Le port d'Alger
APOCALYPSE SUR LA VILLE BLANCHE.
NUAGES NOIRS...
ET LUEURS ROUGES ...SUR LA VILLE BLANCHE

Opuscule adressé par MM.Joseph PALOMBA et Edgar SCOTTI, avec autorisation de paraître ici.
sur site le 24-04-2005...retouches le 6-1-2008 par les auteurs
voir tableau peint par Willem Pop, Maassluis, Pays-Bas

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----------" La déflagration surprend, sidère un instant se répercute et inquiète dans l'attente d'une suite ou d'un nouveau séisme. Elle installe une peur qui tarde à disparaître et qui diminue peu à peu, au fur et à mesure que se précise le drame et que s'élève un gros nuage noir situant le lieu de la catastrophe... ". R.B.

----------Mercredi 14 juillet 1943, la fête nationale fut marquée à Alger par un défilé des troupes alliées, parmi lesquelles des détachements de l'Armée d'Afrique.
----------Deux jours plus tard, vendredi 16 juillet 1943, un chaud soleil s'était levé sur Alger. Après la campagne de Tunisie, des permissionnaires rejoignaient leur foyer pour la première fois depuis leur mobilisation en novembre 1942.
----------A Belcourt, comme dans tout Alger, le rue Sadi-Carnot, le boulevard Thiers, la rue de Lyon étaient sillonnés par les GMC et Bedford (1) des troupes alliées. Dès le matin, alors que ce quartier était soumis aux sévères restrictions d'un pays en guerre, la directrice du cours complémentaire de la rue Aumerat organisait une sortie à la plage à l'intention des jeunes filles ayant réussi aux épreuves du brevet élémentaire.
----------Après une longue baignade dans les eaux claires de la Pointe Pescade, le car regagnait Alger, lorsque vers 15 heures 25, ses jeunes passagères entendirent un bruit sourd. Ce n'est qu'à leur arrivée sur la place du Gouvernement qu'elles virent le champignon d'un opaque nuage de fumée noire, transpercé par le rougeoiement de lueurs d'incendies, s'élever du bassin de Mustapha.
----------Les regards de la foule angoissée étaient rivés sur la tache de verdure du jardin d'essai, dominée par le gazomètre situé en bordure du chemin Vauban. Les rumeurs les plus inquiétantes se répandaient sur le désastre qui venait de s'abattre sur le port, sur les quartiers de Belcourt et du Hamma, ainsi que sur une grande partie de la ville blanche.
----------Dans un encombrement général, les tramways se dirigeant vers Maison-Carrée étaient pris d'assaut. Après l'arrêt du " Moulin " sur la côte de Mustapha, les convois en surcharge ne parvenaient pas à gravir la rampe du Champ de manoeuvre. En proie à une très vive inquiétude, de nombreux voyageurs empruntaient à pied les rues Sadi-Carnot et de Lyon. C'est alors que le désastre apparut dans toute son ampleur. Grâce au journal qu'elle tenait, une étudiante se souvient qu'arrivée chez elle, rue des Petits Champs, au-dessus de Belcourt à 1 000 mètres de l'arrière-port, elle trouva des familles en pleurs, au milieu des gravats, des carreaux cassés, des portes et volets arrachés.
----------Dans les appartements situés autour des Halles centrales, des établissements Vinson et des ateliers des C.F.A. un autre témoin (3) rapporte que des cloisons, des circuits électriques, des canalisations de gaz étaient détruits.

----------Une poussière impalpable, des odeurs nauséabondes, enveloppaient Belcourt. Dans ce quartier industriel situé au sud d'Alger, les effluves carboniques exhalés par les cheminées des locomotives des Chemins de Fer Algériens, se mêlaient autrefois à ceux beaucoup plus agréables échappés de l'usine des cafés Nizière, ou aux parfums suaves des oranges de la Mitidja pelées dans l'entrepôt " Amer Picon ". Toutes ces odeurs familières se superposaient aux senteurs exotiques des " Denrées coloniales " du dépôt Molkou situé au n° 30 du boulevard Thiers. Alors qu'en face de l'autre côté de la rue de Suez au N° 32, l'atelier Honorat baignait certains jours, dans un nuage de capiteux enduits cellulosiques pulvérisés sur les carrosseries automobiles. Mais tout cela avait disparu et les souvenirs s'effaçaient devant la réalité de la guerre.

ENFER SUR LE BASSIN DE MUSTAPHA.

----------Au-dessus de Belcourt, rue Mozart, située à environ 80 mètres d'altitude, entre la rampe Zaatcha et le boulevard Bru, un témoin perçut une première explosion, aussitôt suivie d'une seconde beaucoup plus forte et de plusieurs autres. Un énorme champignon de fumée noire s'élevait à une centaine de mètres au-dessus du bassin de Mustapha, avec de violentes projections de débris métalliques de toutes sortes. Dans cette rue Mozart à 1350 mètres des quais, l'effet de souffle se traduisit par un violent déplacement d'air qui arrachait tout sur son passage.
----------Travaillant dans l'étroite rue des Colons, un Algérois conserve le souvenir des portes et des cloisons arrachées. Après dissipation du nuage de poussière qui enveloppait la ville, comme beaucoup d'autres, il resta plusieurs heures à regarder un navire en flammes que les pompes de deux remorqueurs tentaient de noyer.
----------Arrivés par un train mixte en provenance de Constantine, des militaires de retour de Tunisie découvraient un quartier dévasté. La rue Sadi-Carnot et le boulevard Thiers étaient sillonnés à vive allure par des ambulances toutes sirènes hurlantes.
----------Au Ruisseau, rue Polignac et jusqu'à Hussein-Dey, Nouvel-Ambert aux usines Blachère, tous les regards s'étaient aussitôt portés sur l'imposant gazomètre du chemin Vauban et découvraient l'immense nuage de fumée noire qui se dirigeait vers Maison-Carrée.

LE FEU A BORD DES NAVIRES

----------Bien qu'inquiète et traumatisée la population des quartiers de Belcourt et du Hamma ne manifesta aucun mouvement de panique. Dans une grande dignité les Algérois témoignaient leur solidarité et partageaient l'inquiétude de tous ceux qui attendaient le retour d'un proche. Qui, en effet, de Bab-el-Oued à Hussein-Dey, n'avait pas en 1943, un père, un frère, un parent ou un ami travaillant dans les compagnies de navigation ou les ateliers de réparation navale ou pour les sociétés d'acconage.
----------A tous les dockers employés à la manutention des marchandises débarquées des navires, s'ajoutaient des marins des unités en escale, du personnel des Ponts et Chaussées et des internés Italiens.
----------Vers 17 heures 30, soit environ deux heures après l'explosion, sous les lourds nuages de fumée noire apparaissait l'épave du cargo norvégien " Bjørkhaug " (6) de 2 094 tonnes. Sous l'indicatif LKBE, ce navire dont l'équipage composé de 29 marins anglais, danois, hollandais, norvégiens, avait aussi un russe. Il était commandé par le capitaine, Ole Sandvick, né le 4 janvier 1897.

----------Amarré quai de Fédalah, dans une zone de l'arrière-port réservée aux inflammables, le "Bjøkhaug " procédait à l'aide de ses mâts de charge à l'embarquement de 38 tonnes de mines anti-tanks allemandes " Tellermines Mark I ", récupérées sur les champs de bataille de Tunisie. Bien que potentiellement dangereuses en raison de la présence de détonateurs incorporés, ces mines déposées en vrac le matin même par cinq camions américains, devaient être chargées dans la cale 1 du " Bjørkhaug ". La destination de cette cargaison soi-disant inoffensive et déclassée selon un autre témoin dans un ouvrage, (7), composée de carcasses de camions, de douilles et de mines, était en fait mal définie.
----------Trente deux tonnes étaient déjà à bord, alors qu'il n'en restait plus que six sur le quai, une violente explosion coupa le navire en deux. La partie avant s'enfonça immédiatement, tandis que l'arrière, de l'étambot à la dunette coulait droit, laissant hors de l'eau la majeure partie des superstructures dévastées du " Bjørkhaug ".
----------Plusieurs témoins perçurent deux explosions presque simultanées. La seconde se serait produite sur le quai parmi les mines en cours de chargement. Cette dernière déflagration fit de nombreuses victimes parmi l'équipage du " Bjørkhaug ". Sur un effectif de 29 hommes, il y eut 9 morts, dont le commandant Sandwick, 6 blessés et 14 rescapés. Sur les quais le nombre des morts n'a jamais été formellement établi. Soixante et onze corps furent immédiatement déposés dans les locaux de la Compagnie de Navigation Mixte et à l'hôpital Parnet à Hussein-Dey. Cependant le bilan devait être beaucoup plus lourd parmi les internés italiens ainsi que sur les 193 dockers employés sur le quai dont cent seulement revinrent se faire payer.
----------Concernant les "internés" italiens employés sur les quais, il faut savoir que la majeure partie d'entre eux étaient d'authentiques "pieds noirs" qui avaient conservés leur nationalité d'origine et qui furent arrêtés en Algérie dès la déclaration de guerre du Gouvernement italien contre la France.
----------Ils le furent sans ménagement et dans les pires conditions : les hommes valides furent envoyés dans les mines de minerais et de charbons du Sud-Oranais et d'autres, employés au débarquement des navires transportant du matériel de guerre ou des munitions et explosifs, comme ce fut le cas ce triste jour de Juillet 1943 sur les quais du port d'Alger.
----------Les familles des nombreuses victimes de cette explosion en sont encore, cinquante ans après, dans l'ignorance la plus totale de la fin tragique de leurs parents, dont les corps ne furent jamais identifiés !----------L'incendie se prolongea sur le " Bjørkhaug ", trois jours après, il ne restait alors plus que la partie arrière du cargo norvégien avec la cheminée à deux carrés disposés en diagonale, la tourelle des bi-tubes " Bofors " anti-aériens, ainsi que les mâts de charge en position de travail.

QUAND LA VILLE BLANCHE AVAIT LA COULEUR DU SANG ET DE LA MORT.

----------D'après le service historique du Ministère britannique de la Défense, cette explosion aurait fait six à sept cents victimes parmi les dockers et internés italiens, employés à la manutention des matériels débarqués des navires, auxquels s'ajoutaient des marins des unités en escale et du personnel des Ponts et Chaussées. Ce triste bilan se soldait par trois cents morts en majorité déchiquetés, carbonisés, non identifiables mais toujours présents dans la mémoire des Algérois. Tous les témoignages font état d'une grande solidarité, ainsi que de l'absence de panique. Les pharmacies du quartier, notamment celles situées dans les rues de l'Union et Sadi-Carnot, virent affluer un grand nombre de blessés qui ne pouvaient être soignés qu'à l'hôpital le plus proche.
----------A Mustapha, à l'entrée de l'avenue Batiandier, les victimes qui pouvaient se tenir debout étaient séparées des blessés gisant sur des brancards. Des religieuses appliquaient les premiers pansements et administraient des calmants aux plus atteints. Le personnel soignant faisait de son mieux, en raison de l'absence de nombreux médecins mobilisés. Malgré cela, l'hôpital reçut trois cents blessés, dont cent cinquante purent, après pansement rejoindre leur domicile. Celui de Parnet à Hussein-Dey, soigna trente sept blessés dont vingt huit, plus légèrement commotionnés purent repartir chez eux. L'hôpital militaire Maillot où étaient soignés les blessés de la campagne de Tunisie, reçut quatre militaires contusionnés et deux civils dont l'un succomba à de graves brûlures.
----------Quai de Fédalah, des blessés commotionnés, trop hâtivement enfouis sous des prélarts, étaient découverts parmi les corps carbonisés et mutilés, avant de reprendre leur bicyclette pour rentrer chez eux.
----------Aux victimes de ce sinistre maritime, aujourd'hui complètement oublié, s'ajoutent toutes celles, anonymes qui succombèrent à la suite de blessures par bris de verre. Au Hamma, au N° 95 du boulevard Thiers à l'angle de la rue Auguste Hardy, un ménage de retraités fut asphyxié par des émanations toxiques, après la rupture d'une conduite de gaz. Ailleurs des hommes moururent à la suite de troubles pulmonaires consécutifs à des inhalations de fumées toxiques ou par des effets de souffle.La rue d'Isly ne fut pas épargnée, il y eut un mort et des blessés plus ou moins gravement atteints, par des bris de verre.
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----------Après la dissipation de l'épais nuage de fumée noire par une brise de Nord-Ouest, la Ville Blanche, dans la dignité, se retrancha dans la tristesse. Quai de Fédalah les corps étaient recouverts de prélats avant d'être évacués vers la gare maritime ou déposés à la morgue de Saint Eugène. Toujours vivaces les souvenirs de ce Vendredi 16 Juillet 1943, hantent la mémoire de ceux qui vécurent ces moments.

----------Ayant encore à son bord une partie de ses munitions le "Bjorkhaug" gisait encore en 1948, à quelques mètres du quai de Fédalah, dévasté par l'explosion. La cheminée inclinée, sa tourelle débarrassée de son armement antiaérien "Bofors", les palans de son mât de charge, encore équipés de leurs élingues, les supports du canot de sauvetage détruit, firent pendant longtemps de cette épave le témoin d'une tragédie qui endeuilla Alger.

----------Dans le recueillement, parmi les habitués du port encore sous la meurtrissure de cette explosion, une maman, toute vêtue de noir et son jeune fils, venaient chaque année, confier à l'eau du port un modeste bouquet de fleurs. Geste pieux, effectué en mémoire d'un être cher et de tous ceux qui périrent le 16 Juillet 1943, sur ce quai de Fédalah.
----------Par fort vent de Nord Ouest, les navires en manoeuvre d'entrée ou de sortie de ce bassin de Mustapha couraient le risque d'être drossés contre l'épave du "Bjorkhaug".

UNE CATASTROPHE BIEN PIRE EVITEE

----------Les dégâts matériels furent considérables, avec sur le quai de Fédalah, la destruction d'une cinquantaine de véhicules, d'importants dommages causés à la centrale thermique de la Société Algérienne d'Eclairage et de Force, S.A.E.F., située quai de Dunkerque. L'explosion du "Bjorkhaug", par ses conséquences sur le plan humain, constitue en elle-même un événement d'une gravité exceptionnelle. Elle n'a cependant affecté qu'une partie de l'agglomération limitée au port et aux quartiers à forte densité de population de Mustapha, Belcourt, le Hamma et le Jardin d'Essai. On frémit à l'idée qu'une extension du sinistre à d'autres secteurs a pu être stoppée de justesse ainsi qu'il apparaît dans ce qui suit. Parmi les nombreux navires en opération dans ce bassin de Mustapha, ce même vendredi 16 Juillet 1943, le Liberty-Ship "Fort Confidence (7) était amarré quai de Lorient situé à une ou deux encablures du quai de Fédalah. Après l'explosion du "Bjorkhaug", l'incendie gagna le "Fort Confidence" immatriculé 81-1-61 sur les 5.300 tonnes d'essence et lubrifiants que ce navire devait embarquer, 2.600 étaient déjà à bord. Devant l'imminence d'une catastrophe, M. Etienne Genoud, officier de port demandait des pilotes et des remorqueurs pour éloigner des navires comme le "John Eaton" qui déchargeait de l'essence.

----------Vendredi 16 Juillet 1943, vers 16 heures, l'incendie faisait rage sur le "Fort Confidence", amarré, mais heureusement pas ancré. Sans attendre l'ordre de l'état-major britannique, le lieutenant Bailey, fit sectionner à la hache les amarres des navires lever l'ancre du destroyer "HMS Paladin" pour hâler hors du port, le "Fort Confidence" amarré cap au nord à la verticale du Brise-lames Est. Les remorqueurs "HMS Hudson" et "HMS Empire Fred" et "Furet II" dont la silhouette était familière à tous les Algérois entouraient le Liberty-Ship embrasé, secoué par l'explosion de ses munitions de bord.

----------Le capitaine de vaisseau Caumartin, capitaine du port d'Alger était sur le "Furet II". Des pompiers à bord d'une barge de l'entreprise Morymazout, attaquèrent l'incendie, sous les regards des Algérois massés sur leurs balcons, inconscients des dangers que ce brûlot faisait planer sur leur ville. Tous attendaient avec anxiété, un être cher travaillant à la ville ou sur le port. Chaque nouvel arrivant donnait une version hallucinante de cette série de drames et de leur lourd bilan.

----------Dans l'arrière-port, le navire ravitailleur "Loire" s'éloignait en hâte du "Fort Confidence" entouré de ses remorqueurs dont les lances à incendie projetaient des tonnes d'eau sur la coque de couleur gris clair, susceptible d'exploser à tout instant, lentement et non sans courir d'énormes risques d'échouage ou de collision, le "Fort Confidence" était hâlé puis sabordé sur un haut fond au large de l'église d'Hussein-Dey, à trois cents mètres à l'Est de l'épave du "Thomas Stone" autre navire bien connu des Algérois, coulé à cet endroit depuis le 16 Juin 1943.

----------Durant près de trois ' mois, l'incendie fit rage sur le "Fort Confidence" devaient périr au cours de la sortie de ce brûlot.

----------Tous ceux qui de leur balcon des boulevards ont assisté au difficile éloignement de ce navire en feu, mesurent encore aujourd'hui, le courage et l'abnégation des hommes qui participèrent à cette opération. Parmi les marins du "HMS Paladin" et "HMS Cormorant" et des remorqueurs des Anglais, Français et Hollandais, reçurent des distinctions britanniques en récompense de leur courage et de leur dévouement.

----------Parmi les Français, il convient de citer les noms de Guillaume Colin, Michel Lubrano, Michel Scotto, Vincent Soccovia, Antoine Soccovia, Vincent Stella.

"QUATRE AOUT 1943: L'EXPLOSION DU "FORT LA MONTEE"

----------"Fort la Montée" 29-10-40 : 04-08-43 on fire at Algiers forepart blew up stem sunk by gunfire.

----------Cet encadré, tiré d'un ouvrage britannique, résume, en style télégraphique, la courte existence du "Fort la Montée" sorti le 29 Octobre 1942 d'un chantier canadien, en feu à Alger le 4 Août 1943. Partie avant soufflée par déflagration, partie arrière coulée par explosion d'obus. Cette brève évocation, permet cependant de sortir de l'oubli l'abnégation d'hommes courageux qui, au péril de leur vie et par leur sacrifice, évitèrent aux quartiers du Champ de Manoeuvre, Belcourt, Hamma et Jardin d'Essai, un nouveau désastre.
----------Comme le "Fort Confidence" ce navire (8) battant pavillon de la marine marchande britannique, faisait partie d'un lot de 90 unités de type "North Sands" de dix mille tonnes. Construits au Canada, ces cargos étaient aussi désignés sous le nom de "Victory Ship".

----------Comme tous les "North Sands", ce cargo avait deux cales à l'avant et deux à l'arrière. Au milieu, une cambuse, située au-dessus de la machinerie et sous la passerelle, permettait de stocker des vivres. Immédiatement au-dessus une étroite boulangerie avait une entrée sur le pont.

Le "Fort la Montée" pouvait embarquer trois cents hommes avec leurs véhicules arrimés dans les cales inférieures. Des bas-flancs étaient aménagés dans les entreponts pour le couchage. Une importante réserve d'eau potable permettait une navigation au long cours. Il pouvait être utilisé comme navire de charge, ce qui était le cas le 4 Août 1943, où, en escale à Alger il était amarré à un quai du môle Louis Billard.

L'ULTIME SACRIFICE D'UN PILOTE

----------Né à Alger en 1906, André, Antoine Urbani appartenait à la grande famille des pilotes de ce port, dont l'accès était réputé difficile, en raison des redoutables effets du ressac. Son père Antoine-Marie Urbani, fut pilote et chef pilote du 1er Juin 1894 au 19 Novembre 1922. Son oncle André Urbani, frère d'Antoine-Marie, exerça le dure métier de pilote du 15 Juillet 1903 au 1er Novembre 1932. A sa sortie de l'école de navigation d'Alger muni du brevet de capitaine au long cours, André Urbani navigua comme jeune officier à bord du transatlantique "Normandie" et sur le Pacifique sud à la barre de navires marchands. Mobilisé en 1939, il servit dans la Marine Nationale avec le grade d'enseigne de vaisseau de lère classe. Démobilisé en Août 1939, fidèle à une tradition familiale, il devint à son tour pilote du port d'Alger à partir du 1er Septembre 1939. Il n'était pas de service ce mercredi 4 Août 1943, mais le destin voulut qu'un pilote soit demandé pour sortir le "Fort la Montée" à bord duquel un banal incendie venait d'être détecté.

----------A son arrivée quai de Fort de France, sur le môle Louis Billard, après avoir gravi deux par deux les marches de l'échelle de coupée, il avait sous les yeux l'épave encore fumante du "Bjorkhaug" et les dégâts importants causés le 16 Juillet soit 19 jours avant à l'usine thermique de la SAEF, aux Huileries et Savonneries d'Algérie (HSA) ainsi qu'à tous les entrepôts de l'arrière-port. Au delà des brise-lames, le "Fort Confidence" laissait toujours échapper un nuage de fumée noire, s'effilochant sous le ciel bleu, au grès de la brise d'été.

----------Une fumée noire âcre se dégageait du "Fort la Montée". Un télégramme reçu de Londres précisait que ce navire était chargé d'explosifs parmi lesquels 150 tonnes de trinitrotoluène stockées dans un entrepont situé sous les tôles surchauffées.

----------Une explosion de cette dangereuse cargaison pouvait détruire tout Alger et notamment les quartiers voisins du port.

----------Les dockers français étaient mis en demeure de quitter immédiatement le bord. Les deux remorqueurs de l'entreprise Schiaffino étaient remplacés par les "HMS Hudson", "HMS Empire Fred", "Rescue Tugs" et par le destroyer 442. Pleinement conscient des dangers que ce brûlot faisait courir à sa ville natale, le pilote André Urbani, son père s'était porté au secours de la goélette "Concorde", drossée à la côte à Fort de l'Eau. Par message n°459 du 29 Novembre 1904, affiché dans les locaux du Pilotage, le Contre Amiral commandant en chef la division navale en Algérie, témoignait sa satisfaction à l'Officier pilote Antoine Urbani, ainsi qu'aux marins-pilotes : Bonadona Alfred, Scotto Nicolas et Antuaure Joseph.

----------Alors que le "Fort la Montée" doublait la bouée à feu vert de la jetée de Mustapha, les obus explosaient, tuant les trois officiers britanniques restés à bord ainsi que des membres de l'équipage du torpilleur 442. Quant à M. Urbani il était éjecté à travers les tôles déchiquetées. Atrocement brûlé au visage et sur tout le corps, il se retrouvait surnageant au large des "Sablettes" avec une énergie hors du commun malgré une jambe à moitié déchiquetée. Il était recueilli, trois heures après par une vedette de la "Home Fleet" et conduit à l'hôpital anglais de Béni-Messous.

UN ACTE DE COURAGE PARMI TANT D'AUTRES

----------Par son courage et son abnégation, André Antoine Urbani (notre photo) avait amené le "Fort la Montée" hors des passes. Parvenu au large de la zone arbustive du Jardin d'essai, le navire explosait et se coupait en deux si le gaillard d'avant coulait en profondeur, son étambot jusqu'à la plate-forme de la pièce antiaérienne "Bofors" désormais inoffensive remit en mémoire durant de nombreuses années un désastre heureusement évité par le courage d'André Urbani. Atrocement brûlé, amputé d'une jambe, agonisant en proie aux affres de la mort, ce valeureux pilote s'inquiétait encore auprès de sa famille de l'état critique de son voisin de lit, un jeune midship grièvement blessé.

----------Sur son lit de l'hôpital anglais de Beni-Messous, André Urbani reçut la visite du Général Giraud, commandant en chef. Par décision du 14 Septembre 1943, André Urbani était fait Chevalier de la Légion d'Honneur avec cette citation : "Pilote d'élite, grièvement blessé à son poste le 4 Août 1943 es mort victime du devoir. Par son abnégation et son mépris du danger, s'est montré digne des traditions du corps des pilotes".Signé : Giraud

----------En reconnaissance de ces mêmes valeurs de courage et d'abnégation, l'Amiral Cunningham (Great admirai of the fleet) commandant des forces alliées à Alger lui décernait la D.S.O (Distinguished Service Order) une des plus prestigieuses distinctions britanniques.

Cliquer sur la vignette pour une carte agrandie.
plan d'une partie du port.
plan d'une partie du port.

----------C'est en vain que les témoins de ces événements dramatiques cherchèrent dans les quotidiens du 4 au 9 Août 1943, la relation de son sacrifice. En raison des mesures de censure imposées à la presse algéroise, seul "L'Echo d'Alger" publiait un laconique avis de décès dans son édition du Lundi 9 Août.

----------"Antoine-André Urbani, capitaine au long cours, pilote du port, enseigne de vaisseau de lère classe de réserve, mort en service commandé à l'âge de 38 ans, le 7/08/1943. Ses obsèques se dérouleront, Lundi 9 Août 1943 à 16h30 au cimetière de Saint-Eugène par sa famille, le chef du service ainsi que par le personnel du pilotage et par des représentants de la communauté corse d'Alger.

----------Bien avant l'heure fixée pour les obsèques, l'Amiral Gervais de Lafond se rendit à la maison mortuaire et en présence de Mesdames Urbani épouse et mère et des deux frères du pilote victime de son devoir, déposait au nom du Général Giraud, la Croix de chevalier de la Légion d'Honneur sur le cercueil recouvert de fleurs et couronnes.

----------Malgré les circonstances imposées par la guerre, une foule dense et recueillie appartenant à toutes les classes de la société et du monde maritime témoignait de l'estime dans laquelle était tenu le défunt. De vibrantes allocutions furent prononcées par :
- M. Dominici, chef du service du pilotage
- M. Le Bâtonnier Colonna d'Ornano, représentant de la communauté corse.

----------En fait par sa présence, cette foule recueillie devant la dépouille de ce pilote héroïque rendait hommage à toutes les obscures victimes disparues, carbonisées lors des dramatiques événements qui se déroulèrent les 16 Juillet et 4 Août 1943, dans ce port baigné de soleil...

----------A travers les palmiers entourant l'ancien "Oasis" l'étambot du "Fort la Montée" permettait aux passagers des tramways et autobus des CFRA de se souvenir du sacrifice d'André Urbani et de quelques courageux marins anglais.

----------Dans les années cinquante, cette épave fut arasée jusqu'à la côte - 12 par la Société des Ateliers de Réparations Mécaniques et Electriques de Casablanca.

----------Parmi tous les maires d'Alger qui se succédèrent de 1945 à 1962 aucun ne prit l'initiative de donner le nom de "Pilote André Urbani" à une rue d'une ville où il était né et à qui, par le sacrifice de sa vie, il épargna une meurtrière catastrophe. A partir de 1947, la pilotine "Renée" portait le nom de "Pilote André Urbani".

----------Il n'est pas possible d'évoquer le souvenir de ces sinistres sans rappeler le contexte stratégique dans lequel ils se déroulèrent. Ils sont en effet inscrits dans une série de drames entamée le 9 Juin 1943 avec la destruction de "l'Empire Standard", Liberty Ship de 7.229 tonnes, suivie le 16 Juin de celle du "Thomas Stone", un autre navire américain de 7.134 tonnes. Peu de temps après, au cours de ce même mois d'Août, un wagon de munitions explosait en gare de Maison Carrée. Il faisait de nombreuses victimes parmi la population riveraine de cet important noeud ferroviaire sur la ligne de Casablanca à Tunis, dont les liaisons furent complètement interrompues durant plusieurs jours.

----------En ce mois d'Août 1943, les ports d'Afrique du Nord et notamment celui d'Alger, servaient de base de départ à l'opération "Husky" de débarquement en Sicile.

----------Ce vendredi 16 Juillet, de nombreux navires embossés en rade attendaient l'autorisation de prendre un poste à quai. Des centaines d'embarcations de liaison sillonnaient la baie. Un ballon de couleur métallique solidement amarré au mât de chaque cargo était censé prévenir les incursions aériennes. Dans cette partie de l'arrière-port réservée aux inflammables et aux explosifs des hommes travaillaient. Aucun accident ne s'était apparemment produit. Parmi les hypothèses recueillies ce jour là, citons :
- Sabotage par des agents de l'ennemi infiltrés dans le personnel civil employé par les sociétés d'acconage.
- Rupture d'une élingue entraînant la chute brutale d'une palanquée.
- Intrusion dans le bassin de Mustapha de nageurs de combat qui, depuis un sous-marin auraient franchi la passe sud pour placer une mine sous la ligne de flottaison du "Bjorkhaug"
- Explosion causée par une opération de soudure effectuée sur ce navire.

----------Même s'il n'est pas possible d'en privilégier une, ces hypothèses furent avancées et restent gravées dans les mémoires des témoins de cette catastrophe.
----------Avec les souvenirs du pilote André Urbani dont le sacrifice sciemment consenti en a épargné bien d'autres, c'est aussi ceux de centaines de malheureuses victimes étrangères et françaes que les parents ou les témoins aujourd'hui déracinés trimballent dansLurs mémoires.
----------Désormais enfouie dans l'oubli, la vision des épaves déchiquetées des "Thomas Stone", "Bjorkhaug", "Fort Confidence", "Fort la Montée" et de bien d'autres navires, entretient toujours chez les témoins survivants de douloureux souvenirs basés sur les rumeurs qu'autrefois elles suscitèrent.

----------Des apaisements furent pourtant apportés sur les circonstances de ces sinistres par M. Jean Larras, directeur du port, dans l'édition du 11 Août 1949 de l'Echo d'Alger.

----------Malgré le déroulement inexorable des années, la vision de ces épaves demeure toujours vivace. Par violent ressac ou "bafagne" de Nord-Ouest ou d'Est, elles représentaient un danger pour la navigation. En été, elles offraient aux jeunes gens d'Hussein-Dey un plongeoir propice à l'amélioration de leurs performances à la brasse ou au crawl.

----------Issu du recoupement de renseignements puisés dans des archives familiales ou dans des documents authentiques des services français ou étrangers, ce récit n'a pas d'autre objectif que celui de rendre hommage à l'abnégation des sauveteurs et aux innocentes victimes.

----------Il remet en mémoire un des aspects encore méconnus de la vie dans une grande ville comme Alger, durant la Seconde Guerre Mondiale.

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Pilote du port d'Alger, Antoine-André Urbani est mort en héros en août 1943 (Corse-Matin, 15-02-2006 )
Pilote du port d'Alger, Antoine-André Urbani est mort en héros en août 1943 (Corse-Matin, 15-02-2006 )

A Ersa résident une grande partie de l'année, Jacques Landre et son épouse, née Urbani nièce d'Antoine-André Urbani. Ces derniers ont en leur possession une plaquette réalisée par Joseph Palomba et Edgar Scotti''' à la mémoire des Pilotes du port d'Alger " ou entre autres ils racontent le sacrifice de l'enseigne de vaisseau de 1- classe, pilote au port d'Alger, Antoine-André Urbani.
Dans la matinée du 4 août 1943, un incendie se déclare à bord du navire R Fort la Montée ' amarré quai Fort de France, à proximité de la centrale thermique du port.
800 tonnes d'obus à bord !
Vers 14 heures, un message radio émis par l'amirauté britannique fait état de la présence à bord de cent cinquante tonnes d'obus spéciaux et par le même message, un pilote est demandé pour sortir le na-vire en feu de l'enceinte portuaire. Bien que n'étant pas de service ce mercredi 4 août 1943, Antoine-André Urbani rejoint immédiatement le lieu de l'incendie.
En réalité ce sont huit cents tonnes d'obus qui sont à bord du navire en feu. Le pilote, en toute connaissance du grave danger, monte à bord et tente de sortir le navire du port. II parvient à franchir la passe sud dite " Du Hamma " mais arrivé face à la zone arborée du jardin d'essai, c'est l'explosion, il est 15 h 10. A proximité le torpilleur britannique "Naddor 442" lutte contre l'incendie. Le bilan est très lourd, 150 marins et leur Colonel du torpilleur sont tués, le pilote, Antoine-André Urbani est éjecté et passe au travers des tôles déchiquetées. Gravement blessé, brûlé sur tout le corps il va lutter de longues heures dans l'eau avant être récupéré au large des "Sablettes". Conduit à hôpital anglais de Beni-Messous il va encore trouver la force de s'inquiéter de l'état de santé de son voisin de lit, lui-même très grièvement blessé. Antoine-André Urbani décède, sans jamais se plaindre, au terme de terribles souffrances, le 7 août 1943. Ii a 38 ans.
Dans son éloge, François Dominici évoquera le courage et l'abnégation dont a fait preuve Antoine-André Urbani qui a donné sa vie conformément à la mission et aux traditions du corps des pilotes maritimes.
CHARLES AGOSTINI 1. Bibliographie : " Les Pilotes d'Alger " par Joseph Palomba et Edgar Scotti

Le 13 avril 2004.
Joseph PALOMBA et Edgar SCOTTI

NOTES COMPLEMENTAIRES.

1-) Cette série de " North Sands " comprenait 90 " Victory ship " tous construits au Canada.
2-) Le souvenir de l'explosion du navire français " l'Orient ", le l er août 1798, à l'issue de la bataille d'Aboukir, n'est probablement pas étranger aux mesures prises par les autorités britanniques pour éloigner rapidement le " Fort La Montée " du bassin de Mustapha. L'explosion de ce bâtiment chargé de poudre, de la marine napoléonienne fait partie des annales de la " Navy ".C'est en effet, dans une partie du grand mât de " l'Orient ", que fut creusé le cercueil de l'amiral Nelson, après sa mort à Trafalgar, le 21 octobre 1805.

REMERCIEMENTS.
Les auteurs tiennent à exprimer leurs sentiments de bien vive gratitude à toutes les personnes qui ont bien voulu leur apporter, leurs témoignages et leurs souvenirs personnels en vue de la reconstitution de cette tragique journée du 16 juillet 1943. Citons M. et Mme Claude Ariès, M. et Mme André Balloffet, le Dr et Mme Bérard, M. Théo Bruand, M. Marcel Carcenac, M. Claude Célérier, M. Gérard Crespo, Mine Sonia Cuvillier, M. et Mme Francis Curtès, le Dr Georges Duboucher, Mme Françoise Dion, M. Vincent Gatto, M. et Mme Jacques Landré, Mme Lucienne Lemire, M. Jean-Jacques Luccioni, M. Yves Pleven, M. Edouard Pons, M. Willem Pop et enfin, M. Bernard Venis qu'il convient de remercier plus
particulièrement pour la diffusion sur son site Internet de cette explosion suivie de l'incendie du liberty ship " Fort Confidence ".
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE DOCUMENTS MANUSCRITS
* Souvenirs du Dr René Bernard
* Souvenirs du Dr Georges Duboucher,
* Souvenirs de M. Robert Padovani, ancien pilote du port d'Alger.
* Souvenirs de M. Joseph Pilato, ancien pilote du port d'Alger.
* Souvenirs de Mme Jambert.
* Souvenirs de M. Claude Ariès.
* Souvenirs de M. Jean de Thoisy.
ICONOGRAPHIE.
* Documents iconographiques : de MM. Jacques Abdoun, Claude Ariès, du Dr Georges Duboucher, de Mme Samanni, du SIRPA/ECPA France.
BIBLIOGRAPHIE
* Delvert Charles: Le port d'Alger. Dunod éditeur Paris 1923.
* Laye Yves.: Le port d'Alger, Bibliothèque de la Faculté de droit d'Alger
* La station de pilotage d'Alger. Edition de la Chambre de commerce d'Alger. Juillet 1954
* Célérier Léon. " Six générations en Algérie ".
* Zagamé René. " Les travaux de renflouement des épaves. Revue de la région économique d'Alger Na 28 octobre 1951.
* WH. Mitchell et L.A. Sawier, " The océans, the ports and the packs " édité par Séa breezes Liverpool
* Devoulx Albert, conservateur des domaines. " Tachrifat ", recueil de notes historiques sur l'administration de l'ancienne Régence d'Alger. 1852.
ARTICLES DIVERS.
* L'Echo d'Alger du 9 août 1943.
*Larras Jean, directeur du port d'Alger " Les causes de deux catastrophes " l'Echo d'Alger dans son édition du 11 août 1949.
* Edgar Scotti, " Alger, capitale de la France en guerre, le port " l'Algérianiste N° 53 mars 1991.
* Edgar Scotti " Le port d'Alger après la Seconde guerre mondiale "I'AlgérianisteN° 54 juin 1991
* Edgar Scotti " Les quais d'Alger " l'Algérianiste N° 73 mars 1996.
* Joseph Palomba et Edgar Scotti_ " Scaphandriers en Algérie " l'Algérianiste N°93 mars 2001.
* Vincent Gatto, Joseph Palomba et Edgar Scotti " Les explosions du 16 juillet 1943 dans le port d'Alger" l'Algérianiste N° :108 décembre 2005.
* L'Algérie maritime, organe mensuel du comité central des pêches en Algérie. Siège social CCIPMA PIace de la Pêcherie. Alger.