--------ACCORDONS
ma guitare. Muse, dis-moi les premiers soins de la colonie naissante.
Chante cette poignée de héros qui, laissant le glaive pour
la pioche, marquèrent d'un chemin carrossable le rivage de l'Oued
Kniss. Leurs fatigues, leur soif. Ils n'avaient pour se reposer
que le sol pelé sous le ciel en feu, pour se désaltérer
que le sol pelé sous le ciel en feu, pour se désaltérer
que l'eau fade et souvent à demi tarie du torrent. Un matin, ô
sur-prise ! leurs yeux découvrent, à l'abri d'une roche
caverneuse, un frais berceau de feuillage, et dans ce berceau, ô
merveille ! une splendide Hébé, et devant cette Hébé,
ô bonheur ! une table garnie de rafraîchissements délicats.
Trois sous la chope, deux sous le canon, cinq centimes le verre de groseille
ou d'orgeat. C'est pour rien ! Aussi nos tourlourous cantonniers croient-ils
devoir ajouter, comme appoint galant à leur vil billon, force remerciements
passionnés. Mais, halte-là! cet excès de zèle
effarouche la nymphe qui, dédaigneuse, disparaît dans une
arrière-tonnelle. Ainsi pour tous, blonds ou bruns, laids ou beaux
; leur cuivre mais pas leurs sourires. Et tous de s'écrier :
O la femme sauvage !
--------" Chaque
soir cependant, ô mystère ! un guerrier manquait à
l'appel. Il ne reparaissait qu'à l'aube. l'air défait, les
yeux battus, racontant d'effroyables choses. On s'était trompé
de bouteille. Au lieu de bière ou de sirop, il avait avalé
du poison. Puis, la plus horrible nuit passée dans l'arrière-tonnelle
: cauchemars, spasmes, délire. O la femme sauvage !
".
--------C'est
ainsi que Charles Desprez nous conte, dans son " Alger ", l'aimable
anecdote dont le Ravin de la Femme sauvage a tiré son nom.
--------Et,
il n'y a guère, les vieux Algérois pouvaient se montrer,
sur le bord de la route, une modeste maisonnette : c'était l'ancienne
guinguette de la Femme sauvage.
--------Mais
le Ravin de la Femme sauvage a connu une autre heure de renommée,
due celle-ci aux exploits d'un thaumaturge qui, il y a un peu plus d'un
demi-siècle, mit Alger en émoi.
********
-----La nouvelle
s'était propagée dans Alger, qu'un jardinier mahonnais,
du nom de Pons, exploitant une petite propriété au Ravin
de la Femme sauvage, possédait le don de guérir. Il avait,
disait-on, rétabli la santé de malades réputés
incurables, rendu l'usage de leurs membres ou d'organes défaillants
à des infirmes.
-----Aussi, le samedi 6 mai 1905, la demeure
du guérisseur, une blanche maisonnette à flanc de coteau,
entourée de vigne et de cultures soigneusement entretenues, était-elle
envahie par des gens accourus d'Alger et de tous les points des environs
: de Mustapha, du Ruisseau, d'Hussein-Dey,
de Maison-Carrée,
d'El-Biar...
-----Le lundi 8 mai, quatre cents personnes
assiégeaient l'habitation de Pons ; le mardi, il y en avait mille,
et le mercredi trois mille.
-----Comme la petite campagne ne pouvait
contenir tout ce monde, la foule se répandait dans les propriétés
des alentours, ravageant les plantations.
-----Toutes les routes donnant accès
au Ravin de la Femme sauvage étaient encombrées de malades,
d'éclopés, et aussi de curieux.
-----Les riches arrivaient en voiture de
maître, dans des breaks, dans ces calèches, soeurs des fiacres,
que les taxis automobiles ont détrônées.
-----Les pauvres empruntaient des charrettes,
des chars à bancs ou les tramways dont des services spéciaux
avaient été organisés et que, bien entendu, l'on
prenait d'assaut.
-----Les plus misérables venaient
à pied, soufflant, geignant, criant, accompagnés, conduits,
portés souvent, par des parents ou des amis.
-----Certains, que le thaumaturge n'avait
pu recevoir dans la journée, couchaient sur place.
-----De l'aurore au crépuscule, sur
le pas de sa porte, tel un naufragé, au milieu de cette marée
vivante qui menaçait à chaque instant de le submerger, et
dont la rumeur étonnait ces lieux voués d'ordinaire au silence,
Pons prodiguait les promesses de guérison.
-----Jean-Baptiste Pons, né à
Mustapha en 1863, formait le type parfait du jardinier mahonnais : de
taille moyenne, le visage coloré barré d'une moustache grisonnante,
le plastron de la chemise ouvert sur une poitrine velue, le ventre bedonnant
débordant de la traditionnelle ceinture de laine bleue, le chef
couvert du non moins traditionnel feutre noir.
------ Qu'avez-vous ? demandait-il à
chacun.
-----Toutes les détresses humaines
étaient là étalées : aveugles, paralytiques,
bossus, bancals, scrofuleux... Des mères lui présentaient
leurs enfants à bout de bras, d'un geste suppliant. On l'appelait
et on levait en l'air cannes et béquilles, pour attirer son attention.
-----Un homme tendait vers lui sa face aux
yeux morts.
------ Regardez le soleil... Vous voyez ?...
Non ? Vous verrez dans trois jours... ou dans sept.
-----Une femme rhumatisante, soutenue par
deux compagnes, l'implorait.
------ Vous marcherez dans trois jours.
-----On se bousculait. Ceux qui étaient
aux premiers rangs parlaient tous à la fois. Harcelé, Pons
devenait expéditif - Combien êtes-vous chez vous ?... Allez,
vous êtes tous guéris.
-----Dans la foule, pourtant, on citait des
guérisons quasi miraculeuses : un enfant ataxique, un béquillard,
une boiteuse marchaient, un tonnelier avait recouvré l'ouïe,
une aveugle la vue (place du Gouvernement, elle affirmait à qui
voulait; l'entendre qu'elle ne voyait pas, le matin même).
------ Il suffit de dire : je veux être
guéri, et d'avoir la foi, assurait Pons.
-----Dieu, expliquait-il, lui était
apparu, au mois de novembre précédent, et lui avait donné
le pouvoir de guérir.
- Dieu ? Comment était-il ?
- Je n'ai vu que sa figure...-
---Bien qu'il se prétendît catholique
pratiquant, Pons avouait qu'il n'était pas allé à
la messe depuis douze ans. Et, comme on riait
------ Ceux qui vont à la messe mais
font le mal ne sont les meilleurs catholiques.
-----Pons avait d'abord guéri sa femme
de rhumatismes. Comme son mari, Mme Pons semblait trouver toute naturelle
la mission providentielle de son époux et déclarait que
celui-ci mangeait et buvait comme tout le monde !
-----Le guérisseur exerça ensuite
son don sur des compatriotes, avant de connaître la renommée.
-----Pons ne faisait point payer ses services
et refusait l'argent qu'on lui offrait. Il était mû non par
l'intérêt mais par un sentiment d'altruisme. Il avait eu,
quatre ans auparavant, un accès de folie, au cours duquel il recherchait
un trésor qu'il croyait enfoui dans sa propriété.
-----Huit jours durant, tout Alger fut en
révolution. On ne parlait que des guérisons de Pons. On
les discutait ardemment. Les plus crédules y prêtaient foi,
les sceptiques ne les voulaient point admettre et les gens raisonnables
accordaient qu'il fallait, de toute manière, attendre quelque temps,
avant de porter sur elles un jugement définitif.
-----Puis, le héros de cette affaire
ruina lui-même les espérances de bien des malheureux, en
mettant fin, soudainement, à son apostolat.
------ Je ne veux plus guérir, déclara-t-il
un matin, à un vieillard rhumatisant qui l'approchait ; je ne veux
plus guérir, on m'a tout ravagé ici.
-----De fait, sa vigne, ses cultures, si
florissantes une semaine plus tôt, avaient été piétinées
par les foules en délire qui, depuis le 6 mai, se succédaient
chez lui. Et les propriétés voisines avaient souffert, elles
aussi, de graves déprédations.
-----Le calme est ensuite revenu dans ce
coin de banlieue jusqu'alors sans histoire - sans histoire si nous exceptons
celle qui a valu son nom au Ravin de la Femme sauvage.
-----Mais la Femme sauvage n'avait rien de
commun avec notre guérisseur ! Et s'il n'existe plus d'Algérois,
même parmi les plus anciens, qui aient connu la première,
rares sont ceux qui se souviennent encore du second, cet humble jardinier
mahonnais pour lequel, cependant, il y a un peu plus d'un demi-siècle,
tout Alger se passionna huit jours durant.
Pierre GERARD
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