---------Boutin
! L'homme à qui sans possible contestation nous sommes redevables
de l'Algérie française, est à peu près inconnu
de ceux qui, grâce à lui, vécurent des jours merveilleux
au sein de cette communauté de races et de religions.
---------Pourtant,
Oranais vous avez connu, près de Sidi Bel Abbés, le village
de Boutin ; Algérois vous avez pu, au cours de vos excursions,
admirer sur le plateau de Dely
Ibrahim la colonne Boutin et peut-être, si votre curiosité
vous y incitait, monter au faîte de cette colonne pour y contempler
le site merveilleux limité au sud par les monts du Djurdjura et
de la Mouzaïa ; enfin, quel voyageur intéressé par
l'histoire n'a-t-il pas, au moins une fois dans Alger, à l'ancien
palais du dey et du " Coup d'éventail", tout en haut
de la Casbah dans l'enceinte de la caserne d'Orléans, visité
le musée Franchet-d'Esperey, où les reliques de ceux qui
contribuèrent à la grandeur de la France sur cette terre
africaine étaient pieusement conservées : ils auraient pu
se recueillir devant le sabre, la Légion d'honneur et les nombreux
documents concernant Boutin.
---------Mais
qui était donc Boutin ? Le conservateur du musée, ancien
chef d'escadron d'artillerie à la retraite, aurait été
inépuisable si vous l'aviez questionné. Je vais m'efforcer,
en me servant du livre de Léo Berjaud, édité en 1950
par Frédéric Chambriand à Paris, de vous faire revivre
le destin romanesque de cet officier du génie qui a tracé,
dès 1808, " le chemin maritime et
terrestre qu'ont suivi la flotte et l'armée " de
la France pour aboutir à la prise d'Alger, le 5 juillet 1830.
---------Ce
n'est plus un conte de fées comme pour le général
Yousouf, mais un véritable roman d'espionnage que je vous narrerai,
dont les faits, contrairement aux James Bond ou autres S.A.S., sont parfaitement
authentiques.
---------Vincent,
Yves Boutin est né au Loraux-Bottereau, aux environs de Nantes,
le 1er janvier 1772, dans une famille de six enfants dont le père,
maréchal-ferrant, est un propriétaire aisé qui sera
élu maire àe sa commune à la Révolution.
---------Le
jeune Vincent fait ses études à l'école communale
tenue par un nommé Prodhomme, futur lieutenant du général
chouan Charette. Il est ensuite envoyé à l'Oratoire, principal
collège de Nantes, où il a pour préfet des études
un certain Joseph Fouché, futur ministre de la Police impériale
et duc d'Otrante. Il se lie d'amitié avec un autre Foucher, futur
beau-père de Victor Hugo.
---------À
dix-neuf ans, le 22 juin 1791, il reçoit le diplôme de "
maître ès-arts " et, en août 1793, il est brillamment
reçu au concours d'entrée à l'Ecole du génie
de Mézières. Boutin a donc choisi la carrière des
armes. Il est elève sous-lieutenant le 7 octobre à son arrivée
à l'école, transférée, le 9 mars 1794, à
Metz, capitale de la Lorraine. Six mois plus tard, il est appelé
aux armées et reçoit l'épaulette de lieutenant en
second. L'armée de Sambre-et Meuse de Jourdan, après avoir
occupé la rive gauche du Rhin, met le siège devant Maestricht
où le jeune officier va exercer ses talents. Il est promu lieutenant
le 8 octobre 1794 et blessé par balle au genou gauche dix jours
plus tard, Capitaine à la suite du succès à un examen
de capacité le 21 mars 1797, il est muté à Nantes
où sa famille, durement éprouvée après que
son père et son frère aîné aient été
massacrés, le 5 mars 1794, par les adversaires de la Révolution,
a besoin de sa présence. Sa mère est morte de chagrin, un
frère marin est mort " aux Amériques " et un autre
soldat a été tué aux frontières.
---------Boutin
est totalement acquis aux idées révolutionnaires. Il rejoint
à nouveau l'armée à Maestricht où il reçoit
le commandement du génie divisionnaire chargé de "
reconnaissances importantes et de l'établissement de ponts et communications
". Successivement aux ordres de Massena puis de Ney, il
est détaché, le 9 novembre 1799, à l'état-major
du génie de quartier général pour devenir, fin mars
1800, chef d'état-major du génie de l'aile droite du général
Moreau. Partout il se fait remarquer par l'accomplissement d'importantes
reconnaissances et l'établissement de nombreux ponts et itinéraires.
---------En
Italie, après Marengo, il comprend que tout est changé sous
le commandement du Premier consul Bonaparte et que les ordres sont à
présent donnés sans équivoque comme sans réplique.
A dater de ce moment, Boutin se consacre entièrement et avec dévotion
à son nouveau chef. De la même façon, le général
corse apprécie les services rendus par les troupes du génie
sous les ordres de Boutin, nommé capitaine de 1- classe le 20 juin
1800.
---------De
1801 à 1802, à la suite de remarquable travail effectué
en République cisalpine pour la défense et la fortification
des places, il fait l'objet de deux propositions pour le grade de chef
de bataillon.
---------Le
soldat devient ensuite diplomate à Constantinople, où il
est envoyé en mission auprès de l'ambassadeur de France,
le général Savary qu'il rejoint le 20 février 1807.
Il a voyagé trente-cinq jours à cheval pour rejoindre son
poste par voie de terre, les routes de la Méditerranée étant
contrôlées par les Anglais. Il avait entre-temps, en octobre
1806, été fait prisonnier des Russes à Raguse et
libéré par échange de prisonniers russes.
---------La
Turquie est soumise aux pressions conjointes de l'Angleterre et de la
Russie qui désirent être les maîtres du Bosphore et
bénéficier ainsi du libre passage des Dardanelles. C'est
pour contrecarrer ces aspirations que le général Savary
a été envoyé par Napoléon auprès de
Selim III, le sultan, et que Boutin, dès son arrivée, organise
avec célérité, efficacité et beaucoup de diplomatie,
la défense du détroit, sauvant Constantinople du feu des
navires anglais et l'Empire turc de l'occupation russe. En récompense,
il reçoit l'ordre du Croissant et 40.000 francs or dont son escarcelle
se réjouit.
---------Mais
l'oeuvre de Boutin ne se limite pas à organiser les défenses
au profit des Turcs. Il relève clandestinement tous les plans du
détroit qui peuvent intéresser le général
Marmont, et, pour répondre aux désidérata de M. de
Talleyrand, ministre des Affaires étrangères, il pénètre
à fond l'âme musulmane en adoptant costume, langage et coutumes
dans les rangs des troupes d'Ibrahim Pacha auprès duquel il est
détaché comme conseiller militaire jusqu'à son retour
en France en novembre 1807 - expérience dont il saura ultérieurement
tirer profit.
---------Chef
de bataillon le 28 décembre 1807, chevalier de la Légion
d'honneur le 15 janvier 1808, après sa réussite comme diplomate,
Boutin va commencer sa vie d'agent secret de l'Empereur.
---------Napoléon
voulait " faire de la Méditerranée
un lac français". Il était normal qu'il
s'intéressât d'assez près à tout ce qui se
passait sur les rivages de notre Mare Nostrum, et en particulier au sort
des trois Régences d'Alger, Tunis et Tripoli. Impatienté
par les agissements des " Barbaresques ", il fait exécuter,
le 5 août 1802, par l'amiral Leyssègues, une manifestation
de force devant Alger. Le dey Mustapha relâcha alors tous les bâtiments
précédemment saisis et les prisonniers faits, mais le capitaine
Berge, envoyé spécial du Premier consul, en profita pour
se livrer à une rapide reconnaissance topographique des lieux.
Pour contrecarrer les agissements de l'Angleterre en Méditerranée,
l'Empereur charge, le 18 avril 1808, son ministre de la Marine et des
Colonies l'amiral Decres pour effectuer matériellement sur le terrain
cette étude.
---------M.
Boutin, agent commercial proche parent de M. Dubois-Thinville, consul
de France à Alger, s'embarque donc sur le " Requin ",
commandant capitaine Berard, le 9 mai à Toulon, destination Alger,
via Tunis, où il fait escale du 14 au 18 mai, sous menace d'un
brick anglais. Il arrive à destination le 24 à 21 heures,
pour traiter " des affaires " sous l'égide de
son " parent-mentor " le consul. Promeneur, pêcheur,
chasseur, épris de nature, Boutin parcourt plages et sentiers de
Sidi-Ferruch à Cap
Matifou... " rêveries d'un promeneur solitaire ",
parfaitement orientées grâce aux renseignements fournis par
le consul.
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---------Notre "
agent commercial " fait un travail remarquable mais ces nombreux
déplacements sont l'objet de nombreuses suspicions et il doit s'embarquer,
le 17 juillet 1808, sur le " Requin " à destination
de la France après cinquante-deux jours passés en terre
inhospitalière, ayant consacré toutes ses nuits à
consigner ses observations.
---------Malheureusement,
le voyage de retour n'est pas sans aléas et le " Requin
" est attaqué par la frégate anglaise la " Volage
" à hauteur de La Spezzia, le 26 juillet. Avant d'être
fait prisonnier, Boutin jette à la mer tous ses documents et croquis.
Il est débarqué à Malte le 16 août n'ayant
conservé qu'un carnet de notes habilement dissimulé dans
ses vêtements. Considéré comme simple passager civil
il possède malgré tout une certaine liberté de mouvements
et peut ainsi se réfugier chez des Ragusais amis de la France qui
le font embarquer comme matelot sur un navire qui le dépose à
Smyrne le 19 septembre, d'où il rejoint Constantinople pour rentrer
à Paris comme courrier de l'ambassadeur de France le 29 octobre
1808.Utilisant alors les notes inscrites sur le petit carnet qu'il a su
protéger des fouilles lors de sa capture, il établit un
document complété de croquis et carte reconstitués
de mémoire qui est " la première
étude compétente des conditions d'une expédition
militaire contre Alger ", terminé le ler février
et complété le 10 mars 1809 par un mémoire politique
concernant les rapports entre le Maroc et l'Angleterre.
---------Malheureusement,
Napoléon doit faire face à la Cinquième coalition
et les événements vont d'ailleurs se précipiter au
point de faire oublier " l'affaire algérienne "
: le dossier constitué par l'agent secret Boutin est classé
aux archives. Sa teneur en sera analysée après avoir suivi
l'auteur jusqu'au terme de ses aventures.
---------La
France à nouveau en guerre, Boutin rejoint l'armée d'Allemagne.
Il est affecté à l'état-major du général
Bertrand qui commande le génie. Blessé le 5 juillet à
Wagram par un biscaïen à la cuisse droite, il est, après
guérison au début de 1810, chef de l'état-major du
génie du 4e corps commandé par Massena, pour devenir directeur
des fortifications d'Ostende le 24 juin. Mais, sur ordre de l'Empereur,
il est rappelé à Paris le 15 juillet et nommé colonel
le 2 août.
---------Napoléon,
en définitive, n'oublions jamais qu'il est un insulaire, fut un
" grand colonial " (aucune allusion péjorative,
Dieu m'en garde ! j'ai conservé trop de respect aux grands colonisateurs)
particulièrement attiré depuis sa campagne d'Egypte par
l'Orient et les peuples de l'Islam --- n'a-t-il pas encore et toujours
auprès de lui son fidèle Roustan, le mameluck ramené
d'Egypte !
---------Le
30 juin, il avait donné l'ordre formel d'envoyer à nouveau
Boutin en mission " spéciale ", cette fois-ci
en Egypte et au Liban, avec retour par Tripoli et Smyrne afin d'étudier
la situation politique et militaire principalement au Caire, à
Alexandrie, à Damiette, à Saint-Jean-d'Acre, à Alep,
à Damas, à Alexandrette sans éveiller les soupçons
de quiconque. Il est simplement accrédité en qualité
d'agent du commerce extérieur auprès des consuls de France
au Levant.
---------M.
Boutin arrive fin mai 1811 à Alexandrie, gagne ensuite le Caire
et la haute Egypte sous couvert non seulement de commerce, mais aussi
d'égyptologie et d'archéologie. En 1813, il est signalé
sur les rivages de la Mer Rouge après un passage sur le mont Sinaï
et dans la ville de Suez.
---------Deux
ans de séjour en Egypte et nous retrouvons notre " égyptologue
" à Saïda, en Syrie, le 28 mars 1814, où il retrouve
lady Hester Stanhope dont il avait fait la connaissance lors de son séjour
au Caire. Qui est cette lady ?
---------Paul-Henri
Bordeaux la qualifie " la Circé du Désert "
; Pierre Benoît " la Chatelaine du Liban " ; ces
deux livres lui sont entièrement consacrés. Ce que l'on
sait plus précisément, c'est qu'elle est un agent au service
de l'Angleterre, comme Boutin l'est au service de la France. Et c'est
là où l'histoire se transforme en drame, sinon en tragédie.
---------Boutin
et lady Stanhope ont toutes les raisons pour se haïr ou du moins
pour se combattre. Est-ce la chute de l'Empire - n'oublions pas que les
Aigles sont partout vaincues -, qui modifie les relations de ces deux
personnages ? Toujours est-il que nos deux " agents "
entretiennent des contacts très amicaux et même intimes,
affirment certains historiens. (Dans le plus pur style James Bond et autres
OSS 117 avant la lettre, sans doute ?) Mais cela n'empêche pas Boutin
de poursuivre la mission qui lui a été confiée, même
si l'Empereur est à l'île d'Elbe, ce qu'il ignore certainement.
---------À
partir de là, seule l'imagination, comme l'ont fait les auteurs
de la Circé et de La Châtelaine, peut nous permettre de retrouver
la trace de celui qui reste " l'agent secret de l'Empereur
", véritable instigateur de la prise d'Alger quelque quinze
ans plus tard. La correspondance de lady Stanhope éclaire quelque
peu les événements qui se sont produits, mais peut-on faire
confiance à un agent secret de la " Perfide Albion "
?
---------Officiellement,
Boutin, dont le certificat de décès porte la date de 1815,
a été assassiné par la tribu des Haschashins (authentique
!), rudes montagnards vivant dans les monts Ansariès, entre l'Oronte
et la mer de Tripoli à Antioche. L'enquête confirma que le
colonel avait été dévalisé et massacré
près du village d'El Batta.
---------Est-ce
donc lady Stanhope qui a fait exécuter " son amant "
? Si elle en a été vraiment l'instigatrice, elle avait certainement
lu les oeuvres de Machiavel car elle a entraîné par la suite
le sultan Soliman de Saint-Jeand'Acre au massacre collectif de la tribu
des Haschashins, en représailles pour venger le meurtre du colonel
Boutin.
---------Quinze ans plus tard donc, le général
de Bourmont reçoit mission de préparer l'intervention d'un
corps expéditionnaire français sur Alger.
---------Nous
n'allons pas ici analyser le pourquoi et le comment de l'événement,
ce n'en est pas le propos. Mais comment Boutin a-t-il pu être le
" véritable instigateur " de cet événement
?
---------Le
général de Bourmont sitôt investi de sa mission demande
aux archives militaires de lui confier tous les documents traitant de
ce problème, et il reçut, entre autres, le Mémoire
de reconnaissance générale des villes, ports et batteries
d'Alger et des environs pour servir au projet de descente et d'établissement
définit dans ce pays par le chef de bataillon du génie Boutin.
T---------out
autre document ne pouvait intéresser autant le futur commandant
en chef du corps expéditionnaire. surtout qu'en sus des renseignements
complets des lieux et de leurs défenses, l'auteur y avait ajouté
toutes les réponses au problème de mise sur pied, d'organisation
et d'action du corps à constituer, avec cartes à l'appui,
reconstituées de mémoire ne l'oublions pas.
---------Et
c'est ainsi que, le 30 juin 1830 - les dates favorables avaient été
précisées par Boutin - les premières troupes françaises
débarquèrent à Sidi-Ferruch - sur la plage ouest,
avait dit Boutin - et occupèrent Alger le 5 juillet, après
avoir suivi point par point les directives fournies par l'agent secret
de Napoléon.
---------L'analyse
qu'il avait lui-même établie de toutes les données
des études faites sur place lui avait permis de tracer d'une main
sûre les étapes de la marche victorieuse qui ont assuré
" le triomphe de la civilisation " comme il était
écrit sur les flancs de la colonne érigée en 1930,
à l'occasion des fêtes du centenaire, à Dely Ibrahim
en son honneur.
Jacques PUIGT.
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