---------Au début
de 1873, le théâtre d'Alger
recevait pour les six mois de saison, une subvention de soixante mille
francs, et ne donnait point toujours satisfaction aux spectateurs.
---------On
reprochait à l'administrateur Alméras de permettre le sabotage
des partitions, de ne prendre aucune mesure contre la mutilation des textes,
de porter atteinte, en un mot, " à la dignité de l'art
".
---------On
reprochait encore à ce brave Directeur en butte aux difficultés
énormes de l'après-guerre, de ne pas donner de pièces
nouvelles, de se contenter d'un répertoire vieillot, ne présentant
aucun attrait.
---------De
plus, on ne se montrait guère satisfait des décors.
Ceux de " L'Africaine " servirent à "
Moïse ", alors qu'on s'attendait à en trouver de
nouveaux ; le deuxième acte de " Robin des Bois "
s'était terminé sans la moindre " pluie de feu "...
---------Mais
là ce fut beaucoup plus grave. Le public manifesta son mécontentement
par un tumulte indescriptible. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis .Le
régisseur, M. Gravier, vint assurer sur scène que "
la pluie avait été ratée et que la mèche
n'avait pas pris ".
---------On
affirmait dans les couloirs, que personne n'était dupe de pareille
assertion...
---------Le
15 Mars 1873, M. Alméras, Directeur
infortuné, résignait ses fonctions et les artistes se groupaient
en société, afin de mener l'esquif jusqu'au port, je veux
dire jusqu'à la fin de la saison.
---------Le
18 Mars, le Théâtre organisait
une fête patriotique à l'occasion de la libération
des départements occupés par les Prussiens. Mme Soustelle
y chanta la " Marseillaise ".
Par la suite, " les artistes associés " jouèrent
: " Charles VI "
---------Réveille
toi, France opprimée
---------On
te crut morte et tu dormais,
---------Un
jour voit mourir une armée
---------Mais
un peuple ne meurt jamais !
puis, " Le Comte Ory ", au bénéfice de
Mme Alhaiza ; " La Sorcière " ou les "
Etats de Blois " ; " Le Bal Masqué "
; " Faust " ;
---------C'est
le 9 Juillet 1873, que le Général
Chanzy prit un arrêté relatif au partage d'attributions entre
le Préfet et le Maire d'Alger.
---------Dans
cet arrêté il était dit que l'action administrative
du Préfet s'exercerait sur les objets suivants
---------1°
Censure dramatique : examen et contrôle du répertoire
général de la troupe admise à l'exploitation
du théâtre ; examen et contrôle de l'affiche
du jour ; examen avant toute représentation des manuscrits
des pièces inédites ;
---------2°
Police administrative : Interdiction des pièces anciennes
ou nouvelles dans l'intérêt de la morale et de la tranquillité
publique ; suspension des représentations ou fermeture du
Théâtre par mesure d'ordre ou de sécurité
publique ; fixation des heures où doit finir le spectacle
; mesures préventives et répressives des troubles
et désordres, tant à l'intérieur qu'à
l'extérieur du Théâtre.
---------Enfin
et généralement tout ce qui est du domaine de la police
générale, telle qu'elle est définie par les
lois et notamment en ce qui touche les théâtres, par
l'article 12 de l'arrêté consulaire du 12 Messidor,
an VIII. "
|
---------Les pouvoirs
du Maire s'étendaient, sous contrôle du Préfet, à
l'établissement du cahier des charges pour l'exploitation du Théâtre
; aux conventions passées avec les Directeurs ou chefs de troupes
; aux détails réglant : l'exécution scénique
; les débuts ; l'admission ou le rejet des artistes engagés
pour la campagne théâtrale ; aux précautions à
prendre contre les accidents pouvant résulter du feu ou de l'encombrement
des spectateurs ; aux assurances à souscrire en cas d'incendie.
En un mot, à tous les mille et un détails, très souvent
ignorés, pas même soupçonnés, qui se rattachent
à la gestion du théâtre.
---------Le
7 Janvier 1874, M. G. Leroux prit la Direction du
Théâtre. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis .Pas pour
longtemps, car cet homme aimable et entendu, mourut quelques jours après.
Sa femme lui succéda. Elle fit représenter, notamment :
" Les Brigands ", opéra-bouffe en trois actes,
d'Offenbach ; " Les pauvres de Paris ", drame en sept
actes ; " La Tour le Londres ", etc...
M. Ben Aben prit, le 8 Octobre 1874, la place de Mme Vve Leroux. Il fit
appel, à grands frais, au premier rôle : Mme Simiane et à
la première ingénuité : Mlle Yvonnet. Il eut, il
est vrai, tout bénéfice de cette initiative.
---------M.
Ben Aben rechercha, toujours, les meilleurs éléments : MM.
Angel, Quinet, Baldy, Navarro ; Mmes Mineur, Laurentin, Zollin, Depassio...,
tinrent, longtemps, le public en haleine.
---------Aux
derniers jours de 1874, le Conseil Municipal se
réunit sous la présidence du Maire d'Alger, M. Blasselle
et, après discussion, vota à l'unanimité un crédit
de 120 francs, destiné à couvrir les frais d'éclairage
au gaz de la salle du Théâtre, pendant les fêtes organisées
par la Société des Anciens Militaires.
---------Les
programmes de 1875 comportaient différentes
créations, plus ou moins dignes d'être retenues : "
La Jeunesse des Mousquetaires ", drame en 5 actes et 14 tableaux.
http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis .Un drame qui n'en finissait plus
et qui obligea la Direction à ouvrir ses portes dès 6 heures
30. On joua aussi : " La Marguerite ", opéra-comique
en un acte, de M. Aniés, musique de Dhermineur, un enfant d'Alger
; " Madame Angot et ses demoiselles ", de Lecoq, paroles
d'Amédée de Gallois ; " La Boule ", comédie-vaudeville,
jouée au bénéfice de M. Angel, bon chanteur et bon
comédien, que les amateurs du moment tenaient aussi en grande estime.
On joua encore : " Le Maître de Chapelle " ; "
La Fille du Régiment " ; " La Juive "
; " Les Diamants de la Couronne " ; " Lucie de
Lammermoor " ; "La Fiamina ", de Mario Uchard
; " Le Bossu " ; " Le Postillon de Longjumeau
"; " Le Feu au Couvent ", avec MM. Jolly, Trouffy,
Delcroix, Mmes Bardoux et Ozanne. Je citerai encore une création:
" Madame l'Archiduc ", opéra-bouffe en trois actes,
d'Offenbach.
--------La
saison de 1875 connut, comme beaucoup d'autres
qui la suivirent ou la précédèrent, d'assez graves
ennuis de gestion. Deux pétitions, signées d'un nombre imposant
d'abonnés demandant la déchéance du Directeur et
la révision du Cahier des Charges, furent envoyées au Maire
et au Gouverneur Général.
---------Une
commission - en aurons-nous connu de ces commissions - se réunit
aussitôt. Elle se composait de Conseillers municipaux désignés
par le Maire : MM. Mallarmé, Huré, La Baume, Le Lièvre,
Hélie.
---------Les
travaux de cette commission durèrent peu, ce qui n'est pas courant.
Ils eurent pour résultat la nomination de M. Bouvard en qualité
de Directeur et l'adoption d'une proposition de ce dernier
---------1°Acquisition
de mobilier de scène ;
---------2°
Acquisition de partitions du répertoire courant ;
---------3°
Construction des décors indispensables ;
---------4°
Paiement mensuel de la subvention sans production préalable de
feuilles d'émargement.
---------II y eut tout de même en 1875 des
débuts que nous ne saurions passer sous silence : ceux du grand
premier rôle Gestin, dans " Par droit de conquête
" ; ceux du ténor Raoul, dans : " Le Chalet "
; ceux de Mme Gilbert, jeune premier rôle " en tous genres
" (disait l'affiche), dans : " La Closerie des genêts
" ; ceux enfin, du ténor léger Dupuy, dans : "
Le Barbier de Séville ".
---------Le
19 Novembre, M. Robbio, violoniste, élève
de Paganini, donnait un concert à l'Opéra, avec le concours
des principaux artistes : Lachapardière, Gérald-Joly, Mmes
Max Robert et Gilbert. Au programme :
"Le Réveil ", poésie
de Victor Hugo, dite par M. Alhaiza ; "Grande fantaisie
pour violon ", exécutée par M. Robbio ; Grand
air des " Dragons de Villars ", chanté par
Mlle Falconnet.
|
---------On applaudit
enfin, dans la salle, Aubert, Adolphe Adam, Sardou.
---------John
Pradier, attaché à la Direction des Beaux-Arts de Paris,
venu en mission à Alger, publiait en 1875 une plaquette, dans laquelle
il consacrait quelques lignes au théâtre
---------"
Cette salle, écrit-il, toujours émaillée de fraîches
toilettes et d'uniformes éclatants, était vraiment éblouissante.
On devine aisément le coup d'oeil ; une ravissante corbeille d'étoffes
chatoyantes, de rubans, de bonbons, de camélias et de roses ; puis,
comme entourage, un véritable flot mouvant d'épaulettes
scintillantes, d'insignes diamantés, d'aiguillettes d'or et de
gants paille. A minuit, les élégantes remontaient en voiture,
les brillants cavaliers escortaient et les aspirants regagnaient leur
frégate ".
---------M. Bouvard,
n'ayant pas satisfait aux exigences matérielles de son exploitation,
le Conseil Municipal déclarait vacante, en Janvier 1876, la direction
du Théâtre Municipal. ---------Les
artistes décidèrent alors de mener eux-mêmes la saison
à bonne fin, et réussirent fort bien dans leur tâche.
http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis .
---------Après
" Les canotiers de la Seine ", vaudeville en cinq actes
; " Les pauvres de Paris ", drame en sept actes "
; après " Guillaume Tell ", où le fort
ténor Géricault fit de brillants débuts, les artistes
associés présentèrent : " Les Amours du Diable
", opéra féerique en quatre actes et huit tableaux,
où Mme Alhaiza connut un nouveau succès. C'est à
l'issue de cette représentation, qui marquait la fin de la saison
1875-1876, que Mme Alhaiza reçut au
nom des abonnés, une aigrette de pierres fines...
---------Aux
derniers jours de Septembre, M. Fromant était nommé Directeur
du Municipal et adressait à la presse la lettre suivante
" La nouvelle Direction s'est imposé
le devoir de placer le Théâtre d'Alger au rang des
premières scènes de France. Une activité soutenue,
un ardent désir de bien faire et surtout la bienveillance
du public algérien contribueront je l'espère, à
atteindre le but proposé ".
|
---------M. Fromant
ouvrait la saison par : " Le Barbier de Séville "
et un vaudeville non encore représenté à Alger :
" Un tigre du Bengale ". " Le Barbier "
se signalait par les débuts de Mlle Hasselmans, du ténor
léger Bach, du baryton Delbecchi et de la basse Romani. Nous retrouvons
ces artistes dans " La Favorite " ; " Les Dragons
de Villars " ; " Le Trouvère " ; "
Les Monténégrins ", opéra-comique en
trois actes, d'Alboize, Gérard et Linauder ; " L'Ange de
minuit ", etc...
---------Mais
il me faut relever encore, à l'actif de M. Fromant : une comédie
de Mallefille : " Les deux Veuves " ; " Le Passant
", de François Coppée ; " Héloïse
et Abélard " ; " La Grâce de Dieu ",
et aussi, une " Soirée mystérieuse ", présentée
par le Professeur Bargeon, qui se disait, avec le plus grand sérieux,
" agréé de plusieurs cours
étrangères, applaudi à Londres, Paris, Bruxelles,
Philadelphie ", où il avait donné vingt-sept
représentations consécutives avec le Comte Patrizzio et
Bosco fils...
---------J'en
demande pardon au lecteur, j'allais oublier une comédie : "
La rue de l'homme armé " qui, au soir de sa création
à Paris, en 1848, faillit coûter la vie à son auteur,
ce bon Labiche.
---------Cette
comédie était d'ailleurs assez réactionnaire. De
nombreux ouvriers étaient venus pour la siffler. Ils réclamèrent
bruyamment :
----------
" Les tripes de l'auteur ! Les tripes de l'auteur ! Les tripes de
l'auteur ! "
---------Attiré
par le vacarme, effrayé au plus haut point, le Directeur se précipita
vers Labiche
----------
" Qu'y a-t-il ? Mais qu'y a-t-il donc ? " Avec le plus grand
calme Labiche expliqua
----------
" Le public exige mes tripes et moi je ne veux pas les lui donner.
Voilà tout le différend. Il n'y a pas autre chose. "
-
--------L'année théâtrale
1877 débuta par un hommage à Molière.
A cette magnifique occasion on joua " Galathée ",
opéra-comique en deux actes de Jules Barbier et Michel Carré,
musique de Massé, qu'interprétèrent Mme Hanselmans
et la troupe de M. Fromant. On joua encore " Le Dépit Amoureux
", de Molière, avec Mlle Darc dans le rôle de Marinette.
---------La
soirée bien entendu, se termina par le couronnement du buste de
Molière.
---------Rien
de particulièrement saillant au cours des mois qui suivirent. J'indiquerai
toutefois : " L'homme entre deux âges ", de M.
X..., d'Alger ; " L'Africaine " ; " Les Jocrisses
de l'amour " ; " Les Orphelins du pont de Notre-Dame
", drame en cinq actes et huit tableaux, de A. Bourgeois et Masson.
---------Le
16 Octobre 1877, la direction du Théâtre
fut confiée à M. Médéric Delestang. Cet homme
de goût appela auprès de lui de bons artistes : Delbecchi,
baryton ; Lesbros, basse ; Mlle Guérinot, première dugazon
; Belny ; Danglade ; Mme Beauchamps ; Mlle Marie Moreau, etc..., qui firent
leurs débuts dans : " Le Trouvère " ; "
Le Barbier de Séville " ; " Latude ou 35 ans
de captivité ", de Pixérécourt ; "
Haydée ", de Scribe ; " La Juive "
; " Le lion amoureux ", de Ponsard ; " L'étoile
du Nord ", de Scribe (avec le concours de la musique du 4e Zouaves)
; " Bébé ", de Delacourt ; " Zampa
ou la fiancée de marbre ", de Melesville, etc... "
La jeunesse des Mousquetaires ", drame en 5 actes et 14 tableaux,
puis " Vingt ans après ", 5 actes et 12 tableaux,
occupèrent largement les premières soirées de 1878.
---------M.
Delestang avait monté en outre, avec le plus grand soin "
Le Domino noir " ; " Le Prophète " ;
" Marceau ou les enfants de la République " ;
" Les fils aînés de la République "
; " Les quatre sergents de la Rochelle ", joués
au bénéfice de l'Association des artistes lyriques et dramatiques
; " Piccolino ", opéra-comique ; " Le
Songe d'une nuit d'été "
; " Patrie " ; " Robert le Diable "
; " La Dame aux Camélias ", etc...
---------En
Octobre 1878, M. Delestang cédait sa charge
à M. Rival de Rouville, qui s'attachait sans désemparer
à organiser une troupe lyrique irréprochable. Réussit-il
dans sa tâche malaisée ? Je ne saurais le croire. Il présenta
et fit admettre le premier ténor léger Dupuy ; les premières
chanteuses, Mlle Jouanny et Mlle Delprato ; le baryton Eyraud ; le jeune
premier rôle Chollez qui débuta dans " Le Cousin
Jacques ".
---------En
fin d'année, M. de Rouville organisa une soirée de comédie
au bénéfice des artistes du Théâtre de Constantine,
détruit par un incendie. Au programme : " La pluie et le
beau temps ".
---------Le
7 Janvier 1879, marqua les débuts du baryton Raynal dans
" Charles VI ". Raynal fut suivi de près par une
artiste parisienne qui connut vraiment une grande célébrité
: Emma Valadon ou, mieux : Thérésa. Née le 27 Avril
1837 à la Bazoche-Gouet, Thérésa chanta à
l'Alcazar en 1860 et fut appelée à donner des leçons
de chant à Mme de Metternich. Puis, continuant de fouler le chemin
de la gloire, Thérésa fut admise à se produire à
Saint-Cloud et aux Tuileries. À Alger elle joua : " La
Dame aux Camélias " et " Ménage en ville
". Son succès fut considérable.
---------Quelques
créations sont à retenir qui donnèrent un certain
attrait aux programmes de cette saison : " Loterie Nationale
", charmante comédie d'un tout jeune auteur Lyonnais, M. Derrioz
; " Pétrarque ", grand opéra en cinq actes
; " Les 37 sous de M. Bautaudoin " ; et des reprises
: " Faust " ; " Les Huguenots " ; "
Les Amours du Diable " ; " La Juive ", etc...,
où se produisirent MM.Guille, Bordeneuve, Gilbert, Aumerat, première
basse de grand opéra ; Mmes Rizzio, Céline Mey et Jordanis.
---------En
Octobre 1879 M. de Rouville se retira et fut remplacé
par M. Duméry.
---------Au
cours de l'année 1880, on joua, outre quelques
comédies assez négligeables : " Le Cabinet Piperlin
", d'Hippolyte Raymond ; "Les vivacités du Capitaine
Tic " ; " Le fils de Coralie " ; " La
boîte à Bibi " ; " Par droit de conquête
", différentes pièces du répertoire courant,
où se distinguèrent de très bons artistes : "Le
Petit Duc ", avec Fronty, Douchet, Gandoin ; " Les Huguenots
", au bénéfice du premier ténor Maire ; "
Carmen ", pour la gloire duquel Mme Lesceau, costumière
de l'Opéra, confectionna soixante brillants costumes et le peintre
Rousselot, deux décors entièrement nouveaux ; "
Le Trouvère ", avec Dulaurens, Artières, Mmes Calvet
et Hasselmans ; " Le roman d'un jeune homme pauvre ",
de Feuillet, avec Hary, Morel ; Mmes Laurent et Duchaumont ; "
La Juive ", avec la première basse Denoyé ; "
Barbe Bleue ", avec Dormond, Couturier ; Mmes Leblond et Clary
; " Carmen ", avec Mme Gally-Marié et le baryton
Guillien qui, en 1890, prendra les rênes directoriales.
---------Mme
Gally-Marié créa le rôle de Carmen à Paris
où elle fut stylée par Bizet lui-même.
---------Le
21 Janvier 1881, eut lieu, au Théâtre
Municipal, un grand festival artistique, sous le patronage de la Presse
d'Alger : I' " Akbar ", " La Vigie Algérienne
", le " Moniteur ", la " Solidarité
", le " Petit Colon ".
---------Un
mois après, la Société des Beaux-Arts d'Alger fêtait,
toujours au Municipal, les quatre-vingts ans de Victor Hugo. M. Alaux,
professeur à l'Ecole Supérieure des Lettres fit, à
cette occasion, le plus émouvant éloge du poète.
1881, valut aux Algérois une excellente troupe de comédie
MM. Morel, Couturier, Douchet, Dumery, Golat, Mmes Harel, Verdier, Joly
et Vial, qui se firent applaudir dans " Nos députés
en robe de chambre ", de Paul Ferrier ; " Divorçons
", de Victorien Sardou, etc...
---------C'est
au cours d'une répétition de cette pièce à
Paris, que Sardou vit arriver un soir, furieuse, une de ses interprètes
qui lui dit " Tout de même, M. Sardou,
c'est honteux ce que l'on me fait là ! Regardez le rôle qu'on
m'a distribué ! Celui d'une femme de trente-cinq ans. Je ne peux
pas jouer ça. Je suis loin d'avoir cet âge-là. "
---------Alors
Sardou la regarda en souriant et d'une voix douce répondit : "
Attendons quinze jours ! "
---------Cette
petite histoire vraie, en appelle une seconde, non moins vraie.
---------Une
artiste du boulevard comptait de nombreux lustres de gloire en dépit
d'une admirable jeunesse de coeur et d'allures. Elle rencontra un jour
deux auteurs dramatiques et tout de suite leur dit sa joie d'être
installée, déjà, à la campagne
----------
C'est un bonheur, le matin, dès potron-minet de se lever et d'aller
aux champs ! Il fait si bon là-bas. Si pur ! Et je m'amuse, si
vous saviez, comme une petite folle, à courir à travers
prés et bois !...
---------Après
quelques minutes de ce gentil bavardage, les deux auteurs s'éloignèrent
et le plus illustre, soudain, monologua
----------
Elle me rappelle un vers d'Hugo !
----------
Lequel ? demanda l'autre.
Alors, le premier de murmurer avec une cruelle gravité
----------
" Ce siècle avait deux ans !... "
---------1881,
valut aussi aux Algérois une très appréciable troupe
d'opéra et d'opéra-comique : Watson, Tauriac, Dorbel, Altairac,
Pagès, Bétraucourt ; Mmes Larochelle, Pia, Scotti et Anglade,
acclamés dans : " Les Martyrs ", de Scribe (ballet
dansé par Bataglini, Bonnefoy, Bianchetti et Coquelle) ; "
Madame Favart ", de Daru et Chivot, musique d'Offenbach ;
" Le Songe d'une nuit d'été ", de Rosier
et Leveu, musique de Thomas ; " Ruy Blas ", de Victor
Hugo ; " La muette de Porticci ", de Scribe, musique
d'Auber, etc...
---------Le
19 Mars 1882 l'Opéra d'Alger fut la proie
des flammes. Les travaux de reconstruction s'achevèrent à
la fin de l'année 1883. Le 1er Décembre, la salle était
ouverte au public.
---------Ainsi
que je l'ai indiqué dans le chapitre consacré à la
reconstruction Oudot, on reprit, au cours de la saison 1883-1884,
les principales pièces du répertoire classique : "
La Juive " ; " Les Huguenots " ; " Rigoletto
", etc..., avec, comme interprètes Doria, Bach, Varenne,
Déthurens, Savelli et bien d'autres encore...
---------La
saison 1884-1885, présenta quelque
intérêt. M. Fromant, une fois de plus Directeur du Municipal,
fit lever le rideau sur différentes créations, saluées
avec un enthousiasme peu commun. C'est du moins ce qui ressort des textes
chaleureux que j'ai pu réunir.
---------On
joua " La Vie Parisienne " ; " L'Eté de
la Saint-Martin " ; " Le Maître de Forges "
(on appelait volontiers l'oeuvre de Georges Ohnet : " l'événement
littéraire de l'année "). On joua " Paul et
Virginie " avec Mlle Ritter, une artiste de 17 ans, qui paraissait
pour la première fois en public.
---------On
organisa une fête de charité au profit des ouvriers d'Alger
sans travail, et des victimes du tremblement de terre d'Espagne.
---------Mme
Leblanc, chanteuse légère des Folies dramatiques et du Théâtre
historique de Paris, fille de Charles Sylvain-Leblanc qui administra notre
scène sous la direction Jourdan (1868-1869), fut l'animatrice de
cette fête.
---------On
accueillit enfin avec une sympathie marquée, la venue de M. Larrivé,
première basse d'opéra-comique, pour lequel, au débarqué,
un rimailleur algérois écrivit l'acrostiche suivant
La voix chaude,
vibrante et vraiment sympathique,
Avec le jeu parfait
du vrai comédien,
Rien ne lui manque : il est tour à
tour poétique,
Railleur, persuasif et noble en son
maintien.
Il est l'enfant gâté du
public qui l'adore ;
Venu vers nous jadis, il y revient
encore,
Et de lui l'on ne trouve à dire
que du bien.
|
|
|
---------Un autre
rimailleur commit, dans le même temps, une page fort mauvaise, intitulée
: " Le Théâtre National ", dont le
seul mérite est de nous faire connaître quelques noms d'artistes
et quelques titres de pièces
En face le square, à deux pas
Du Cognon, endroit très folâtre,
S'élève notre grand Théâtre
Qu'adorent les gens délicats.
Là, Monsieur Fromant se pavane
Au milieu de ses sultanes,
Escorté de son régisseur,
Teyserre, le joyeux viveur.
C'est en ce lieu que le poisseux
Applaudit Flachat et Favreux.
Là, vit Bazin, le magnanime,
Tout auprès, Madame Viorron
Répand sa verve de démon,
Qui fait le jeu du grand Alcime.
A Leblanc, cédant le pas,
On voit Pagès et de Marco.
Le Directeur de notre scène
Jouit d'une assez forte veine.
Le Canaque a pour lui sauté
Et l'a joliment argenté,
Il tira, dit-on, des Sonnettes
Une somme assez rondelette
Loriquet, qui faisait fureur,
Le rendit d'excellente humeur,
Avec la Femme qui se lance
Il augmentera sa finance,
Et Barbe-Bleue lui donnera
Une campagne à Mustapha.
|
---------Le "
Cognon ", dont il est question ici,
était un des cafés les plus fréquentés d'Alger.
Le Tantonville actuel l'a remplacé.
-
-------Pour
la saison 1885-1886, M. Fromant fit mieux encore.
De Paris, où il s'était rendu au mois de Juin 1885, il publia
son programme. En voici le meilleur, dans l'ordre où, par la suite,
ce programme fut exécuté : " Robert le Diable
" ; " Ma femme manque de chic ", comédie
de Busnach et Delret, pour laquelle Mlle Favreux, Mme Duchemin, M. Douchet
composèrent de très spirituelles silhouettes ; "
Ruy Blas ", de Victor Hugo ; " L'Auberge des Adrets
" ; " Carmen ", triomphe de Mlle Gérald,
du Théâtre de Bordeaux ; " Le tribut de Zamora
", de Gounod ; " Jérusalem ", donné
au profit des Ecoles ; " Le tour du monde en 80 jours ",
etc...
---------Le
ténor Bovet, la basse chantante Olive Roger, la chanteuse légère
Beretta, les acteurs Férénoux, Dufernez, Damy, Bresset,
Leblanc, et celui qu'on appelait familièrement le père Pagès,
autre vieille figure algéroise, firent partie de la distribution.
----------Malgré
sa belle carrière directoriale, M. Fromant dut se retirer au seuil
de la saison 1886-1887 et passer le flambeau à M. Coste, luthier,
installé rue de Constantine, dont le fils fut, plus tard, chef
d'orchestre à ce même Opéra d'Alger.
---------Cette
saison débuta par le bruyant succès du ténor Henry
Leroy et de la chanteuse légère Valgalier.
---------Au
répertoire : " Les Mousquetaires de la Reine ",
d'Halévy ; " La Périchole " ; "
Don Cézar de Bazan " ; " Mignon " ; "
Mam'zelle Nitouche " ; " La Traviata " (Mme
Fincken) ; " Le Grand Mogol " ; " Le Voyage en
Chine " ; " Le Pardon de Ploërmel ", de
Carré et Barbier, musique de Meyerbeer (Artières, Gourdon,
Séguin ; Mmes Fincken et Valgalier) .
---------En
1887, le Théâtre, " Impérial
" à l'origine, puis " National ", fut décrété
" Municipal ", ce qu'il resta.
---------L'Etat
ne pouvait continuer son aide financière et la subvention de trente
mille francs qu'il servait jusque là, fut supprimée.
---------Les
placards qui firent une grosse publicité autour des premières
semaines de la saison 1887-1888 (Direction
Manent), s'attardèrent complaisamment sur les noms de Mlle Cordier,
de l'Opéra Comique, en représentation dans " La
Traviata " et " Mignon " ; sur les noms du fort
ténor Carbonal ; de la basse Viennet ; de Mlle Bloch, chanteuse
légère, très appréciée dans "
La Juive " ; sur les noms encore d'Ortel, Scarella, Pagès,
qui interprétèrent le chef-d'oeuvre de Daudet "
L'Arlésienne " (musique de Bizet). M. Manent, par la suite,
fit jouer : " Carnot ", drame militaire, de Blondeau
et Jonathan ; " Boccace ", opérette de Suppé
; " Nos bons jurés ", comédie nouvelle
de Ferrier et Carré ; " Le monde où l'on s'ennuie
", comédie de Pailleron, etc...
---------M.
Manent avait songé à Agar. Elle vint en 1888
accompagnée de son partenaire de la Comédie-Française,
M. Charpentier. On l'applaudit dans les pièces du répertoire
classique, dans deux poèmes : " Le Cimetière d'Eylau
", de Victor Hugo et " L'Alsace ", d'Erckman-Chatrian
; on l'applaudit encore dans une comédie où elle atteignait
au sublime : " Le supplice d'une femme ".
---------Agar,
Léonie Charvin, était d'une grande beauté. Son portrait,
oeuvre émouvante de Théodore Chassériau - neveu de
l'architecte de l'Opéra - qui avait voulu représenter en
elle la muse de la Tragédie, fut longtemps exposé dans le
grand foyer du Municipal.
---------Agar
mourut à Alger, un jour du printemps 1891. La Comédie Française,
sur l'initiative de Sarah Bernhardt, fit apposer une plaque sur la façade
de la modeste maison où, rue Poiret, celle qui fut Camille, Phèdre,
Hermione, rendit le dernier soupir...
---------M.
Fromant, après une année de demi-retraite, reprit son poste
de Directeur (pour la troisième fois), libérant ainsi M.
Manent.
---------L'ouverture
de la saison 1888-1889 eut lieu le 29
Octobre 1888 par la représentation de " La Bouquetière
des Innocents " et du "Barbier de Séville
", débuts du baryton d'opéra-comique Talabot. Suivirent
: " Les Contes d'Hoffmann " ; une comédie nouvelle
"Le Docteur Jojo " ; une opérette-bouffe : "
Les cent Vierges " ; "Carmen " avec Mlle
Gally-Marié, etc., etc...
---------L'année
théâtrale algéroise 1889
fut aussi marquée par un événement considérable
: la présence sur la scène des Nouveautés, de la
grande tragédienne Sarah Bernhardt.
---------Théodore
de Banville a dit de Sarah Bernhardt : "
Un statuaire grec voulant symboliser l'ode, l'eût choisie pour modèle
".
---------Son
arrivée à Alger suivait d'assez près son retour triomphal
d'Amérique, où elle venait de jouer " Frou-Frou
", " Théodora ", " La Dame aux Camélias
".
---------Alger
lui fit le plus chaleureux accueil. Tout laisse croire qu'elle y fut extrêmement
sensible. Elle joua : " La Tosca ", " Fédora
", "Frou-Frou ", " Adrienne Lecouvreur
", avec, comme principal partenaire, son ex-mari Damala.
---------On
m'a conté, à propos de la mort de Sarah Bernhardt, une savoureuse
anecdote
---------Une
toute petite, petite actrice, petite par la taille autant que par le talent,
pleurait, pleurait à chaudes larmes, assise sur un portant, dans
un recoin de l'arrière-scène.
----------
Qu'avez-vous, mademoiselle ? lui demanda un de ses admirateurs (elles
en ont toutes !) .
----------
Oh ! mon cher, je pleure parce que, aujourd'hui, c'est l'anniversaire
de la mort de l'une de mes bonnes camarades.
---------Et
l'admirateur de la petite, toute petite actrice ayant voulu savoir quelle
" si bonne camarade " la touchait de si près
----------
Sarah Bernhardt, lui fut-il répondu entre deux sanglots...
---------1890.
- Le baryton Chauvreau était couvert de fleurs. Il chantait : "
Rigoletto ", " Hamlet " et " L'Africaine ".
---------Nous
ne passerons pas sous silence la mort de Mme Jonzac, ouvreuse des fauteuils
de balcon depuis 32 ans. Bousculée rue d'Isly, la malheureuse femme
fit une chute, se démit l'épaule et mourut huit jours après.
C'était une vieille figure du Théâtre et qui en savait
long...
---------En
Juin, M. Guillien était mis à la tête de notre grande
scène. Il débuta à Alger, comme baryton, en 1875,
sous la direction Bouvard. 11 y revint en 1 880 après une tournée
très honorable en Europe.
---------M.
Guillien s'entoura de bons artistes : Mmes Térestri, Clary, Linse,
Mary Albert, Baretty ; MM. Chauvreau, Plaire, Rouyer, Mikaelly, Fonteix,
Augier.
Cependant, au Conseil Municipal, M. Begey demandait la suppression, par
mesure d'économie, du second chef d'orchestre, qui suppléait
M. Maubourg, premier chef ; la suppression de plusieurs musiciens et celle,
aussi, du gardien d'orchestre, un pauvre bougre qui, pour quinze francs
par mois, allumait les lampes, rangeait les pupitres, rendait mille petits
services...
---------En
Novembre, le grand chanteur Boudouresque, de l'Opéra, engagé
pour quelques représentations, était accueilli avec la plus
grande faveur. Il donna une première audition dans " Robert
le Diable ", puis une seconde dans " La Juive ".
---------C'est
au cours des dernières semaines de 1890, que M. Guillien fit jouer
une pièce tirée d'un roman d'Alphonse Daudet : " Jack
". J'en parle tout spécialement, parce qu'il me souvient que
cette pièce fut évoquée un jour par Lucien Descaves,
d'une manière des plus amusantes, à propos du journaliste
Rochefort.
---------Rochefort
était très pénétré de son importance
sous des dehors blasés. Dînant un soir chez Alphonse Daudet,
il fut amené à dire qu'il était le seul homme capable
de faire descendre, à son appel, cent mille hommes dans la rue.
---------Daudet
venait de n'obtenir qu'un demi-succès avec " Jack ".
Il braqua son monocle sur l'agitateur et dit doucement
----------
Vous devriez bien, Rochefort, les envoyer à
l'Odéon !
---------1891.
- Une partie de la saison fut réservée aux comédies
gaies : " Les Boussigneul " ; " Les surprises
du divorce " ; " Le voyage de Monsieur Perrichon
" ; " La Cagnotte " ; " Les noces d'un réserviste
", etc...
---------Hyacinthe,
un Algérien, jouait alors dans " Lili ", avec
Mlle Miller. Un journaliste facétieux autant qu'observateur lui
adressa un jour la petite critique suivante
---------"
Au 2e acte de Lili, Hyacinthe se présente en galant officier de
chasseurs ; ayant jugé inutile de se faire une tête il se
contente de ses avantages naturels ; or, au point de vue capillaire ils
sont assez minces, car l'ami Hyacinthe est encore plus déplumé
que son Directeur...
---------"
Il revient au 3e acte en très vieux général, et alors,
ô merveille ! la chevelure qu'il ne possédait pas à
trente ans a poussé depuis et quoique d'un gris panaché,
elle est tout simplement absaIonienne ".
---------C'est
en 1891 que, succédant à la
troupe Achard, Alger eut le rare plaisir d'avoir sur la scène du
Théâtre des Nouveautés, la grande comédienne
: Madame Favart. Mme Favart ne joua qu'un soir : " Gabrielle
", d'Emile Augier, et " Monsieur Alphonse ", d'Alexandre
Dumas fils.
---------L'Opéra
reprit " Lakmé ", à la mort de Léo
Delibes. M. Bonnard et Mlle Gabriel y connurent un fort joli succès.
**************
--------------------------J'ai
gardé mon âme ingénue
-------------------------- A
la fiancée inconnue...
---------La
création de " Sigurd ", en cette même année
1891, fut, pour le ténor Dolléon un véritable triomphe.
Triomphe aussi pour ses partenaires Soum, Louyrette, Mmes Martinon, Marie-Gabriel,
Valgalier une des figures les plus curieuses du théâtre d'Alger.
Triomphe enfin pour le Directeur, M. Guillien.
---------Mise
en scène, décors, musique, chants, furent, il est vrai,
d'une parfaite tenue et d'une peu commune homogénéité.
---------Depuis
bien des années, création n'avait connu pareil engouement.
---------Peu
après, les Algérois purent voir dans un Corso fleuri, le
char de " Sigurd " monté par un groupe de figurants
chantant l'air fameux
------------------"
Peuple fais retentir les airs de chants
joyeux... "
---------Le
ténor Dolléon, en costume, précédait le char.
Il montait son fameux cheval blanc, auquel un soir, rue de Chartres, un
plaisantin ridicule coupa la queue : une queue magnifique...
---------Comme
on le pense, le célèbre ténor fut, du Bastion XV
à la place du Gouvernement, salué par une foule conquise
et enthousiaste.
---------1892
! " Samson et Dalila ". Saint-Saëns est dans la
salle. Impénétrable. Songe-t-il à cette soirée
du 8 Septembre 1874 où, à Croissy, devant un petit groupe
d'amis, Mme Viardot chanta - elle fut la première - les quelques
fragments du second acte écrits la veille ? Songe-t-il à
Listz qui fit jouer " Samson et Dalila " à Weimar
en 1877, puis dans toute l'Allemagne, cependant que la France ne s'y intéressait
que douze ans après ?
---------Dolléon,
le " Sigurd " hautement apprécié de 1891,
et Mme de Vita, tiennent les rôles de Samson et de Dalila.
---------Tous
ceux qui ont entendu chanter Mme de Vita, gardent le souvenir ineffaçable
de sa voix chaude et puissante, où rien ne trahissait l'gpprêt
ni l'artifice, et dont la souple ardeur rendait plus sensibles encore,
les beautés de l'oeuvre admirable.
---------Il
est juste de dire, que cette interprète hors de pair, eut le don
d'émouvoir Saint-Saëns, qui tint à la complimenter
: ce qui vaut d'être dit.
---------La
saison 1892-1893, patiemment préparée
par le nouveau Directeur Manent, que nous connaissions déjà,
et le chef d'orchestre Maubourg, vit l'inoubliable création de
" Manon " avec Mme Vaillant-Couturier, qui fut dans la
pensée de Massenet, la Manon idéale. C'est encore au cours
de cette saison que se produisirent sur la scène du Théâtre
Municipal, dans le répertoire de grand opéra, le ténor
Escalaïs, sa femme, Mme Lureau-Escalaïs et Boudouresque.
---------En
1894, sous la Direction Coulanges, Coquelin aîné
joue au Municipal pour les écoles de la ville, le rôle de
Mascarille, des " Précieuses ridicules ". En 1892,
Coquelin cadet avait joué " Mademoiselle de la Seiglière
", de Sandeau, au petit théâtre des Nouveautés,
Casino Music-hall actuel. Il était alors accompagné de Jean
Coquelin à ses débuts et de Mme Favart.
---------La
création de " L'attaque du Moulin ", de Bruneau
; de " Lohengrin " et surtout celle d' " Etienne
Marcel ", de Saint-Saëns, illustrèrent cette saison
de 1894 et vinrent consacrer le talent de Mme Cagnart-Verhés, des
ténors Verhés et Reynaud, du chef d'orchestre Rey.
---------Et
je n'aurai garde d'oublier le concert de la Chorale des Chanteurs Russes,
que dirigeait avec toute l'autorité et toute la science désirables,
Dimitri Slavianski d'Agreneff. ---------Beaucoup
se souviennent encore de ces mélopées originales et mélancoliques,
de ces voix d'hommes, de femmes et d'enfants, si étrangement combinées
et confondues ; beaucoup ont aimé entre autres, ce chant naïf
et triste qui montait de la scène en un long murmure :
---------"
Cherche mon petit anneau que je cache... "
---------Ernest
Comte, ancien lutteur et boxeur, baryton amateur de grand opéra,
chante " Guillaume Tell " en 1895.
---------Dans
cette même année, la danseuse noble Reggio Baudino, obtint
les plus éclatants succès, cependant que Mlle d'Hamy, grand
premier rôle de comédie, est en difficulté avec les
étudiants, qui " chahutent
" ses représentations.
---------Mme
Tarquini d'Or, des Concerts Colonne et Lamoureux, chante " Carmen
", " Mignon " et " Werther ".
Elle est, nul ne le conteste, une des meilleures cantatrices de son temps.
---------Il me faut citer encore, parmi les célébrités
de l'époque Mme Tariol-Baugé, mère du baryton André
Baugé, vedette du septième art ; Mlle Riccordo ; MM. Dorfert,
Baugé, Lafon, du Rozay, Montégut ; et parmi les pièces
où elles se produisent : " Le Coeur et la Main "
; " Les pauvres de Paris " ; " Les Huguenots
" ; " La Favorite " ; " Gilette de Narbonne
".
---------"
Les Deux Orphelines ", de Dennery, font salle comble; de même
qu'une gentille comédie, " Mam'zelle Carabin ",
représentation pittoresque et nostalgique d'une idylle au quartier
latin.
---------L'aube
de 1896 voit sous la troisième Direction
Coste quatre créations estimables : " La Casquette du Père
Bugeaud " ; " La prise de la Smalah d'Abd-el-Kader "
; " La Vivandière " et surtout " Salammbô
", de Reyer, où Mme Laville-Ferminet et Mestre affirmèrent
une fois de plus la rare qualité de leur talent.
---------M.
Coste présenta par la suite : " Les Amours du Diable
" ; " Les Contes d'Hoffman " ; " Antonia
" ; " Madame de Rennecy ", drame en trois actes
d'un journaliste algérien, M. Castéran ; " Le Voyage
de Suzette ", avec Mme Tariol-Baugé ; " Les Noces
du Baron ", de Marius Lambert ; enfin " Le Songe d'une
nuit d'été ",
donné au bénéfice de Mlle Chambellan. Cette soirée,
qui fut brillante, se termina pourtant d'assez singulière façon.
Au dernier acte, le ténor Jullian, en difficultés financières
avec son Directeur, jugea opportun de ne pas paraître à point
nommé et de tirer profit de la situation par ce moyen péremptoire.
---------Ce
n'était pas il est vrai, l'affaire des spectateurs. Ils le firent
bien entendre.
---------Cette
histoire m'en remet en mémoire une autre, de la même veine.
---------On
jouait à la Porte Saint-Martin, une pièce d'Alexandre Dumas:
" Antony ", pièce qui, assez froidement accueillie
au Théâtre Français, devait connaître sur les
Boulevards un prodigieux succès.
---------Bocage
et Dorval y jouaient les principaux rôles et tenaient les spectateurs
en haleine jusqu'au tomber du rideau, c'est-à-dire, jusqu'au moment
où Bocage penché sur Dorval, qu'il venait de poignarder,
prononçait, avec toute la dignité voulue
----------
" Elle me résistait : je l'ai assassinée ! ",
phrase qui, il faut le dire, constituait toute la morale de la pièce.
---------Or
un soir, par la faute d'un régisseur mal renseigné, le rideau
tomba sur la scène finale avant que Bocage ait dit la fameuse phrase.
---------Déçu,
le public réclama le " dénouement " à la
grande confusion du régisseur, lequel demanda aux artistes de permettre
qu'on relevât le rideau.
---------Dorval
reprit docilement son attitude de femme assassinée et le rideau
se releva ; mais Bocage furieux, ne parut point.
---------Une
rumeur venue des hautes places gagna bientôt la salle entière.
---------Dorval
pressentit l'orage. Elle se leva alors, vint sur le bord de la scène
et, dans le silence brusquement revenu
----------
Messieurs, dit-elle, je lui résistais, il m'a assassinée
!
---------"
Cyrano de Bergerac ", présenté en 1898
par M. Miallet-Métellio, successeur de M. Coste, déçut
quelque peu. ---------Le
rôle de Cyrano était tenu par Pouctal, artiste de mélodrame
remplaçant dans la distribution l'interprète habituel de
la tournée, l'acteur Hirsch. Pouctal ne le valait pas. Hirsch incarnait
son rôle avec beaucoup de charme et d'éclat ; mais il était
israélite. Or, les heures troublées de 1898 imposaient en
Alger la plus élémentaire prudence et la plus grande circonspection.
---------Le
chef-d'oeuvre de Rostand n'en souffrit pas moins, malgré la présence
de Jeanne Rolly, qui fut une Roxane remarquable.
---------La fin du XIXème
siècle ne devait, en somme, rien présenter de sensationnel
dans la vie théâtrale algéroise. Nous excepterons
toutefois la très minutieuse et très honorable création
du " Tannhauser ", pour la gloire duquel artistes et
machinistes firent véritablement, l'impossible. Mme Demours, Mme
D'Osta y jouèrent agréablement, tout comme, il est vrai,
le ténor Cornubert, excellent chanteur et excellent garçon.
C'est lui, Cornubert, qui racontait volontiers cette petite anecdote,
rapportée de quelque tournée obscure, au temps des premières
armes
---------Dans
un théâtre de province on jouait un drame du moyen âge.
Sur scène il y avait Louis X entouré de sa cour. Dans la
salle il y avait peu de monde, bien peu de monde. Assez, cependant, pour
trouver que les artistes étaient inférieurs à leur
tâche et pour le leur prouver par de discrets murmures.
---------Un
acteur excédé de ces manifestations hostiles s'avança
vers la rampe et s'adressant au maigre public, lui dit, sans colère,
mais avec fermeté
----------
Prenez garde, vous savez, nous sommes plus nombreux que vous !
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