sur site le /2002
-la rue Bab-Azoun.
Louis Bertrand de l'Académie Française a vécu une dizaine d'années à Alger à partir de 1891.
Dans son ouvrage, il raconte ses promenades dans le vieil Alger. En voici un extrait.
Nouvelles Éditions du Siècle, Paris, 1938.

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-------Bab-Azoun offrait des perspectives plus riantes.
-------Et pourtant cette étroite rue en arcades, quelque peu tortueuse elle aussi, n'est guère plus brillante que Bab-el-Oued. C'est bas et tassé, et tout y présente l'aspect mesquin et ladre de l'époque homaisienne et prud'hommesque. Mais je ne daignais pas voir ces laideurs. Le profil de la rue et des bâtisses n'existait pas pour moi. Je ne considérais dans Bab-Azoun que la splendeur de ses magasins et l'élégance de ses passants, à l'heure du trottoir ou du "persil ", comme nous disions : à savoir à midi et à sept heures du soir.
-------Encore ces splendeurs et ces élégances ne se déployaient-elles que sous les arcades de gauche (en venant de la place du Gouvernement). Le côté droit, réservé aux petites boutiques et à la clientèle populaire, était sans gloire et mal porté.
-------On s'écrasait les pieds sous cette galerie minuscule. Parmi les figurants de ce défilé bi-quotidien, les plus voyants étaient naturellement les militaires, les officiers de la garnison, zouaves, tirailleurs, chasseurs d'Afrique. Les petites modistes du passage Duchassaing, les midinettes, les demoiselles de magasins se mêlaient aux femmes de fonctionnaires. Le lieutenant Lorgnegrut et le capitaine Ronchonnot braquaient leurs monocles. Les retraités venaient aussi faire leurs petits embarras en Bab-Azoun, à l'heure du " persil ". Il y avait parmi eux un gaillard superbe, qu'on appelait " le Pot de Fleurs", tellement ce sexagénaire était fleuri et parfumé. L'oreille rouge et le
teint vermeil, moustache au vent, le feutre en bataille, un énorme oeillet à la boutonnière, un oeillet plus gros que sa rosette d'officier, la taille pincée dans un dolman de coutil blanc, le Pot de fleurs s'avançait d'un pas conquérant, en balançant sa canne et en assénant sur les femmes des oeillades assassines.
-------Bien entendu, messieurs les fonctionnaires prétendaient ne point céder le pas aux militaires. Mais comment lutter contre le prestige de l'uniforme ? Les gens bien habillés étaient rares, en ce temps-là. Presque tout le monde portait le chapeau mou et le veston. En été, dolman et pantalon blancs, chaussures de toile. Le casque colonial, ridiculisé par Tartarin, n'était arboré que par de naïfs touristes, ou des nouveaux débarqués. Seuls, M. l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées et M. le conservateur des hypothèques se distinguaient par une inexorable correction de tenue: l'un en jaquette, portant plié sur son bras, par les coups de sirocco les plus intenses, un somptueux pardessus à revers de moire, et l'autre bravant les ardeurs caniculaires sous un haut de forme à bords plats, sanglé dans une redingote de drap mortuaire et cravaté de noir. Ce personnage funèbre servait de repoussoir à l'insolent Pot de Fleurs, qui était la gaîté et le pittoresque des arcades Bab-Azoun.
-------Ces arcades, ce n'étaient même pas cent mètres on allait et venait de la place du Gouvernement au square Bresson. Assez rares étaient ceux qui, arrivés au square, tournaient à gauche et gagnaient la galerie beaucoup plus large du boulevard de l'Impératrice. De ce côté-là, on jouissait d'une vue magnifique sur le port et sur le golfe, on respirait l'air marin, on était au large, tandis qu'on s'écrasait sous Bab-Azoun.
Cependant la foule ne s'y portait point, sans doute parce que le soleil de midi inondait les arcades, mais surtout parce que les grands magasins y étaient rares : rien que des cafés, des bureaux et des banques. Bab-Azoun, au contraire, offrait aux convoitises féminines tout un chatoiement d'étalages. Il y a avait là les Louvres et les Bons Marchés algérois, les vitrines des bijoutiers, les grands pâtissiers et confiseurs - et la boutique de Ruff, le libraire, où l'on trouvait les dernières nouveautés. Tassé dans sa graisse et comme collé à son comptoir, Ruff, ancien gendarme et bon Israélite alsacien, dirigeait, du fond de sa librairie, les consciences littéraires: on y feuilletait L'Orme du Mail et l'on y entendait jaboter M. Bergeret.
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A l'entrée de la rue, on s'arrêtait devant la Maison Fille, la grande pâtisserie d'Alger, en ce temps-là, toujours regorgeante de monde à toute heure du jour. Les thés de cinq heures étaient particulièrement brillants. En hiver et au printemps, on y voyait des hiverneurs et le corps diplomatique. M. le consul d'Allemagne et sa famille, qui occupaient plusieurs petites tables, s'y distinguaient par leur appétit et leur fracas. On y voyait aussi quelques riches propriétaires et des gentilshommes-fermiers des environs, qui étaient venus en cabriolet, ou à cheval : l'automobile ne se développa qu'à partir de 1900. Bottés et éperonnés, la cravache haute, ces hobereaux faisaient la gloire de la Maison Fille et ajoutaient une note spéciale, à la fois coloniale et militaire, aux élégances de la rue Bab-Azoun.
------- Les dernières arcades de cette rue fameuse marquaient la limite sinon des terres habitables, du moins des régions ambulatoires. Même le soir, lorsque la chaleur était tombée, on ne dépassait guère les palmiers et les bambous du square Bresson et de la place de la République. Et pourtant quel splendide paysage se déployait devant les promeneurs qui, à l'heure du crépuscule, arpentaient le trottoir du boulevard de l'Impératrice, cette avenue qui domine le port et qui est parallèle à Bab-Azoun : les lumières qui s'allumaient le long des rampes, l'amphithéâtre de la Ville Blanche qui se teintait de mauve dans la nuit tombante, les cyprès et les coupoles mauresques de Mustapha, la courbe soudainement étalée des collines et des rivages, et, par-dessus tout cela, les pics neigeux du Djurjura...
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Mais, au lieu de contempler cette merveilleuse féerie du soir, on préférait s'entasser aux terrasses du "Tantonville " et des cafés voisins. ------- Et puis enfin il y avait là, derrière le square, le théâtre municipal, l'Opéra, comme on disait pompeusement, attraction irrésistible. Les gens d'Alger étaient aussi fiers de leur Opéra que ceux de Nice. Les hôteliers s'évertuaient à y organiser des vegliones comme en Côte d'Azur, des saisons théâtrales comme à Monte-Carlo. En dehors d'une vague clientèle d'hivernants et d'étrangers, il y avait alors, à Alger, tout un petit clan d'amateurs. On avait sa loge à l'Opéra. Pour les Israélites riches, question de snobisme. Pour d'autres, question d'économie. Le prix de l'abonnement était si modique que certaines personnes trouvaient à la fois plus agréable et moins coûteux de passer leurs soirées au théâtre, où l'on était chauffés et brillamment illuminés, que dans des appartements sans feu et parcimonieusement éclairés de méphitiques lampes à pétrole.. On se signalait un ménage universitaire qui, pour cette raison, était tous les soirs à l'Opéra et qui subissait stoïquement les pires rengaines du répertoire, devant des salles vides...
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Mon vieil ami, Charles de Galland, enfant d'Alger (il était né, m'assure-t-on, rue des Consuls, au coeur du plus vieil Alger), violoniste et virtuose de première force, essayait de faire l'éducation musicale de ses compatriotes. Il attirait au théâtre du square Bresson de grandes vedettes parisiennes. En pleine terreur wagnérienne, il sut même imposer l'oeuvre de Saint-Saëns. Tant et si bien que l'illustre maître en personne consentit à venir manifester sa divinité aux Algérois. Que dis-je ? Il s'installa dans Alger, il en prit possession comme d'un fief et il lui resta fidèle jusqu'à son dernier soupir. Une année, il loua, à la Pointe Pescade, une villa vaguement mauresque, où il composa sa Suite algérienne. Cependant cette musique savante n'était pas acceptée sans résistance; au fond, le goût du public très panaché d'Italiens et d'Espagnols allait à des oeuvres plus faciles. Ce qu'on jouait ordinairement, c'était Boccace ou Cavalleria Rusticana, et, quelquefois, Manon ou Carmen. La presse locale ne ménageait pas l'amour-propre de l'auteur d'Henri VIII et de Samson et Dalila. Cela souleva, à un certain moment, toute une polémique, où il crut devoir intervenir. Irrascible, il répondit lui-même à ses détracteurs, il leur répondit en prose et en vers. Et je ne sais vraiment par quel sortilège diabolique ces alexandrins grotesques du grand musicien se sont accrochés à ma mémoire :

Tu peux me dénigrer, ou bien me louanger
Mon âme s'en bat l'oeil, ô critique d'Alger!...

------- Tout cela est bien oublié. Aujourd'hui, Alger ne veut plus se souvenir que du grand artiste qui a tant aimé son ciel et ses paysages. Le nom de Saint-Saëns a été donné à un des boulevards de la ville nouvelle.
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Il y a quarante ans, la ville coloniale, emprisonnée dans ses remparts, finissait à l'extrémité des rues de Constantine et d'Isly. Ces quartiers neufs et, en général, assez bien bâtis, manquaient un peu d'animation...( suite : voir Saint-Augustin)