Georges Antoine Rochegrosse
un maître à Alger (1859-1938)
par Marion Vidal-Bué
Georges et Marie Rochegrosse à El-Biar.
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Georges Rochegrosse connut jeune une notoriété
considérable, et conserva sa vie durant l'aura que confère
aux artistes une haute personnalité associée à des
succès répétés.
Né à Versailles le 2 août 1859, il perdit son père
très jeune mais eut la chance de trouver un beau-père exceptionnel
en la personne du poète parnassien Théodore de Banville,
avec lequel sa mère convola en secondes noces, en 1875. Encourageant
les dons artistiques de son beau-fils, Banville assura en partie son éducation
en l'intégrant à la vie d'un milieu intellectuel passionnant,
le présentant avec beaucoup d'affection à Baudelaire, Verlaine
ou Mallarmé qu'il recevait chez lui, à Rimbaud qu'il hébergea,
le conduisant au gré de ses visites chez Victor Hugo ou chez Flaubert.
Il chargea son ami Alfred Dehodencq de lui donner ses premiers cours de
peinture. Le jeune garçon entre dès l'âge de douze
ans à l'académie Julian avec, pour maîtres Gustave
Boulanger et Jules Lefebvre. Elève de l'Ecole nationale des beaux-arts,
il prend part par deux fois au concours de Rome, débute en 1882
au Salon de la Société des Artistes français, avec
une toile à sujet historique, " Vitellius traîné
dans les rues de Rome par la populace ", gratifiée d'une troisième
médaille, et acquise par l'Etat pour le musée de Sens. L'année
suivante, 1883, " Andromaque ", son tableau retraçant
un épisode tragique de la prise de Troie, lui vaut une seconde
médaille, l'achat de l'Etat pour le musée des beaux-arts
de Rouen, et le prix du Salon qui lui permet d'entreprendre un long voyage
d'études en Europe. Passionné de civilisations antiques
et d'archéologie, il multiplie dès lors les reconstitutions
historiques, exprimant une prédilection pour les grandes oeuvres
dramatiques: " la Jacquerie ", pathétique vision, "
la Folie du roi Nabuchodonosor " (attribuée au musée
des beaux-arts de Lille), " la Curée " retraçant
l'assassinat de Jules César (musée des beaux-arts de Grenoble),
" le Bal des Ardents " (une page terrifiante du règne
de Charles VI), " la Mort de Babylone ", l'une de ses plus célèbres
compositions (partie en Amérique ainsi qu'une toile ultérieure
"L'incendie de Persépolis"), " Pillage d'une villa
gallo-romaine par les Huns " (collection allemande), " l'Assassinat
de l'empereur Geta " (musée des beaux-arts d'Amiens). Son
imagination érudite lui dicte de multiples sujets inspirés
par l'Antiquité, pour lesquels il élabore décors
et costumes avec la plus grande minutie, à l'exemple de "
Salomé dansant devant Hérode " (1887, également
partie pour l'Amérique), de " la Nouvelle arrivée au
Harem ", séduisante scène égyptienne de 1890,
ou de cette " Légende merveilleuse de la Reine de Saba et
de l'Empereur Salomon ", brossée en 1901 et achetée
par un amateur privé.
Il vibre intensément pour les légendes wagnériennes,
peint " Tannhauser au Venusberg ", " le Chevalier aux fleurs
" oeuvre d'un symbolisme ardent inspirée par Parsifal (acquise
par l'État en 1894 pour le musée du Luxembourg), puis "
les Maîtres Chanteurs ". Il s'attache enfin à des sujets
allégoriques, à l'image de son " Angoisse humaine ",
dite aussi " la Course au bonheur " (1896), qui échoit
au musée d'Alger.
Les succès ne cessent de le combler, ainsi l'Etat lui commande
en 1898 un panneau décoratif pour l'escalier de la bibliothèque
de la nouvelle Sorbonne (" Le Chant des Muses éveille l'âme
humaine "), il est chargé d'exécuter le panneau central
de la salle des fêtes pour l'Exposition universelle de 1900 et reçoit
la médaille d'or. Chevalier de la Légion d'honneur en 1892,
il est nommé Officier dans cet ordre en 1900.
Peintre et dessinateur aux multiples facettes, tour à tour modéliste,
affichiste, décorateur, et illustrateur très apprécié,
Rochegrosse a entre-temps découvert l'Afrique du Nord, une expérience
qui change le cours de sa vie. Ayant accepté la commande de l'éditeur
Ferroud, une importante suite d'illustrations pour une édition
de luxe de Salammbô, le roman publié par Gustave Flaubert
en 1862, l'artiste soucieux d'authenticité décide de se
rendre à Tunis, sur le site de Carthage, où il est déçu
de ne pas retrouver le caractère flamboyant des descriptions de
l'écrivain. Il pense alors à Alger, où il espère
trouver un climat, des décors et des personnages proches de ceux
créés avec le plus grand scrupule archéologique par
Flaubert. Arrivé en avril 1894 pour un premier séjour, il
y revient une seconde fois au cours des trois ou quatre ans que requiert
la réalisation des cinquante aquarelles qui seront reproduites
à l'eau-forte dans les
deux volumes publiés en 1900 (HOUSSAIS
(Laurent), Archéologie, littérature, illustration: Salammbô
vu par G.- A. Rochegrosse, in Histoire de l'Art, n° 33-34, mai 1996,
p. 43-54.").
" L'allée de la
noria - Djenan Meryem " huile sur toile, 64 x 80 cm (coll.
part.).
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Marie Leblon, une femme en tout point remarquable
qu'il épouse en 1896, occupe un grand rôle dans sa nouvelle
vie algéroise: Rochegrosse a rencontré en sa personne son
grand amour, sa muse, un modèle d'une allure spectaculaire, capable
de personnifier toutes ses héroïnes, tour à tour reine
de Saba, Salomé, Balkis, Bilitis ( Née
en 1852 à Armentières, Marie était divorcée
de M. Picard. Le professeur Félix Lagrot l'a évoquée
avec chaleur dans ses souvenirs personnels. Il l'a connue successivement
déesse et femme fatale, les yeux soulignés de khôl
et les cheveux teints au henné, puis anesthésiste dévouée
du docteur Georges Pélissier à l'hôpital de Mustapha
durant la Première Guerre mondiale. Il cite aussi la plaquette
consacrée à Marie Rochegrosse par une série de personnalités
amies, en 1922. " Souvenirs 1916-1920, Le peintre Georges Rochegrosse
et Marie Rochegrosse, Un citoyen illustre d'El-Biar ", in Les Echos
d'El-Biar, n° 15, octobre 1994.)... Camille Mauclair
a décrit leur couple " Ces deux êtres
[...] vivaient à l'aise dans les rétrospectives de l'histoire
et l'érudition était pour eux bien moins morte que l'ambiance
banale. Ils assistaient avec angoisse et délice aux résurrections
des siècles, dans la féerie de leurs imaginations incantatoires.
De l'Assyrie à la Grèce, à Carthage, à la
Judée, à la Rome des Césars, à la féodalité
sanglante et splendide, tout leur était familier " (
Souvenirs du professeur Lagrot, qui cite Camille Mauclair et M. Courtois-Suffit,
auteur d'un livre sur le Jardin d'Essai en 1933.)). Collaboratrice
émérite, Marie enrichissait de ses broderies certaines aquarelles
et surtout, les somptueuses étoffes destinées à parer
princesses et odalisques.
Ainsi recréa-t-elle le Zaimph, le voile sacré de la déesse
Tanit, toujours conservé de nos jours au musée Gustave-Flaubert
de Croisset.
Les parents de Marie avaient acquis vers 1890 un beau terrain sur le chemin
Beaurepaire, menant d'El-Biar à la
Colonne Voirol, et entrepris la construction d'une grande villa
de style mauresque ( Barthélemy-Sébastien
Vidal, entrepreneur à El-Biar, construisit cette villa, ainsi que
celle de Sidi-Ferruch, et plus tard, le monument funéraire de Marie
Rochegrosse, érigé dans le jardin de Djenan Meryem sur les
plans de l'architecte Gabriel Darbéda.). Le couple Rochegrosse
qui avait tout d'abord résidé dans la célèbre
villa des Oliviers ( Située à
la sortie d'El-Biar vers les Tagarins,
actuelle résidence des ambassadeurs de France en Algérie.
Durant la Seconde Guerre mondiale, la villa accueillit une succession
de hautes personnalités militaires.), s'installe dans
un petit pavillon sur le terrain de M. et Mme Leblon, El Meridj, puis
dans la villa même en 1902, passant généralement l'été
à Paris où le peintre conserve son atelier de la rue Chaptal,
et l'hiver à Alger. Baptisée Djenan Meryem en l'honneur
de Marie-Meryem, la demeure comporte une cour gréco-romaine reproduisant
un atrium antique avec bassin et fresques peintes, et tous les éléments
du décor algérien traditionnel, colonnes et faïences,
le tout agrémenté de riches étoffes et de meubles
peints. Dans le jardin, une ravissante loggia à arcades, un petit
café maure et l'indispensable fontaine, toujours ornés de
céramiques anciennes, mais surtout, une profusion aussi folle que
poétique d'arbres et de fleurs enserrant portiques, allées
et tonnelles. Roses, pivoines, capucines, arums, glycines, arbres de Judée,
amandiers, peuvent ainsi refleurir chaque saison dans les toiles que l'artiste
peint pour son plaisir. Ces peintures intimistes, de même que ses
vues très naturelles de la baie d'Alger qu'il aime à représenter
depuis les collines, révèlent une facette particulièrement
attachante de sa personnalité.
" Coucher de soleil à
Sidi-Ferruch ", huile sur toile 1,;() cm (coll. part).
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Rochegrosse fait également construire
à
Sidi-Ferruch, tout au bord de l'étroite bande de la
plage Ouest, une villa beaucoup plus modeste mais toujours de style mauresque,
Dar en Nour (la Maison de l'Aurore). Lorsqu'il y séjourne, il contemple
depuis la véranda la mer si proche, et délaissant les grandes
compositions, restitue avec simplicité le miroitement de l'eau
et les feux du soleil nimbant les deux rochers qui bornent l'horizon.
Vers 1910, il fait édifier un atelier, Dar es Saouar, sur un terrain
proche lui appartenant. C'est là qu'il reçoit les élèves
qu'il accepte de former (Ainsi, Alexandre
Rigotard, un excellent peintre de l'Algérie, dont la famille s'était
installée à Alger en 1880, ou bien le prince d'Annam, élève
et ami.), tandis que les personnalités et artistes établis
à Alger, où les amis du monde intellectuel parisien de passage,
fréquentent sans protocole la villa Djenan Meryem: Henry Bataille,
Georges Courteline, Camille Mauclair, Jean Richepin, entre autres, ou
encore Léonce Bénédite, le conservateur du musée
du Luxembourg, membre éminent de la Société des peintres
orientalistes français. À Alger toujours, Rochegrosse devient
vers 1905 l'un des principaux professeurs et l'animateur le plus célèbre
de l'académie Druet, véritable centre d'art vivant créé
par le peintre Antoine Druet pour favoriser la culture artistique et l'éclosion
des vocations locales. Il ne cessera jamais, par la suite, d'encourager
et de conseiller les jeunes artistes algérois, son exquise personnalité,
teintée d'un fort idéalisme, lui attirant par ailleurs considération
et sympathie.
Lorsque " la Joie Rouge ", un tableau saisissant, inspiré
par un poème de Villiers de l'Isle-Adam qui décrivait sous
le signe d'Uranus une tuerie déchaînée conduite par
Gengis Khan, Tamerlan et autres guerriers sanguinaires, obtient la médaille
d'honneur du Salon de Paris en 1906, c'est à Alger, au cours d'un
grand banquet avec ses amis de l'académie Druet, que Rochegrosse
fête son succès. La toile de 9 mètres sur 11 dont
le conseil d'administration du musée municipal, présidé
par le maire Charles de Galland avait sollicité le dépôt
dans ses collections en 1913, ornera finalement le foyer de l'Opéra
d'Alger jusqu'à la rénovation de celui-ci ( Opéra
rénové vers 1933-1935, après un incendie. "
La Joie rouge fut alors roulée et déposée en raison
de ses immenses dimensions dans les salles du
Foyer Civique, en construction
au Champ-de-manoeuvres, où elle fut retrouvée lors de l'occupation
des lieux par les Alliés en novembre 1942. Quelques fragments de
l'immense toile, en très mauvais état, furent sauvés
et la partie centrale exposée dans l'escalier d'honneur du nouvel
hôtel de ville d'Alger où elle se trouvait encore en 1964.
Le peintre Emile Aubry, natif de Sétif, fut chargé des nouveaux
décors de l'opéra.). " La Course au bonheur
" (dite aussi " L'Angoisse humaine " ou " La pyramide
humaine "), du Salon de 1896, prit place sur les cimaises du musée
municipal d'Alger, alors situé au 32 rue de Constantine, sur l'emplacement
du futur hôtel Aletti. Dans cette oeuvre également impressionnante
qui dénonçait l'esprit matérialiste de ses contemporains,
les personnages formant une pyramide humaine frénétique,
tendant désespérément leurs mains vers un ciel où
le nom de Dieu s'inscrivait en hébreu, se bousculaient et se chevauchaient
pour atteindre leur hypothétique chimère' (L'oeuvre
aujourd'hui disparue, serait longtemps restée entreposée
dans des locaux publics à El-Biar, selon les souvenirs recueillis
par le professeur Lagrot. On peut en voir une reproduction en noir et
blanc dans le Guide Alger et sa région, par Antoine Chollier, Arthaud,
1929, p. 57. Le musée des beaux-arts de Dijon en possédait
une esquisse.'.)
Auréolé du prestige de sa carrière parisienne et
de ses amitiés, membre influent de la Société des
peintres orientalistes français et du jury des Artistes français,
Georges Rochegrosse participe avec enthousiasme à la vie artistique
algéroise : il expose fidèlement au Salon des Artistes algériens
et orientalistes, enseigne aux Beaux-Arts d'Alger, rue des Consuls, préside
des jurys comme celui de l'Union artistique de l'Afrique du Nord à
partir de 1925, ou le Syndicat professionnel des Artistes algériens
dont il est président d'honneur, participe assidûment aux
séances de la commission du musée d'Alger et s'intéresse
de façon toute particulière au développement de ses
collections ( Il offre ainsi au musée,
en 1927, une petite huile de Delacroix, " Lion couché ",
qui figure toujours dans l'actuel catalogue des collections..).
Les amateurs algérois s'arrachent ses belles alanguies et ses voluptueuses
odalisques, lovées sur des sofas au milieu d'une profusion de draperies
éblouissantes, ainsi que ses irrésistibles scènes
païennes, égyptiennes, byzantines, grecques, numides, porteuses
de toutes les séductions de l'Orient antique.
La Première Guerre mondiale survient, avec son cortège de
deuils. Marie Rochegrosse s'engage pour soigner les blessés, et
sert d'assistante au professeur Georges Pélissier à l'hôpital
Mustapha, en tant qu'anesthésiste. Mais elle meurt de maladie en
janvier 1920, laissant son époux inconsolable. Le peintre regagne
Paris après avoir fait ériger par l'architecte Gabriel Darbéda
un mausolée digne d'elle dans les jardins de Djenan Meryem, où
il reviendra régulièrement se recueillir. Trouvant un certain
apaisement dans la doctrine de la Société théosophique
de France, il parvient à se remettre au travail et se consacre
en particulier à des sujets religieux et à des oeuvres lyriques
idéalisant l'amour. Il met fin à sa solitude en épousant
à Neuilly-sur-Seine, la fidèle Antoinette Arnau, qui veillait
avec dévouement, depuis de longues années, sur la vie quotidienne
de son couple à El-Biar.
Revenu avec elle à Alger en 1937, il s'éteint un an après.
Séparée de celle de Marie, sa dépouille est transférée
au cimetière Montparnasse, à Paris.
Georges Rochegrosse a réalisé d'importantes peintures religieuses
pour diverses églises d'Alger. En particulier, dans l'église
Notre-Dame du Mont- Carmel édifiée à El-Biar sur
les plans de Frédéric Chassériau, " L'essai
d'interprétation picturale de la Messe en si mineur de Jean-Sébastien
Bach " qui avait été mis en place derrière le
maître-autel ( Cette oeuvre jugée
trop importante lors de la transformation de l'église en bibliothèque,
après 1962, aurait été détruite.
). " La Parole d'amour ", représentant le Christ évangélisant
les pauvres sur une route bordée d'amandiers en fleurs, se trouvait
dans l'église
Sainte-Marcienne, boulevard du Télemly, tandis que "
Le Repentir " décorait le presbytère de l'église
Sainte-Anne de La Redoute.
Il a également décoré d'une vaste fresque allégorique
la salle du conseil municipal (Ou bien
la salle des mariages. Selon le professeur Goinard, ces oeuvres étaient
encore présentes en 1994. L'ancien maire d'Alger demeuré
après l'indépendance, Jacques Chevallier, aurait demandé
le respect des fresques.), dans la
mairie d'El-Biar : des ouvriers agricoles de retour de leur
travail s'acheminent vers une ville aux constructions blanches, dans un
riant paysage de collines agrémenté d'arbres. Le peintre
s'est représenté devant son chevalet, une grande silhouette
féminine attentive derrière lui. Pour le patio de cette
même mairie, il avait choisi de brosser un " Défilé
de centurions romains ". Avec son talent si particulier, Rochegrosse
fut et demeure l'un des peintres les plus connus, les plus prisés
des Algérois, et ses peintures orientalistes jouissent d'une côte
importante.
Le musée national des beaux-arts d'Alger conserve actuellement
dans ses collections: " Les Trois Grâces - Nu ", legs
du docteur Rouby en 1920; " L'estudiantina ", aquarelle de 1878,
offerte l'artiste en 1932, avec deux toiles de 1931: " Jardin à
El-Biar ", et " Toits de Paris ".
J'adresse mes très sincères
remerciements aux ayant-droits moraux de l'artiste, qui ont bien
voulu me communiquer informations et documents ayant permis la rédaction
de cet article.
M. V.-B
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