-Le
couscous
Un exotisme bien de chez nous
Gabriel Jorge
C'est à dessein
que je reprends volontiers le titre d'un article publié par Alain
Raybaud, chroniqueur bien connu du journal de voyages de la compagnie
Air-France, lequel a rappelé que c'est en France, pour des raisons
historiques évidentes, que le couscous s'acclimata le mieux et
s'est transformé après les années soixante, en "
symbole d'appartenance, signal identitaire des pieds-noirs, chrétiens,
juifs et musulmans " réfugiés en France à la
suite des indépendances nord-africaines.
Bien entendu, le couscous était déjà connu en métropole
dès la Première Guerre mondiale grâce aux soldats,
fonctionnaires, voyageurs d'Afrique du Nord et du Sahel.
Je me souviens qu'en 1946, l'un des rares et succulents couscous se dégustait,
du côté du Pont de l'Alma, chez le restaurateur " Martin
" bien connu alors, si mes souvenirs ne me trahissent pas.
Le couscous aussi était largement servi dans les restaurants maghrébins
de Paris et des grandes villes grâce surtout à la main-d'oeuvre
musulmane émigrée en France et employée dans les
usines, les chantiers et les domaines agricoles. Mais ce mets était
encore très " exotique " et totalement absent de la gastronomie
française.
Naissance du couscous
Ce plat délicieux et très sophistiqué
de nos jours, est né, dès la plus haute antiquité,
dans la frange de l'Afrique sahélienne, au sud du Sahara, dans
les pays appelés aujourd'hui: Sénégal, Mali, Niger,
Burkina Faso (ancienne Haute-Volta), Tchad.
On peut encore aujourd'hui parcourir cet espace géographique et
constater la permanence de la préparation de cette cuisine relativement
peu élaborée (quasi-absence de condiments, d'épices,
faible variété de viandes et légumes) par les femmes
des agriculteurs cultivant le mil, millet ou sorgho.
Au Sahel, cette préparation consiste essentiellement en un bouillon
type pot-au-feu, contenant légumes et viandes de mouton, chèvre
ou poulet, cuisant dans une marmite surmontée d'un panier perméable
à la vapeur, généralement fait de feuilles de palmier
tressées et dans lequel on dispose du mil broyé, sorgho
concassé, ou quelquefois du millet.
Ces céréales, sous forme de graines cuisent par la vapeur
dégagée par le bouillon en ébullition.
Comment ce mets frugal à l'origine a-t- il pu en moins de mille
ans partir du Sahel, conquérir toute l'Afrique du Nord, l'Andalousie
musulmane (AlAndalus), devenir le " troisième plat populaire
français " immédiatement après le " steak
frites " et le " gigot d'agneau - flageolets ", puis s'identifier
à présent, comme le plat gourmand et sophistiqué
que le monde entier apprécie, c'est ce que nous allons montrer
dans les pages qui suivent.
Petite histoire
des céréales
À l'origine il y a quelques millénaires,
apparaissaient les céréales " graminées cultivées
". De la cueillette de la graminée sauvage à la moisson
de céréales, le passage a sans doute dû être
très lent mais progressif. Puis différents types de céréales
se développèrent de par le monde, dans des aires de prédilection
climatique.
Ainsi les sorghos et les millets, probablement d'origine africaine, sont
associés aux cités lacustres préhistoriques d'Europe
d'abord, puis se retrouvent évoqués dans les plus vieux
rites de semailles de Chine
La culture du blé elle aussi, est antérieure à l'histoire
et originaire des steppes du Moyen-Orient asiatique depuis plus de 6000
ans avant notre ère.
On le trouve dans les plus anciennes tombes d'Égypte, accompagnant
des grains d'orge.
La riziculture est tout aussi ancienne. On pense qu'elle prit naissance
dans les plaines du nord de l'Inde, lors des invasions indo-aryennes.
Jusqu'en 1960, on ignorait tout des origines exactes du maïs. Des
fouilles de sites archéologiques ont révélé
qu'après une phase de cueillette du maïs sauvage, il fut cultivé
voici 7000 ans, dans le bassin de Téhuacan, à 200 km au
sud-est de Mexico. Participant à l'accroissement des populations,
la culture des céréales a été nécessairement
en relation avec l'histoire générale des civilisations humaines.
Puis cette culture essaima dans toute l'Amérique du Sud, jusqu'au
fin fond de la Cordillère des Andes.
Chaque civilisation traditionnelle se signale par son régime alimentaire:
on y retrouve presque systématiquement, dans chacune d'elles, la
culture et l'usage alimentaire d'une ou deux céréales typiques.
Vidal de la Blache ((FEL (André),
Céréales, éd. Encyclopédie Universalis, 1999.)b
a mis en évidence cette relation étroite liant les aires
alimentaires classiques, telles qu'elles se présentaient avant
le début des grandes migrations et l'apparition de la civilisation
industrielle, avec chaque civilisation particulière.
S'il est vrai que l'aire asiatique, celle des moussons est sans doute,
par excellence, celle du riz, par contre le régime du mil, et du
sorgho caractérise l'Afrique sèche, le Sahel, entre désert
et forêt équatoriale (Le
Domaine Colonial Français, tome 11, 1929.).
Du Sénégal et du Soudan, jusqu'à l'Éthiopie
et aux Grands Lacs africains, on retrouve partout la culture des céréales
à petits grains: sorgho, mil, millet, plantes peu exigeantes et
précieuses pour confectionner les bouillies journalières.
Le pourtour de la Méditerranée et l'Europe sont les terres
du blé, de l'orge et donc du pain. L'usage du pain de froment (blé
tendre) caractérisait surtout les plaines aux sols fertiles de
l'Europe continentale (et à présent celles des États-Unis).
Sur les sols acides et les montagnes d'Europe, le blé dans les
temps anciens, laissait la place au seigle et à l'avoine.
Les plateaux et hautes plaines de l'Afrique du Nord, peu arrosés
par les pluies, étaient plutôt le domaine de prédilection
du blé dur et de l'orge (cf. A.F.N., grenier à blé
des Romains).
Mais avec les grands bouleversements de populations, inhérents
aux conquêtes militaires, les hommes emportant avec eux leurs habitudes
alimentaires ont, par la force des choses, diffusés les céréales
bien plus loin que leurs aires traditionnelles.
C'est ainsi que les conquérants arabes, ont d'abord véhiculé
l'usage du riz, sur les littoraux de l'Océan Indien, puis en Afrique,
avant de s'associer aux Berbères Almoravides du Sahel pour répandre
l'usage du couscous à base de blé dur, puisqu'au Maroc il
était impossible de se procurer mil ou sorgho (
Plus près de nous, les Portugais de la colonie de Mazagran, expulsés
par les Marocains, émigrant en 1769 au Brésil, ne trouvant
pas de semoule de blé dur sur place, substituèrent du maïs
grillé et concassé à cette céréale!.).
Quelques points
d'histoire - origine du mot couscous
Le mot en tant que tel n'existe pas dans
les populations sahéliennes; chacune d'elles (Bambara, Songhaî,
Haoussa, Mossi, Ouhadhaï) désignant ce plat dans son propre
idiome.
L'origine du mot couscous en Occident n'est pas très sûre.
Pour certains il viendrait de l'arabe " kaskasah " signifiant
" broyer, piler "; d'autres pensent qu'il viendrait d'une onomatopée
faisant référence au souffle et au cliquetis des grains
de semoule lorsqu'on les roule sous la main. Il pourrait venir également
d'un mot arabe signifiant le " caquetis accompagnant la becquée
que l'oiseau donne à ses petits " (
La magie du couscous, site web Ferrero: www.couscous-Ferrero.c/fr.magie.htm).
Le plus probable reste encore son origine berbère " k'seksu
", désignant à la fois la semoule de blé dur
et le plat en terre cuite servant à la " rouler ". Cette
présomption est très grande.
Rachel Arié, professeur d'histoire du Monde arabe à la Sorbonne,
montre que ce sont les Berbères Almoravides, et plus tard les Almohades,
qui lui donnèrent ce nom
de " Al kuskusu " en Espagne musulmane au XVIIIsiècle
(Arié (Rachel), Historia de la
Espalia Musulmana, tome w, Éditorial Labor S.A., 1987.).
Rabelais parle, lui, de " coscoton à la moresque " au
XVI siècle, fort prisé en Provence (
RAYBAUD (Alain), op. cit.).
En 1633, le provençal Pereisc demandait à un correspondant
d'outre-Méditerranée des échantillons de blé
dur en vue de préparer du " couscousou " (
MORSY (Magali), Le Monde des Couscous, Édisud, 1996.).
Plus proche de nous - 1848 -, dans leur livre, Le Grand Désert
- Itinéraire d'une caravane du Sahara, au pays des Nègres,
Eugène Daumas et Ausone de Chancel, parlent de " kouskuessou
", fait à partir de millet réduit en farine (semoule),
dans un mortier et mélangé à de la farine de froment
(DAUMAS (Eugène) et AUSONE DE
COURSEL, Le Grand Désert - Itinéraire d'une caravane du
Sahara au pays des Nègres, Librairies Centrales de Napoléon-Chaix,
Paris, 1948.).
Événements
historiques ayant conduit à la diffusion du couscous en Afrique
du Nord et en Andalousie musulmane
À partir de 640, la poussée
des Arabes vers l'Afrique du Nord leur permet de s'emparer successivement
de l'Égypte, de la Cyrénaïque, de la Tripolitaine et
du Maghreb. Jusqu'à la fin du califat Omeyade de Damas (750), l'Afrique
du Nord restera englobée dans un vaste empire arabe.
Ceux-ci progressant depuis l'Égypte lancent en 666, leurs premières
reconnaissances vers le sud, en l'occurrence les oasis du Kawar au nord
du lac Tchad, rapportant de ces voyages de précieuses informations
sur les états politiques de la région et leurs ressources
en marchandises de toutes sortes (VELLUT
(Jeannine), Histoire de l'Afrique, éd. Encyclopédie Universalis,
1999.).
Dès lors, les prospections commerciales se multiplient en direction
de l'Afrique de l'Ouest et les pistes caravanières prennent un
essor important. Les marchands musulmans abordent ce qu'ils appellent
le " Bilad Al Sudan ", ou Pays des Noirs, nom qui restera pour
désigner cette partie de l'Afrique, islamisant au passage les populations
locales.
En 711, les Arabes envahissent l'Espagne créant en quelques décennies
un état extrêmement évolué et puissant, englobant
partiellement le Maghreb.
Vers la fin du IXe siècle de notre ère, les nouvelles autorités
maghrébines s'intéressent aux pays du sud saharien sachant,
de façon confuse (sources carthaginoises et romaines), que ces
régions recèlent des richesses: or, ivoire, bois précieux.
Le Ghana à cette époque (vers 800), premier grand empire
soudanais de l'histoire (Soninké) est connu dans les textes arabes
comme le pays de l'or. À sa suite, de petits royaumes regroupant
diverses ethnies, s'organisent et s'établissent dans le Sahel,
au débouché des pistes sahariennes du commerce : Mali (empire
Malinké - 1200), empire fluvial du Songhaî (1400) sur la
boucle du Niger.
À la fin du ne siècle, les marchands marocains sont déjà
installés à Tombouctou et Gao. À leur contact des
tribus berbères chamelières, originaires du Tekrir (Haut
Sénégal, région de Saint-Louis), se convertissent
à l'islam, islamisent à leur tour et soumettent les royaumes
noirs animistes du sud du désert: Ghana Magina, Mossi Songhaî.
Sous l'influence d'une prédiction réformiste, ces Almoravides,
confédérés avec des tribus mauritaniennes, interviennent
au Maroc qu'ils conquièrent en peu de temps, ainsi que tout le
Maghreb Central. Abu Bakr, leur chef, fonde sa capitale Marrakech en 1070.
Les Almoravides emportent avec eux leurs traditions culinaires, et la
principale d'entre elles, le couscous, qu'ils adapteront avec les céréales
du Maroc (blé dur, orge, millet) puisqu'il n'y a pratiquement pas
de mil ou de sorgho dans leur nouveau pays.
C'est ainsi que le couscous traditionnel sahélien s'enrichira de
viandes variées, gibiers, poissons et légumes abondants,
additionnés des épices de toutes sortes, apportées
en grandes quantités au Maghreb, depuis l'Inde (Côte de Malabar)
et les Émirats du Golfe et diffusées également dans
presque tout l'occident chrétien par les caravanes chamelières.
Avec la conquête du Maghreb central, le nouveau plat s'implantera
durablement dans les Atlas saharien, tellien, djebels Amour et des Ouled
Naïl et dans l'Aurès (Le
Domaine Colonial Français, tome il, 1929.°) ainsi
que sur les côtes méditerranéennes. Vers 1112 (?),
les vicissitudes de l'histoire, conduisent le successeur d'Abu Bakr, Yusuf
Ben Taschfin, à intervenir en Espagne pour y soutenir l'islam ibérique
fléchissant sous la poussée de la reconquête chrétienne.
En 1115, à peine une cinquantaine d'années après
sa fondation, Marrakech devient la capitale d'un empire englobant l'une
des plus belles civilisations islamiques (El Andalus) et un centre de
civilisation raffinée, héritée avec tout l'art de
vivre andalou, de l'Espagne musulmane.
En 1147 les Berbères Masmuda du Haut-Atlas, les Almohades, se révoltent
contre les Almoravides, qui accumulent à leur seul profit, les
richesses de tout l'empire.
Abd El Mumin, souverain autoritaire et entreprenant, conquiert l'Afrique
du Nord jusqu'à la Tripolitaine, ainsi que toute l'Espagne musulmane.
Dès lors le couscous suit la marche triomphante des Almohades et
est adopté dams tout l'empire, par les hispano-musulmans avec quelques
adaptations nouvelles au début du mile siècle.
C'est là qu'apparut pour la première fois, dans l'histoire
le mot couscous " el couscoussou " et qu'il se propagea (Arié
(Rachel), Historia de la Espaiia Musulman, op. cit.).
Ce plat, par son excellence, se diffusa ensuite dans toute l'Espagne musulmane
au temps du royaume Nasri de Grenade et regagna même des lettres
de noblesse au Soudan, en particulier, lors du séjour du géographe
voyageur marocain, Ibn Battuta, à Tombouctou, en 1355.
El Arbuli (1428) et El Azrak (1487), grands lettrés grenadins,
citent très élogieusement dans leurs livres de cuisine araboandalouse
le " couscoussou " ( El Arbuli,
Traité de cuisine arabo-andalouse - Risala-fi el Agdya, Grenade,
1428.).
En 1406-1409, le port d'Almeria devint un lieu très important pour
les marchés musulmans d'El Andalus. Outre le transit des productions
locales, il devint le cerritre le plus important d'El Andalus, pour l'importation
des produits entrant dans la préparation des divers couscous: épices
d'Orient (poivres, noix muscade, cannelle, cumin, coriandre, fruits secs,
etc.) et surtout des blés durs d'Algérie, transportés
jar les Génois, à partir des ports d'Oran et Honaïne
(Historia de Almeria, Éditorial
Méditerranéo-Agédime, Madrid, 1998.).
Le raffinement des recettes de couscous élaborées au Maroc
et en El Andalus, par les ménagères musulmanes et juives,
se répandit dès lors dans toute l'Afrique du Nord au point
de constituer aujourd'hui le mets de choix incontournable des populaticrons
de ces régions.
Conseils et recettes
de préparation du couscous
Il n'y a pas un couscous, mais des couscous,
" mets très nobles et distingués ", seelon le
propre mot d'Ibn El Azrak, en réponse au roi de Grenade, Boabdil.
C'est également ainsi qu'Alain Raybaud dans son article précité,
et Magali Morsy, dans son remarquable ouvrage le Monde des Couscous (MORSY
(Magali), Le Monde des Couscous, Édisud, 1996.)), qualifient
ce mets digne des plus grands éloges et qui vous transporte dans
le monde enchanté de la gastronoirrnie exotique. Car le couscous
n'est pas seulement une nourriture, c'est aussi un artt de vivre et de
partager un plaisir raffiné en famille et entre amis.
Il est aussi devenu la nourriture spirituelle des Nord-Africains. Plat
national et religieux à l'heure actuelle pour tous, le couscous
fait partie de la vie quotidienne et religieuse (
La magie du couscous, site web Ferrero, op. cit.) et accompagne
tous les grands évènements de la vie, aussi bien les évènements
quotidiens heureux ou malheureux.En France, même le couscous devenu
un plat national de référence depuis l'arrivée des
Français d'Algérie en 1962, se prépare comme une
fête dans les familles et se déguste avec un plaisir infini
dans les innombrables déclinaisons des recettes musulmanes, juives
ou chrétiennes, s'accommodant aussi bien d'une préparation
compliquée et riche en ingrédients, que d'une simple noix
de beurre, de sucre ou de fruits secs.
Il existe donc autant de recettes que de familles, ou de producteurs industriels
de couscous, chacun gardant par-devers soi, jalousement le secret des
préparations.
Rappelons-nous les nombreuses vertus que l'on prête au couscous:
- Comme le pain, il apporte la " baraka " (la chance),
- Il apporte la Bénédiction de Dieu, sur tous ceux qui en
consomment,
- Il est le symbole de la Générosité envers autrui.
Bibliographie:
- La cocina arabigo-andaluza, thèse de F. de La Granga, bibliothèque
de l'École des études arabes, Madrid.
- Livre de cuisine Almohade, traduit par Huici Miranda, Madrid.
- Recherche sur les documents arabes relatifs à la cuisine, Rodinson,
revue des Études Islamiques, Paris, 1949.
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