La visite du, président de la République
Emile Loubet à Alger, du 15 au 24 avril 1903
François Vernet
Le président de la République,
Émile Loubet, arrive à Alger le 15 avril 1903 à bord
du croiseur Jeanne- d'Arc escorté par le Saint-Louis, l'Iéna,
le Charlemagne, le Gaulois, le Bouvet, le Jauréguiberry, l'Amiral-Pothuau,
le LatoucheTréville, le Chanzy, le Linoi, le Galilée et
les contretorpilleurs(On dirait de nos
jours: " croiseurs légers ".) Pertuisane,
Hallebarde, Rapière, Épée et Pique.
C'est à pleine vitesse que le Jeanne-d'Arc exécute la délicate
courbe de l'entrée du port et cette habile manoeuvre visible des
boulevards provoque l'admiration de la foule qui y est massée.
Au moment où le Président quitte le Jeanne-d'Arc son pavillon
est descendu du grand mât et il est salué des 21 coups de
canon que répètent les navires français et étrangers.
Ces étrangers sont nombreux, ce qui montre que la France est considérée.
Il y a:
- Pour la Russie: l'Empereur Nicolas 1" , l'Amiral-Krieger, mais
aussi l'Amiral-Nakimor, le Bayan, la canonnière Kraby (la flotte
russe sera en grande partie détruite l'année suivante par
les Japonais à Tsouchima).
- Pour l'Italie: le cuirassé Sicilia (amiral Frigerio) et les croiseurs
Garibaldi et Varèse.
- Pour l''Angleterre: le Magnifiscent (amiral Cuerzon How), le Mars, le
Jupiter, le Prince-George.
- Pour l'Espagne: Le Pelayo (contre-amiral Vinegra) (Le
lendemain arrivera le croiseur portugais Carlos 1" avec le contre-amiral
Marais de Souza. 3 - Une rue portera plus tard le nom de Warnier, du 2
rue Richelieu au 13 rue Michelet.).
Le Président est conduit à terre par un canot qui porte
un pavillon de soie aux initiales E. L., un deuxième canot transporte
le gouverneur intérimaire Warnier (3). Des baleinières suivent
avec les personnages officiels. Le Président débarque à
l'Amirauté salué de 101 coups de canon tirés par
les batteries de la Casbah. Qui accompagne Émile Loubet? MM. Fallières,
président du Sénat; Bourgeois, président de la Chambre;
Delcassé, ministre des Affaires étrangères; Pelletan,
ministre de la Marine; Maruéjoulzs, ministre des Travaux publics;
le général Dubois; l'amiral Pothier, chef de l'escadre de
la Méditerranée; le contre-amiral Marquer et également
de nombreux parlementaires.
C'est le maire, M. Altairac, qui souhaite la bienvenue au Président.
La musique des zouaves joue la " Marseillaise " et on procède
aux présentations. Puis le Président monte en voiture vers
la ville; aux portières galopent les généraux Bailloud
(4En 1912, le général
Bailloud fit élever, au Fort-l'Empereur, une sorte d'obélisque
creux, haut de 50 m que l'on dynamita en février 1943 car, paraît-il,
il servait de repère aux avions allemands.) et Deforsang.
Les caïds, les aghas, les bachaghas en manteaux rouges à broderies
d'or, constellés de décorations, montés sur les chevaux
richement caparaçonnés, forment une somptueuse escorte.
Avec le Président sont arrivés les représentants
de la presse de Paris et de la province. On voit également de nombreux
opérateurs de cinéma.
Les soldats et les membres des sociétés de gymnastique forment
une longue haie qui, en une ligne ininterrompue, s'étend du boulevard
de la République (ex-boulevard Impératrice Eugénie)
au Palais d'Hiver en passant par les rues
Bab-Azoun, Waïsse
et Constantine (Deux arcs de triomphe
ont été dressés: un en haut de l'avenue de l'Amirauté
et un à l'entrée de la rue Michelet. Des décorations
diverses ornent la ville en maints endroits. La mairie a fait border de
grilles de dessin oriental la partie de la Grande Mosquée longeant
le boulevard et compléter ce boulevard devant la mosquée
de la Pêcherie (Djem el Djedid) par l'établissement sur piliers,
d'un nouveau trottoir bordé par une balustrade de fer.).
Les enfants des écoles sont massés devant le bastion Waïsse
et saluent le Président en agitant de petits drapeaux. Le canon
tonne, les cloches sonnent à toute volée. La ville entière
resplendit de drapeaux et de fleurs et la foule fait un accueil enthousiaste
à Émile Loubet.
Au Palais d'Hiver, M. Étienne, vice-président de la Chambre,
présente à Émile Loubet la députation algérienne.
Les réceptions officielles suivent, puis les discours: Gérante,
sénateur; Vacher, premier président; Altairac, maire; Jeammaire,
recteur; Oury, archevêque; le muphti Maleki; Gastan, président
de la Chambre de commerce; le commissaire marocain Si El Ghebbas.
Au cours de ces réceptions, le Président décore de
la Légion d'honneur le docteur Bruch, directeur de l'École
de médecine; les professeurs Gsell et Basset; M. et Mme Parnier
; MM. Caston, Picard, Bel-Cadi, Lekhal, puis les amiraux et officiers
des escadres étrangères.
Dans la soirée, le Président inaugure, rue d'Isly, le nouvel
établissement de la Ligue de l'Enseignement (sise, précédemment,
boulevard Gambetta) et il y
fait chevalier le professeur Serpaggi (6
Il y eut une rue Serpaggi allant de la rue des Duc-des-Cars au boulevard
Maréchal-Foch.), président de cette Ligue.
Un grand dîner a lieu au Palais
d'Été où sont conviés les hauts
personnages officiels et tous les amiraux étrangers.
Le banquet est suivi d'une splendide fête de nuit à laquelle
assistent 3000 invités. La ville et le port sont illuminés
et tous les navires de guerre sont parés de guirlandes électriques.
Toutes ces lumières se reflètent sur l'eau calme, et c'est
un spectacle merveilleux. Le boulevard est illuminé sur toute sa
longueur par une décoration de festons et de tulipes. Le Président
et sa suite semblent frappés par la beauté des mosquées.
Le 16, après une grande revue militaire au Champ-de-Manoeuvre,
a lieu une nouvelle distribution de décorations. Dans l'une des
tribunes se trouve Mme Révoil, épouse du gouverneur démissionnaire
.
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Collection B.Venis
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Le 10 avril 1903, soit
cinq jours avant l'arrivée du président Loubet le gouverneur
Paul Revoil, cible d'une forte campagne de presse, avait donné
sa démission. C'est le député républicain
Charles Jonnart, grand connaisseur de l'Algérie dont il avait été
précédemment le gouverneur, qui devait lui succéder.
Le 17, c'est la visite du Jardin d'Essai. Le directeur Rivière
fait la présentation. Puis le cortège se rend au "
Ravin de la Femme Sauvage " et revient par le boulevard Bru d'où
l'on a un beau panorama sur la ville et ses environs. À midi, un
déjeuner est donné au Palais d'Été avec les
ministres, les élus locaux, les généraux Caze, Forsanz,
Bailloud, Gillet, Menestrel, Lamothe, Valery, le contre- amiral Marquer,
Mgr Oury, le préfet Rostaing et le commissaire du Congo de Brazza.
Dans l'après-midi, excursion dans le Sahel qui est paré
des couleurs du printemps. Puis visite de la colonne Voirol où
la colonie anglaise a élevé un arc de triomphe sur lequel
on peut lire " Save prosperity to France ", puis El-Biar dont
le maire est M. d'Aurelles de Paladine, puis Chéragas et son maire
M. Bordo, Guyotville et enfin Saint-Eugène où les maires
MM. Tissier et Cardaire présentent les hommages de la population.
Retour au Palais d'Hiver où il y a réception de l'amiral
portugais de Souza. Remise de nombreux cadeaux par la délégation
marocaine: tapis, tentures, harnais, armes de grande valeur. À
20 heures, banquet est donné au nouveau lycée sur l'esplanade
Bab-el-Oued (futur lycée Bugeaud) : 477 convives dans la grande
cour de l'établissement avec fleurs, verdure, oriflammes, faisceaux
de lumière et, bien entendu, musique.
À la droite du président on voit le maire M. Altairac et
à sa gauche, le président des délégations
financières M. Bertrand. Au champagne, il y a discours du maire
M. Altairac avec réponse de M. Loubet. À l'issue du banquet,
visite à l'Hôtel de Ville. Les conseillers sont présentés
au président qui paraît sur le balcon aux
applaudissements frénétiques de la foule. M. Loubet admire
le somptueux panorama qu'offre la baie d'Alger illuminée. Puis
le Président prend congé pour se rendre à la gare
où l'attend un train spécial (Les
wagons du Président sont arrivés quelques jours auparavant.
Celui réservé à M. Loubet comprend un salon en acajou
recouvert de panneaux de velours grenat bordé d'arabesques et d'inscriptions
en arabe, parmi lesquelles on lit: " Le soleil brille pour tout le
monde ". La chambre à coucher est tendue de velours et de
moire bouton-d'or ornée de broderies indigènes.).
À son arrivée au Bastion central, le navire portugais Don
Carlos 1" dirige sur l'ouvrage le faisceau de ses projecteurs électriques.
Les autorités réunies à la gare saluent le départ
du Président tandis que d'incessantes acclamations retentissent
le long des rampes du boulevard et que le vaisseau anglais "Magnifiscent"
lance dans le ciel des salves de fusées (il faut dire que le matin
même, pendant l'excursion du Président, le ministre français
de la Marine avait reçu, à bord du Saint-Louis, la visite
des amiraux étrangers).
Le 20, la ville d'Alger donne au théâtre de l'Opéra,
un bal en l'honneur des marines françaises et étrangères.
Le ministre Pelletan y assiste et la " Marseillaise " salue
son entrée. Suivent les hymnes nationaux russe, anglais, italien,
espagnol et portugais au fur et à mesure qu'arrivent les amiraux.
Un vin d'honneur est servi au foyer.
Le 23 dans la soirée, le Président revient à Alger.
Il a fait un long voyage. Après avoir visité le Constantinois,
il s'est rendu à Tunis.
Émile Loubet se rend aussitôt sur le Jeanne-d'Arc où
il doit passer la nuit. Il y est salué de 21 coups de canon. Il
donne à bord un dîner " intime " auquel assistent
M. et Mme Fallières, MM. Étienne, Maruéjoulzs, Altairac,
Gerente, Colin, Begeys, Warnier, Rostaing, les généraux
Caze, Bailloud, etc...
Le 24, Loubet quitte le Jeanne-d'Arc et se rend à la gare prendre
le train pour Tizi- Ouzou. Le soir, il revient et réembarque sur
ce même navire pour se rendre à Philippeville par mer. La
batterie de l'Amirauté salue le départ du président
de 101 coups de canon. Une foule énorme acclame M. Loubet. Le cuirassé
Du Chayla tire une salve de 21 coups de canon au passage du Jeanne-d'Arc
qui, peu après, disparaît vers l'orient.
Concl usion
Qu'il s'agisse des deux visites de Napoléon III ou de celle du
président Loubet, le récit qu'en fait H. Klein dans Les
feuillets d'El-Djezaïr, nous permet d'assister en filigrane à
l'édification de ce joyau qu'était, pour moi et tant d'autres
tout au moins, la ville d'Alger. Combien j'aurais aimé, m'étant
plus tard passionné pour l'histoire de l'Algérie, pouvoir
méditer sur les lieux mêmes où tel ou tel fait s'était
produit. Hélas! le temps a fait son oeuvre; le temps et la politique.
Restent les regrets et une indicible amertume !
Je ne sais si le lecteur partagera mes impressions mais j'avoue être
quelque peu effrayé par ces agapes, ces visites protocolaires en
coup de vent sans parler des échanges de décorations qu'on
distribuait généreusement. Oui, quid de ces visites? Je
me permets de douter de leur utilité, tout au moins quant à
la leçon que les politiciens au pouvoir en tiraient. Ils étaient
entourés de telle façon, avec une telle flagornerie, une
telle obséquiosité, qu'ils ne pouvaient appréhender
la réalité, ou plutôt les difficiles réalités
de l'Algérie française.
Les bachaghas, aghas, caïds, caracolant sur des chevaux richement
caparaçonnés n'étaient pas toute l'Algérie,
il s'en faut. Malgré le colossal effort que les Européens
ont fourni, le hiatus entre la ville et le bled n'a pas disparu et même
s'est peut-être élargi. Quant aux acclamations de la population,
elles s'adressaient certainement plus au symbole que représentait
le président Loubet qu'à son personnage lui-même (8Le
président de la République de cette époque n'a que
peu de pouvoirs. Le vrai chef du gouvernement est le président
du Conseil. Les élections de 1902 en France avaient amené
une Chambre des députés très à gauche et un
président du Conseil, M. Combes, farouchement anticlérical.).
Cette population européenne devait bien se rendre compte qu'elle
ne pourrait survivre sur cette terre africaine qu'avec le soutien de la
métropole. Petit à petit cependant, un état d'esprit
différent était apparu. Les Français d'Alger avaient
obtenu la création des Délégations Financières
donc, au moins en ce domaine, une certaine autonomie. Il y avait du travail
pour tous ceux qui acceptaient de fournir des efforts; bref la colonisation
était conçue pour accentuer la " francisation "
du pays. Certains néanmoins (trop rares hélas!) s'apercevaient
que, pour que l'influence française demeurât ou grandît
non seulement vis-à-vis de l'apport étranger mais aussi
par comparaison avec la population indigène qui connaissait une
démographie galopante, il fallait accentuer la venue d'Européens.
J'en cite des chiffres et je les rappelle. En vingt ans (1891-1911), la
population européenne avait augmenté de 221 000
âmes et la population indigène, en 10 ans, c'est-à-dire
moitié moins de temps, s'était accrue de 1 050 000 âmes
(18861896).
Il y avait dans les années cinquante (1950 bien évidemment),
une grande peinture allégorique dans la salle principale, ou le
hall d'entrée (ma mémoire peut me jouer des tours) de l'Assemblée
algérienne (9La première
Assemblée algérienne vit le jour après les élections
des 4 et 11 avril 1948.). Ce vaste tableau représentait
la République française, assise majestueusement sur un trône
monumental et les représentants des populations reconnaissantes,
toutes races confondues, venaient présenter leurs offrandes dans
une attitude de digne et respectueuse soumission. C'était une dangereuse
illusion et l'histoire nous l'a démontré. Cette illusion
fut aussi la mienne et je l'ai partagée avec la plupart des Européens
d'Algérie.
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