-----Ça
allait du steak-pommes frites à la paella, du couscous au boeuf
miroton, de la soupe à la mode arabe aux tripes à la mode
de Caen, des harengs fumés aux sardines grillées, de la
timbale napolitaine à la choucroute alsacienne, et j'en passe.
En fait, ça allait de Dunkerque à Tamanrasset, et de la
Baltique à la mare nostrum. Compte tenu de l'origine et des goûts
de chacun, dans une allègre anarchie de gourmandises, plutôt
rétive à la gastronomie telle qu'on en pratique l'art chez
les vieux peuples civilisés. Rétive, mais pas ignare. Rentrant
d'un mois de vacances parmi les Français de métropole, les
Français d'Algérie n'avaient jamais assez de palais pour
savourer leurs souvenirs
- Un de ces coqs au vin, du côté de Chalon-sur-Saône
! Terrible !
-----Les mangeurs de poivrons-tomates-caldéro
et tutti quanti écoutaient ce voyageur revenu de l'Olympe du "
bien-manger "
- Un canard à l'orange, " là-bas ", c'est un canard
à l'orange, fils ! Rien à voir avec celui que tu bouffes
à Delly-Ibrahim !
-----Delly-Ibrahim.
10 kilomètres d'Alger. Premier village français créé
en Algérie. Mais aussi rendez-vous des pieds-noirs qui se piquaient
de gastronomie. A l'enseigne " Au bon canard ", et dans un décor
résolument rabelaisien, on vous servait du canard aux pêches,
à l'orange, aux cerises. Fort bon. Mais comme l'autre avait dégusté
le sien sur les bords de la Saône, il trahissait Delly-Ibrahim
- Ses canards, à Delly - Ibrahim ? C'est plus maigre qu'un coq
de Tiaret
!
-La
cuisine n'avait pas de temps à perdre
-----Tiaret.
Antique capitale berbère.
Situé entre Alger et Oran. Réputé, de surcroît,
pour le coriace de ses volatiles. Ajoutons à cela l'expression
" elle a les mollets plus maigres qu'un
coq de Tiaret ", et revenons à nos moutons.
Le mouton ! Fierté de la cuisine pied-noir. Jamais, au grand
jamais, nous ne retrouverons ces petits moutons un peu secs, parfumés
de tous les lentisques et de toutes les absinthes broutés sur les
hauts plateaux d'Algérie et glorieux martyrs du méchoui.
- Le méchoui ? C'est un plat arabe !
- Devenu aussi, un plat pied-noir. Là, permettez-nous de faire
les fines bouches. Si vous n'avez pas mangé de méchoui en
plein soleil et en plein vent, rôtissant lentement depuis 9 heures
du matin, près d'un trou plein de braises, et régulièrement
arrosé de beurre fondu, parfumé aux herbes de là-bas,
retournez à vos gigots normands. Vous ne saurez jamais ce que c'est
qu'un régal. Bourré d'herbes et de sauce au poivre rouge,
avec des gousses d'ail et du poivre. La chair recousue sur tout ça.
Et tranchée d'un grand coup au moment où la bête est
posée sur la table. Quant au couscous...
- Encore un plat arabe !
- Qui vous dit le contraire? Nous en avions adopté la recette,
généreusement. Mais, en Algérie, il ne serait venu
à l'idée ni au goût de personne de manger du couscous
avec les merguez. Hérésie ! Pas plus qu'on ne mange le couscous
avec des brochettes. On les déguste avant ou après. Jamais
avec le grain ! Le couscous se prépare avec du poulet ou du mouton,
ou avec les deux. Pour le poulet, mieux vaut une vieille poule. Pour le
mouton, du collier ou de l'épaule.
Le mouton rôti à
la broche, " mechoui ", en Afrique du Nord. Les notables
musulmans offraient à leurs invités ce plat qui se
répandit rapidement, dès 1830, chez les Européens,
civils et militaires. De la semoule de blé dur (" couscous
"), cuite à la vapeur, servie avec de la viande de poulet
ou de mouton, accompagnait le " mechoui ".
|
-----Notre
cuisine n'était pas raffinée. Elle répondait surtout
à de joyeux appéits. Elle était exubérante,
savoureuse, remarquablement gaie. Seul, le pied-noir mangeait peu. "
Un morceau de pain et deux rondelles de tomate
", disait-il, exagérant beaucoup ! En famille,
tout dépendait des origines de la famille. L'Oranie mangeait espagnol,
le constantinois plutôt italien, l'Algérois ouvrait l'éventail
des menus. Blanquette le veau ou frita.
- Frita, c'était quoi ?
- Vous voulez la recette ?
- Compliquée ?
-----Jamais ! La cuisine, en Algérie,
n'avait pas de temps à perdre, comme dans tous les pays où
les gens vivent surtout dans la rue.
L'anisette.
Boisson nationale. Du moins, la boisson méditerranéenne,
qui change de nom, mais non de saveur ni d'odeur, tout autour de
la mare nostrum. Avec l'anisette, olives noires cassées et
soubressade.
|
-----Donc,
une frita, c'est un grand plat de poivrons et de tomates coupés
en deux, épépinés, frits à la poêle
dans de l'huile d'olive de préférence. Un plat complet.
A ces légumes frits on peut ajouter des oeufs, cassés au
moment de servir. Ou des côtelettes de mouton, qu'on a poêlées
avant les tomates et les poivrons et qu'on remettra à cuire en
couvrant la poêle.
-----Cuisine remarquablement gaie, oui. Il
fallait assister à ces réunions d'amis, à ciel ouvert,
dans un jardin ou la cour d'une ferme. Fête de la fourchette et
de l 'amitié, dont les Français d'Algérie raffolaient.
On s'invitait selon un rite bien établi .
- Poussez la porte avec le pied !
-----Ce qui signifiait : " J'ouvre
la maison, je prépare la table et le feu, j'ai mon idée
sur le plat de résistance. Vous, faites le reste. "
-----Alors, chacun arrivait, portant le pain,
le vin, les épices. L'anisette, les horsd'oeuvre et les desserts.
Il ne s'agissait pas d'un repas minutieusement ordonné, on s'en
doute ! En deux temps trois
mouvements, la table était dressée dans un coin d'ombre
et le feu pétillait au soleil. Sur la nappe, en vrac, de quoi rassasier
un régiment ! Olives de Grèce, soubressade mahonnaise (rien
à voir avec le chorizo, fumé et très relevé
; la soubressade, plus onctueuse, est faite avec du poivre doux), olives
vertes " cassées ", conservées dans le vinaigre,
poivrons entiers aussi dans le vinaigre, larges sardines séchées
dans un baril et qu'on appelait " côtelettes espagnoles ".
Que saisje encore? Tout ça servait de kémia, séchait
le gosier et appelait l'anisette ; l'invitant attisait son feu, entouré
de conseillers : " Rajoute un peu de charbon, ça ira plus
vite ! "
Le jaune d'une paella,le
rouge d'une " macaronade " !
-----Mais
ce feu, pourquoi? Très vite, le maître de maison annonçait
la couleur ; c'était le jaune d'une paella, ou le rouge d'une macaronade.
Des plats qui se préparent en plein vent et qui cuisent vite. Chaque
convive vient y mettre son grain de sel, sa poignée de safran,
sa pincée de poivre. On surveille la cuisson à tour de rôle,
en vigile attentif, et le verre à la main. Puis le plat est porté
sur la table, sans façon, dans l'ustensile même de cuisson,
paella pour le riz, ou grande terrine plate, allant au feu, pour la macaronade.
La paella, ("
la poêle "). Le plat commun, le plat complet, le plat
de l'amitié au soleil. Elle diffère selon les goûts
et suivant qu'on est
de Valence ou d'Alicante. Haute en couleur, la paella, c'est le
plat de la fête et de l'été.
|
Les sardines en
scabètche, " à la scabètche ", comme
disaient familièrement les pieds-noirs. Vinaigre, huile d'olive,
ail, persil,thym et laurier. C'est le plat le plus courant, et le
plus appétissant, qu'on mange chaud ou froid.
|
- Une macaronade, c'est quoi ? - Vous vous en doutez !
- Des macaroni ?
- Oui, mais façon pied-noir. Dans un grand plat en terre, on commence
par faire rissoler des rondelles de soubressade, des cubes de viande de
mouton, des lardons, des oignons, en assaisonnant copieusement avec du
poivre rouge doux, un ou deux piments de Cayenne. Alors, il faut ajouter
la quantité d'eau nécessaire à la cuisson des macaroni,
un bouquet de thym et de laurier. Quand les macaroni sont cuits, ajoutez
une bonne poignée de gruyère ou de parmesan, à votre
goût, et servez bouillant, arrosé de vin rosé, glacé.
-----En fait, ces plats étaient un
héritage des premiers pied-noirs, venus d'Espagne, ou d'Italie,
et qui cuisinaient eux-mêmes leurs repas, sur les chantiers. Un
feu entre trois pierres, une vieille marmite, et mesurant les rations
de riz à la main. Une ou deux poignées par personne. La
paella, bien sûr ! Mais quelle merveille que la poule au riz, tout
simplement - un riz bien safrané - ou que le lapin au riz, comme
en préparaient les terrassiers espagnols, ces buveurs d'anisette
sans eau, sous un arbre, au bord de la route, à la pause de midi.
Le " Marco-Polo
", le " Sindbad "
- Vous ne parlez pas des poissons...
- Nous y venons. Typiquement pied-noir, la façon d'accommoder les
sardines, en " scabètche ", non ?
- C'est-à-dire ?
- C'est-à-dire : prendre un kilo de sardines ; leur couper la tête,
les vider, les saler, les poivrer, les rouler chacune dans la farine ;
les faire frire dans une poêle d'huile d'olive chaude. Quand elles
sont bien dorées, jeter dans la poêle deux cuillerées
à soupe de vinaigre de vin,
trois gousses d'ail hachées finement et laisser mijoter cinq minutes,
en baissant le feu et en couvrant la poêle. Les sardines en "
scabètche " se mangent indifféremment chaudes ou froides,
arrosées de vin rosé ou blanc, et avec du pain mahonnais.
Un pain qui n'a pas levé.
-----Sur les quais d'Alger, on dégustait
les meilleures sardines en " scabètche " du monde (méditerranéen)
! Dans une dérisoire maisonnette en planches, peinte en vert cru,
qui attendait les affamés, après leur bain au R.U.A.
Souvenez-vous " Chez Joseph " !
-----Autres poissons. Vous appelez ça
les encornets. Nous appelions ces encornets, des calmars. Nous les mangions
sautés à la poêle, avec de l'ail et du persil, ou avec
du riz.
- Et, bien sûr..., la bouillabaisse !
- Je ne vous donne pas la recette, elle est trop longue. La bouillabaisse,
nous allions la déguster à la Pêcherie, un quartier
qui sentait la marée, en contrebas de la
place du Gouvernement. Les restaurants
avaient des noms qui s'imposaient : le " Marco-Polo ", le "
Sindbad ", et une décoration dont vous vous doutez. Des filets
de pêcheurs, des goélettes et des caravelles marron foncé,
sur des murs vert jade. C'était beau comme un décor de tournée
Pacras. Mais qu'importe le décor, quand le " rouget du golfe
" est royal et que la bouillabaisse, arrosée de kébir
blanc, vous procure un de ces moments que rien n'efface ! A Oran, dans les
quartiers espagnols, on vous servait le " caldéro ", une
bouillabaisse ibérique compliquée, qui fleurait légèrement
le pastis et l'orange. Comme pour la paella, le caldéro porte le
nom de l'ustensile dans lequel il cuit.
-----Un
pied-noir ne conçoit pas de réunion d'amis, au soleil,
sans brochettes. Elles font partie des rites de l'été.
Il y a les brochettes classiques : tomates, rognons, veau; les plus
typiques : de mouton grillé. Ce plat se déguste accompagné
de vins " fiers et loyaux ". Parmi eux les crus de Mascara,
Lung, Royal Kébir, Targui, Hoggar. |
Nos salades et nos vins
-----Parlons de
nos salades.
-----Paradoxalement, les plus longues à
préparer. Certes, elles utilisent les tomates, les poivrons, les
anchois, les neufs, les olives noires de leurs sueurs niçoises.
Mais, disons-le sans détour, elles sont meilleures.
-----Quand une pied-noir veut s'en donner la peine, c'est la plus
extraordinaire créatrice de salades qui soit. Au sens propre du
mot. Elle a hérité des juives et des Mauresques l'art de
faire griller les poivrons. Vertu des femmes qui restent sur leur terrasse,
savourent le temps et la conversation. Pour qu'une salade algérienne
soit délectable, il faut que les poivrons cuisent tranquillement
sur un kanoun (sorte de petit barbecue en terre), au feu de bois. Qu'ils
s'assouplissent et conservent de la cuisson un léger goût
de grillé. Partant de là, il était facile de varier
à l'infini. Salade de poivrons seuls, salade de poivrons et tomates
seuls, salade de concombres, poivrons et jus de citron, de poivrons et
artichauts, etc. Le poivron est le roi de l'été en Algérie.
-----Dans les rues chaudes, en fin de journée,
son odeur s'échappait de toutes les maisons, et cette odeur-là,
mêlée aux cris des martinets qui striaient le ciel, c'était
l'été. Mais trêve de nostalgie !
-----Les brochettes
les plus typiques d'Algérie sont cependant les " merguez
", et les moins connues, celles de foie de mouton enrobé
de crépine, appelées" mesfoufs ". |
Les vins...
- Ah ! oui, les vins... Les vins d'Algérie, vous en faisiez des
histoires. Ça ne valait tout de même pas le bordeaux !
- Pas dans les grandes marques. Mais comme vin de table, dans les petits
vins courants, vos picrates pouvaient s'aligner...
-----Comme vous le pensez bien, il ne s'agit
pas de rivaliser... surtout avec les princes girondins ou bourguignons.
-----Les
vignobles, en Algérie, s'échelonnaient
depuis le niveau de la mer jusqu'à onze cents mètres. Dans
le département d'Alger, les plus réputés étaient
les vins de Staouéli,
Fouka, Cherchell,
Rouiba, Médéa, Miliana
et Aïn-Bessem...
-----En Oranie, le mascara, bien sûr.
Mais aussi les vins de Mostaganem et de Rio-Salado, de Tlemcen et de Sidi-Bel-Abbès.
-----Dans le Constantinois, les vignobles
s'étalaient autour de Bougie, de Bône, de Philippeville.
-----Les vins rouges d'Algérie, robustes,
hauts en degrés, étaient presque portés à
leur perfection. D'ailleurs, certaines communes comme Médéa,
Miliana, Mascara; avaient demandé - et elles le
pouvaient - à bénéficier de l'appellation d'origine.
-----Quant aux vins blancs, pendant longtemps,
ils souffrirent de grappes trop vertes. Craignant l'eudémis, les
colons vendangeaient trop tôt.
Les grandes familles
de vins
-----En tête,
les kébirs ! Les remarquables kébirs de Frédéric
Lung. Le Royal-Kébir (rouge), le kébir impérial (blanc)
et le kébir rosé, sans lequel, il n'était pas de
vrai couscous.
-----Les vins de la Trappe, les mascaras
et, comme vins rosés, ces fringants petits crus des coteaux de
Margueritte, près de Miliana, qu'on buvait glacés,
" comme du petit lait ".
-----1962 a tranché net dans le destin
des vins d'Algérie. Ils étaient centenaires et avaient donc
eu le temps de prendre du moelleux.
-----Comme les pieds-noirs auraient eu le
temps, peut-être, eux aussi, d'élaborer leur " cuisine
". Si tant est qu'une cuisine soit le fait des pays civilisés,
avouons-le. Nous ne l'étions pas. Mais les bâtisseurs peuvent-ils
être des gastronomes ? Ils n'ont pas le temps.
Marie ELBE
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