Roméo Aglietti
par Annie Padovani
Rares sont ceux qui, de nos jours, savent
qui était Roméo Aglietti. Il fut l'un des nombreux peintres
à la mode de son temps, dont le nom aujourd'hui aparaît à
l'occasion de ventes aux enchères, tant à Paris-Drouot qu'en
province. C'était un maître de l'École d'Alger. Toujours
coiffé d'un feutre à large bord, vêtu d'une blouse
bleue, il portait lavallière. Connu et reconnu en Algérie,
au Maroc et en Tunisie, il mettait son énergie et son talent au
service de l'art.
Pour retracer sa carrière j'ai eu le plaisir de découvrir
des articles de presse et trouver trace des toiles qu'il fit. En me remémorant
les précieux souvenirs de famille, j'ai pu reconstituer son oeuvre
et sa vie.
Dans les archives de Florence, la fratrie de Carlo Aglietti né
en 1821 (tailleur de pierre), compte huit enfants, le père a initié
ses quatre fils à la musique, et c'est toute cette famille qui,
vers 1860, après l'indépendance de l'Italie, vient s'établir
en Algérie. Son père à Alger, est tailleur d'habits,
mais parallèlement premier violon à l'opéra.
Sa mère est issue d'une famille aisée et bien établie
à Corte ayant fait souche en 1730 dans l'île de Beauté
" Filippi-Palazzi ".
Roméo a trois ans quand son père meurt brutalement à
l'hôpital
Mustapha. Sa mère très jeune, une fois passée
l'épreuve du deuil, épouse en 1882 un jeune médecin,
Pierre Mahoudeau. Le couple s'installe à Paris, Roméo est
confié à la famille de sa mère. C'est en compagnie
de son oncle qu'il franchit la Méditerranée pour la Haute-Corse,
avec un sentiment d'abandon à sept ans; cette plaie restera ouverte
toute sa vie. C'est au sein de la famille corse que l'enfant grandit,
son oncle Charles Palazzi, maire de Corte, est un proche du président
Sadi Carnot. Dès l'âge de huit ans, l'enfant solitaire dessine
durant ses moments libres. À Corte un artiste peintre de passage
et ami de la famille, se plaît à le voir si souvent et si
assidu devant sa feuille de dessin. II s'attache à l'enfant et
propose à l'oncle d'aider Roméo de ses conseils et de son
expérience. Il utilise ses relations afin de conduire Roméo
à Tlemcen dans l'atelier de Gustave Simoni, artiste italien dont
la carrière se partage entre l'Italie et l'Algérie; Roméo
découvre la peinture. Il reviendra épisodiquement à
Tlemcen.
Au décès de sa mère, Roméo a 16 ans; l'oncle
de Corte contribue alors à son éducation. Au terme de ses
études, Roméo possède une formation d'architecte.
Cependant il se tourne vers la peinture. Simoni le dirige à Alger
dans l'atelier de Georges Rochegrosse. Puis il poursuit ses études
à travers les principales villes d'Italie. En Toscane, c'est toute
l'architecture des sites étrusques qu'il découvre, et sur
la route qui le mène au sud, il retrouve à Rome, Gustavo
Simoni et avec le fils aîné du maître (Paolo) une amitié
indéfectible se noue, cimentée par la peinture.
" La Bouzaréah
", (photo Lysiane Gauthier).
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1899 - 1900.
Roméo, d'origine italienne par son père, est français
dès sa naissance par sa mère. De retour d'Italie il accomplit
les obligations militaires.
A Alger c'est dans le quartier de la Marine que les artistes se retrouvent
souvent, et où la communauté italienne est importante. La
conséquence des heures passées au sein de cette communauté,
est la rencontre d'un autre destin, au doux prénom de Juliette.
Chaque dimanche, accompagnée de sa mère, Juliette se rendait
à la messe; là est la clé de leur rencontre. C'est
le père de Juliette qui l'abrégera, car le malheur de Roméo
est qu'il est artiste. Les parents ne s'étaient jamais heurtés
à une telle obstination de leur fille; aussi la décision
du père étant irrévocable, le départ de la
famille est fait dans la précipitation.
Tout finit par se savoir à Alger. Roméo apprend par le voisinage
qu'ils se sont installés à Tunis. Dès lors, il n'a
plus qu'un objectif et ne recule devant aucun obstacle. Quelques mois
plus tard, un carnet de croquis dans une main, un crayon dans l'autre,
sur le parvis de la cathédrale de Tunis et ce pendant plusieurs
jours, il attend. Roméo pense que ce Dieu pour lequel Juliette
nourrit une telle dévotion, peut l'aider à réaliser
son projet. Roméo, à la sortie d'une messe, 'aperçoit.
En 1904, c'est donc à Tunis qu'il épouse Juliette Anglade
originaire de Toulouse.
1905. À cette époque, les artistes étaient
bien souvent rattachés à des missions scientifiques et militaires.
Il fait partie d'une mission française, découvre avec sa
jeune femme l'Égypte, de Suez à Alexandrie, puis Le Caire.
Remontant le Nil sur le bateau, Juliette donne le jour à un garçon.
1906 - 1907. La famille séjourne
à Paris où Roméo retrouve ses deux soeurs et son
frère (François Mahoudeau qui sera tué en 1916).
En août 1907, la famille revient à Alger pour la naissance
d'un deuxième enfant (ma mère).
1908 - 1909. Laissant sa famille à
Alger, il continue seul sa mission et parcourt l'Orient à une époque
où les fouilles livraient nombre de découvertes.
De retour à Alger en 1910,
la famille est à nouveau réunie et les enfants sont enfin
baptisés. Il reprend contact avec le milieu artistique et intellectuel,
enseigne le dessin et la peinture afin d'assurer la subsistance de sa
famille, peint également des portraits d'enfants d'après
photos. Il participe à l'illustration des Guides de l'Algérie.
Alger, Oran, Bône, Constantine. Peu à peu, ses compétences
lui valent l'estime d'une clientèle fidèle et il vend en
faisant du porte-à-porte. Il fréquente les cercles intellectuels
et la politique de l'époque ne le laisse pas insensible. (1914-1915-1916).
En 1920, il part avec sa famille en Espagne pour découvrir
l'architecture hispano-mauresque de Grenade et de Séville, ainsi
que les plus beaux jardins de Grenade et de Cadix. Il est fasciné
par le palais de l'Alhambra.
À son retour d'Espagne, il a acquis sur les hauteurs d'Alger à
Notre-Dame
d'Afrique, une villa mauresque, il s'installe avec sa famille
et son atelier donne sur la mer. Amis et mécènes fréquentent
assidûment la villa, avec ses amis artistes les repas se terminent
tard dans une ambiance festive et familiale.
" Villa d 'Aglietti à
Notre-Dame d'Afrique " (coll. A. Padovani).
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1922 - 1923.
II se rend au Maroc où il décrit Rabat, Fez, Marrakech.
Il revient avec des portraits d'hommes berbères à l'allure
fière et guerrière. Son oeuvre comprend, aussi, une part
importante de portraits, qui captaient l'attention des visiteurs de passage
dans l'atelier. Mais il préfère la nature et dans ses compositions,
la figure humaine est souvent absente. II peint des paysages de l'Algérie,
avec sa prodigieuse lumière et sa riche végétation.
Il parcourt Oran, Bône, Constantine, Tipaza, Tlemcen, traverse les
gorges de Palestro qu'il restitue en observateur passionné. Il
travaille d'après nature, entre les montagnes bleues de l'Atlas
au nord et le grand désert saharien au sud. C'est aussi les grandes
vallées parsemées de lauriers-roses qu'il adore reproduire
et par-dessus tout, peint des marines, Il rencontre des colons reclus
au fin fond de leur province et vend ses toiles.
1923. Aglietti expose pour la première
fois à Oran, puis à Alger : paysages de Tlemcen, Matin sur
Alger, La mosquée de Sidi Haloui, Saint-Raphaël. La critique
s'intéresse à son oeuvre.
Entre 1924 et 1925, c'est la naissance d'un troisième
enfant (Violette). Roméo a choisi ce prénom à la
demande de M. le Gouverneur et de Mme Maurice Violette, grands amis de
la famille Aglietti.
1925. Grâce à ses relations
dans les milieux officiels d'Alger, sur son initiative, les fervents des
belles-lettres, de la peinture, et de la sculpture se réunissent
pour fonder : l'Union Artistique d'Afrique du Nord. Celle-ci compte
94 sociétaires en 1925 dont MM. Albert Aublet, Charles Cureau,
Étienne Dinet, Maxime Noiré, Georges Rochegrosse, Paolo
Simoni. L'Union jouera un rôle d'intérêt général
de tout premier plan en Algérie, inaugurant ainsi, à chaque
salon, une tradition de mécénat dont les jeunes et les moins
jeunes artistes algériens et métropolitains allaient bénéficier.
Les expositions annuelles sont couronnées par des prix, des bourses,
des médailles; le prix de la ville d'Alger et de l'Union est très
recherché et très prisé par les artistes de l'époque.
Les expositions ont lieu à la
salle Pierre Bordes, sous le haut patronage du Gouvernement
général de l'Algérie.
Pour le salon de 1926, Alfred Rousse écrit dans Afrique: "
Aglietti a décoré la cimaise d'un paysage en fleurs de l'oued
Mina (site célèbre dans les annales de la conquête),
très impressionnant, " Environs de Fez au soleil couchant
", " Le village de Bou-Médine ", " Portes marocaines
", sont de sérieux témoignages de recherche soutenue
".
En Algérie, les collectionneurs vont fréquenter les galeries
d'art. Les expositions artistiques s'organisent pour stimuler et grouper
les artistes nés en Afrique du Nord ou inspirés par elle,
et contribuent à la propagande touristique de l'Algérie,
du Maroc et de la Tunisie.
1930 - 1935. Ces années illustrent
l'âge d'or de l'Algérie; on inaugure à Alger le musée
national des Beaux- Arts, reflet d'une idéologie, propre
à un groupe d'artistes locaux. Sa notoriété lui procure
des commandes de la part des collectionneurs et des particuliers. Fêtant
ses colonies, la France célèbre le Centenaire de l'Algérie
avec magnificence. Aglietti se rend régulièrement au Palais
d'été du gouverneur, à l'occasion de ces manifestations.
En 1933, Aglietti reçoit la
bourse de la Compagnie PLM.
En 1938, la Fédération
Africaine des Travailleurs Intellectuels est fondée par Mario Fabri
sous l'impulsion d'Augustin Ferrando, avec ses amis Assus, Aglietti, Famin,
Pomier, et bien d'autres artistes.
Écrivains, sculpteurs, journalistes, décorateurs, ferronniers,
ébénistes, mosaïstes, potiers, se rejoignent, dans
cet effort de promotion et d'aide mutuelle.
Multiplication de conférences, expositions, grand prix de peinture.
Cette fédération rapproche Oran d'Alger et reçoit
de nombreuses adhésions du Maroc et de la Tunisie, (paysages d'Alger
par Marcello-Fabri).
De 1939 à 1943, pas de salon.
1945. Après la guerre, l'art
moderne émerge en métropole. Au sein de l'Union, il y avait
eu une suite de petites révolutions qui avait miné les règles.
Certaines critiques sont formulées à l'encontre des plus
anciens plus académiques, voire démodés, mais le
renouveau contribuait aussi au succès des expositions.
1948. 20e Salon - Union des Artistes
de l'Afrique du Nord - 86 exposants : Paul- Élie Dubois, Bascoulès,
Maurice Bouviolle, Alfred Loth, Michel Mechin, Marcel Mondie, Charles
de Pouvreau-Baldy, Mohamed Racim, René Rostagny, Charles Savorgnan
de Brazza, Georges Vassalo, et bien d'autres, dont 31 oeuvres rétrospectives
de R-A. Simoni.
Henri Laithier, expose le Buste de Roméo Aglietti (fondateur de
l'Union), (à notre exode le buste restera à Alger).
Avec la présence de 300 sociétaires dont: Frédéric
Lung membre à vie, Jean Pomier, Robert Randau, Henri Borgeaud,
et bien d'autres personnalités d'Alger, du Maroc et de Tunisie.
Aglietti a été à plusieurs postes d'influence, hors
concours: administrateur de l'Union, membre de la commission d'organisation
de l'exposition avec son ami d'enfance Paolo Simoni, il est du grand Jury.
Aux prix existants déjà, s'ajoutent le prix de l'État
italien, le prix de l'État d'Espagne.
Aglietti, reçoit la bourse de paysage transsaharien offert par
la Compagnie générale transsaharienne, (Paolo Simoni en
1947).
1950. Parmi les sociétaires
de l'Union, d'anciens artistes oupersonnalités ont disparu (Paolo
Simoni ne se manifeste plus aux expositions). Aglietti appartient à
cette ancienne génération, il est lié à elle
par une authentique amitié.
Et par suite de l'émergence d'une génération d'artistes
avec ses goûts, ses aspirations, il fallait réformer l'Union.
Personnalité contestée, il ne faiblit pas malgré
le poids des années.
Pour certains artistes et sociétaires, Aglietti est le socle de
l'Union, un repère, il est maintenu.
" Notre-Dame d'Afrique
" (photo Lysiane Gauthier)..
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Parmi les griefs portés à cette
époque, au musée national d'Alger, revenait la question
de l'espace de l'art moderne. Le conservateur de l'époque, débordé,
avait le souci de pallier le manque de place, il apporta une réponse
cohérente pour les uns, mais déconcertante pour d'autres.
Au musée, on décrocha les vieilles croûtes de la lumière,
pour un espace o plus sombre. Cette action allait avoir un certain retentissement
dans ma famille, informée par son ami Henri Laithier, (peintre
sculpteur).
Aglietti (fils) décide de retirer les oeuvres de son père
du musée. De cette période et c'est sans doute grâce
à cette action que la famille a hérité de
quelques oeuvres de mon grand-père.
1950-1951. Aglietti est administrateur-délégué,
il expose " Ma villa ", " la Mina ", " Paysage
Bab-el-Oued ", " Matin ".
1952 et en 1953. Le 25e salon est
placé sous le haut patronage de M. Roger Léonard, gouverneur
général de l'Algérie. Avec au comité directeur:
Jean Pomier (président); Roméo Aglietti est Commissaire
de ces derniers salons. En politique, Roméo partage la manière
de penser et les convictions de son ami, le gouverneur Maurice Violette,
sur les effets de la politique française en Algérie.
Après les événements de Sétif
en 1945, mon grand-père visionnaire pense à ne
plus peindre sur des panneaux, mais à utiliser plus souvent des
toiles, car disait-il, il sera plus aisé de les rouler, quand les
Algériens nous mettront dehors.
En août 1953, après le
décès de Juliette, Roméo se retire de la vie artistique
et s'isole dans son atelier, mais reçoit régulièrement
René Rostagny, Charles Savorgnan de Brazza, et Henri Laithier,
toujours accompagné d'un élève de l'école
des Beaux-Arts.
Et pour cette nouvelle génération d'artistes, Aglietti avait
à coeur de transmettre ce qu'il avait appris et aimé.
Vieillissant à Notre-Dame d'Afrique durant les dix dernières
années de sa vie, il a connu l'inquiétude du lendemain:
une partie de sa maison louée lui assure un petit revenu; il propose
ses toiles en faisant à Alger de nouveau du porte-à-porte,
mais refusera jusqu'à son dernier souffle, aide ou assistance de
ses enfants. Il s'éteint paisiblement à 78 ans.
- Peintre-voyageur, avec pour compagnon de route chevalet, palette, et
pinceau sous un soleil de plomb, il a parcouru l'Orient, il a traversé
l'Italie, revenant avec une moisson de toiles et de souvenirs qu'il conserva
dans son atelier. C'est à toute sa passion pour l'architecture
et les couleurs de l'Afrique du Nord qu'il restera attaché.
Avril 1956. Dès qu'il eut disparu,
le contenu de son atelier fut dépouillé. La police refusa
de se déplacer car, dans le climat de tension de l'époque,
elle ne fera aucune enquête.
Octobre 1961, Aglietti (fils) quitte
précipitamment Alger pour Marseille, emportant dans la voiture
ses trois enfants et quelques oeuvres de son père. En juin 1962,
ma mère refuse de quitter Alger sans les oeuvres de son père,
les panneaux serviront de fond pour la fabrication de valises par mon
père, les toiles sont roulées, nous embarquons à
Alger, pour nous installer à Bordeaux. À demi effacé
par le temps, l'Algérie conserve jalousement le témoignage
d'un passé culturel artistique dont nous sommes les héritiers.
Ce n'est pas seulement la nostalgie qui traverse mon esprit aujourd'hui,
mais le désir de commémorer l'ceuvre et la vie de Roméo
Aglietti.
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