Une cuisine "plein soleil"
Historia Magazine n°12
sur site le 6/1/2003

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-----Ça allait du steak-pommes frites à la paella, du couscous au boeuf miroton, de la soupe à la mode arabe aux tripes à la mode de Caen, des harengs fumés aux sardines grillées, de la timbale napolitaine à la choucroute alsacienne, et j'en passe. En fait, ça allait de Dunkerque à Tamanrasset, et de la Baltique à la mare nostrum. Compte tenu de l'origine et des goûts de chacun, dans une allègre anarchie de gourmandises, plutôt rétive à la gastronomie telle qu'on en pratique l'art chez les vieux peuples civilisés. Rétive, mais pas ignare. Rentrant d'un mois de vacances parmi les Français de métropole, les Français d'Algérie n'avaient jamais assez de palais pour savourer leurs souvenirs
- Un de ces coqs au vin, du côté de Chalon-sur-Saône ! Terrible !
-----Les mangeurs de poivrons-tomates-caldéro et tutti quanti écoutaient ce voyageur revenu de l'Olympe du " bien-manger "
- Un canard à l'orange, " là-bas ", c'est un canard à l'orange, fils ! Rien à voir avec celui que tu bouffes à Delly-Ibrahim !
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Delly-Ibrahim. 10 kilomètres d'Alger. Premier village français créé en Algérie. Mais aussi rendez-vous des pieds-noirs qui se piquaient de gastronomie. A l'enseigne " Au bon canard ", et dans un décor résolument rabelaisien, on vous servait du canard aux pêches, à l'orange, aux cerises. Fort bon. Mais comme l'autre avait dégusté le sien sur les bords de la Saône, il trahissait Delly-Ibrahim
- Ses canards, à Delly - Ibrahim ? C'est plus maigre qu'un coq de Tiaret !

-La cuisine n'avait pas de temps à perdre

-----Tiaret. Antique capitale berbère. Situé entre Alger et Oran. Réputé, de surcroît, pour le coriace de ses volatiles. Ajoutons à cela l'expression " elle a les mollets plus maigres qu'un coq de Tiaret ", et revenons à nos moutons. Le mouton ! Fierté de la cuisine pied-noir. Jamais, au grand jamais, nous ne retrouverons ces petits moutons un peu secs, parfumés de tous les lentisques et de toutes les absinthes broutés sur les hauts plateaux d'Algérie et glorieux martyrs du méchoui.
- Le méchoui ? C'est un plat arabe !
- Devenu aussi, un plat pied-noir. Là, permettez-nous de faire les fines bouches. Si vous n'avez pas mangé de méchoui en plein soleil et en plein vent, rôtissant lentement depuis 9 heures du matin, près d'un trou plein de braises, et régulièrement arrosé de beurre fondu, parfumé aux herbes de là-bas, retournez à vos gigots normands. Vous ne saurez jamais ce que c'est qu'un régal. Bourré d'herbes et de sauce au poivre rouge, avec des gousses d'ail et du poivre. La chair recousue sur tout ça. Et tranchée d'un grand coup au moment où la bête est posée sur la table. Quant au couscous...
- Encore un plat arabe !
- Qui vous dit le contraire? Nous en avions adopté la recette, généreusement. Mais, en Algérie, il ne serait venu à l'idée ni au goût de personne de manger du couscous avec les merguez. Hérésie ! Pas plus qu'on ne mange le couscous avec des brochettes. On les déguste avant ou après. Jamais avec le grain ! Le couscous se prépare avec du poulet ou du mouton, ou avec les deux. Pour le poulet, mieux vaut une vieille poule. Pour le mouton, du collier ou de l'épaule.

Le mouton rôti à la broche, " mechoui ", en Afrique du Nord. Les notables musulmans offraient à leurs invités ce plat qui se répandit rapidement, dès 1830, chez les Européens, civils et militaires. De la semoule de blé dur (" couscous "), cuite à la vapeur, servie avec de la viande de poulet ou de mouton, accompagnait le " mechoui ".

-----Notre cuisine n'était pas raffinée. Elle répondait surtout à de joyeux appéits. Elle était exubérante, savoureuse, remarquablement gaie. Seul, le pied-noir mangeait peu. " Un morceau de pain et deux rondelles de tomate ", disait-il, exagérant beaucoup ! En famille, tout dépendait des origines de la famille. L'Oranie mangeait espagnol, le constantinois plutôt italien, l'Algérois ouvrait l'éventail des menus. Blanquette le veau ou frita.
- Frita, c'était quoi ?
- Vous voulez la recette ?
- Compliquée ?
-----Jamais ! La cuisine, en Algérie, n'avait pas de temps à perdre, comme dans tous les pays où les gens vivent surtout dans la rue.

L'anisette. Boisson nationale. Du moins, la boisson méditerranéenne, qui change de nom, mais non de saveur ni d'odeur, tout autour de la mare nostrum. Avec l'anisette, olives noires cassées et soubressade.

-----Donc, une frita, c'est un grand plat de poivrons et de tomates coupés en deux, épépinés, frits à la poêle dans de l'huile d'olive de préférence. Un plat complet. A ces légumes frits on peut ajouter des oeufs, cassés au moment de servir. Ou des côtelettes de mouton, qu'on a poêlées avant les tomates et les poivrons et qu'on remettra à cuire en couvrant la poêle.
-----Cuisine remarquablement gaie, oui. Il fallait assister à ces réunions d'amis, à ciel ouvert, dans un jardin ou la cour d'une ferme. Fête de la fourchette et de l 'amitié, dont les Français d'Algérie raffolaient. On s'invitait selon un rite bien établi .
- Poussez la porte avec le pied !
-----Ce qui signifiait : " J'ouvre la maison, je prépare la table et le feu, j'ai mon idée sur le plat de résistance. Vous, faites le reste. "
-----Alors, chacun arrivait, portant le pain, le vin, les épices. L'anisette, les horsd'oeuvre et les desserts. Il ne s'agissait pas d'un repas minutieusement ordonné, on s'en doute ! En deux temps trois
mouvements, la table était dressée dans un coin d'ombre et le feu pétillait au soleil. Sur la nappe, en vrac, de quoi rassasier un régiment ! Olives de Grèce, soubressade mahonnaise (rien à voir avec le chorizo, fumé et très relevé ; la soubressade, plus onctueuse, est faite avec du poivre doux), olives vertes " cassées ", conservées dans le vinaigre, poivrons entiers aussi dans le vinaigre, larges sardines séchées dans un baril et qu'on appelait " côtelettes espagnoles ". Que saisje encore? Tout ça servait de kémia, séchait le gosier et appelait l'anisette ; l'invitant attisait son feu, entouré de conseillers : " Rajoute un peu de charbon, ça ira plus vite ! "

Le jaune d'une paella,le rouge d'une " macaronade " !

-----Mais ce feu, pourquoi? Très vite, le maître de maison annonçait la couleur ; c'était le jaune d'une paella, ou le rouge d'une macaronade. Des plats qui se préparent en plein vent et qui cuisent vite. Chaque convive vient y mettre son grain de sel, sa poignée de safran, sa pincée de poivre. On surveille la cuisson à tour de rôle, en vigile attentif, et le verre à la main. Puis le plat est porté sur la table, sans façon, dans l'ustensile même de cuisson, paella pour le riz, ou grande terrine plate, allant au feu, pour la macaronade.

La paella, (" la poêle "). Le plat commun, le plat complet, le plat de l'amitié au soleil. Elle diffère selon les goûts et suivant qu'on est
de Valence ou d'Alicante. Haute en couleur, la paella, c'est le plat de la fête et de l'été.
Les sardines en scabètche, " à la scabètche ", comme disaient familièrement les pieds-noirs. Vinaigre, huile d'olive, ail, persil,thym et laurier. C'est le plat le plus courant, et le plus appétissant, qu'on mange chaud ou froid.


- Une macaronade, c'est quoi ? - Vous vous en doutez !
- Des macaroni ?
- Oui, mais façon pied-noir. Dans un grand plat en terre, on commence par faire rissoler des rondelles de soubressade, des cubes de viande de mouton, des lardons, des oignons, en assaisonnant copieusement avec du poivre rouge doux, un ou deux piments de Cayenne. Alors, il faut ajouter la quantité d'eau nécessaire à la cuisson des macaroni, un bouquet de thym et de laurier. Quand les macaroni sont cuits, ajoutez une bonne poignée de gruyère ou de parmesan, à votre goût, et servez bouillant, arrosé de vin rosé, glacé.
-----En fait, ces plats étaient un héritage des premiers pied-noirs, venus d'Espagne, ou d'Italie, et qui cuisinaient eux-mêmes leurs repas, sur les chantiers. Un feu entre trois pierres, une vieille marmite, et mesurant les rations de riz à la main. Une ou deux poignées par personne. La paella, bien sûr ! Mais quelle merveille que la poule au riz, tout simplement - un riz bien safrané - ou que le lapin au riz, comme en préparaient les terrassiers espagnols, ces buveurs d'anisette sans eau, sous un arbre, au bord de la route, à la pause de midi.

Le " Marco-Polo ", le " Sindbad "

- Vous ne parlez pas des poissons...
- Nous y venons. Typiquement pied-noir, la façon d'accommoder les sardines, en " scabètche ", non ?
- C'est-à-dire ?
- C'est-à-dire : prendre un kilo de sardines ; leur couper la tête, les vider, les saler, les poivrer, les rouler chacune dans la farine ; les faire frire dans une poêle d'huile d'olive chaude. Quand elles sont bien dorées, jeter dans la poêle deux cuillerées à soupe de vinaigre de vin,
trois gousses d'ail hachées finement et laisser mijoter cinq minutes, en baissant le feu et en couvrant la poêle. Les sardines en " scabètche " se mangent indifféremment chaudes ou froides, arrosées de vin rosé ou blanc, et avec du pain mahonnais. Un pain qui n'a pas levé.


-----Sur les quais d'Alger, on dégustait les meilleures sardines en " scabètche " du monde (méditerranéen) ! Dans une dérisoire maisonnette en planches, peinte en vert cru, qui attendait les affamés, après leur bain au R.U.A. Souvenez-vous " Chez Joseph " !
-----Autres poissons. Vous appelez ça les encornets. Nous appelions ces encornets, des calmars. Nous les mangions sautés à la poêle, avec de l'ail et du persil, ou avec du riz.
- Et, bien sûr..., la bouillabaisse !
- Je ne vous donne pas la recette, elle est trop longue. La bouillabaisse, nous allions la déguster à la Pêcherie, un quartier qui sentait la marée, en contrebas de la place du Gouvernement. Les restaurants avaient des noms qui s'imposaient : le " Marco-Polo ", le " Sindbad ", et une décoration dont vous vous doutez. Des filets de pêcheurs, des goélettes et des caravelles marron foncé, sur des murs vert jade. C'était beau comme un décor de tournée Pacras. Mais qu'importe le décor, quand le " rouget du golfe " est royal et que la bouillabaisse, arrosée de kébir blanc, vous procure un de ces moments que rien n'efface ! A Oran, dans les quartiers espagnols, on vous servait le " caldéro ", une bouillabaisse ibérique compliquée, qui fleurait légèrement le pastis et l'orange. Comme pour la paella, le caldéro porte le nom de l'ustensile dans lequel il cuit.

-----Un pied-noir ne conçoit pas de réunion d'amis, au soleil, sans brochettes. Elles font partie des rites de l'été. Il y a les brochettes classiques : tomates, rognons, veau; les plus typiques : de mouton grillé. Ce plat se déguste accompagné de vins " fiers et loyaux ". Parmi eux les crus de Mascara, Lung, Royal Kébir, Targui, Hoggar.

Nos salades et nos vins

-----Parlons de nos salades.
-----Paradoxalement, les plus longues à préparer. Certes, elles utilisent les tomates, les poivrons, les anchois, les neufs, les olives noires de leurs sueurs niçoises. Mais, disons-le sans détour, elles sont meilleures.
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Quand une pied-noir veut s'en donner la peine, c'est la plus extraordinaire créatrice de salades qui soit. Au sens propre du mot. Elle a hérité des juives et des Mauresques l'art de faire griller les poivrons. Vertu des femmes qui restent sur leur terrasse, savourent le temps et la conversation. Pour qu'une salade algérienne soit délectable, il faut que les poivrons cuisent tranquillement sur un kanoun (sorte de petit barbecue en terre), au feu de bois. Qu'ils s'assouplissent et conservent de la cuisson un léger goût de grillé. Partant de là, il était facile de varier à l'infini. Salade de poivrons seuls, salade de poivrons et tomates seuls, salade de concombres, poivrons et jus de citron, de poivrons et artichauts, etc. Le poivron est le roi de l'été en Algérie.
-----Dans les rues chaudes, en fin de journée, son odeur s'échappait de toutes les maisons, et cette odeur-là, mêlée aux cris des martinets qui striaient le ciel, c'était l'été. Mais trêve de nostalgie !

-----Les brochettes les plus typiques d'Algérie sont cependant les " merguez ", et les moins connues, celles de foie de mouton enrobé de crépine, appelées" mesfoufs ".

Les vins...
- Ah ! oui, les vins... Les vins d'Algérie, vous en faisiez des histoires. Ça ne valait tout de même pas le bordeaux !
- Pas dans les grandes marques. Mais comme vin de table, dans les petits vins courants, vos picrates pouvaient s'aligner...
-----Comme vous le pensez bien, il ne s'agit pas de rivaliser... surtout avec les princes girondins ou bourguignons.
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Les vignobles, en Algérie, s'échelonnaient depuis le niveau de la mer jusqu'à onze cents mètres. Dans le département d'Alger, les plus réputés étaient les vins de Staouéli, Fouka, Cherchell, Rouiba, Médéa, Miliana et Aïn-Bessem...
-----En Oranie, le mascara, bien sûr. Mais aussi les vins de Mostaganem et de Rio-Salado, de Tlemcen et de Sidi-Bel-Abbès.
-----Dans le Constantinois, les vignobles s'étalaient autour de Bougie, de Bône, de Philippeville.
-----Les vins rouges d'Algérie, robustes, hauts en degrés, étaient presque portés à leur perfection. D'ailleurs, certaines communes comme Médéa, Miliana, Mascara; avaient demandé - et elles le
pouvaient - à bénéficier de l'appellation d'origine.
-----Quant aux vins blancs, pendant longtemps, ils souffrirent de grappes trop vertes. Craignant l'eudémis, les colons vendangeaient trop tôt.

Les grandes familles de vins

-----En tête, les kébirs ! Les remarquables kébirs de Frédéric Lung. Le Royal-Kébir (rouge), le kébir impérial (blanc) et le kébir rosé, sans lequel, il n'était pas de vrai couscous.
-----Les vins de la Trappe, les mascaras et, comme vins rosés, ces fringants petits crus des coteaux de Margueritte, près de Miliana, qu'on buvait glacés, " comme du petit lait ".
-----1962 a tranché net dans le destin des vins d'Algérie. Ils étaient centenaires et avaient donc eu le temps de prendre du moelleux.
-----Comme les pieds-noirs auraient eu le temps, peut-être, eux aussi, d'élaborer leur " cuisine ". Si tant est qu'une cuisine soit le fait des pays civilisés, avouons-le. Nous ne l'étions pas. Mais les bâtisseurs peuvent-ils être des gastronomes ? Ils n'ont pas le temps.

Marie ELBE