Le majestueux paquebot pour accoster
est à la merci du petit remorqueur
Nous sommes allés
accueillir le " Ville-d'Oran " en deçà de la
jetée à bord d'un bateau-pilote arborant le pavillon rouge-blanc-bleu
en carré. Rien ne peut mieux faire ressortir l'effort constant
que demande une manuvre, répétée 900 fois
par an, que la relation exacte et minutée de celle-ci, telle
qu'elle pourvait être inscrite dans un quelconque " livre
de bord " ;
Le paquebot est au large
5 h. 30. - De la dunette du mât à signaux, placé
sous le contrôle direct de la capitainerie du port,l'homme de
veille aperçoit à quelques miles au large, le paquebot
qui se dirige vers Alger.
5 h. 31, - Il hisse le " rappel ", pavillon rouge rayé
noir, au faîte du pylône qui semble protéger leport
de ses deux grands bras d'acier.
5 h. 32. - Le pavillon claque joyeusement dans la fraîche brise
matinale, semblant faire les premiers signaux de bienvenue au paquebot
qui n'est encore qu'un point à l'horizon.
5 h. 33. - L'homme de quart téléphone au commandant de
la capitainerie du port qui fait prévenir le pilotage : le bateau
" à rentrer " est signalé.
5 h. 45. - Le bateau-pilote quitte son quai, ayant à bord le
pilote et deux hommes d'équipage.
Le toussotement rageur, têtu et cadencé de son moteur diesel
se répercute longuement sur la mer etdans le port immensément
calme du petit matin.
En route sur le bateau
pilote
5 h. 50. - Nous sommes sortis du fourmillement des barques qui dorment,
doucement bercées dansla darse de l'Amirauté.
Nous augmentons la vitesse et le rauque grondement de notre moteur s'emballe
sourdement, mais son bruit semble maintenant happé par l'infini
de la mer, car nous nous trouvons déjà à proximité
de la passe.
5 h, 55. - Nous doublons les feux de l'entrée, vert à
tribord, rouge à bâbord. Ceux-ci se clignant mutuellement
de leurs yeux de cyclopes, semblent vouloir se moquer de nous.
5 h. 57. - Dès le dernier bloc de ciment armé doublé,
la lourde houle cadencée du large s'empare denous. Nous nous
dirigeons rapidement vers le feu à éclats blancs du bout
de la jetée laissant " sur tribord " la bouée
d'entrée à feu vert intermittent.
A cette occasion le pilote nous signale que deux grands " feux
" délimitent la baie d'Alger : l'un,au
Cap-Matifou " donne " trois éclats groupés
toutes les quinze secondes, l'autre, au Cap-Caxine,brille
une fois toutes les cinq secondes.
Le pilote monte ã
bord
6 h. 07. - Le majestueux paquebot siffle trois longs coups pour appeler
le pilote au moment même ou notre vedette double la jetée.
6 h. 10. - Le bateau se trouve à quelques encablures de nous
et ralentit considérablement sa marche tandis qu'un matelot jette
par dessus son bord une échelle de corde accrochée au
bastingage quiva permettre au pilote de monter à l'abordage.
6 h. 10. - Le pilote grimpe le long de la coque. La houle est forte
et il faut la longue pratique de ce marin accompli qu'est le pilote
pour que cet embarquement acrobatique se fasse rapidement et avec une
apparente facilité.
6 h. 11. - Le " Ville-d'Alger
" hisse le pavillon du pilotage à son mât de poupe.
Un peu avant son" ascension " M. Grégory me narre une
autre histoire vécue.
" En 1923, j'ai " sorti " par gros temps un bateau
hollandais de 8.000 tonnes, l'" Inderland ", quifaisait route
sur la France. Après la passe, la houle fut tellement forte qu'il
me fut impossible, malgré mes efforts répétés,
de toucher ma vedette qui, suivant les " creux " de plus de
six mètres, ne pouvait s'approcher du bateau autour duquel les
flots étaient particulièrement tumultueux. Force me fût
donc de rester a bord jusqu'à Villefranche, prochaine escale
du bateau.
Tout récemment, ajoute-t-il, un pilote marseillais se trouvait
encore à Alger sur un bateau venu de Marseille. Heureusement
pour nous ces surprises sont rares. "
6 h. 15. -_ Le " Ville-d'Oran ", sous la conduite du pilote,
double la passe, son remorqueur, le "
Furet-II ", l'attend à proximité du feu
" bâbord ".
Paré pour la manuvre
6 h. 18. - Sur la passerelle de commandement du paquebot, le commandant,
assisté du pilote du port qui est devenu son conseiller, donne
l'ordre au timonier de siffler deux coups brefs, et met lesmachines
au " stop ".
Les vibrations auxquelles les passagers se sont habitués cessent
tout à coup tandis que la puissante sirène mugit par deux
fois. Cela signifie que le remorqueur peut " attacher " sur
" bâbord poupe "sans risque de " prendre "
les amarres dans les hélices.
6 h. 20. - De la timonerie, le commandant ordonne par téléphone
au lieutenant de poupe, de lancer la " touline " au remorqueur
la petite corde, jetée comme un lasso par une main adroite, prendaussitôt
son envol du gaillard arrière du paquebot pour venir atterrir
sur la plage avant du remorqueur.
6 h. 20' 30". - Le matelot du remorquage se saisit de ce "
mandeur », à l'extrémité duquel se trouve
attaché le câble d'amarrage et le hale avec l'aide de trois
camarades, jusqu'à ce que la lourde amarre d'acier soit sortie
de l'eau et soit fixée au crochet mobile qui se trouve derrière
la cheminée.
6 h. 22. - Un _coup bref, rageur et aigu, venu de la sirène du
remorqueur, indique que celui-ci estparé pour la manuvre.
La gros colosse qui, quelques minutes avant, pourfendait orgueilleusement
une mer écumante de rage impuissante, est maintenant enchaîné
pitoyable et muet, à ce modeste petit ami sans lequel il ne peut
rien.
6 h. 30. - Le " liner " approche du môle de la Gare
maritime. Sur le quai aérien, de nombreux parents et amis font
des signaux de bienvenue aux passagers massés sur les ponts.
Ceux-ci soupçonnent-ils la reconnaissance qu'ils doivent a ces
marins qui consciencieusement ontaccompli les gestes qui leur ont permis
de " faire un bon voyage " ?
Ou bien trouvent-ils tout naturel que cet immense mouvement d'horlogerie
ait fonctionné sans incident, à la minute près
?
Même si la deuxième supposition est exacte. c'est encore
en l'honneur des hommes de la mer, carcela prouve qu'ils ont habitué
les passagers a des manuvres impeccables et leur plus grande récompense
est que celles-ci paraissent banales.
Et pourtant que d'efforts accomplis !
" Rien å signaler
"
6 h. 35. - Un " mandeur " est lancé du gaillard d'avant
du bateau sur une petite barque qui le " tire " au quai.
6 h. 37. - Le câble sorti de l'eau tout suintant, est fixé
à la bite d'amarrage du môle. Le treuil dunavire se met
en route. Ébranlant sa poupeet enroulant l'attache d'acier qui
le tire peu à peu parl'avant vers la terre.
6 h. 40. - Le " Furet " siffle un coup bref, largue son amarre
et s'en va en grognant de toutesses machines.
6 h. 45. - A l'arrière, un deuxième câble relie
le bateau au quai ; le treuil de poupe se met également en marche
6 h. 50. - La manuvre est terminée. l'échelle de
coupée est fixée. Les matelots s'épongent le front.
Le commandant serre la main du pilote et inscrira sur son livre de bord
: " Arrivée à Alger à 6 h. 50,
rien à signaler ".