Alger, les désastres
du ressac
par Joseph Palomba et Edgar Scotti
ETUDIÉ dès 1845 par Georges
Aimé, (Metz 1810 - Alger 1846), puis dénoncé par
Jérôme Tarting (M. Jérôme
Tarting, ingénieur en chef du port, président de la Commission
du port d'Alger.), le fléau du ressac fut à l'origine
d'une proposition de prolongement de 190 m de la jetée Nord appelée
plus tard, Pierre- Émile Watier (
M. Pierre-Émile Watier, directeur des ports maritimes au ministère
des Travaux publics.), ceci afin de réduire les effets
du ressac avant toute extension ou amélioration des installations
commerciales des terre-pleins des quais.
Le projet, qui fut repris en 1912 par M. Butavand (M.
Butavand, ingénieur du port.) conformément à
celui d'Oscar Mac Carthy ( M. Oscar
Mac Carthy, géographe.), prévoyait un avant-port
établi au large des bassins de Bab-Azoun, de l'Agha
et de Charles-Quint, futur arrière-port de Mustapha.
À chaque " baffagne " d'est ou de nord-ouest, les quais
soumis aux assauts des lames, étaient labourés, des bollards
arrachés, des amarres se rompaient. En raison de ce phénomène
de ressac, les opérations d'embarquement et de débarquement
étaient rendues difficiles en moyenne pendant 20 jours par an,
et plus ou moins gênées pendant 50 jours, entraînant
pour le chargeur le paiement à l'ar?
mateur de coûteuses surestaries ( Surestaries:
sommes payées à l'armateur en cas de retard dans le chargement
ou le déchargement d'un navire.).
Plus grave encore, les manoeuvres des portes des deux bassins de radoub
étaient, 70 jours par an, rendues dangereuses, voire impossibles,
avec toutes les conséquences qui en découlaient en cas d'avarie
ou de voie d'eau survenant à bord d'un vapeur.
Dans les années trente, le port d'Alger, construit de toutes pièces
en prolongement de la darse turque, n'offrait encore qu'un piètre
abri face à la houle et au vent.
Au cours des tempêtes des 17, 18 et 19
décembre 1930 les lames assaillaient et franchissaient
la jetée Nord, déferlant sur les chalands amarrés
à quelques mètres, balayant à la mer leur chargement
de charbon. En pleine nuit du 18 au 19, les cargos Stella, Venus, Tensift,
Saumur et Aïn-Mokra ayant rompu leurs amarres, se trouvaient en difficulté.
Le paquebot El-Biar rompant ses amarres était drossé contre
les vapeurs San- Francisco di Paola et Aïn-Bessem. Le chalutier Ratonneau
après avoir été mis au mouillage en sécurité
près de l'entrée du port, dérivait vers la pleine
mer avant d'être drossé sur la jetée de Mustapha où
il se brisa. De nombreux chalands, à la dérive avec leur
chargement, se fracassaient contre le môle Sud.
Le 19 décembre 1930, nouvel assaut des vagues mettant en danger
des vies humaines et des installations maritimes. Aux effets de la houle
s'engouffrant violemment entre les blocs de la jetée Nord, s'ajoutaient
ceux des lames contournant l'extrémité du musoir nord, ainsi
que celles qui étaient réfléchies par la branche
du brise-lames de la jetée de Mustapha en construction.
Le paquebot Président Dal Piaz de la Compagnie Générale
Transatlantique, accosté quai d'Agde, subissait des avaries sur
son tribord. Amarrés sur des quais du grand môle de l'Agha,
l'Arlésienne, le Sainte- Maxime, le Saint-Tropez, le Médéa
et le Galéa étaient avariés : hélice cassée,
gouvernail faussé, avaries sur la coque. La houle pénétrait
dans le port jusque dans la darse de l'Amirauté, précipitant
de nombreuses embarcations les unes contre les autres. La passerelle du
service de la Santé maritime était arrachée. À
l'extrémité du môle El-Defna, le quai d'Arles était
défoncé par des lames. Les mouvements des courriers étaient
retardés ou supprimés en raison des risques présentés
lors de leur appareillage.
La tempête de
décembre 1931...
Carte-photo écrite : "
Une photo de la tempête subie le samedi à 15 heures,
le 12 décembre 1931.Avec une grosse bisette» Adressée
à Paris. Photo P.Raynal (pas trouvé sur l'annuaire
1961)
|
Les 10, 11, 12 et
13 décembre 1931, un coup de tabac survenant un an après
les désastres de 1930, les travaux de renforcement de la jetée
Nord n'étaient guère plus avancés.
Alors que l'Empress of Britain était en approche du port, la jetée
Nord était assaillie par des vagues qui projetaient des tonnes
d'eau sur les chalands amarrés à l'intérieur du bassin.
En raison de l'état de la mer, le " liner " de la Cunard
manoeuvrait en rade et aussitôt, annulant son escale, reprenait
le large.
La houle réfléchie des brise-lames du bassin de Mustapha
s'engouffrait violemment dans les vides laissés entre les blocs
artificiels rectangulaires des jetées Nord et Est. Plus tard en
1949, ces blocs seront remplacés par des tétrapodes (
Blocs de béton tétrapodes inventés par M. Anglès
d'Auriac.).
La houle d'un mètre de creux se faisait sentir obliquement tout
au long de la jetée Est jusqu'à celle du Nord. Là,
rencontrant les courants qui pivotaient autour du musoir, elle se répercutait
violemment jusqu'au fond de la vieille darse turque, causant la perte
de nom?
breuses chaloupes.
Depuis les bassins de radoub, devant les - hangars abris, quai d'Auray,
sur celui de la " Petite douane ", des hommes devaient s'accrocher
aux bâtiments pour ne pas être emportés.
Ce temps d'une exceptionnelle violence causa, sur le plan d'eau du port,
la perte de 28 chalands avec leur cargaison. De plus, 45 autres subirent
de sérieuses avaries sur les 450 en service.
Les cargos Laurent-Schiaffino, Morse et Sainte-Maxime, drossés
contre les quais à la suite de la rupture de leurs aussières,
eurent des brèches sur leur coque. Ils ne purent se maintenir à
flot que grâce à leurs pompes de cale et à celles
des remorqueurs qui se portèrent aussitôt à leur secours.
Des capitaines d'autres navires, se jugeant plus en sécurité
en mer, appareillèrent en hâte pour se mettre à la
cape au large et à l'abri.
Armateurs et importateurs de charbon subirent des pertes très importantes.
Parmi les premiers : la Compagnie Générale Transatlantique,
la société Delmas - Vieljeux, l'Entreprise Maritime et Commerciale,
la Société Cherfils, la Compagnie Busk, la Société
commerciale et d'acconage, Mérigot et Compagnie, la Société
Fécampoise. Parmi les importateurs de charbon: Charles Schiaffino
et compagnie, Établissements Laurent, l'Union Africaine, Cory Brothers,
Charbonac, Worms et compagnie, Numidian Coal.
Malgré une longue procédure, les sociétés
sinistrées ne furent pas indemnisées. Un port étant
un havre de sécurité par nature, les chalands et leur cargaison
n'y étaient pas assurés.
... et celle du 3 février
1934
Les tempêtes précitées
causèrent de gros dégâts aux installations maritimes,
chalands, appontements et navires. Il convient aussi de se souvenir des
membres du personnel du port enlevés par les lames ou noyés
dans les soutes d'un cargo ou d'un remorqueur.
Dans la nuit du 30 octobre 1911, M. Gustave Martin, pilote du port, périt
noyé en rade, par gros temps de nord-est.
Sur la ligne Trieste /New York, la Cosulich, une société
triestine de navigation, avait une escale à Alger pour quatre de
ses navires : le Saturnia, lancé le 29 décembre 1925; le
Vulcania, lancé le 18 décembre 1926; le Neptunia et l'Océania,
jaugeant tous 23000 tonneaux. Leur puissance de 20000 CV leur permettait
une vitesse de 16 noeuds. Ces navires avaient en commun une ligne aérodynamique
et une silhouette élégante. La coque peinte en noir avec
un liseré blanc. Les superstructures étaient peintes en
blanc depuis le pont jusqu'à la pointe du mât, y compris
la cheminée large, surmontée d'un " chapeau "
bagué aux couleurs italiennes.
Parti de Trieste et après escale à Naples et à Gênes,
l'Océania était à Alger le 3 février 1934.
Amarré en pointe du quai d'Arles sur le môle ElDjefna, ce
navire faisait le plein d'hydrocarbures à partir d'une citerne
"Francunion " de la société VentureWeir. Les unités
de cette société mouillaient en face, à l'aplomb
de la jetée Est, sur le quai Charles-Simian.
Le 3 février au soir, le pilote
Jacques Padovani étant déjà à bord, une forte
houle précédait une tempête de nord- ouest qui se
déchaînait rapidement. Fort de ses 20000 CV, et pour éviter
les surestaries, l'appareillage pour Gibraltar était maintenu.
Dans ses manoeuvres d'éloignement du quai, le paquebot devait être
assisté à l'arrière par le Furet, un remorqueur de
la Compagnie Schiaffino, et par le Provençal 9, de la Compagnie
Provençale des remorqueurs de Marseille à l'avant. Le Provençal
21 et le Provençal 9 avaient la particularité d'être
dépourvus de cabine de pilotage. La barre se trouvait immédiatement
devant la cheminée de couleur blanche surmontée d'un bandeau
noir. Leur équipage se composait de trois hommes : le patron à
la barre, le mécanicien dans la cale auprès de la machinerie
et un matelot sur le pont. Ce dernier, Vincent Sorrentino, portait le
même nom que son patron. Un autre Furet de petite taille s'apprêtait
à dégager le train de chalands qui permit aux passagers
du " liner " de rejoindre la passerelle pour regagner leurs
cabines après la journée d'excursions à terre. Ces
paquebots de la Cosulich avaient une clientèle de touristes anglo-saxons
rejoignant les États-Unis après une escale " orientale
" à Alger. Sur les 1460 passagers, beaucoup plus nombreux
étaient aussi les émigrants italiens, attirés par
les emplois offerts par le continent américain et plus particulièrement
par la ville de New York.
Le musoir Nord aussitôt doublé, l'Océania était
confronté aux énormes lames qui allaient le drosser sur
les blocs du brise-lames de la jetée Est. Afin de se dégager,
le commandant du paquebot utilisa toutes les ressources des 20000 CV de
sa machinerie pour virer cap au nord.
Le Furet eut heureusement la possibilité de rompre l'amarre qui
le reliait à l'étambot de l'Océania. Par contre,
le Provençal 9, avec l'aussière qui partait de la proue
du paquebot italien, n'était plus remorqueur, mais remorqué
par l'arrière de toute la puissance du " liner ". Embarquant
des tonnes d'eau, le petit remorqueur s'enfonçait par l'arrière
tandis que le patron, Gaétan Sorrentino éjecté de
son poste de barre, était happé par une des deux puissantes
hélices de l'Océania. Son corps atrocement mutilé
devait être retrouvé quelques jours plus tard sur les blocs
extérieurs de la jetée Est. Quant au mécanicien qui,
à la première gîte du remorqueur, avait rejoint le
matelot sur le pont, tous deux eurent le réflexe de se jeter à
la mer. Légèrement blessés, ils furent recueillis
au milieu des vagues par la pilotine.
En février 1934, dans l'immeuble
du 5 boulevard de Provence, il y avait une veuve et trois orphelins de
plus. Au cours d'une émouvante cérémonie, Mgr Leynaud,
archevêque d'Alger accompagné de son chapitre, venait au
domicile mortuaire donner l'absoute et réconforter la famille.
Quant au pilote Jacques Padovani, il n'était plus question pour
lui de regagner sa pilotine. Ce n'est qu'à Gibraltar qu'il quitta
le bord de l'Océania pour rejoindre Alger.
La protection du port
Cliquer sur
l'image pour agrandir
le port d'Alger
en 1934 (160 ko)
|
En dépit des incontestables avantages
conférés par sa situation entre Gibraltar et Port-Saïd,
la qualité de son eau et celle des services offerts par shipchandlers,
sans oublier les charmes d'un séjour à Alger, le port perdit
un peu de son prestige. L'ancien bassin, comme celui de l'arrière-port
de l'Agha, étaient intenables par vents d'est ou de nord- ouest,
entraînant d'importants surcoûts aux navires qui y faisaient
escale.
Commencées dès 1845 par Georges Aimé, des recherches
expérimentales se poursuivaient encore en 1946 au laboratoire central
d'hydraulique situé 10 rue Eugène-Renault à Maison-Alfort
(Seine). En effet, dans un ancien dépôt de tramways, il était
possible de contempler un modèle réduit du port mesurant
30 m sur 40 m, agité par des vagues miniatures venant frapper les
ouvrages avec une force semblable en proportion à celle de la mer
montant à l'assaut des digues véritables. L'exécution
de cette maquette coûtera plusieurs millions de francs. Cela pour
éviter des erreurs qui se chiffreraient par milliards (René
Pleiber, Le Journal d'Alger, 27 novembre 1946).
Par la suite la jetée Nord sera prolongée et incurvée.
La jetée Mustapha sera aménagée selon le profil décidé
à la suite de la tempête du 3 février 1934.
Ce travail opiniâtre put se faire grâce à d'humbles
ingénieurs, techniciens, ouvriers des quais et de " pieds-
lourds ", scaphandriers, aujourd'hui complètement oubliés.
En mémoire
des hommes
Pendant plus de 100 ans, des hommes venus
de tout le bassin méditerranéen transformèrent une
ancienne darse turque en port moderne. Cela ne se fit pas sans d'énormes
difficultés et de nombreuses victimes dont la disparition, ravalée
au rang de simples faits divers, est complètement enfouie dans
un profond oubli. Les jeunes Algéroises et Algérois, qui
dès le printemps se pressaient, insouciants et joyeux, sur les
blocs des brise-lames de la jetée Pierre-EmileWatier, ne se doutaient
pas et ignoraient tout des sacrifices consentis par ceux qui firent de
cette darse turque un grand port ensoleillé. C'est encore vers
ces blocs, dont les premiers furent conçus par Georges Aimé
et les plus récents par M. Anglès d'Auriac, que leurs derniers
regards se fixèrent lorsque le bateau les emporta loin du ressac.
Ils se souvenaient alors que, des rampes des boulevards, ils admiraient
la fureur des violents assauts de la mer et savaient par avance qu'il
y aurait, demain, des hommes pour entretenir ce que d'autres avaient construit.
Dans quelques années, leurs descendants voudront savoir ce que
leurs aïeux faisaient à Alger.
o
Remerciements
Les auteurs remercient bien vivement le Dr Georges Duboucher, MM. Claude
Ariès, Jacques Thibaut, Jean de Thoisy qui ont fourni les documents
iconographiques du présent article. Ils n'oublient pas non plus
toutes les personnes qui ont obligeamment mis à leur disposition
des témoignages précis sur ces désastres qui marquèrent
durant de nombreuses années l'activité du port d'Alger.
Références bibliographiques:
- AIMÉ (Georges), Recherches de physique sur la Méditerranée,
1845.
- LARRAS (M.), directeur, L'aménagement de l'ancien bassin du port.
- BALENSI (M.), ingénieur en chef, Rapport de 1927.
- DELVERT (Charles), Le port d'Alger, Dunod éditeur, Paris, 1923.
- LAYE (Yves), Le port d'Alger, Rives imprimeur, rue Marceau, Alger.
|