Alger, Algérie : vos souvenirs
La page de François Olivares
Souvenirs de souvenirs…
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mise sur site le 18-5-2006
+ réponse aux questions par Dominique

 
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Souvenirs de souvenirs…

-----------La femme que j'ai épousée se demande ce que je peux bien fabriquer depuis trois jours, scotché à l'ordinateur jusqu'à pas d'heure. Elle ne comprend pas, elle dont toute la mémoire familiale se trouve concentrée à trois heures d'autoroute d'ici, dans un rayon de 30 kilomètres autour de Lille… " Les gens du nord…. " Sacré Enrico….
-----------Et bien, je me balade sur votre site, avec boulimie, comme je me baladerais dans Alger, ville que je découvre grâce à vous, au gré des noms exotiques qui ont bercé mon enfance.
-----------Je déambule, de l'avenue Malakoff où résidait ma grand-mère, à la rue Henri de Grammont, plus " classieuse " sans doute, mais moins épicée. Ma grand-mère, elle parlait un drôle de sabir, un curieux pataouète bigarré fait de Castillan, de Valençais, de Français déformé, d'Arabe, agrémenté parfois d'une expression typiquement juive. Un casse-tête pour linguiste chevronné ! J'avais du mal à suivre…C'était une synthèse de Bab-el-Oued (voir ce lieu) ma grand-mère, une incarnation du métissage. Elle roulait les cigarettes à la Seita, pendant que mon grand-père (décédé en 1944 et inhumé à St Eugène) creusait des citernes pour les colons.
-----------Je risque une incursion à Sidi-Ferruch, lieu que j'associe je ne sais pourquoi à la fête de Pâques (voir ce lieu)…et à la mouna (mon père avait été apprenti pâtissier avant de se lancer dans la mécanique et maîtrisait parfaitement l'art de pétrir cette brioche sucrée dont le goût me revient rien que d'en parler), puis un petit tour au jardin d'Essai (voir ce lieu), où j'ai usé mes premières chaussures (pourquoi ce nom ? Il semble plutôt réussi sur les photos.)
-----------Un détour par la clinique des orangers, (voir ce lieu) où ma mère est arrivée, sur les chapeaux de roue de la 4CV (chapeaux qu'elle a d'ailleurs perdus quelques mois plus tard, la 4CV, soufflée par une bombe alors qu'elle attendait patiemment que mes parents sortent du cinéma. Un détail amusant qui me revient, mon père l'attachait, comme un toutou, à un réverbère, au moyen d'une chaîne cadenassée qui embrassait le volant et sortait par le déflecteur. J'en reviens à ma mère qui arriva donc aux Orangers, dans la nuit du 16 au 17 juillet 61, escortée par 2 motards, pour me propulser dans ce monde sucré, en pleine apocalypse. J'avais bien choisi le moment !
-----------Ah ! El Kettani, (voir ce lieu) haut lieu des loisirs paternels, où j'ai barboté moi aussi. Dieu sait qu'on m'en a rebattu les oreilles de ce lieu mythique, et au vu des photos, je comprends le peu d'enthousiasme de mon père à l'idée de faire trempette dans la piscine municipale de la ville de banlieue où nous nous sommes échoués : vapeurs chlorées à volonté et vue imprenable sur les tours HLM et le ciel désespérément gris. (Là j'exagère un brin, mais je suis Pied-Noir !) A propos, je connais, moi personnellement qui tape ces lignes, l'une des descendantes des bains Matarese. C'est une vieille dame guindée, (la mère de ma marraine), qui coule des jours sereins à Nice. Ma mère (à moi) intrépide voyageuse, avait séjourné plusieurs années chez cette personne à Casablanca, avant de s'installer à Alger, et elles sont devenues de grandes amies. Fermez la parenthèse.
-----------Oh ! Hussein Dey (voir ce lieu) : mauvais souvenir (quoique assez cocasse avec le recul), mainte fois relaté. Mes parents, excessivement confiants en l'avenir, y avaient acheté un appartement dans une résidence neuve, appartement qu'ils ont occupé un an à peine. Un soir de 1962, en rentrant de Saint Charles, ma mère eut la désagréable surprise de trouver nos meubles sur le palier, et une petite famille déjà bien installée dans nos murs. Grâce à des relations, elle a été relogée fissa (et nous avec), dans un appartement bourgeois de la rue Henri de Grammont, situé juste en face du lycée où elle enseignait. A toute chose malheur est bon.
-----------Désolé, mes parents ne comptaient pas parmi la clientèle des vôtres. Ils se faisaient tirer le portrait dans un studio de la rue de la Bouzaréah.

-----------Mon père s'est accroché comme une moule sur son rocher, jusqu'en 65. Je pense que si Ben-Bellah était parvenu à restaurer équilibre et sérénité, il y serait encore. Il se serait même fait musulman si ça avait pu faciliter les choses. Il est rentré (quoique le terme soit impropre attendu qu'il n'avait aucun ancrage en France), quelques jours avant le coup d'état de Boumédienne (peut-être l'avait-il subodoré ?) Il avait 40 ans.
-----------Ma mère, moins optimiste, avait fait ses valises fin 64, pris ses deux gosses sous le bras (mon frère bébé et moi), direction l'aéroport. En France, nous avons été recueillis et hébergés par ses parents, fatalistes, qui avaient vu leurs pires prophéties réalisées (Etait-elle assez sotte celle-ci, pour convoler avec un étranger et s'établir dans un pays de sauvages !!!) Soyons juste, entre 62 et 64, j'ai fait plusieurs fois la navette entre Alger et Clermont-de-l'Oise. Dès que ça chauffait un peu, on m'envoyait au vert (vive la Caravelle !), et ma grand-mère maternelle, bien que pas commode, m'avait en adoration.

-----------Après, une nouvelle histoire a commencé. Une histoire pas bien gaie pour nous, les mômes. " Purée ", ils nous en ont bassinés, gavés, saturés de l'Algérie…Ma mère, sur le mode de l'aigreur, mon père, d'un naturel taciturne (rien à voir avec la caricature du Pied-Noir exubérant et convivial) sur celui de l'amertume : repli sur soi, mutisme parfois interrompu par des colères intempestives.
-----------Et puis, c'est à croire que rien ne valait le coup en France. Tout était mieux en Algérie. (Même les crevettes…Il avait décrété que les crevettes françaises n'avaient aucun goût et n'en mangeait jamais). Etat d'âme sans doute partagé par ses frères d'infortune, au point d' inspirer à un publicitaire sagace et psychologue le slogan : " c'est bon comme là-bas… " pour vanter les qualités d'un couscous.

 

-----------Une ambiance de déprime chronique, sans cesse nourrie, de nostalgie morbide réalimentée en permanence. Bref, pour nous, ça a été l'over-dose. L'Algérie, fallait plus nous en causer à mon frère, ma sœur et moi, et dès que nous avons pu, nous avons pris la tangente, mis les voiles, foutu le camp le plus loin possible. Pour moi ce fut la Corée du Sud, et pour mon frère, l' Equateur, dont il est revenu précipitamment, avec femme et enfant au bout de 15 ans, (il ne supportait plus le climat de violence, la corruption, l'incurie chronique générale) rejouant en pire le scénario parental car lui, il est vraiment rentré avec une valise, sans un rond de côté et sans boulot.

-----------Mes parents, d'un point de vue matériel s'entend, n'ont pas laissé grand chose en Algérie. Ils ont sauvé l'argenterie, les verres en cristal, et même le frigo, que nous sommes allés récupérer au Bourget avec mon père, expédition en 404 break dont je me souviens comme si c'était hier . J'ai même retrouvé mes jouets ! Avant de quitter définitivement Alger, il avait pris le temps de fourguer sa bagnole, le mobilier, et le piano de ma mère, mais pas le frigo ! Peut-être s'imaginait-il que ces sous-développés de métropolitains, qui n'avaient pas tous les " commodités "à l'époque, ignoraient aussi l'usage du réfrigérateur ? Qui plus outre, il a été immédiatement recasé par la boîte qui l'employait à Alger (International Harvester , dont les armoiries, I rouge sur H noir, ornaient tracteurs et moissonneuses batteuses.)
-----------Un atterrissage en douceur donc, en comparaison du sort de tant d'autres rapatriés. Et, last, but not least, nous n'avons eu à déplorer aucune perte humaine dans l'opération. Personne chez nous n'a été égorgé, lynché, achevé à coups de pelles ou violenté, et si ma mère a bien été agressée dans la rue, c'était par un dingue échappé d'un asile… et ce sont des " indigènes " qui lui ont porté secours.
-----------Alors, ce deuil interminable qui dure depuis 41 ans, j'avoue que je ne pige pas. Les premières années, je ne dis pas, c'est chose normale, le temps de s'adapter, de prendre ses marques, de se reconstruire. Mais encore maintenant !!! Impossible d'aborder le sujet de façon rationnelle et raisonnable sans déclencher un tsunami. Non décidément, je ne pige pas cet aveuglement obstiné, ce masochisme, cette complaisance à la souffrance.
-----------J'ai évidemment regardé le documentaire (équilibré pour ne pas dire équitable, à mon sens) diffusé mardi soir sur M6, avide d'images que je suis. Un élément de réponse réside peut-être dans l'une des séquences montrant un méga pique-nique réunissant plusieurs familles qui célèbrent ensemble le soleil et le bonheur de vivre. Le sentiment rassurant d'appartenir à une petite communauté solidaire et protectrice, c'est peut-être cela que mon père (et tant d'autres de ma connaissance) n'ont pas retrouvé en France. Et puis, il faut dire que l'accueil n'a pas toujours été bienveillant, loin s'en faut. Mon grand-père maternel, et ce n'était ni anodin ni gratuit, nous appelait ses " p'tits bougnoules ." Je hais ce terme, je reprends quiconque le prononce devant moi et que je meure à l'instant si je mens, il n'est jamais sorti des lèvres paternelles, même en pleine crise, au moins depuis que je suis en âge de comprendre le langage articulé.

-----------Je ne sais pas ce qui m'arrive depuis quelques temps, une force en moi m'invite énergiquement à un retour aux sources. Ca commence à prendre un tour obsessionnel qui m'inquiète. C'est grave Docteur ? Retour du refoulé ? Crise existentielle ? En tout cas, il faut que je fasse le voyage, pour voir, pour sentir, pour m'imprégner, et pour transmettre… à mes filles. Je voudrais les convaincre, et me convaincre, qu'avant de devenir les morts-vivants qu'elles connaissent, leurs grands-parents ont été heureux…ailleurs

-----------En groupe ? Seul ? Je ne sais pas encore. J'ai commandé un guide (rare) à la FNAC, je tente de me procurer un plan-papier récent d'Alger (visiblement encore plus rare !) Même Google-Earth, si précis pour Tunis ou Casa, reste désespérément flou sur la Ville Blanche. Pas de bol !
Et puis, j'aimerais bien retrouver des gens de mon " lignage. " Ma grand-mère maternelle (Montaner) avait 6 frères et sœurs avec lesquels elle était fâchée à mort. Et comme fâchée, elle l'était aussi avec la nombreuse parentèle de son mari (Olivares), tout ce petit monde s'est dispersé sans laisser d'adresse. Certains sont peut-être restés ?

-----------Bien, je me suis un peu vidé la tête. Je vais retourner sur votre site voir du côté de Belcourt, (voir ce lieu) si j'y trouve des traces du grand Albert, mon idole.

-----------Amicalement, Olivares.

Le 17 mai 2006.


     
Bonjour, cher Bernard. Je viens de prendre connaissance de "Souvenirs de souvenirs" de F. Olivares, et reste un peu perplexe. Si vous le désirez, vous pouvez "publier" ce petit texte en réponse à ses questions.

Souvenirs encore vivaces

Chez les pieds-noirs, la fête de Pâques est indissociable du traditionnel pique-nique en forêt de Sidi-Ferruch ou de Baïnem. La mouna en est l'accompagnement gourmand incontournable.

Le Jardin d’Essais portait ce nom car il était un centre botanique expérimental.

Voilà peut-être quelques réponses à certaines de vos lacunes (dues au fait que vous n’avez jamais connu Alger si ce n'est du haut de vos 3 ans, sporadiquement et après le grand cataclysme de 1962).

Quelle chance pour votre famille de n’avoir rien laissé là-bas, ni matériel ni affectif ! Ce ne fut pas le cas pour la majorité des autres, ancrés dans ce pays depuis 3 ou 4 générations. Quelle chance pour vous d’avoir pu apporter en métropole les verres en cristal et l'argenterie (nous n’avions pas tous, loin de là, l’heur de telles richesses !!!) ! Enfin, et l’essentiel, quelle bénédiction de n’avoir eu à déplorer aucune perte humaine !

L’un de mes grands-pères a été assassiné, gratuitement, sauvagement, alors qu’il revenait chez lui après sa journée de travail dans le champ (il était propriétaire de quelques arpents à Laferrière près d’Oran – oh, non pas un « gros colon faisant suer le burnous », mais un humble paysan vivant chichement de ses quatre ou cinq vaches et de sa terre durement travaillée de ses mains).

Mon père doit la vie à un concours de circonstances extraordinaire : il avait été enlevé par le FLN en février 62. Heureusement, Belle-Maman faisait partie du personnel civil de l’armée, et a ainsi pu faire intervenir ses connaissances pour le retrouver et obtenir sa libération en octobre de la même année. Jamais il ne nous a rien dévoilé de ces interminables mois d’incarcération. Mais il en a gardé les traces physiques (de fort vilaines et longues cicatrices…) et morales jusqu’à la mort.

 

 

Mes parents, pareillement à tant d’autres, n’ont rien pu amener sur le bateau militaire qui les a déposés sur le quai de Port Vendres en cette fin d’été 62. Une valise contenant quelques vêtements, c’est tout. Personne pour les accueillir, pas de « cellule de crise », nulle part où aller… Et, à quarante ans, une existence à commencer, sur un sol inconnu, parmi des millions d’inconnus hostiles. Le hasard de l’administration les établira définitivement à Bordeaux. Les yeux de mon père erreront souvent sur ce ciel nuageux, à la recherche de tous ces amis perdus à jamais, de cette vie perdue à jamais, et des larmes couleront fréquemment sur ses joues.

Savez-vous ce que c’est que de voir pleurer son père ?

Oui, tout était mieux en Algérie : les amis, la famille, le pays que nos ancêtres avaient bâti et que nous continuions à faire prospérer (quoique certains en disent) notre maison, le climat... tout était bien mieux que la métropole, où nous sommes arrivés sans connaissance aucune ni des gens ni des coutûmes, où nous avons dérangé tout un petit monde bien installé dans son confort... .

Nos anciens ne se complaisent pas dans la souffrance. Ils ne l’ont tout simplement jamais surmontée. Cette douleur, c’est leur honneur intact ; ils marchent la tête haute. Y renoncer serait accepter de courber l’échine, puis mourir dans l’indignité. "


Dominique RENUCCI