'accord et il fallait
toute l'insistance de ma mère pour le fléchir.
La première épreuve du concours consistait en une dictée
d'une douzaine de lignes, suivie de questions portant sur l'intelligence
du texte et la grammaire. La dictée avait été tirée
d'un texte d'A. DAUDET : " Retour de chasse ". Une épreuve
de calcul figurait aussi au concours. J'avais le sentiment d'avoir bien
réussi et mon maître paraissait satisfait de mon travail.
Aussi attendions-nous avec confiance les résultats. Quand ils parurent,
quelques jours après, je ne faisais pas partie de la liste des
candidats reçus à l'écrit. Très intrigué,
Mr MERCIER demanda communication de mes notes qui se révélèrent
partout excellentes, sauf en dictée où j'étais crédité
d'un zéro qui lui parut impossible. Il décida d'en avoir
le cur net et fort de mes résultats scolaires, insista longuement
auprès des services académiques pour avoir accès
à ma copie et découvrir avec stupeur que celle-ci comportait
la mention 0 faute, et non la note zéro (je me suis longtemps demandé
si cette erreur avait vraiment été l'effet d'une confusion
dans le zéro !...). Imaginez ma joie lorsqu'il m'annonça
cette nouvelle inespérée. Je fus ensuite convoqué
à Alger, à l'Académie, pour y subir des épreuves
orales qui confirmèrent mes résultats écrits.
C'est ainsi qu'en octobre 1932, je fis mon entrée à l'Ecole
primaire de Boufarik,
au grand bonheur de ma mère qui rêvait de faire de moi un
instituteur... à l'époque, et malgré un salaire modeste,
l'accession à cette fonction, représentait pour elle une
promotion sociale importante, surtout pour un fils de pêcheur !...
Parmi les Européens, les pêcheurs comptaient peu et se trouvaient
dans une classe sociale peu considérée ; je m'en étais
très vite rendu compte avec beaucoup d'amertume et je m'étais
juré de militer, le moment venu, pour leur rendre une dignité
qu'ils méritaient... Je pus constater, quelques années plus
tard, qu'il n'en allait pas de même en métropole où
personne n'affichait de sentiments hostiles à leur égard.
Il faut dire que je fus attiré très tôt vers cette
profession de maître d'école " qui me semblait s'apparenter
à celle d'un commandant de navire, d'un pilote d'avion, d'un chef
d'entreprise ou mieux encore, d'un chef d'orchestre.
Sur toutes les portes de la maison, j'écrivais à la craie
des énoncés de problèmes, des questions de dictée,
des mots difficiles de vocabulaire, des préceptes moraux, poursuivi
par ma mère et ma sur aînée qui avaient ensuite
le mal de les effacer.
La passion de la lecture contribua sans doute à ma réussite
scolaire : les jours de congé, j'occupais une bonne partie de mes
loisirs à la lecture d'ouvrages que j'empruntais à la bibliothèque
bien fournie de l'école. Je me retirais pour lire dans le hangar
du " haut ".
Je souffrais avec Edmond Dantès, emprisonné au Château
d'If et je goûtais avec lui les fruits de sa vengeance. Dans sa
lutte féroce avec Javert, je prenais parti pour Jean Valjean et
j'exécrais les Thénardier. Je rivalisais d'adresse, de courage
et de chevalerie avec " Les Trois Mousquetaires " et je compatissais
aux épreuves endurées dans la brume et les glaces par "
Les Pêcheurs d'Islande ". " L'allumeur de réverbères
", " Sans famille ", " La case de l'oncle Tom ",
o Les travailleurs de la mer ", "Le tour du monde en 80 jours
", " Notre Dame de Paris " m'entraînaient dans des
mondes où régnaient l'aventure, la souffrance, l'épouvante
et tous mes héros prenaient place dans mon univers imaginaire.
Toute une littérature héroïque et aventureuse me transportait
vers des contrées lointaines et mystérieuses, des personnages
exceptionnels, des situations rares. Je ne faisais pas encore commerce
des grands auteurs classiques, mais les fables de La Fontaine, les poèmes
de V. HUGO, d'A. Samain, de F. Coppée chantaient en moi et je m'exerçais
déjà à en écrire de modestes. Je faisais heureusement
partie d'une génération qui goûtait encore la poésie
et aimait la dire. Le cinéma SABATIER, en face de l'école
maternelle, représentait un lieu d'exception. Lorsque je pouvais
disposer d'une somme suffisante (la place valait quelque deux francs),
j'attendais avec fébrilité les séances des dimanches
en matinées, au cours desquelles étaient souvent projetés
des films à épisodes : " Les aventures de Rintintin
", " Le comte de Monte-Cristo ", " Sans famille ",
" Faty ",...
Avec les westerns, je rêvais de chevauchées fantastiques,
de paysages lunaires, de bagarres homériques où les bons
justiciers finissaient toujours par l'emporter sur les méchants.
Pour mon père, catholique fervent, la messe du dimanche était
sacrée et tous ses enfants devaient y assister... Était-ce
aussi pour lui l'occasion de se repentir pour un langage en mer parfois
blasphématoire quand la pêche n'était pas bonne, les
courants contraires, ses engins vides de poisson, le matériel perdu...
Il s'en prenait alors au bon Dieu et à ses saints et même
à la vierge Marie à laquelle il vouait pourtant une grande
dévotion : à l'occasion du 15 août, il m'emmenait
à Alger, pour la procession de Notre
Darne d'Afrique... C'était le chanoine CELORO qui officiait.
Image même de la pauvreté, je le revois, dans sa vieille
soutane défraîchie, l'air toujours un peu renfrogné,
admonestant ses paroissiens, ou ses enfants de chur. Il maugréait
contre ceux qu'il appelait les " chrétiens du dimanche "
et fulminait contre :es coquettes venues à la messe seulement pour
se pavaner et exhiber leurs toilettes. Il affichait, en chaire, le plus
profond mépris pour les mécréants et ceux qu'il traitait
de " libres penseurs ", de " libres buveurs ", fustigeant
les " francs maçons " qu'il rendait coupable de tous
les maux.
Il maniait avec énergie et dextérité une sorte de
baguette en bois qui l'aidait à rétablir la discipline parmi
ses sujets les plus indisciplinés durant les leçons de catéchisme...
Un jour, il s'aperçut que deux burettes emplies du vin blanc de
la messe, avaient été vidées de leur contenu. Notre
bon curé entra dans une colère mémorable et finit
par découvrir les deux enfants de chur, coupables d'avoir
accompli ce forfait en sacristie... Il administra, de sa baguette vengeresse,
des coups bien appliqués sur les fesses des deux garnements qui
n'en menaient pas large et se souvinrent longtemps de cette juste correction.
Mon père, qui me destinait aux ordres (souhait vivement combattu
par ma mère et moi-même) avait demandé au prêtre
de m'accepter comme enfant de chur : leur tâche consistait
à assister celui-ci dans toutes les célébrations
importantes de la vie religieuse de la commune : service de la messe,
baptêmes, mariages, communions, mois de Marie, enterrements...
Enfant de chur, en soutane rouge et surplis blanc, j'étais
appelé à tenir l'encensoir, auprès du prêtre,
pour les obsèques des personnes de la plage décédées...
Je ne puis m'empêcher d'évoquer, chaque fois que je me rends
à un enterrement, le rituel qui accompagnait la visite mortuaire
: nous nous rendions au domicile du défunt : " le père
" bénissait le corps ; à ses côtés, je
regardais impressionné, le cadavre, figé dans sa o boîte
", généralement capitonnée à l'intérieur
d'une étoffe de couleur mauve. Depuis ces cérémonies
funèbres, le mauve, sous toutes ses nuances, devint et resta pour
moi la couleur du deuil et de la mort... A cette époque, les gens
mouraient généralement chez eux ;lorsque le décès
se produisait en clinique ou à l'hôpital, on les ramenait
dans leur demeure où ils étaient veillés, la nuit
précédant les obsèques, par les familles et les amis
proches...
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