le quartier
de la Marine*, Alger, Conférence faite le
16 juin 1941
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Monsieur le Gouverneur Général,
Mesdames, Messieurs,
Je vais essayer de compléter la promenade que nous fîmes, il y a quelque temps, clans les ruines et les décombres de ce qui fut le quartier de la Marine. Actuellement presque tout a disparu. Il me sera bien difficile de suivre un plan déterminé, nous irons dans ce passé, un peu à l'aventure, nous arrêtant aux points les plus intéressants. Chemin faisant, je ferai passer sous vos yeux quelques clichés pris avant les démolitions. Nous les devons à l'amabilité de M. Barbarin, directeur de la Régie Foncière, et de M. de Louvencourt, le photographe bien connu. Ce vieux quartier était limité par les rues Bab-el-Oued, Volland, le boulevard Amiral-Pierre, les rues de la Marine et Mahon, cette dernière venant rejoindre la rue Bab-el-Oued non loin de la place du Gouvernement. Dans l'aire ainsi constituée, existait un lacis de ruelles mi-arabes, mi-européennes, dont l'aspect originel était, pour la plupart, très altéré. La ville moderne peu à peu a dévoré l'antique cité barbaresque que nous avions trouvée à notre arrivée ici ; il n'en subsiste plus que quelques vestiges épars ça et là. C'est dans la partie basse de l'ancienne cité des pirates, et principalement dans cette partie démolie, que se trouvaient ies demeures les plus fastueuses. Après 1830, ce fut dans ce quartier, tout d'abord appelé le « quartier franc », puis quartier de la Marine, et finalement, dans ces dernières années, quartier de l'Ancienne Préfecture, que résidèrent les hauts fonctionnaires, les personnages marquants (le la cité. Là se développa, dans une ambiance encore barbaresque, la vie européenne de l'Alger naissant. On y édifia les premiers immeubles à la française. Certains furent construits à la hâte sur de vieilles maisons mauresques. Pour les nouvelles bâtisses, on adopta assez fréquemment une disposition intérieure usitée dans le bassin méditerranéen occidental, en Provence, en Espagne, en Italie: les appartements s'ouvraient sur (les galeries qui entouraient une large cour, un patio. Des spécimens (le ce genre existent encore; on en retrouve notamment un au coin de la rue Mahon (n" 5) et de la rue Cléopâtre, dans une maison appartenant à la famille de la Tour du Pin. Dans ces demeures européennes, les premiers venus ici se trouvaient avec les leurs, plus à leur aise, plus confortablement installés que clans les plaisons turques, où l'absence de fenêtres s'ouvrant sur l'extérieur donnaient aux nouveaux venus, non encore habitués aux coutumes du pays, 1 impression (l'un emprisonnement, et où les moyens de chauffage, en hiver, faisaient défaut. A El-Djézair, on se chauffait à l'aide de braseros en bronze ou en cuivre, dont certains étaient d'un modèle superbe et très artistique, ou bien, dans les milieux modestes, avec le canoun, fourneau primitif en argile cuite, dont l'usage ne s'est pas perdu de nos jours.
C'est dans ces étroites ruelles, bordées, en bien des points, d'élégantes maisons mauresques, aux intérieurs parés (l'éclatantes et précieuses faïences, de colonnes de marbre, de belles boiseries finement sculptées, qu'eurent lieu les premières manifestations mondaines du nouvel Alger. Les soirées de l'élégante et gracieuse Mme Schultz, la femme du consul de Suède, furent très recherchées par l'élite de la société de l'époque. Elles avaient lieu dans un palais mauresque, rue de la Licorne. Cette demeure a depuis longtemps disparu; elle se trouvait sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui la chapelle .des Pères Jésuites, rue des Consuls. Mme Schultz était Anglaise, elle habitait Alger bien avant l'arrivée des Français. Son mari fut envoyé ici comme officier du Génie auprès du Dey; en 1812, il bâtit la caserne de la Salpêtrière. Il ne quitta plus notre ville où il finit par être nommé consul. Mme Schultz était peintre, elle avait du talent, elle a laissé des oeuvres fort intéressantes au point de vue documentaire, car elles avaient été peintes avant 1830. Le consul de Grande-Bretagne, Sir de Saint-John, donna lui aussi de brillantes réceptions. En 1833, il offrit un bal au duc de Rovigo dans sa belle résidence de la rue de la Charte, dont nous reparlerons. Ceux qui dans ces temps lointains se rendaient la nuit à ces réunions, devaient se munir de lanternes pour se diriger dans ces ruelles obscures, totalement dépourvues d'éclairage. A la longue, quelques rues
finirent par être parcimonieusement pourvues de lampes à huile, mais elles étaient rares et insuffisantes: il en fut ainsi durant une quinzaine d'années. En 1852, au grand émerveillement de la population, furent établis des réverbères à gaz. Ce fut la rue de la Marine qui, la première, bénéficia de ce progrès. L'usine génératrice se trouvait à l'endroit où de nos jours s'élève le Palais Consulaire, mais en contre-bas, au niveau du quai. Dès 1830 et dans les années qui suivirent, on débarquait en arrivant de France dans la darse de l'Amirauté, qui, comme au temps des corsaires, constituait le seul port d'Alger. Une fois sur le quai, le voyageur pour se rendre en ville devait gravir une rarnpe assez raide où se trouvaient, à droite, la Douane, les bureaux des courtiers maritimes; à gauche, un bastion turc transformé en magasin militaire. Il convient de rappeler que le boulevard n'existait pas encore et que le long du quai se trouvaient, par place, des remparts et autres ouvrages militaires qui jadis protégeaient et défendaient El-Djézaïr. Le bord de la mer était plus proche des habitations à cette époque que de nos jours. En haut de cette rampe, on rencontrait une ancienne porte qui fut connue sous le nom de Porte de France ou de la Marine, elle était en quelque sorte l'entrée d'Alger. Quand on la franchissait, on arrivait devant un édifice, tout d'abord appelé Caserne de la Marine; en 1837 on lui donna le nom du colonel Lemercier que nous retrouverons plus loin. Cette bâtisse, très remaniée par la suite, disparut vers 1899. C'était une ancienne caserne de janissaires appelée M'ta Moussa (Caserne de Moussa), (lu nom de son architecte. La Porte de France une fois passée, on était rue de la Marine. Les premiers algérois en furent très fiers, elle fut l'artère la plus élégante de l'Alger de 1835. On l'avait élargie et accommodée à l'européenne au prix de nombreuses démolitions. Sous ses arcades, se trouvaient les magasins les plus beaux, certains parvinrent jusqu'à nous, comme par exemple la fameuse chapellerie Vidal, qui fut ensuite tenue par M. Girard. Les officiers de tous grades, les civils élégants, furent, dès 1832, ses clients. Au-dessus de l'arcade, où était le magasin, on remarquait, en guise d'enseigne, un énorme képi du modèle « vieille armée d'Afrique », en métal coloré. Qu'est devenue cette relique du passé? La maison Girard existe toujours; au moment des démolitions du quartier, elle a émigré, rajeunie, rue Colbert. Au numéro 14, on peut voir encore l'immeuble des « Bains de la Marine ». La façade, restée intacte, devait en son temps faire impression. Elle possède un balcon central, en saillie sur la rue, flanqué à droite et à gauche, de deux niches peintes en bleu azur, où se dressent deux statues naïvement allégoriques représentant, peut-être, Flore et Cérès. La jeunesse élégante flânait sous les arcades. Le vaillant général Changarnier faisait de fréquentes apparitions rue de la Marine. Il était le visiteur assidu d'une boutique réputée. On le voyait passer, bien vêtu, ganté de frais, pommadé, parfumé, ce qui lui valut, parmi les gandins, le surnom irrespectueux de « Bergamotté ». Le monument le plus important de cette voie, autrefois comme aujourd'hui, était la Grande Mosquée. Elle est, dit-on, construite sur un édifice et avec des matériaux romains, ce que prouverait l'inscription romaine incluse au pied du minaret. Ce temple fut embelli par nos soins de faïences d'un joli bleu, et agrémenté d'une colonnade en bordure de la rue. La première pierre de ce beau péristyle fut posée en 1836 par le Duc de Nemours. Ces portiques furent édifiés avec les colonnes pro-venant de la démolition de la mosquée Es-Sidia qui se trouvait à l'endroit où fut construit l'hôtel de la Tour du Pin, qui (levait devenir l'hôtel de la Régence. Rue de la Marine, étaient plusieurs hôtels de voyageurs, considérés comme les meilleurs et les plus confortables du moment. Un seul mérite de retenir notre attention, l'immeuble existe encore à l'angle de la rue Lamoricière, c'est l'hôtel d'Europe, où le 21 décembre 1862, débarquant du « Zouave », paquebot de la Cie L. Arnaud et Touache, descendit Alphonse Daudet. Il était alors un tout jeune homme. La liste des passagers, publiée par le journal « l'Akbar » de ce temps, mentionne le nom de « Daudet, attaché de cabinet ». L'hôtel d'Europe était tenu par un sieur Lejeune; dans ce temps, il n'avait qu'un seul étage, il a été ensuite surélevé. Il n'y a pas bien longtemps, on pouvait voir, au-dessus des arcades sous le crépi à la chaux, surtout quand la pluie avait copieusement battu la façade, réapparaître, en lettres noires, la vieille enseigne « Hôtel d'Europe ». Ce voyage, ce séjour en Algérie d'Alphonse Daudet, méritent d'être retenus à propos de l'évocation de ce vieux quartier, ils ont donné naissance à l'immortel « Tartarin de Tarascon ».
A l'endroit où la rue de la Marine aboutit place du Gouvernement, sur la droite, on trouve une autre place (le modestes dimensions, elle est en cours de démolition: c'est la place Mahon ou de la Pêcherie. Sur son emplacement, autrefois, s'élevait le fameux et trop redouté Badistan, le marché aux esclaves. Au temps des corsaires, le Badistan était une place carrée entourée de portiques couverts. Là se faisaient, par surenchères, une vente fictive des esclaves; cette vente ne devenait définitive que devant le Pacha au Palais de la Djénina. En ce lieu furent, sans doute, vendus : Cervantès, Regnard, le peintre italien Fra Filippo Lippi, d'Aranda, Haédo, et tant d'autres moins connus. A deux pas de la place Mahon, rue de la Charte, on pouvait, ces derniers temps encore, voir une voie voûtée sur un assez long parcours. Elle était si resserrée et si sombre, qu'il fallut y laisser un réverbère allumé en permanence. Cette disposition, cet aspect devaient être fort anciens, puisque on en retrouve la mention dans un ouvrage du sieur (le Roqueville sur sa captivité à Alger en 1675. Cet auteur, décrivant les rues de la ville des pirates, cite des rues couvertes qui sont toutes proches du Badistan. La place Mahon coupait en deux la rue du même nom, dont la presque totalité a disparu. En face de soi, en tournant le dos à la. mosquée, débutait la rue des Trois-Couleurs, elle subsiste encore en partie, mais elle ne va pas tarder à disparaître. Elle constituait le vrai type des voies de l'Alger en 184o; étroite, enfumée, sans caractère ni points remarquables. Tout ce qui pouvait présenter quelque intérêt fut jeté bas pour créer l'artère qui est arrivée jusqu'à nous.
Il ne faut pas croire que son nom lui fut attribué en l'honneur de notre étendard national. Elle avait été ainsi nommée dès les premiers jours de l'occupationd'Alger, alors que flot-tait encore sur la cité le drapeau blanc de la branche aînée (les Bourbons. Cette appellation dérive du fait suivant: pour se diriger dans le dédale des ruelles d'El-Djézaïr, on imagina (le peindre sur les murs des maisons des lignes de différentes couleurs, afin d'indiquer le chemin qu'il fallait suivre pour se rendre dans les divers services militaires et ci-vils. Chaque couleur conduisait vers tel ou tel groupe d'administration; or, sur les ,batistes bordant la voie qui nous occupe, se trouvaient réunies trois Zig n e s différemment colorées indiquant la direction de services différents : ces lignes étalent jaune, rouge et bleue, elles étaient donc destinées à servir de fil d'Ariane, si on peut dire, à ceux qui devaient passer par là pour se rendre à leurs occupations. De là vient le nom. Il s'est transmis jusqu'à nous pour disparaître sous peu, ce sera dommage. Dans la rue des Trois-Couleurs, non loin de son début, à gauche en quittant la place Mahon, l'éditeur d'art Gervais Courtellemont. un Algérois, avait, vers 1889, installé son atelier dans la cour vitrée d'une maison mauresque modifiée à l'européenne; pour l'instant elle est encore là. Il avait organisé, avec le goût d'un parfait artiste, une sorte de studio, d'une charmante atmosphère, où fréquentèrent, des notabilités littéraires telles que: François Coppée, Pierre Loiiys, jean Lorrain, les frères Margueritte, Charles de Galland, Lys du Pac, etc. Tout près de là, était le fameux café-concert fort connu des vieux algérois, sous le nom de « La Perle ». Il eut pendant plusieurs années une très grande renommée. Sa façade avait été édifiée avec une certaine recherche et quelque prétention. Elle passait inaperçue étant donnée l'étroitesse de la rue qui empêchait tout recul; elle n'avait rien de remarquable en elle-même, sauf le souvenir qu'elle évoquait. Une grande fenêtre centrale, surmontée d'une manière de fronton à la grecque que soutenaient, comme des chapiteaux sans colonnes, à droite et à gauche, deux motifs à feuilles d'acanthes. De chaque côté, en haut, deux panneaux faits de rinceaux en relief surmontés de coupes de fruits; au dessous, encadrant la fenêtre, deux longues niches vides dont les voûtes étaient entièrement décorées d'un motif en forme de coquilles.
Dans le quartier de la Marine, fut fondée en 1835 par le Maréchal Clauzel la Bibliothèque d'Alger. Berbrugger en fut le premier bibliothécaire. Elle fut au début des plus modestes, on l'installa dans une petite maison de l'impasse du Soleil. Cette impasse, dont la dénomination était une plaisanterie, attendu que le soleil n'y pénétrait jamais, commençait rue Philippe, à gauche en venant de la rue Bab-el-Oued. La bibliothèque n'y resta pas bien longtemps; dès 1838, elle fut transportée rue Bab-Azoun, dans l'ancienne caserne turque où le Collège venait d'être transféré. Elle demeura là jusqu'en 1848; elle fut alors installée rue des Lotophages (dans l'actuel hôtel du général commandant le Génie), pour finir par être organisée en bibliothèque-musée rue Emile-Maupas, anciennement rue de l'Etat-Major. Cette impasse du Soleil connut des heures de célébrité; elle fut fréquentée par des générations de touristes et d'hiverneurs, qui allaient rendre visite à la belle Fathma habitant en cet endroit. La belle Fathma! Ce fut une curiosité et une attraction de l'Alger de naguère, la photographie en avait répandu les traits et l'élégante silhouette. Elle recevait parée de somptueux costumes, de riches bijoux indigènes ; elle offrait le thé et le café, donnait le spectacle de danses et de musique locales. La maison joliment ornée, de belle ordonnance intérieure, ajoutait au pittoresque de cette visite qui était très recherchée et goûtée de nos visiteurs étrangers. La rue du Sagittaire conduisait rue de la Charte. C'est là que naquit et habita, M. Marçais vous l'a dit l'autre jour au pied de son tombeau, Sidi Abderhaman El Tsalbi. Il fut oukil d'une mosquée qui se trouvait en ce lieu et qui fut détruite en 1859. Une plaque de marbre apposée par les soins du Comité du Vieil Alger, sur l'immeuble qui avait remplacé le temple, commémorait ce souvenir de la façon suivante: « En « ce lieu s'élevait la maison de l'Algérien Sidi Abd-Er-Rhaman, docteur « de l'Islam, mort en cette ville en 1471. » Dans cette rue, on remarquait une superbe maison mauresque qui pendant (les années fut le siège du Conseil général. Ce fut une demeure aux nombreuses richesses architecturales intérieures, il est infiniment regrettable, qu'avant sa disparition totale, on n'en ait pas fixé le souvenir par des photographies. Ce palais mauresque était, avant 183o, le Consulat de Grande-Bretagne, comme tel habité par le consul de Saint-John, qui exerça son ministère de 1827 jusqu'en 1851. Il avait assisté à l'altercation entre Hussein et le consul Deval, et avait été nettement hostile à notre installation à Alger. Il y avait dans 'cette maison de très riches carreaux de faïences anciens, tous ne sont pas perdus, bon nombre ornent aujourd'hui les salons de l'Hôtel de la Préfecture, boulevard Carnot. Dans la cour, on admirait de splendides grillages de fenêtre en bronze doré. La porte de la rue et quelques portes intérieures étaient ornées d'encadrement en marbre sculpté dans le goût italien; à leur partie supérieure, se remarquait une grande. fleur de lis florentine, ce qui semblait attester que ces sculptures étaient l'oeuvre d'un artiste florentin ou toscan, qui avait, peut-être, été esclave à El-Djézaïr. Antérieurement à 1830, cette rue portait le nom d'Hammam Es Seghir (la rue du petit bain), et celui plus original de Meçid et Goula (la rue de la petite école de la fée). Cette curieuse appellation provenait de ce que les indigènes considéraient comme hantée une partie de cette demeure, ils lui donnèrent le nom de maison de la fée, désignation qui s'étendit à une petite école enclavée dans le bâtiment, et dont on retrouve la dénomination et la situation sur un plan d'Alger de 1832. Le Consulat de Grande-Bretagne n'était pas le seul existant dans ce quartier. C'est en ces lieux qu'étaient réunis la plupart des représentants des puissances européennes accrédités auprès du Dey. Le nom de rue des Consuls a été donné pour rappeler ce souvenir. Tous ces agents diplomatiques avaient dans le Sahel leurs résidences d'été, où parfois, ils se réfugiaient pour fuir les épidémies très fréquentes dans la ville et pour éviter les chaleurs de l'été. Le Consulat de Suède, on l'a vu, était rue de la Licorne, un peu plus loin fut celui d'Espagne. Le Consulat d'Amérique occupa, rue des Lotophages, l'hôtel où est de nos jours le général commandant le Génie. Ceux de Sardaigne et du Portugal étaient aux environs de la rue Babel-Oued, enfin celui de France se trouvait rue Jean-Bart, dans l'immeuble de la Direction de l'Artillerie, ce qui à dire vrai n'est pas absolument certain. On peut voir encore, rue Volland, les ruines d'une épaisse muraille, débris du mur d'enceinte d'El-Djézaïr, et tout à côté, percée clans un mur, une grande fenêtre, qui aurait été celle de la chapelle consulaire avant 183o. La rue de la Charte nous conduisait place Soult-Berg. Elle tirait son nom du château du Maréchal Soult à Saint-Amans dans le Tarn. Le Maréchal Soult avait été ministre de la Guerre; à ce titre il s'occupa activement des affaires de l'Algérie. En reconnaissance de tout ce qu'il fit pour la colonie, son nom fut donné à cette place de la ville. Plusieurs rues débouchaient en ce point ; c'étaient les rues d'Orléans. de la Charte, Philippe; de. la Révolution, où était une fort belle maison mauresque, qui depuis 188o fut l'externat des Soeurs de la Doctrine Chrétienne (antérieurement cette institution se trouvait rue du Cheval). Cet édifice, beau spécimen de l'architecture algéroise, aurait été, prétend-on, le harem de Mustapha-Pacha, avanf 1830. Enfin, citons une très courte artère qui allait vers l'extrémité de la rue des Consuls, elle a changé plusieurs fois de nom: du temps des Turcs, on la nommait Sidi Ali Fassi (rue de la mosquée Ali de Fez), une mosquée de ce nom était dans le voisinage; durant de longues années, elle fut rue Traversière, puis rue du Général-Laperrine, finalement elle disparut sous le vocable «l'Avicenne, célèbre médecin arabe. En 1834, fut créée, rue Traversière, l'Inspection d'Académie. Cette ruelle amenait en un endroit qui était désigné, ces dernières années, du nom de Consul Pierre Deval, et qu'on considérait naguère comme un prolongement de la rue des Consuls. On y voyait une voûte sous laquelle s'ouvrait la rue des Lotophages, qui s'appelait jadis Sabat et Khout (la voûte du poisson) en raison d'un poisson sculpté sur une pierre. Ce coin était des plus pittoresques, admirablement conservé, il avait gardé son aspect d'avant 1830. Sur presque tout son parcours, les maisons bordant les deux côtés avaient leurs encorbellements soutenus par des rondins de thuya, si rapprochés l'un. de l'autre, que la maison de droite arrivait presque à toucher celle de gauche ; la rue qui passait dessous avait l'aspect d'un passage couvert.
Par là on parvenait rue Navarin. Au numéro 26, fut créée, en 1832, une école de dessin dirigée par un artiste italien nommé Vaccary. Il a laissé une série de planches représentant des types algériens de cette époque, dont la réunion en album forme un ensemble assez rare aujourd'hui. La rue Navarin conduisait rue Jean-Bart. Elle était bordée de belles demeures mauresques. Elle connut vite une grande animation, car d'importantes administrations y furent installées: c'étaient la Direction des Domaines, le Tribunal de Première Instance, puis la Justice de Paix, le Trésor et Postes. Ce dernier service occupa l'immeuble de la Direction de l'Artillerie et probablement la maison voisine ; clans cette dernière, on pouvait voir de nos jours, dans la cour, sous les colonnades, des grillages de fenêtres où avaient été aménagés des espaces assez larges pour constituer des guichets. En ces demeures habita Louis Farenc, payeur particulier, chef de la comptabilité. Il était l'oncle (l'un jeune Marseillais, Louis-Etienne-Ernest Rey, qui en décembre 1839, fut envoyé auprès de son parent comme petit commis, il avait 16 ans. Rey séjourna à Alger jusqu'en septembre 1848. Ll devint critique musical au « Brulot de la Méditerranée », journal dont il eut été intéressant de trouver quelques exemplaires. Rey s'adonna à la musique, il composa une messe qui fut exécutée à la Cathédrale d'Alger, en présence de la Duchesse d'Aumale. Ernest Rey modifia son nom et il devint Ernest Reyer, l'auteur célèbre de « Sigurd », de « Salambô » et d'autres oeuvres. Dans son administration, on avait conservé le souvenir d'un employé médiocre, plus préoccupé de notes de musique que de notes financières. Mais ce qu'on ne sait pas, c'est qu'il fut un excellent dessinateur qui a laissé de fort jolis croquis de l'ancien Alger, croquis devenus rarissimes.
Près de la rue Jean-Bart, se terminait la rue Doria.
C'était le nom d'un Génois qui, passé au service
de Charles-Quint, commandait l'armée navale de l'Empereur, quand
celui-ci assiégea Alger. Voie sans intérêt, bordée
d'immeubles devenus vétustes et sordides ; elle avait néanmoins
gardé une particularité qui mérite d'être mentionnée.
Au numéro 10, près de l'aboutissant de la rue Jean-Bart
et de la rue Bisson, de laquelle nous reparlerons plus loin, inclus dans
les bâtisses européennes, se dressait le minaret d'une ancienne
mosquée; il restait debout, dit Delvoux, « comme un témoin
muet de l'instabilité humaine ». Cette mosquée a toujours
été désignée du nom d'Ali Khodja. Elle ne
figure, sous cette appellation,
Après cette placette, la rue se terminait rue Doria par une voûte où l'on voyait encore les traces des clés de roseaux qui avaient servi à sa construction. Rue Philippe, dont une partie est encore debout, on remarque un édifice connu sous le nom de « Dar el Hamra » (la maison rouge). Elle est destinée à disparaître. On a proposé plusieurs solutions pour la sauvegarder, il est à craindre qu'aucune. ne soit pratiquement réalisable. Le Comité du Vieil Alger s'est préoccupé de sa conservation; déjà en 1912 il avait proposé son classement comme monument historique. Il faudra en garder le souvenir par des clichés photographiques avant qu'elle soit anéantie.
Cette somptueuse demeure, où passent les ombres de tant d'illustres personnages, appartenait au Dey Hussein, .qui avant été ministre des Finances avant d'avoir été élevé au rang de souverain, avait fait en immeubles de fructueuses spéculations; il en possédait plusieurs, mais n'en occupait aucun. II préférait habiter strictement enfermé dans la citadelle de la Casbah où il se sentait plus en sûreté ; il pensait ainsi éviter l'assassinat par lequel on s'était débarrassé (le plusieurs de ses prédécesseurs. A Dar et Hamra, après sa défaite, se retira le Dey Hussein. En 183o, les abords de ce palais étaient bien différents de ce qu'ils sont de nos jours. Toute la façade, alors, se trouvait comprise sous une voûte longue, étroite, qui l'unissait à la maison opposée, celle qui existait sur l'emplacement qu'occupe la Chefferie du Génie. L'étroitesse de ce passage était telle, que la circulation, devenue (le plus en plus intense, était extrêmement gênée. Pendant des années, on réclama avec insistance la démolition de la voûte et l'élargissement du chemin: ce qui ne fut réalisé qu'en 1863; ainsi dis-parut un (les coins les plus pittoresques de la vieille cité des Pachas. Dans cet espace exigu et sombre, sorte de tunnel resserré, s'agitait une foule colorée et bruyante. Les porteurs d'eau, leur cruché de cuivre sur l'épaule, allaient, venaient, vociférant parfois avec véhémence, quand il ne leur était pas possible de s'approcher rapidement de la fontaine assiégée. Les âniers passaient, excitant à grands cris leurs « bourricots », qui s'en allaient trottinant, à la queue leu-leu, en balançant leurs hardas diversement chargés. Les servantes négresses, drapées de leur voile bleu, circulaient, portant en équilibre sur leur tête (les corbeilles pleines de fruits, ou bien des planches garnies de pains qu'elles allaient faire cuire ou qu'elles rapportaient du four banal ; elles marchaient en faisant teinter les anneaux de leurs chevilles. Constamment retentissait, mille fois répété, le cri de « baleck, baleck » pour libérer le chemin par trop encombré. Parmi tout ce monde, passaient, dédaigneux, importants et superbes, (le hauts personnages, vêtus de leurs belles laines d'un blanc éclatant. Sous cette voûte, en face de la maison du Dey, coulait une fontaine que les habitants appelaient Aïn et Hamra (la fontaine rouge) ; dénomination provenant de ce que tous les murs voisins, voûtes et maisons, étaient peints en rouge. La rue était nommée Zenkat Aïn el Hamra (la rue de la fontaine rouge). Tout près était une mosquée, naturellement baptisée Djéma et Hamra (la mosquée rouge), elle disparut en 1863, en même temps que le passage voûté. C'est à Dar-el-Hamra que le Maréchal de Bourmont rendit au Dey, le 8 juillet 183o, la visite que celui-ci lui avait fait la veille au palais de la Casbah. De cette maison, Hussein, très cligne dans son infortune, partit en exil à Livourne d'abord, avant d'aller à Alexandrie, où il mourut en 1838. Les services du Génie occupèrent le palais du Pacha d'Alger, peu après le départ de son propriétaire; ils n'y furent officiellement installés qu'en décembre 1831. Ce fut le Génie militaire qui, après la disparition de la voûte, réalisa la façade actuelle ornée de carreaux d'émail. Cette réfection, du fait de l'élargissement de la rue, avait diminué une partie de l'édifice ; ce qui est facile à constater quand on visite l'intérieur. A Dar el Hamra séjourna, en 1845, l'inoubliable Duc d'Aumale, mais là résidèrent constamment les directeurs clu Génie. Parmi ceux-ci retenons le nom du colonel Lemercier, cité plus haut ; il a droit à tin souvenir reconnaissant ; c'est grâce à son énergique intervention que fut sauvée la mosquée de la place du Gouvernement dont la démolition avait été décidée. A citer : le général de Félix, qui fit construire les nouvelles fortifications d'Alger, et qui commença à planter des arbres autour de la ville, oeuvre que continua et amplifia plus tard un de ses successeurs, le général Farre, qui commanda le Génie de 1872 à 1875. L'intérieur de cette demeure est luxueux et fort élégant. Le grand salon est remarquable par ses murs incrustés de fines dentelles de plâtre, ses panneaux de faïences hollandaises et son admirable plafond à caissons superbement sculptés, éclatant d'or et enluminé de riches couleurs. Dans le sous-sol, on retrouve un ancien corps de garde et une entrée que jadis empruntaient, pour pénétrer dans la maison, les janissaires et les esclaves du Pacha. Que vont devenir toutes ces richesses témoins de tant de souvenirs ? Il faudra bien les admirer quand nous le pourrons, elles font de ce palais historique un joyau dont la disparition laissera plus d'un regret clans le coeur des admirateurs fervents du vieil Alger. Entre la rue des Consuls et le boulevard Amiral-Pierre, existait plusieurs ruelles ; l'une d'entre elles était désignée du nom de rue de la Taverne, c'est sans doute en souvenir des tavernes qu'exploitaient en ces lieux les esclaves chrétiens; ils y vendaient des produits alimentaires, mais surtout du vin et de l'eau-de-vie; certains y firent de grosses fortunes. Au temps des Turcs, les rues des Lotophages, du 14-Juin s'appelaient Seba Tabaren (les sept tavernes). Dans le vieil Alger, les indigènes, comme parfois encore aujourd'hui, ne désignaient pas les rues par leur nom, niais par une particularité du quartier où ils habitaient ; ils ne résidaient pas dans telle ou telle rue, mais dans tel ou tel quartier. C'est ainsi que nous avons ici le quartier d'Hammam Melah (des bains salés) qui comprenait toute la région de la rue Jean-Bart, de la Djema Makaroun (de la mosquée des lettrés) nni réunissait tous les environs de la rue des Consuls jusqu'au bord 'T-la mer. L'actuelle rue de la Taverne, toute la région circonvoisine, s'appelait Kouchet et Betha (le four du quartier). Joignant la rue d'Orléans à la rue de la Charte, on rencontrait la jolie rue Renaud. On aurait dû écrire Renau. Bernard Renau d'Eliçagaray était l'inventeur de galiotes à bombes incendiaires, qui furent utilisées par Duquesne lors du bombardement d'Alger en 1683. Jadis cette petite voie s'appelait Zenkat Eddjenaiz (la rue des funérailles). Eddjenaïz était aussi le nom de tout le quartier. Non loin de là, une rue française a porté le nom fort altéré d'Eginaïs, ce qui n'avait de signification, ni en français, ni en arabe. Rue ou quartier des funérailles était une appellation qui provenait du fait suivant : les convois funèbres, au sortir de la Grande Mosquée, passaient par ces voies pour se rendre au Cimetière de Bab-el-Oued. Rue Renaud s'élevait une maison d'aspect extérieur assez curieux : ses avancées, soutenues par les habituels rondins, présentaient cette particularité d'avoir deux étages superposés. Elle était encore debout, il y a peu de jours, elle constituait un spécimen peu fréquent de l'architecture d'El-Djézaïr. Rue d'Orléans, on voyait naguère une maison possédant un superbe encadrement de porte d'entrée. Il était en marbre sculpté dans le genre de la Renaissance italienne, il n'avait rien d'algérien, et l'imagination se plaisait à l'attribuer à un esclave italien. Fort heureusement cet ensemble n'est pas perdu, il orne, bien à sa place, l'entrée de là belle maison de style si purement mauresque construite à Mustapha Supérieur par M. Jacques Guiauchain, près de la villa Mustapha-Raïs. Rue d'Orléans, au coin de la rue des Consuls, existe encore l'école des Beaux-Arts. Elle fut créée en 1881 et installée dans l'ancienne mosquée d'El-Kechach. Son premier directeur fut M. Labbé, un peintre de talent, doublé d'un érudit. Il fut grand ami de Fromentin, avec qui il entreprit plusieurs voyages. Il a laissé des oeuvres remarquables. Il paraît juste d'évoquer son souvenir à propos de ce quartier où il est venu tant d'années pour enseigner son art. La création du boulevard Amiral-Pierre (l'amiral Pierre dirigea les premières opérations contre Madagascar en 1895) a complètement altéré la physionomie de toute cette région. Plusieurs rues allaient jusqu'à la mer ; les rues des Lotophages, Brueys, des Numides, furent coupées par l'établissement du boulevard qui s'appela boulevard des Palmiers, à cause des palmiers qu'on avait plantés en bordure de la mer et que les vents marins firent vite dépérir. Les maisons, qui autrefois étaient directement sur le bord de mer, avaient leur base sur une grève rocheuse qu'a fait disparaître la voie moderne. En cet endroit, il y avait un fort nommé Bordj-es-Zoubia (le fort des ordures), à cause des immondices qu'on jetait dans les alentours. Cet ouvrage militaire fut aussi dénommé Fort-Neuf, ou encore Batterie des Sept-Tavernes. On le construisit sur l'emplacement d'un ancien bastion bâtit en 1576 par Ramdam Pacha. Il était édifié sur plusieurs étages de casemates solidement construites, dont une partie sert actuellement, ou servait il n'y a pas bien longtemps encore, de prison militaire. Le groupe de jolies maisons mauresques qu'on voit encore boulevard Amiral-Pierre, a toujours fait sur la mer une avancée, tandis que les autres édifices se trouvaient en retrait. Autrefois les vagues venaient battre leur base, certaines d'entre elles avaient des ouvertures au niveau de l'eau. Vers 1891 ou 1892, on les ceintura du mur actuel qui les protège contre l'assaut des vagues, mais qui, vu du large, les défigure énormément. La plus remarquable d'entre elles, espérons que celle-là sera sauvegardée, est celle de la rue des Lotophages, actuellement occupée par le Général commandant le Génie. Elle est richement pourvue de superbes faïences, de colonnes, de boiseries et surtout de plafonds de bois sculpté, enluminé et somptueusement doré. Elle s'est conservée à peu près intacte, malgré les diverses destinations qu'elle a dû subir. Après avoir été, on l'a vu, Consulat d'Amérique, elle devint, en 1846, un pensionnat de jeunes filles tenu par Mme Paquereau. En 1858, la bibliothèque y fut transportée, enfin elle fut donnée au Génie. Cette maison, dit Berbrugger, dont la mer baigne la base et deux côtés, est un des plus jolis échantillons de l'architecture mauresque. A l'opposé de ces maisons, presqu'en face, de nos jours, on apercevait une sorte de terrasse dominant le boulevard à faible hauteur, où s'élevait un édifice appelé la Caserne Macaron; une rue voisine portait ce nom déformé et francisé. Ce fut un local qu'occupèrent les janissaires, il y avait là une mosquée. La caserne était désignée du nom de M'ta et Makharoun, et la mosquée de celui de Djema et Makharoun (caserne et mosquée des lettrés). En 183o, on avait installé dans ces bâtisses la pharmacie centrale. L'édifice religieux datait de 1725, il a été construit par Abdy Pacha, il est tombé avec une partie de la caserne lors du percement du boulevard qui à ce moment devait être la continuation du boulevard de l'Impératrice. Dans ce qui restait de la caserne des Janissaires, de ces soldats du Dey, venus de tous les pays d'Orient, gens de sac et de corde, auteurs de plusieurs assassinats de souverains, fut créé. une école maternelle, qui disparut en 1934; c'est le premier bâtiment de ce quartier qui tomba sous le pic des démolisseurs. Des sept casernes de janissaires que comptait la ville barbaresque, il ne reste plus qu'un seul spécimen, le Cercle Militaire. L'établissement du boulevard a fait tomber la Porte de France, dont il a été parlé plus haut. Vous avez pu, Mesdames, Messieurs, constater tout ce qui a disparu avec les vieilles pierres de cette ancienne agglomération où s'était concentrée l'activité de la vie algéroise à ses débuts.
La tâche du Comité du Vieil Alger n'est pas de rechercher, dans notre cité modernisée, un faux orientalisme aujourd'hui désuet, son oeuvre est plus élevée, plus noble ; s'il est de son devoir de vous faire connaître les vestiges du passé, il doit par dessus tout protéger de toutes ses forces nos sites, nos monuments, nos jardins, nos délicieuses fontaines, qui sont tout ce qui nous reste d'un passé lointain, qui constituent, si j'ose dire, nos titres de noblesse. Tout est trop neuf dans notre cher Alger. Le quartier, dont l'aire aujourd'hui presque totalement mise à nu paraît si petite, comptait quelques belles résidences, des coins historiques, perdus, avouons-le, dans des venelles insalubres, parmi des masures croulantes ; il était condamné au nom de l'hygiène et du progrès. Il nous a paru bon, cependant, de tenter d'en fixer le souvenir. Un jour viendra où il nous sera possible de porter nos pas le long des avenues du quartier rénové à la moderne, que nous puissions alors évoquer toute cette partie anéantie de notre ville où a commencé son histoire moderne et française. Docteur F. GAUTHIER. |