SOIRS D'ALGER
1. - ARTISSES
IL y en a beaucoup à Alger, surtout
vers 1900. D'abord il y a les professionnels, ceux dont on attend les
débuts, au commencement de la saison théâtrale. Gare
aux si naturels ! Les abonnés votent ; et si l'artiste leur semble
insuffisant, ils le chassent. On a vu trois forts ténors reprendre
coup sur coup le bateau, après un échec dans les Huguenots.
C'est que beaucoup d'Algérois connaissent par coeur le répertoire
d'opéra et d'opéra-comique. Non seulement Alger a fourni
aux théâtres nationaux beaucoup de grands chanteurs, mais
encore, parmi les notaires, les avocats, les fonctionnaires, les médecins,
les magistrats, les courtiers de toutes sortes et même les représentants
de commerce, on compte une élite d'amateurs que le succès
public n'a pas toujours récompensés. Ils prennent leur revanche
dans le privé. Il est courant de voir, dans les familles "
bien ", vingt personnes, parents et amis, réunis le dimanche
après-midi autour d'un piano, et occupés à déchiffrer
ou à relire la partition de La Fille du Régiment ou celle
de La Traviata, ces deux chefs-d'oeuvre représentatifs du goût
algérien : l'un flattant l'orgueil patriotique, l'autre répondant
aux aspirations romantiques d'un peuple neuf, impulsif et encore peu averti.
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On se rend à son bureau en fredonnant Mignon ; on va condamner
un Arabe à cinq ans de prison en chantonnant Le Trouvère
; on vend des hectolitres de vin sur carte en sifflotant Rigoletto
; on va tromper son mari en fredonnant Lucie de Lammermoor
: Alger est une ville pleine de musique.
Il y a les cafés des chanteurs, ceux des musiciens ; parmi ces
derniers, le " Phénix " est le plus remarquable ; on
y voit souvent Verkerk le violoncelliste, un personnage de Franz Hals,
qu'on n'imagine pas autrement que devant un pot de bière plein
et dix soucoupes vides. Chaque fois qu'un bateau hollandais mouille dans
le port, le virtuose monte à bord, invite ses compatriotes les
officiers du paquebot et ce sont de grandes beuveries nordiques, entremêlées
d'art et de philosophie, sous un ciel africain. Dans la rue on se montre
les vedettes de la flûte, du hautbois, de la clarinette et du piston
; ce sont des générations d'instrumentistes : les Néri,
les Bocchi, les Estrella, les Barboteux, les Moêbs, les Servais.
Il serait impossible de dénombrer les " sympathisants "
: leurs noms évoquent ceux des vieilles familles d'Alger, la gentry
des Tournants
Rovigo, de la
rue Bab-Azoun et de la
rue d'Isly qui, par son modernisme, attire à elle l'avant-garde
de la bourgeoisie. Des noms comme Murat, de la Primaudaie, Deshayes, Béguet,
Dermineur, voisinent fraternellement avec ceux des Mame, des Malinconi,
des Azéma et de toute la fleur de la Méditerranée,
leurs égaux sur le plan culturel et en particulier musical. De
cette union naîtra la jeune génération d'intellectuels
algériens : écrivains, musiciens, peintres, sculpteurs et
savants. A cette époque, on peut dire qu'à Alger tout le
monde avait une voix, tout le monde chantait. Beaucoup écrivaient
des vers, composaient des mélodies. Cela ne faisait de mal à
personne et faisait tant plaisir à ceux qui se consacraient ainsi
au culte de l'Art ! La vague d'esthétique gagnait les gens du peuple,
les bonnes, les décrotteurs, les salaouetches et les voyous des
rues. Il y a eu là un mouvement comparable à celui de la
renaissance. Toutes proportions gardées.
Mais il n'y avait pas que des amateurs fervents. Il y avait ceux qui n'hésitaient
pas à se réunir dans des endroits publics pour mettre en
commun leurs ressources vocales et les vouer au culte de Gounod, de Bizet,
de Reyer, ou du grand des grands : Meyerbeer, l'idole de la bourgeoisie
française. Ces choristes hommes du monde avaient aussi leurs cafés
; le plus typique était celui qui, alors, se trouvait situé
à
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l'angle de la rue du Hamma et de l'escalier conduisant rue Rovigo. La
proximité du Théâtre
Municipal lui conférait un authentique caractère
artistique. Là, des docteurs en droit ou en médecine, des
agents voyers, des courtiers d'assurances, des experts en tout, même
en opéra, se réunissaient chaque soir à l'heure de
l'apéritif. Attablés autour d'absinthes et d'anisettes propices
à l'art lyrique, ils passaient en revue les grands motifs du répertoire.
Les pages chorales surtout trouvaient en eux des interprètes particulièrement
enthousiastes : le choeur des Soldats de Faust, celui des contrebandiers
de Carmen et, les soirs où l'on était en pleine forme :
la Bénédiction des poignards des Huguenots ou le choeur
des guerriers de Sigurd, faisaient retentir les airs de joyeux cris...
Le verre d'anisette en main, Escamillo s'expliquait avec les collègues
de Don José et le comte de Saint-Bris, entre deux purées
de pernod bien tassées, promettait plaie,s et bosses aux compagnons
de Coligny. Les braves familles dont les salles à manger donnaient
sur la paisible rue étaient régalées jusqu'à
une heure tardive, de " Gloire immortelle de nos aïeux ",
de " Toréador, en garde ", de " Pour cette cause
sainte ", et de ce petit choeur qui se termine par " Vive Coligny,
Vive Coligny, Coli-gnipp ! " Pourquoi ce " gnipp " à
la fin ? On ne l'a jamais su, mais à Alger il était de rigueur.
Braves gens si simples, si intelligents, si compréhensifs, comme
vous étiez sympathiques ! Nous aimons à vous évoquer,
vous qui peut-être ne chantez plus aujourd'hui et qui n'aviez pas
honte d'entrecouper vos chants héroïques, d'exclamations appartenant
au répertoire ordinaire des ouailliounes, des fourdinas,
des fourachaux et des salaouetches ; vous étiez aussi de
cette grande famille de l'Algérie, dont les spécimens étaient
de types divers, mais à qui le soleil et le bon temps d'alors avaient
forgé la même âme, une âme fraternelle et joyeuse.
Pour nous tous, qui à force d'entendre nos familles se gargariser
avec La Favorite, Guillaume Tell et Robert le Diable, faisions
nos devoirs en nous donnant des airs de basses profondes ou de barytons,
nous en sommes arrivés, après avoir connu, aimé ou
combattu tous les courants de l'art, du poncif au dada, à courir
après ces pauvres souvenirs familiaux et musicaux, comme on veut
rattraper des illusions à jamais perdues : opéras minables,
drames lyriques cocasses, vous avez bercé notre jeunesse, vous
et les cirques misérables et merveilleux où
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il y avait peu de clowns, peu de chevaux et peu de bêtes féroces,
mais où il y avait du génie.
Grands cirques d'aujourd'hui qui voyagez en tracteur avec mille tonnes
d'accessoires, de troupeaux d'acrobates, de jongleurs et d'écuyers
et des jungles entières enfermées dans des cages d'or, comme
vous représentez peu d'imagination en regard de ces roulottes de
quatre sous, de ces coureurs de routes, de ces forains-artistes qui nous
éblouissaient ; le jour, nous allions les voir faire leur cuisine
et rapiécer leurs oripeaux qui le soir, sous l'incandescence des
lampes à acétylène, faisaient tant d'effet ! Ils
parlaient un affreux langage que nous comprenions parce qu'il était
fait de tous les jargons méditerranéens ; c'étaient
de vrais cirques de salaouetches, composés d'humoristes à
deux et à quatre pattes. C'est de leur énorme dynamisme
qu'est né un Charlie Chaplin. Et, pour une fois, la montagne n'a
pas accouché d'une souris.
Le patron, parfois, avait fait un peu de prison ; il était en même
temps cocher, dompteur, hercule et administrateur-délégué.
Sa femme (?) exerçait tour à tour les fonctions de caissière,
de soigneuse d'animaux domestiques, de cuisinière, d'odalisque
et de liseuse de pensées ; c'était elle que certains illusionnistes
faisaient disparaître dans un dé à coudre à
la fin de la soirée ou qu'un terrible sorcier, beau-frère
du directeur, coupait en morceaux à l'aide d'une scie en bois.
Le type qui faisait des poids portait des doubles bas pour cacher ses
varices. Si quelqu'un de la troupe avait une fille, elle était
l'écuyère. Sa jeune poitrine était presque toujours
serrée dans un corsage d'un rose éteint, semé de
paillettes ternies ; ses bottes étaient en toile cirée mais
son sourire valait une recette. On la voyait, debout sur une rosse réformée
par l'armée, se livrer à mille tours. Le clown partageait
son temps entre la piste et la pêche à la ligne. Quant à
l'Auguste, il faisait tout : le marché, les écritures, le
ménage ; il était menuisier, serrurier, artificier et décorateur
; il plantait la tente et écrivait les textes comiques s'il en
fallait ; si personne ne voulait mettre sa tête dans la gueule du
vieux lion, les soirs où ce dernier était mal luné,
c'est l'Auguste qui se sacrifiait. Drôle de métier, n'est-ce
pas ? Le crâne tondu, orné d'une mèche en houpette,
son maigre corps perdu dans un frac trop grand et couvert de taches, une
carotte ou un navet à la boutonnière, ganté de toile
à sacs et chaussé d'espadrilles, il se prodiguait auprès
des hommes et des bêtes ; car il y avait toujours une jument et
un poulain (ce qui ne coûtait qu'un seul cachet pour
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toute la famille) un cheval corse, un chien savant et quelquefois un lion,
acheté en solde dans une ménagerie en faillite. Tout le
monde était musicien, tout le monde était acrobate, tout
le monde était poète. Quels grands artistes ont ainsi campé
sur l'esplanade
Bab-el-Oued, aux Portes d'Isly ou au milieu du terrain vague
entourant la prison de Barberousse ! Nul ne saura jamais ce que vous doit
notre génération, qui a eu la chance de vous connaître.
Gloire aux salaouetches ! Vous avez été nos vrais maîtres
; vous nous avez révélé les quelques secrets éternels
pour faire rire les autres, faute de pouvoir les aimer ou les faire pleurer.
Cirques de quatre sous, vous étiez la vérité. Et
la farine qui couvrait vos visages de Paillasses était encore un
produit de la nature. Aujourd'hui la chimie des maquillages savants a
placé une cloison étanche entre nos coeurs et ceux de vos
successeurs. Jadis Alger connut le Cirque Rizarelli. Enfin Malherbe vint
: et l'on vit Rancy, cette Comédie-Française du cirque.
Le progrès amena même le Cirque Giuntini, qui présentait
un corps de ballet et jouait des pantomimes à mise en scène.
Mais déjà nous n'y allions plus ; nous n'avions plus rien
à glaner dans ces grands magasins ambulants ; nous leur préférions
le music-hall naissant, qui apportait à Alger un souffle venu d'ailleurs.
L'Amérique inconnue, l'Asie mystérieuse, et je ne sais quelle
frénésie anglo-saxonne, venaient nous surprendre à
la porte de l'Afrique, sous l'aspect d'un " comique excentrique ",
d'un jongleur de poignards ou d'un pied de girl levé à la
hauteur des yeux. La rue d'Isly et son Casino ont marqué un moment
de cette génération : celui où tout jeune garçon
même le plus intelligent, est assez bête pour avoir honte
de son passé, et pour rougir d'avoir été simple,
naïf, naturel.
Il nous fallut les gommeuses, les marcheuses, les diseuses, les comiques
à grivoiseries, les apaches de bazar et les chansons vécues
pour provinciaux, nous frimes sous l'empire de ces fracs à camélia.
de ces cheveux cirés, de ces grosses filles qui furent autant de
Maé West avant la lettre. En somme, pour nous, ce fut l'âge
ingrat.
Mais revenons à l'histoire du lyrisme algérois proprement
dit. L'armée n'était pas exclue du grand mouvement artistique
dont s'honora Alger de 1890 à 1905. Chaque soir, après la
soupe, on pouvait voir un certain nombre de zouaves, d'artilleurs et de
tringlots figurer au Théâtre Municipal. Le cachet,
primitivement fixé à un sou, fut porté à dix
centimes en 1900 et atteignit, sous certaines directions, la somme de
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cinq sous. Mais la main-d'oeuvre militaire,
excellente pour défiler, se révélait insuffisante
lorsque la figuration devait faire preuve d'initiative. Dans ce cas, le
Théâtre faisait appel aux civils ; toute une bande de salaouetches,
guettant cette aubaine, se tenait dans les petits bars voisins de la Place
Bresson, où le régisseur était sûr de les trouver
en cas de besoin.
Les vieux Algérois n'ont peut-être oublié ni ce gros
chef de claque qu'on surnommait " Piment doux " et qui s'appelait
Baldafarina le père, ni l'entrepreneur de figuration qui portait
le sobriquet de Calaô, parce qu'il avait les jambes torses.
Les hommes de Calaô étaient notamment appréciés
lorsqu'il fallait donner en scène l'illusion d'une bagarre ou simplement
d'un remous de foule. Ainsi en était-il dans Lakmé où
les amis de Nilakanta, on le sait, doivent, à un moment donné,
entourer le jeune Gérald. Ces gens, avait expliqué
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le second régisseur, un nommé " Pi-ouitt ", doivent
être menaçants.
- Vous comprenez qu'est-ce que c'est " menaçants " ?
demandait Calaô à sa troupe, après lui avoir rapporté
les explications de Pi-ouitt.
- Y alors, qu'on comprend, affirmait Tromba, ça veut dire qu'on
lui sort des ensultes et tout.
- Manco c'est ça, protestait le chef, il faut pas parler.
- Mais on peut li donner trois ou quatre coups de genoux dans le ventre,
une supposition ?
- Non plus, écoutez ça que je vous dis moi, pour la mort
de vos os ! " Menaçants ", ça veut dire que ni
tu parles ni tu frappes.
- Alors quoi on fait ?
- On lui jette les yeux empoisonnés, avec la figure méchante
et tout, et les mains comme si tu vas le casborer, mais pas plus : tenez,
comme ça...
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Et Calaô prenait l'air d'un boeuf irrité, en louchant effroyable.
ment. Une voix timide demanda :
- Cracher on peut ?
- Quoi, cracher ? Ti es pas fou !
- Si on peut ni l'ensulter ni le frapper, peut-ête on peut lui cracher
à la figure... aussinon, oulla, nous avons l'air d'une bande de
c... !
- Ay ! ay ! ay ! Je vous dis : rien faire. Faire skouza seulement de tout
ça que vous voudriez faire, mais que vous pouvez pas, sinon le
Directeur il vous donne pas les cinq sous ; vous avez pas compris, non
? Simulacre, dinizebb !
- Simulacre, simulacre, confirma la bande.
Le soir, le ténor Flachat, au moment de l'agression, se vit soudain
environné de conjurés grimaçants, gesticulants et
si redoutables quoique muets, qu'il fit un pas en arrière.
- II a la sousto ! cria une voix au poulailler.
Un gros rire courut dans la salle. Enhardis par ce compliment, les figurants
entourèrent Gérald si étroitement que l'assassin
ne put parvenir à le frapper. Le ténor n'avait plus rien
à dire et attendait le coup mortel. Le chef d'orchestre, la baguette
en l'air, interrogeait du regard le brahmane. Celui-ci fit un signe au
plus proche des figurants, puis se voyant incompris, il eut un geste que
l'autre interpréta mal car il s'élança sur l'officier
anglais tête baissée. On eut beaucoup de mal à le
tirer des mains de l'Hindou forcené qui s'appelait d'Orto et était
marchand de poisson à la Pêcherie. Vivement semoncé
par son chef à la fin de la représentation, il devint furieux
et promit d'attendre ce " bâtard de Mozabite qui l'avait embrouillé
" (il désignait ainsi le père de Lakmé). Il
fallut de nombreuses explications et de non moins nombreuses anisettes
pour faire comprendre à d'Orto qu'il avait commis une faute grave,
surtout au point de vue artistique. Quant au poignard qui devait blesser
l'Anglais à mort, il avait disparu. Le régisseur dut en
acheter un autre, car aucun des amis ne l'avait ramassé, ni même
vu.
Un autre soir, on donnait La Juive, ce qui, en 1898, était
assez imprudent. Le régisseur avait bien expliqué à
Calaô de quoi il s'agissait et le chef de figuration, à son
tour, donnait à sa bande les derniers conseils.
- Vous avez bien compris ? Je répète : Eleazar il travaille
un dimanche pourquoi il est juif. Alors le chef des curés il se
le fait arrêter. Bon. Alors vous autes, vous
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êtes là, vous êtes le peuple, quoi : les salaouetches
de ce temps-là. Bon. Alors, quand on emmène le Tchâabab
à Barberousse, vous êtes contents et tout.
- On rigole, alors ?
- Non, vous criez et vous lui montrez le poing, comme ça, comme
soi-disant que vous vous penseriez en dedans : " Si jamais je te
tenais toi, la tchidente ! "
- Qu'est-ce qu'on crie ?
- Comme ça : Ho-o-o ! Ho-o-o-o ! A mort ! A mort !... Pour pas
que vous commencez à gueuler n'importe comment et que le monde
il entende pas la musique, on a réglé tout ça. Entention
! vous criez seulement quand le Grand Juge il s'avance et il lève
le bras. C'est Quiquo qui fait le Grand Juge ; le deuxième ténor
il se le poussera quand c'est qu'il faudra qu'il s'avance et qu'il lève
le bras. Ousqu'il est encore, Quiquo ? Comment ça se fait qu'il
est pas là, le Grand Juge ?
- Il est en prison. Il a cassé trois dents à un Mozabite
hier soir.
- Alors je vais être obligé de le faire moi.
- Avec tes jambes torto ?
- Manco on les verra, j'aurai une robe... Bon, alors, recommencez à
crier. Entention ! je suis le Grand Juge, je lève le bras... Haïdé
!
- Ho-ô huo-o-ou-oh !... A mort !...
- Assez !... Pas plus... C'est fini. Après c'est la musique qui
parle. Et pis c'est pas huo ! huo ! qu'il faut crier, pourquoi y a pas
des chevaux. C'est Ho-ho !... comme quand tu fais " Conspuez Lutaud,
conspuez... "
Le soir, chacun est à son poste ; Calaô, au signal, fait
un pas en avant et lève le bras. Une rumeur salue ce geste : "
Ho-o-o ! A mort !... " Mais l'un des figurants trouve cette manifestation
trop vague. Il attend que ses collègues aient fini de brailler
et il profite d'un court silence pour crier d'une voix perçante
: " Vive Régis ! "
C'est du Courteline. Du Courteline algérien, si l'on peut accoupler
ces deux mots. Et c'est tout dire.
La Direction ne court pas les mêmes risques avec la claque. "
Piment doux " sait fort bien faire partir les battoirs de
ses complices. Chacun reçoit un " fauteuil de zouave ",
c'est-à-dire une place de poulailler et doit applaudir, sur un
signal du chef. Le ballet, surtout, doit être accueilli
175.
avec enthousiasme. Il n'est pas défendu
d'ajouter un " brava ! " pour les femmes, un " bravo !
" pour les hommes, ou un " bis ! " aux battements de mains.
Le grognement de joie est même autorisé, à condition
qu'il ne dépasse pas les bornes de la décence. C'est ainsi
que la Direction a jugé que le " soupir " par lequel
l'un des " claqueurs ", un nommé Dominique le Boiteux,
manifestait son émotion artistique, pouvait prêter à
équivoque et offenser au lieu de flatter, la première danseuse,
une certaine " Gigots Fins ". Aussi pria-t-on cet admirateur
intempestif de n'ajouter aucun autre bruit à celui de ses larges
mains ; il convient de dire qu'il attendait que le silence se fût
rétabli pour exhaler aussi bruyamment son amour de la chorégraphie.
Tout le monde chante à Alger. Avec ou sans méthode. Mais,
quand on a les moyens, n'est-ce pas, autant apprendre à chanter
comme on doit chanter. Les cours de chant abondent. Il n'est pas un concert
mondain digne de ce nom où l'on n'entende l'air de Micaela,
les Larmes du Cid, celles de Werther, celles des Noces
de Jeannette et l'inévitable " Sombres forêts...
" On peut dire que " Je dis que rien ne m'épouvante ",
" Pleurez mes yeux, coulez, triste rosée ", " Les
larmes qu'on ne pleure pas font mal ", " Lorsqu'on nous fit
asseoir en face du notaire " et " So-o-ombres forêts...
" ont eu plus d'influence sur la génération féminine
de cette heureuse époque, que Haendel, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven,
et Wagner réunis. Mais il serait injuste de ne pas ajouter qu'il
se trouva de vaillants admirateurs, comme Bruniant, des animateurs, dont
Charles de Galland fut le plus représentatif, pour s'attacher à
faire connaître au public algérois les maîtres allemands,
russes et même français car l'on prit l'habitude de lire
sur les affiches des Concerts populaires les noms de nos Berlioz, Fauré,
Debussy et du Belge César Franck.
FESTIVALS ALGÉROIS
Une soirée artistique et dansante
à la Lyre Algérienne vers 1900 donnait une idée assez
juste de l'évolution du sens musical et théâtral à
Alger. On y entendait des chanteurs et des fantaisistes. Un nom demeure
attaché à cette floraison vocale : Salerno. On revoit très
bien les trois
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syllabes, suivies du morceau classique : " Le Cor ".
Morceau de bravoure, dont le poème était rendu incompréhensible
par la technique des professeurs. Les vers de Vigny donnaient à
peu près ce qui suit :
J'ôômo
lo son deu cor
Le souôôr au fond dais bouôô
Souôô qu'il chonto leu plors de la buche aux abouôô
O radio deu chassor quo l'écho feuble accouille
Eu quo lo vont deu Nord porto do fouille en fouille
Quo do fouôô, soul dons l'ombro
A munuuu domoreu
J'au souru-ii do l'ontondro
Eu pleus souvon ploreu
Caur jeu croyeus ouür do ceus bruü prophétuqueux
Qü preuceudeueunt lau moourt deus poloduns antuqueus
Oômes deus cheuvalueurs
Reveneuz-vôs oncore
Eut-ceu vôs qü parleuz aveuc lau voua deu Cor
Ronçovoux, Ronçovoux
Dons fo so-ombreu valleue
L'ombro deu Bron Rollon n'eust donc pô consoleue |
Ce classicisme de technique vocale ajoutait
une langue nouvelle, la langue des professeurs de chant, au français,
à l'espagnol, à l'italien, au maltais, à l'arabe,
au sabir, au pataouète et au cagayous, qui formaient habituellement
le jargon qui a charmé nos oreilles pendant toute notre jeunesse.
Inutile de dire que cette partie du programme était écoutée
avec respect. Mais les visages se déridaient lorsque Pilato paraissait
et entonnait l'une de ces chansons purement algériennes qui furent
alors si goûtées du public. La plupart du temps elles étaient
écrites sur un timbre connu, par des poètes dont les noms
n'ont pas toujours eu la célébrité qu'ils méritaient,
où même ne sont pas passés à la postérité.
Telle est celle qu'un écrivain du terroir avait rimé sur
l'air de " Elle est épatante cette petite femme-là
", alors en vogue. Pour en apprécier toute la saveur il faut
se rappeler la mimique dont l'accompagnaient un Pilato, un Ravel ou même
un " Cagagnouss ", ce chanteur des rues, dont le gibus défoncé,
les yeux rongés par l'ophtalmie, la redingote et les grimaces outrées
ameutaient les passants aux carrefours :
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J'l'a fi connissance
Dans la rue Randon
Chez on Mozabite
Avic oun' p'tit' femme
Qu'il en a vingt ans et dis yeux fripons
J'l'a voulu tot souit' diclari ma flamme
Ji m'approch' doc'ment
J'livi mon chéchia
J'loui dis : " Mazmouzill, ji vos trov' gentille
Venez chez Makhlouf mangi la loubia
Apri nous faisons cousina d'famille. "
Ell' est ibatant' citt' bitit' femme-là
Elle a boulotti trois bols di loubia
Un' portion d'ch'tit'ha, on plat d'couscouss
On dozaain' di karmouss
Quand nos somm' sortis, y m'a dit Makhlouf
La mim' soge on ch'val citt' ross-là y bouff
Por vo boulotti l'arjann fissa
Y en a bas dos coumm' ça...
Quand nos somm' partis
Di citt' restaurant
J'l'a pris par le bras, la bitit' Madame
Y nos somm' montis
Rue d'la Lyre, viv'ment
Por hoir' l'anisett' au Bar des Réclames
J'y a dit au patron : " Ya m'sio Mardoché
Atinou chacun un' bitit' miquette
J'la fi on cop d'Borse, hier sour li Marchi
C'ist bor citt' rison nos fisons la fite"
Ell' est ibatant' citt' bitit' femme-là
Il a bu tot' sol un lité di mahia
Dos absinth' meskoun y quat' Picon,
Avic on d'mi siphon. .
Quand nos somm' sourtis il en avi la tasse
Y voli rentri dans l'café d'en face
Por oun' mahiatiq', oulla baba,
Y en a bas dos comm' ça...
|
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Comm' ill' était saoule
Quand nos somm' rentris
Ell' mi dit : " Chloumou, matahamel la bile,
Si ti veux, chiri,
Bor' t'fir rigouli
Ji vas fir' la dans' comm' li femm' kabyles "
Ji Joui dis : Taïba, ti f'ras bian blizir,
Vos ît bien aimabl', j'ti donn' mon parole,
Enliv' vot' vît'ment bor bas li salir
J'va fir' derbouka vic on vieill' cass'role
Ell' est ibatant' citt'
bitit' femme-là
Y remoue l'darrièr'
comm' la bille Fathma,
Quand y danse ti
voir si b'tit' nichons
La mim' soge di
ballons
Si jamais ti la
voir ti viandras fou.
Oulla, mon zami,
y t'viandra gousto
Bor la dans' di
venté y di ziza
Y
en a bas dos comm' ça... |
Le genre " chansonnier Montmartrois-Arabe
" n'était pas, lui non plus, à dédaigner. Un
certain Benoît obtenait un certain succès aux soirées
artistiques du Petit Athénée et de l'Estudiantina de Bab-el-Oued,
avec une sorte de couplet documentaire écrit sur une musique inédite
:
Les Arab' ils font l'couscous
Avec di batata
Marga, ch'titha, sauc' fine
Poivrons y zoubergines
Oull' hak Rebbi, ti lich' li doigts
Dans tout' citt' gargote-là
Ti pay' pas cher, ti bian boulotti
Chez les Arabes d'Alger. |
Quant à l'auteur lui-même, qui,
à ce moment, traduisait Aristote et Sénèque, il rougirait
peut-être aujourd'hui d'avoir signé ce couplet d'actualité,
adapté au rythme de " Viens poupoule " et chanté
lors d'une matinée du " Myosotis " au moment du voyage
du Président de la République en Algérie :
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Loukann ti vian, Mossié Loubet
Por visiti Alger
Bizouann ti passi par Biskra
Por di datt' ti bouff'ras
Viniz mi voir, ti fir plizir
Entention ti priv'nir
Comm' ça ji pripari gourbi
Por qu'ti en as tout l'fourbi
La Fathma
La Smala
Et pis tout qu'est'c'qu' ti vodras.
Vian Mimile, Vian Mimile, vian... |
Heureusement le refrain n'a pu être
reconstitué de mémoire. Mais il devait être digne
du couplet... Ah ! si nos professeurs avaient su à quoi nous occupions
les loisirs que nous laissaient nos " humanités "...
PÉNÉTRATION
PACIFIQUE
Les jeunes indigènes eux-mêmes
suivaient le mouvement qui allait faire d'Alger la capitale culturelle
qu'elle est restée par la suite. C'était le temps où
ce qu'on pourrait appeler la politique algéro-marocaine était
l'objet de bien des discussions ; les méthodes suggérées
variaient avec les gouvernements et les gouverneurs ; les formules succédaient
aux formules et il se créait ainsi une curieuse terminologie. Pour
réagir contre le système de la force, que prônaient
jadis feu les " bureaux arabes ", certains préconisaient
celui de " l'assimilation ". Puis fut lancé le slogan
de la " pénétration pacifique " du Maroc et de
l'Algérie, qui prêta d'ailleurs à des histoires faciles
que colportèrent les commis- voyageurs faisant leur tournée
de Mers-el-Kebir à Sfax.
L'assimilation - il faut bien le dire - se faisait d'elle-même.
Déjà on savait que les petits Arabes étaient doués
pour l'imitation. C'est ainsi qu'une bande de décrotteurs, assis
chaque jour le long du mur d'une école enfantine, entendaient rabâcher
par les moutards cette scie que vous avez tous connue :
180
Je le tiens, ce nid de fauvettes
Ils sont deux, trois, quatre petits. |
Les cireurs, eux aussi, chantaient en choeur,
mais à leur façon ; ils s'accompagnaient en frappant sur
leurs caisses à cirage comme sur un tam-tam, sur l'air bien connu
de : " Ouahad echchikh ou setta l'ahadjouza " (Un vieux et six
vieilles...). Voici ce que cela donnait :
Ji li tiann' ci nid di fouvittron
Y sont do trouquatre biti-it
Dipouis si longtann ji vos guittron
Pôvres voizeaux vous voilà pri-is
Hon-hon ! Hon-hon !
Crii, piailli, bitit' ribelles
Dibatti-vô mais c'est en va-ann
Vos en avis pas encor diz filles
Comma ti sauv'ras di ma ma-ann
Hon-hon !
Hon-hon ! |
Mais ce n'était là qu'un côté
de cette " civilisation " qui prenait, dans les couches les
plus élevées de la jeunesse indigènes, un caractère
d'intellectualité plus
181
accusé. Il y avait, en ce temps-là, un brave type qui s'appelait
Sintès et qui avait organisé des cours populaires de solfège.
Une des sections de l'enseignement qu'il donnait était fréquentée
par de jeunes élèves d'une école arabe. Ce Sintès
taquinait la Muse, qui le lui rendait. C'est à son inspiration
qu'était dû certain morceau plein de poésie ; mais
l'auteur, malheureusement, plaçait son sujet sur un tel plan, s'était
servi d'un vocabulaire si distingué, qu'il est difficile de transcrire
ses vers en sabir sans les rendre parfaitement incompréhensibles.
Le lecteurs imaginera la saveur que pouvait prendre la prononciation de
ces strophes, interprétées par de jeunes indigènes.
Il s'agissait du rossignol. Ecoutez ce qu'il disait :
Je suis l'oiseau chanteur, le tendre virtuose
A la sonore voix
Luth ailé du printemps, délice de la rose
Charme vivant des bois
Je suis des belles nuits sereines et sans voiles
L'esprit mélodieux
A vous mes doux concerts, ô riantes étoiles
Lys du jardin des cieux
A vous mes doux concerts
(bis)
O rian-tes é-toi-les
Lys du jardin des cieux.
Tandis que la rosée
Egrène sur la terre
Son écrin virginal
(bis)
Je déroule au baiser
Du zéphire solitaire
Mes notes de cristal (bis)
Le nectar éthéré s'épanche avec mollesse
En charme sur les bois
(bis)
Et mon chant verse à flot, rosée enchanteresse
Les larmes de ma voix.
(bis) |
Sauf erreurs ou omissions, voilà ce
que chantait, le jour de la distribution des prix, en Juillet 1904, à
la fin de son année scolaire, le jeune Belkacem ben Larbi, fils
d'un marchand de moutons, un garçon de seize ans qui venait d'engrosser
une laveuse de la rue du Divan.
182
AÈDES ALGERIENS
Mais à côté de ces adaptateurs,
Alger comptait de véritables créateurs. Ce ne fut pas toujours
sur une scène même d'amateurs - que l'on put apprécier
ces intéressants fournisseurs du folklore. Dans la rue, sur les
places, au port, partout où fleurissait le salaouetche, on pouvait
entendre des chansons dont les auteurs, bien souvent, sont restés
ignorés. Certains sont des chefs-d'oeuvre d'humour ; lors de réunions
amicales, au dessert, lorsque chacun pousse la sienne, il nous est arrivé
entre deux romances ou deux histoires poivrées, de tirer notre
crayon pour essayer de recopier sur un calepin une chanson naïve,
pleine de suc, que nous chantait un inconnu. Des souvenirs assez précis
vont peut-être reconstituer pour le lecteur l'atmosphère
d'une de ces scènes algériennes et lui permettre de la goûter
autant que celui qui s'efforce de l'évoquer.
C'est l'été, pendant l'exode des Algériens aisés
qui vont chaque année prendre leur bain de France ou se rendent
à Vichy et à Vittel afin d'y payer leur tribut à
LL.M.M. le Paludisme, " l'Hépatisme et à l'Arthritisme
et Cie ", Société anonyme à responsabilité
limitée mais au rendement illimité. Le restaurant Jaumon
profite des vacances de cette clientèle, qui est la sienne, pour
faire repeindre sa véranda vitrée. Deux ouvriers s'y emploient,
l'un, Pastoriani, barbouille à grands coups lents les " plats
" des portes et des soubassements, l'autre, Lobato, passe sur les
moulures, les poignées et les encadrements des portes et des fenêtres,
le pinceau court et dur que l'on doit manier rapidement, en " picorant
", comme dit le contremaître, Torregrosa.
Chacun des deux " artistes " chante un air approprié
à la cadence de son travail. Et voici ce que purent entendre le
dimanche 1" Août 1905, les dames et les jeunes filles qui,
sortant de la messe, passaient par l'escalier longeant le restaurant.
Pastoriani, très sérieux, chantait avec sentiment et aussi
avec un effroyable accent bônois :
Je m'ai connu une fumelle
Qu'en' faisait bien battre mon coeur
Quand je passais en côté d'elle
A la mort j'avais du bonheur
Mais dio cane, dio Madone, |
183
Un beau soir, les morts de sa race,
Un qu' pas même il était de Bône,
Y vient m'l'engantcher, y s'l embrasse
Un malheur j'ai fait là-bas-d'dans
Ah ! qué loin qu'ils sont mes vingt ans.
Depuis, j'y pense toujours
Mais je ne crois plus à l'amour. |
J'ai toujours soupçonné Pastoriani
d'être l'auteur de cette complainte. Il aimait à rimer. Si
on lui disait : Y alors, Pastoriani ? il répondait : " Hé
ben oilà, c'est un anis " ; on ne pouvait prononcer devant
lui le mot " neurasthénique " sans qu'il riposte par
une rime : " Si j'te chop' j'te nique ". Un jour qu'une bonne
dont il lessivait la cuisine lui demandait : " Qu'elle heure est-il
donc ? " Il répondit : " Monzdantonlacaliperdonc ! "
Jamais l'on n'a su ce qu'il avait voulu dire. Même lorsqu'il forgeait
des sentences, des maximes, des aphorismes, il n'oubliait jamais la rime
; c'est ainsi que se basant sur certains cas particuliers qui défrayaient
la chronique algéroise, et ayant cru remarquer que les femmes qui
portaient des binocles ou des faces-à-main (les grosses lunettes
n'étaient pas encore à la mode) étaient plus faciles
que les autres, il avait coutume d'exprimer de la façon suivante
l'espèce de règle qu'il avait tirée de cette observation
: " Myope, salope ".
Pastoriani n'attaqua pas le second couplet de sa chanson, sans doute parce
qu'il n'était pas encore composé. Avec sa brune chevelure
bouclée, son profil de médaille grecque et sa barbe ondulée,
il eût pu, en se vieillissant un peu, ressembler à ces aèdes
de l'antiquité dont la noblesse nous fit rêver, lorsque au
lycée nous voyions toute la vie à travers l'Hellade. Soudain
il s'interrompit de peindre pour crier :
- Ho, Joseph !
- Ho ? interrogea la grosse voix canaille de Lobato.
- Jette le gros pinceau, jette !
- Adrob ! dit Lobato en lançant la brosse.
- Saha ! répondit Pastoriani pour remercier.
Lobato, lui, après avoir siffloté une polka pour piston
qui est le triomphe du soliste de l'orchestre municipal, se met à
chanter sur une cadence rapide, en accompagnant la musique et les paroles
d'un déhanchement rythmé et d'un léger roulement
d'épaules :
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L'aut' jour j'y dis à Léon
Va sercher l'accordéon Et nous allons, caramba,
Faire un bal à la Cantéra
Au café d'Pierre
A la carrière
Quel bal chouetto
Ma, quel gousto !
Cagayous, en avant la mazurka
Cagayous, avec les épaul' comme ça
Les tchiquettes
Répougnette,
Sont tout' là-bas
Bien taïba
Car nous somm' tous
Des Cagayous.
Après il vient le Courro
Qui nous paye un champoreau
Après il vient Bacora
Qui nous paye tout c'qu'on voudra
Ay ! quell' ripaille
Quell' magataille
Anda, Pépa !
Viv' la tchispa !
Cagayous, en avant
la mazurka.... .
Après il vient Mariquita
Qui veut m'fair' saragata
Pour pas qu'elle fasse baroufa
Je lui raconte une tchalifa
Ell' m'trait' tout d'suite
D'sal' Mozabite
Moi qui n'aim' pas ça
J'li fous un' tobza
Cagayous... |
L'ombre de Musette a passé. Lobato
est un fidèle lecteur des petits fascicules que tout Alger attend,
chaque semaine, pour savoir quelles péripéties la plume
alerte de Robinet aura imaginées pour faire durer ses guignols,
ses
185
gnafrons, ses arlequins, ses pierrots, ses scaramouches, ses karagueux
: Calcidone, Çuilà qu'il a la calotte jaune, Ugène
le Louette, Chicanelle et Mecieu Hoc.
Les portes et les fenêtres sont terminées. Maintenant les
deux peintres essuient avec soin les taches fraîches faites sur
les carreaux. Besogne longue et minutieuse qui les met d'accord sur le
rythme adéquat à la partie musicale de leur métier.
Et c'est une romance populaire de l'époque qu'ils chantent à
deux voix :
Ma mignonne adorée,
Au bord de la rivière Sur la mer azurée,
Dans les bois, dans les champs
J'ai goûté le bonheur, la vie et le mystère...
Hu hu hu hu hu hu hu hu hu hu hu hu... |
Le dernier vers, oublié, a été
remplacé par le sifflet, à deux parties naturellement. Alors
on entendit la grosse voix du contremaître, Torregrosa, appelant,
de la rue, à tue-tête :
- A la soupe, la rascasse de vos os !...
A Blida, dans le quartier réservé, j'ai entendu un jour
un vieux tirailleur rengagé - douze ans de service - qui apprenait
à un gargotier arabe qui lui faisait crédit, une chanson
dont il était fier d'être l'auteur. C'était un dialogue,
qui s'échangeait sur l'air de " Dani, dani ", entre un
jeune boudjâdi et une fille soumise chevronnée :
Alli, bitit' kabyle, viann
Oulla, cinq sous c'est pour riann'
- Bardon, Madam' ti trompi
Vos en ît' trop digordi
C'est pas avic vô, grand' pitann
Qui j'va dipensi mon arjann'
Refrain :
Comme ils sont chouarries, li femmes ! (bis) |
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- Alli, lissa, adrob Slimann
Bogré di grand digotann
- Ta gouffa il est comme oun' marmite
Ti crié j'va pas assez vite
- Allez paye-moi y va-t' ann
Basqui mon chicor il m'attann'
Refrain :
Comme ils sont chouarries, li femmes ! (bis) |
Aujourd'hui le successeur du gargotier doit
avoir la T.S.F. et les tirailleurs qui fréquentent son établissement
écoutent sans doute Tino Rossi et les refrains publicitaires, qui
ont remplacé les traditionnelles histoires de Djehê, le Gourdiflot
arabe.
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